Parallèle de Voltaire et de J.-J. Rousseau

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Parallèle de Voltaire et de J.-J. Rousseau
Édité par L. Aimé-Martin, 1818[1]



Table des matières de l'Essai sur J.-J. Rousseau



PARALLÈLE
DE VOLTAIRE ET DE
J.-J. ROUSSEAU.




Le public a toujours pris plaisir à faire aller de pair ces deux hommes contemporains et à jamais célèbres. Quoiqu'ils aient eu plusieurs choses de commun, je trouve qu'ils en ont eu un plus grand nombre où ils ont contrasté d'une manière étonnante. D'abord, ils semblent avoir partagé entre eux le vaste empire des lettres. Tragédies, comédies, poëmes épiques, histoires, poésies légères, romans, contes, satires, discours sur la plupart des sciences ; tel a été le lot de Voltaire. Rousseau a excellé dans tout ce que l'autre a négligé : musique, opéra, botanique, morale. Jamais dans aucune langue personne n'a écrit sur autant de sujets que le premier ; et personne n'a traité les siens avec plus de profondeur que le second.

La conversation de Voltaire était d'autant plus brillante, que le cercle qui l'environnait était plus nombreux : j'ai ouï dire qu'elle était charmante comme ses écrits. Son esprit était une source toujours abondante ; des secrétaires veillaient la nuit pour écrire sous sa dictée ; on faisait des livres des bons mots qui lui échappaient à chaque instant. Au contraire, Rousseau était taciturne ; il travaillait laborieusement ; il m'a dit qu'il n'avait fait aucun ouvrage qu'il n'eût recopié quatre ou cinq fois, et que la dernière copie était aussi raturée que la première ; qu'il avait été quelquefois huit jours à trouver l'expression propre. Sa conversation était très-intéressante, surtout dans le tête-à-tête; mais l'arrivée d'un étranger suffisait pour l'interdire. Il ne faut, me disait-il, qu'un petit argument pour me renverser ; je n'ai d'esprit qu'une demi-heure après les autres : je sais précisément ce qu'il faut répondre quand il n'en est plus temps. Le premier, toujours léger et facile dans son style, répand les grâces sur les matières les plus abstraites : mais le second fait sortir de grandes pensées des sujets les plus simples ; l'origine des lois, de la plantation d'une fève. Le premier, par un talent qui lui est particulier, donne à sa poésie légère l'aimable facilité de la prose ; le second, par un talent encore plus rare, fait passer dans sa prose l'harmonie de la poésie la plus sublime.

Tous les deux, avec de si grands moyens, se sont proposé le même but, le bonheur du genre humain. Voltaire, tout occupé de ce qui peut nuire aux hommes, attaque sans cesse le despotisme, le fanatisme, la superstition, l'amour des conquêtes ; mais il ne s'occupe guère qu'à détruire. Rousseau s'occupe à la recherche de tout ce qui peut nous être utile, et s'efforce de bâtir.

Après avoir nettoyé dans deux discours académiques les obstacles qui s'opposent à ses vues , il présente aux femmes un plan de réforme ; aux pères, un plan d'éducation ; à la nation, un projet de cours d'honneur ; à l'Europe, un système de paix perpétuelle ; à toutes les sociétés, son Contrat social. Le vol de tous deux est celui du génie. Las des maux de leur siècle, ils s'élèvent aux principes éternels sur lesquels la nature semble avoir posé le bonheur du genre humain. Mais après avoir écarté des mœurs, des gouvernements, et des religions qui en entourent la base, ce qui leur paraît l'ouvrage des hommes, celui-ci finit par la raffermir, et l'autre par l'ébranler.

Leur manière de combattre leurs ennemis, quoique très-opposée, est également redoutable. Voltaire se présente devant les siens avec une armée de pamphlets, de jeux de mots, d'épigrammes, de sarcasmes, de diatribes, et de toutes les troupes légères du ridicule. Il en environne le fanatisme, le harcèle de toutes parts, et enfin le met en fuite. Rousseau, fort de sa propre force, avec les simples armes de la raison, saisit le monstre par les cornes, et le renverse. Lorsque dans leurs querelles ils en sont venus aux mains l'un et l'autre, Rousseau a fait voir que, pour vaincre le ridicule, il suffisait de le braver. Pour moi, me disait-il un jour, j'ai toujours lancé mon trait franc, je ne l'ai jamais empoisonné ; je n'ai point de détour à me reprocher. Vos ennemis, lui répondis-je, n'en sont pas mieux traités ; vous les percez de part en part.

Tous deux cependant se sont quelquefois égarés , mais par des routes bien différentes. Dans Voltaire, c'est l'esprit qui fait tort à l'homme de génie ; dans Jean-Jacques , c'est le génie qui nuit à l'homme d'esprit. Un des plus grands écarts qu'on ait reprochés à celui-ci, c'est le mal qu'il a dit des lettres ; mais par l'usage sublime auquel il les a consacrées en inspirant la vertu et les bonnes mœurs, il est à lui-même le plus fort argument qu'on puisse lui opposer. L'autre au contraire vante sans cesse leur heureuse influence ; mais par l'abus qu'il en a fait, il est la plus forte preuve du système de Rousseau. Leur philosophie embrasse toutes les conditions de la société. Celle de Voltaire est celle des gens heureux, et se réduit à ces deux mots: Gaudeant bene nati. Rousseau est le philosophe des malheureux; il plaide leur cause, et pleure avec eux. Le premier ne vous présente souvent que des fêtes, des théâtres, de petits soupers, des bouquets aux belles, des odes aux rois victorieux; toujours enjoué, il abat en riant les principes de la morale, et jette des fleurs jusque sur les maux des nations : le second, toujours sérieux, gronde sans cesse contre nos vains plaisirs, et ne voit dans les mœurs de notre bonne compagnie que les causes prochaines de notre ruine. Cependant, après avoir lu leurs ouvrages, nous éprouvons bien souvent que la gaieté de l'un nous attriste, et que la tristesse de l'autre nous console. C'est que le premier, ne nous offrant que des plaisirs dont on est dégoûté, ou qui ne sont pas à notre portée, et ne mettant rien à la place de ceux qu'il nous ôte, nous laisse presque toujours mécontents de lui, des autres et de nous. Le second, au contraire, en détruisant les plaisirs factices de la société, nous montre au moins ceux de la nature.

Ce goût de Voltaire pour les puissants, et ce respect de Rousseau pour les infortunes, se manifestent dans les ouvrages où ils se sont livrés à leur passion favorite, celle de réformer la religion. Voltaire fait tomber tout le poids de sa longue colère sur les ministres subalternes de l'église, les moines mendiants, les habitués de paroisse, le théologien du coin ; mais il est aux genoux de ses princes; il leur dédie ses ouvrages; il leur offre un encens qui ne leur est pas indifférent. Rousseau choisit pour son pontife un pauvre vicaire savoyard, et honorant dans ses utiles travaux l'ouvrier laborieux de la vigne, il ne s'indigne que contre ceux qui s'enivrent de son vin. Cependant Voltaire était sensible : il a défendu de sa plume, de sa bourse et de son crédit des malheureux; il a marié la petite-fille de Corneille ; il a usé noblement de sa fortune. Mais Rousseau, ce qui est plus difficile, a fait un noble usage de sa pauvreté : non-seulement il la supportait avec courage, mais il faisait du bien en secret, et il ne se refusait pas dans l'occasion aux actions d'éclat. Les deux louis dont il contribua pour élever la statue de Voltaire, son ennemi, me paraissent plus généreusement donnés que la dot procurée par une souscription des ouvrages du père du théâtre, en faveur de sa parente. Au reste Voltaire avait réellement des vertus. C'est la réflexion qui le rend méchant ; son premier mouvement est d'être bon, disait Rousseau. Aussi ne douté-je pas, d'après le témoignage même de celui qu'il a persécuté, qu'un infortuné n'eût pu hardiment lui aller demander du pain ; mais quel est celui qui n'eût partagé le sien avec Jean-Jacques !

La réputation de ces deux grands hommes est universelle, et semblable en quelque sorte à leurs talents : celle de Voltaire a plus d'étendue, celle de Rousseau plus de profondeur. Tous deux ont été traduits dans la plupart des langues de l'Europe. Le premier, par la clarté de son style qui l'a mis à la portée des plus simples, était si connu et si aimé dans Paris, que lorsqu'il sortait, une foule incroyable de peuple environnait son carrosse : quand il est tombé malade, j'ai entendu dans les carrefours les porte-faix se demander des nouvelles de sa santé. Rousseau, au contraire, qui n'allait jamais qu'à pied, était fort peu connu du peuple; il en a même éprouvé des insultes : cependant il s'était toujours occupé de son bonheur, tandis que son rival n'avait guère travaillé que pour ses plaisirs. Quant à la classe éclairée des citoyens qui, également loin de l'indigence et des richesses, semblent être les juges naturels du mérite, on ferait une bibliothèque des éloges qu'elle a adressés à Voltaire. A la vérité, il avait loué toutes les conditions qui établissent les réputations littéraires : au contraire, Rousseau les avait toutes blâmées, en désapprouvant les journalistes, les acteurs, les artistes de luxe, les avocats, les médecins, les financiers, les libraires, les musiciens, et tous les gens de lettres sans exception. Cependant il a des sectateurs dans tous ces états, dont il a dit du mal ; tandis que Voltaire qui leur a fait tant de compliments, n'y a que des partisans : c'est, à mon avis, parce que celui-ci ne réclame que les droits de la société, tandis que l'autre défend ceux de la nature. Il n'est guère d'homme qui ne soit bien aise d'entendre quelquefois sa voix sacrée, et un cœur répondre à son cœur ; il n'en est guère qui, à la longue, mécontent de ses contemporains, ne rentre en lui-même avec plaisir, et ne pardonne à Rousseau le mal qu'il a dit des citoyens, en faveur de l'intérêt qu'il prend à l'homme. Quant à l'opinion de ceux dont les conditions sont assez élevées et assez malheureuses pour ne leur permettre jamais de redescendre à la condition commune, elle est tout entière en faveur de Voltaire. Il a été comblé de louanges et de présents par les grands, par les princes, par les rois, et par les papes même. L'impératrice de Russie lui a fait dresser une statue. Le roi de Prusse lui a souvent adressé des compliments en prose et en vers. Rousseau, au contraire a été tourné en ridicule par Catherine II et par Frédéric. Cependant il a vu le roi de Pologne, Stanislas-le-Bienfaisant, prendre la plume pour le réfuter ; et en cela même, sa gloire me paraît préférable à celle de son rival. Philippe de Macédoine distribuait des couronnes aux vainqueurs des jeux olymjiques ; mais Alexandre y aurait combattu, s'il avait vu des rois parmi les combattants. Il est plus glorieux d'avoir un roi pour rival que pour patron, sur-tout lorsqu'il s'agit du bien des hommes.

Après tout, ce ne sont pas les rois qui décident du mérite des philosophes, mais la postérité qui les juge d'après le bien qu'ils ont fait au genre humain. Si donc nous les comparons dans ce point important, qui est le résultat de toute estime publique, nous trouverons que Voltaire a achevé d'abattre le jansénisme en France, et que les auto-da-fé, contre lesquels il a tant crié, sont plus rares en Portugal ; qu'il a affaibli dans toute l'Europe l'esprit de fanatisme ; mais que d'un autre côté, il y a substitué celui d'irréligion. Suivant Plutarque, la superstition est plus à craindre que l'athéisme même : cela pouvait être vrai chez les Grecs ; mais nous à qui notre misérable éducation inspire dès l'enfance l'intolérance sous le nom d'émulation, nous nous occupons toute la vie à faire adopter nos opinions, ou à détruire celles qui nous embarrassent, quand nous n'avons pas assez de crédit pour faire passer les nôtres. L'intolérance théologique n'est qu'une branche de l'intolérance, disait J.-J. Rousseau ; chez nous le froid athée serait persécuteur. Au reste, ce n'est pas que l'esprit d'incrédulité soit universel dans Voltaire ; on y trouve au contraire de superbes tableaux de la religion et de ses ministres : il détruit souvent d'une main ce qu'il élève de l'autre ; ce qui est chez lui non une inconséquence, mais une vanité d'artiste, qui veut montrer son habileté dans les genres les plus opposés.

Quant à Rousseau, troublé par la haine des peuples, par les divisions des philosophes, par les systèmes des savants, il ne se fait d'aucune religion pour les examiner toutes ; et rejetant le témoignage des hommes, il se décide en faveur de la religion chrétienne, à cause de la sublimité de sa morale et du caractère divin qu'il entrevoit dans son auteur. Voltaire ôte la foi à ceux qui doutent ; Rousseau fait douter ceux qui ne croient plus. S'il parle de la Providence, c'est avec enthousiasme, avec amour; ce qui donne à ses ouvrages un charme inexprimable, un caractère de vertu dont l'impression ne s'efface jamais.

Enfin , ils ne sont pas moins opposés dans leur fortune, l'un avec ses richesses, l'autre forcé de travailler pour vivre, voyant chaque jour ses ressources diminuer, et obligé d'accepter un asyle à soixante-six ans. Le premier, mier, né à Paris, dont il adorait le tourbillon, est allé chercher le repos à la campagne près de Genève ; l’autre, né à Genève, ne respirant qu’après la campagne, est venu chercher la liberté au centre de Paris ; et c’est lorsque la fortune semblait avoir répondu à leurs vœux, lorsqu’ils n’avaient plus rien à désirer, que dans la même année, et presque dans le même mois, la mort les a tous deux enlevés, Voltaire, au milieu des applaudissements et des triomphes de la capitale, Rousseau, dans une île solitaire, au sein de la nature.



  1. in « Œuvres complètes de Jacques-Henri-Bernardin de Saint-Pierre, mises en ordre et précédées de la vie de l'auteur », tome « Mélanges », Paris : Méquignon-Marvis, 1818