Éthique, Droit et Politique/Observations psychologiques

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Traduction par Auguste Dietrich.
Félix Alcan (p. 144-187).


OBSERVATIONS PSYCHOLOGIQUES


Chaque animal, et spécialement l’homme, a besoin, pour pouvoir exister et prospérer dans le monde, d’une certaine conformité et proportion entre sa volonté et son intellect. Plus la nature les aura établies d’une façon exacte et juste, plus sa course à travers le monde sera légère, assurée, agréable. En attendant, un simple rapprochement vers le point exact suffit déjà à le protéger contre la destruction. Il y a, par conséquent, une certaine latitude entre les limites de l’exactitude et de la proportion dudit rapport. La norme valable est la suivante : l’intellect ayant pour destination d’éclairer et de guider les pas de la volonté, plus l’impulsion intime d’une volonté sera violente, impétueuse et passionnée, plus l’intellect qui lui est adjoint sera accompli et clair. Il en est ainsi pour que la violence de la volonté et de l’effort, l’ardeur des passions, l’impétuosité des affects n’égarent pas l’homme, ou ne l’entraînent pas à des actions inconsidérées, mauvaises, périlleuses : ce qui résulterait infailliblement d’une volonté violente associée à un faible intellect. D’autre part, un caractère flegmatique, c’est-à-dire une volonté faible et molle, peut se tirer d’affaire avec un mince intellect : une volonté modérée a besoin d’un intellect modéré. En général, une disproportion entre la volonté et l’intellect, c’est-à-dire chaque écart de la proportion normale indiquée, tend à rendre l’homme malheureux ; et le même fait se produit, si la disproportion est renversée. Ainsi le développement anormal et trop puissant de l’intellect, et sa prédominance tout à fait disproportionnée sur la volonté, qui constituent l’essence du génie, ne sont pas seulement superflus pour les besoins et les fins de la vie, mais leur sont directement préjudiciables. Cela signifie que, dans la jeunesse, l’excessive énergie avec laquelle on conçoit le monde objectif, accompagnée par une vive fantaisie et dépourvue d’expérience, rend la tête accessible aux idées exagérées et même aux chimères ; d’où résulte un caractère excentrique, et même fantasque. Et si, plus tard, après les leçons de l’expérience, cet état d’esprit a disparu, le génie, dans le monde ordinaire et dans la vie bourgeoise, ne se sentira néanmoins jamais aussi complètement chez lui, ne prendra jamais aussi nettement position et ne cheminera aussi à l’aise, que la tête normale ; il commettra même plutôt souvent d’étranges méprises. Car l’homme ordinaire se sent si parfaitement chez lui dans le cercle étroit de ses idées et de ses vues, que personne ne peut y avoir prise sur lui, et sa connaissance reste toujours fidèle à son but originel, qui est de servir la volonté ; cette connaissance s’applique donc constamment à ce but, sans jamais extravaguer. Le génie, au contraire, ainsi que je l’ai démontré autre part, est au fond un monstrum per excessum ; juste comme, à rebours, l’homme passionné et violent, dépourvu d’intelligence, le barbare sans cervelle, est un monstrum per defectum.

La volonté de vivre, qui forme le noyau le plus intime de tout être vivant, se manifeste de la façon la moins dissimulée, et se laisse en conséquence le plus nettement observer, chez les animaux supérieurs, c’est-à-dire les plus intelligents. Car, au-dessous de ceux-ci, elle n’apparaît pas encore nettement, elle a un degré moindre d’objectivation ; mais, au-dessus, c’est-à-dire chez l’homme, à la raison est associée la réflexion, et à celle-ci la faculté de dissimuler, qui jette bien vite un voile sur elle. Ici ce n’est donc plus que dans les explosions des affects et des passions, qu’elle se manifeste sans masque. C’est pourquoi la passion, chaque fois qu’elle élève la voix, trouve créance, quelle que soit sa nature, et avec raison. Pour la même cause, les passions sont le thème principal des poètes et le cheval de parade des comédiens. La manifestation de la volonté de vivre explique aussi le plaisir que nous causent les chiens, les chats, les singes, etc. ; c’est la parfaite naïveté de tous leurs actes qui nous charme tant.

Quelle jouissance particulière n’éprouvons-nous pas à voir n’importe quel animal vaquer librement à sa besogne, s’enquêter de sa nourriture, soigner ses petits, s’associer à des compagnons de son espèce, etc., en restant absolument ce qu’il est et peut être ! Ne fût-ce qu’un petit oiseau, je puis le suivre de l’œil longtemps avec plaisir. Il en est de même d’un rat d’eau, d’une grenouille, et, mieux encore, d’un hérisson, d’une belette, d’un chevreuil ou d’un cerf.

Si la vue des animaux nous charme tant, c’est surtout parce que nous goûtons une satisfaction à voir devant nous notre propre être si simplifié.

Il y a seulement une créature menteuse : l’homme. Chaque autre créature est vraie et sincère, car elle se montre telle qu’elle est et se manifeste comme elle se sent. Une expression emblématique ou allégorique de cette différence fondamentale, c’est que tous les animaux se manifestent sous leur forme naturelle ; cela contribue beaucoup à l’impression si heureuse que cause leur vue. Elle fait toujours battre mon cœur de joie, surtout si ce sont des animaux en liberté. L’homme, au contraire, par son vêtement, est devenu une caricature, un monstre ; son aspect, déjà repoussant pour ce motif, l’est plus encore par la pâleur qui ne lui est pas naturelle, comme par toutes les suites répugnantes qu’amènent l’usage contre nature de la viande, les boissons spiritueuses, les excès et les maladies. L’homme se tient là comme une tache dans la nature ! — C’est parce que les Grecs sentaient toute la laideur du vêtement, qu’ils le restreignaient à sa plus juste mesure.

L’angoisse morale occasionne des battements de cœur, et les battements de cœur occasionnent l’angoisse morale. Chagrin, souci, agitation de l’âme ont une action déprimante sur les fonctions de la vie et les rouages de l’organisme, qu’il s’agisse de la circulation du sang, des sécrétions, de la digestion. Des causes physiques paralysent-elles au contraire ou désorganisent-elles d’une façon quelconque ces rouages, qu’il s’agisse du cœur, des intestins, de la veine porte, des vésicules séminales, on voit s’ensuivre les préoccupations, les caprices et les chagrins sans objet, c’est-à-dire l’état qu’on nomme hypocondrie. De même, par exemple, la colère se manifeste par des cris, une attitude énergique, des gestes violents ; mais ces manifestations physiques accroissent de leur côté cette passion, ou la déchaînent à la moindre occasion. Je n’ai pas besoin de dire combien tout ceci confirme ma doctrine de l’unité et de l’identité de la volonté avec le corps ; doctrine d’après laquelle le corps n’est autre chose que la volonté elle-même se représentant dans la perception du cerveau, envisagée sous le rapport de l’espace.

Maints actes attribués à la force de l’habitude reposent plutôt sur la constance et l’immuabilité du caractère originel et inné ; en vertu de ces conditions, dans les circonstances analogues nous faisons toujours la même chose, qui se produit par conséquent avec la même nécessité la première fois que la centième. La véritable force de l’habitude, au contraire, repose sur l’indolence, qui veut épargner à l’intellect et à la volonté le travail, la difficulté, et aussi le danger d’un choix immédiat, et qui nous fait en conséquence faire aujourd’hui ce que nous avons déjà fait hier et cent fois, en sachant que l’on atteint ainsi son but.

Mais la vérité de ce fait a des racines plus profondes ; car on peut l’expliquer d’une façon plus précise qu’il n’apparaît au premier aspect. La force d’inertie appliquée aux corps qui ne peuvent être mus que par des moyens mécaniques, devient force d’habitude quand elle est appliquée aux corps qui sont mus par des motifs. Les actions que nous accomplissons par pure habitude s’effectuent en réalité sans motif individuel, isolé, spécialement propre à ce cas ; aussi ne pensons-nous pas en réalité à elles. Ce sont seulement les premières actions, passées en habitude, qui ont eu un motif ; le contre-effet secondaire de ce motif est l’habitude actuelle, qui suffit à permettre à l’action de continuer. C’est ainsi qu’un corps, mis en mouvement par une poussée, n’a pas besoin d’une nouvelle poussée pour poursuivre son mouvement ; si rien n’arrête celui-ci, il se poursuivra à jamais. La même règle s’applique aux animaux : leur dressage est une habitude imposée. Le cheval traîne tranquillement sa voiture, sans y être contraint ; ce mouvement qu’il exécute est l’effet des coups de fouet qui l’y forcèrent au début ; cet effet s’est perpétué sous forme d’habitude, conformément à la loi de l’inertie. Tout ceci est réellement plus qu’une simple comparaison. C’est déjà l’identité de la volonté à des degrés très différents de son objectivation, en vertu desquels la même loi du mouvement prend des formes si différentes.

Viva muchos años ! C’est le salut habituel en Espagne, et sur toute la terre on a coutume de souhaiter aux gens une longue vie. Ceci s’explique non par la connaissance qu’on a de la vie, mais au contraire par la connaissance qu’on a de l’homme d’après sa nature : la volonté de vivre.

Le désir que nourrit chaque homme qu’on se souvienne de lui après sa mort, et qui s’élève chez les grands ambitieux jusqu’à l’aspiration à la gloire posthume, me semble né de l’attachement à la vie. Quand on voit qu’il faut dire adieu à l’existence réelle, on s’accroche à la seule existence encore possible, quoique uniquement idéale, c’est-à-dire à une ombre.

Nous désirons plus ou moins en terminer avec tout ce que nous faisons ; nous sommes impatients d’en finir, et heureux d’en avoir fini. C’est seulement la fin générale, la fin de toutes les fins, que nous désirons, d’ordinaire, aussi éloignée que possible.

Chaque séparation donne un avant-goût de la mort, et chaque nouvelle rencontre un avant-goût de la résurrection. Ceci explique que même des gens indifférents les uns aux autres se réjouissent tellement, quand, au bout de vingt ou trente ans, ils se retrouvent ensemble.

La profonde douleur que nous fait éprouver la mort d’un ami, provient du sentiment qu’en chaque individu il y a quelque chose d’indéfinissable, de propre à lui seul, et, par conséquent, d’absolument irréparable. Omne individuum ineffabile. Ceci s’applique même à l’animal. C’est ce qu’ont pu constater ceux qui ont blessé mortellement, par hasard, un animal aimé, et reçu son regard d’adieu, qui vous cause une douleur infinie.

Il peut arriver que nous regrettions, même longtemps après, la mort de nos ennemis et de nos adversaires presque aussi vivement que celle de nos amis : c’est quand nous voudrions les avoir pour témoins de nos brillants succès.

Que l’annonce soudaine d’un événement très heureux puisse facilement provoquer la mort, cela résulte du fait que notre bonheur et notre malheur dépendent seulement du rapport proportionnel entre nos exigences et notre situation matérielle. En conséquence, les biens que nous possédons, ou sommes sûrs de posséder, ne nous apparaissent pas comme tels, parce que toute jouissance n’est en réalité que négative, et n’a d’autre effet que de supprimer la douleur ; tandis que, au contraire, la douleur (ou le mal) est réellement positive et sentie directement. Avec la possession, ou la certitude de celle-ci, nos prétentions s’accroissent immédiatement et augmentent nos désirs d’une possession nouvelle et de perspectives plus larges. Mais si l’esprit est déprimé par une infortune continuelle, et nos exigences rabaissées à un minimum, les événements heureux imprévus ne trouvent pas de terrain où prendre pied. N’étant neutralisés par aucune exigence antérieure, ils agissent maintenant d’une manière qui semble positive, et, par conséquent, avec toute leur force ; ils peuvent ainsi briser l’âme, c’est-à-dire devenir mortels. De la les précautions connues que l’on prend pour annoncer un événement heureux. D’abord on le fait espérer, puis chatoyer aux yeux, ensuite connaître peu à peu et seulement par portions ; car chaque partie, ainsi précédée d’une aspiration, perd la force de son effet, et laisse place à plus encore. On pourrait donc dire que notre estomac n’a pas de fond pour le bonheur, mais qu’il a une entrée étroite. Cela ne s’applique pas de même aux événements malheureux soudains ; l’espérance se cabre toujours contre eux, ce qui les rend beaucoup plus rarement mortels. Si la crainte, en matière d’événements heureux, ne rend pas un service analogue, c’est que, instinctivement, nous sommes plus enclins à l’espérance qu’à l’inquiétude. C’est ainsi que nos yeux se tournent d’eux-mêmes vers la lumière et non vers les ténèbres.

Espérer, c’est confondre le désir d’un événement avec sa probabilité. Mais peut-être pas un seul homme n’est-il affranchi de cette folie du cœur, qui dérange pour l’intellect l’estimation exacte de la probabilité à un degré tel, qu’il en vient à regarder une chance sur mille comme un cas très possible. Et cependant un événement malheureux sans espoir ressemble à la mort brusque, tandis que l’espoir, toujours désappointé et toujours vivace, est comme la mort à la suite d’une lente torture[1].

Celui qui a perdu l’espérance a aussi perdu la crainte : c’est le sens du mot « désespéré ». Il est naturel pour l’homme de croire ce qu’il désire, et de le croire parce qu’il le désire. Si cette particularité bienfaisante de sa nature vient à être déracinée par des coups durs et répétés du destin, et s’il en arrive à croire, au rebours, que ce qu’il ne désire pas arrivera, et que ce qu’il désire n’arrivera jamais, précisément parce qu’il le désire, il se trouve dans l’état qu’on a nommé le « désespoir ».

Que nous nous trompions si souvent au sujet des autres, cela n’est pas toujours la faute de notre jugement ; la raison doit en être cherchée d’ordinaire dans cette remarque de Bacon, que intellectus luminis sicci non est, sed recipit infusionem a voluntate et affectibus ; à notre insu, en effet, nous sommes, dès le commencement, influencés pour eux ou contre eux par des bagatelles. Cela provient souvent aussi de ce que nous ne nous en tenons pas aux qualités que nous découvrons réellement chez eux, mais concluons de celles-ci à d’autres que nous regardons comme inséparables de celles-là, ou incompatibles avec elles. Ainsi, par exemple, nous concluons de la générosité à la justice ; de la piété à l’honnêteté ; du mensonge à la tromperie ; de la tromperie au vol, etc. Cela ouvre la porte à beaucoup d’erreurs, par suite, d’une part, de l’étrangeté des caractères humains, de l’autre, de l’étroitesse de notre point de vue. Sans doute, le caractère est toujours conséquent et cohérent, mais les racines de toutes ses qualités sont trop profondes pour qu’on puisse décider, d’après des faits isolés, lesquelles, dans un cas donné, peuvent ou non exister ensemble.

Le mot personne, employé dans toutes les langues européennes pour désigner l’individu humain, est inconsciemment caractéristique ; car persona signifie à proprement parler un masque de comédien. Or, nul être humain ne se montre tel qu’il est, mais chacun porte un masque et joue un rôle.

Toute la vie sociale est d’ailleurs une comédie perpétuelle. Cela la rend insipide pour les gens intelligents ; tandis, que les imbéciles y trouvent beaucoup d’agrément

Il nous arrive assez facilement de raconter des choses qui pourraient avoir pour nous des résultats dangereux ; mais nous nous gardons bien de parler de ce qui pourrait nous rendre ridicules. C’est qu’ici l’effet suit de près la cause.

Une injustice subie déchaîne chez l’homme naturel une soif ardente de vengeance, et l’on a souvent répété que la vengeance est douce. Ceci est confirmé par les nombreux sacrifices faits simplement pour la goûter, et sans intention aucune d’obtenir une réparation. La perspective certaine d’une vengeance raffinée, imaginée à son heure suprême, adoucit pour le centaure Nessus l’amertume de la mort[2]. La même idée, présentés sous une forme plus moderne et plus plausible, fait le fond de la nouvelle de Bertolotti[3], Les deux sœurs, qui a été traduite en trois langues. Walter Scott exprime en paroles aussi justes qu’énergiques le penchant de l’homme à la vengeance : « Revenge is the sweetest morsel to the mouth, that ever was cooked in hell[4] » .

Je vais essayer maintenant d’expliquer psychologiquement la vengeance. Toutes les souffrances qui nous sont imposées par la nature, le hasard ou le destin, ne sont pas aussi douloureuses, cæteris paribus, que celles qui nous sont infligées par l’arbitraire des autres. Cela provient de ce que nous regardons la nature et le destin comme les maîtres originels du monde, et comprenons que les coups qu’ils nous ont portés peuvent être également portés à tout autre. Aussi, dans les cas de souffrances dérivées de ces sources, déplorons-nous plus le sort commun de l’humanité que notre propre sort. Au contraire, les souffrances infligées par l’arbitraire des autres sont une addition amère, d’une nature toute spéciale, à la douleur ou au tort causés : elles impliquent la conscience de la supériorité d’autrui, soit en force, soit en ruse, vis-à-vis de notre faiblesse. Le tort causé peut être réparé par un dédommagement, lorsque celui-ci est possible ; mais cette addition amère : « Il me faut subir cela de toi », souvent plus douloureuse que le tort même, ne peut être neutralisée que par la vengeance. En causant de notre côté du dommage, par force ou par ruse, à celui qui nous a nui, nous montrons notre supériorité sur lui et annulons par là la preuve de la sienne. Cela donne à l’âme la satisfaction à laquelle elle aspirait. En conséquence, là où il y a beaucoup d’orgueil ou de vanité, il y aura une ardente soif de vengeance. Mais chaque désir accompli occasionne plus ou moins de désillusion, et cela est vrai aussi de la vengeance. Le plaisir que nous en attendions nous est le plus souvent empoisonné par la pitié. Oui, la vengeance qu’on a exercée déchirera ensuite fréquemment le cœur et torturera la conscience. Son motif n’agissait plus, et nous restons en face du témoignage de notre méchanceté.

La souffrance du désir inaccompli est faible, comparée à celle du repentir. Car celle-là a devant elle l’avenir toujours ouvert et incommensurable ; celle-ci, le passé irrévocablement fermé.

La patience — patienta en latin, mais particulièrement le sufrimiento espagnol — vient du mot souffrir ; elle indique par conséquent passivité, le contraire de l’activité de l’esprit, avec laquelle, lorsque celle-ci est grande, elle est difficilement compatible. La patience est la vertu innée des flegmatiques, comme celle des gens dont l’esprit est indolent ou pauvre, et des femmes. Que néanmoins elle soit si utile et si nécessaire, cela indique que le monde est tristement fait.

L’argent est la félicité humaine in abstracto ; de sorte que celui qui n’est plus capable d’en jouir in concreto, lui donne tout son cœur.

La base de l’entêtement, c’est que la volonté s’est imposée au lieu de la connaissance.

La morosité et la mélancolie sont fort éloignées l’une de l’autre. Il y a beaucoup moins loin de la gaieté à la mélancolie, que de la morosité à celle-ci…

La mélancolie attire ; la morosité repousse.

L’hypocondrie ne nous torture pas seulement sans raisons au sujet des choses présentes ; elle ne nous remplit pas seulement d’une angoisse sans motifs au sujet de malheurs imaginaires dans l’avenir ; elle nous tourmente encore par des reproches immérités sur nos actions dans le passé.

L’effet le plus direct de l’hypocondrie, c’est de rechercher constamment des motifs d’irritation ou de tourment. La cause en est une dépression morbide intérieure, à laquelle se joint souvent un trouble intérieur qui provient du tempérament. Quand tous deux atteignent le plus haut degré, le résultat est le suicide.

J’ai cité, dans mon chapitre sur l’Éthique, ce vers de Juvénal :

Quantulacunque adeo est occasio, sufficit iræ[5].

Je vais l’expliquer plus en détail.

La colère provoque immédiatement un mirage consistant en un agrandissement monstrueux et en une distorsion non moins monstrueuse de la cause qui lui a donné naissance. Or, ce mirage à son tour accroît la colère, et, en vertu de cette colère accrue, s’agrandit encore lui-même. Ainsi s’augmente continuellement l’action réciproque, jusqu’à ce qu’elle aboutisse aufuror brevis.

Les personnes vives, dès qu’elles commencent à s’irriter, devraient chercher à prendre sur elles de prévenir cette « fureur brève », de façon à n’y plus penser pour le moment. Si, en effet, la chose leur revient à l’esprit une heure après, elle sera loin de leur paraître aussi grave, et bientôt peut-être ils l’envisageront comme insignifiante.

La haine concerne le cœur ; le mépris, la tête. Le « moi » n’a aucun des deux en son pouvoir. Son cœur est immuable et est mû par des motifs, et sa tête juge d’après des règles invariables et des faits objectifs. Le « moi » est simplement l’union de ce cœur avec cette tête, le ζευγμα.

Haine et mépris sont en antagonisme décidé et s’excluent. Mainte haine n’a même d’autre source que le respect qu’on ressent pour les mérites d’autrui. D’autre part, si l’on voulait haïr tous les misérables coquins, on aurait fort à faire. On peut les haïr à son aise en bloc. Le véritable mépris, qui est l’envers du véritable orgueil, reste absolument secret et ne laisse rien apparaître. Celui qui laisse apparaître son mépris donne en effet déjà par là une marque de quelque estime, en voulant faire savoir à l’autre le peu de cas qu’il fait de lui ; il trahit ainsi de la haine, qui exclut le mépris et l’affecte simplement. Le véritable mépris, au contraire, est la pure conviction du manque de valeur de l’autre ; il est compatible avec les égards et les ménagements, par lesquels on évite, pour son propre repos et pour sa propre sécurité, d’exaspérer celui qu’on méprise ; car tout individu peut vous nuire. Mais que ce pur mépris froid et sincère vienne une fois à se manifester, il y sera répondu par la haine la plus sanglante, vu l’impossibilité où est l’individu méprisé d’y faire la même réponse.

Chaque événement qui nous transporte dans un état d’esprit désagréable, y produira, même s’il est très insignifiant, un contrecoup qui, tant qu’il dure, est préjudiciable à la conception claire et objective des choses et des circonstances. Toutes nos idées en subissent l’action, de même qu’un objet très petit, mis directement sous nos yeux, limite et dénature notre champ visuel.

Ce qui rend les hommes durs de cœur, c’est que chacun croit avoir assez à supporter avec ses propres peines, ou du moins se l’imagine. Aussi un état de bonheur inaccoutumé a-t-il pour effet de développer chez la plupart des êtres humains des sentiments de sympathie et de bienfaisance. Mais un état de bonheur durable, qui a toujours existé, produit souvent l’effet contraire. Il les rend si étrangers à la souffrance, qu’ils ne peuvent plus y prendre part. De là vient que les pauvres se montrent parfois plus secourables que les riches.

Ce qui, d’autre part, rend les hommes et curieux, comme nous le voyons à la façon dont ils épient et espionnent les actions des autres, c’est le pôle de la vie opposé à la souffrance, — l’ennui ; quoique l’envie contribue souvent aussi à cette curiosité.

Celui qui veut se rendre compte de ses sentiments sincères envers une personne, n’a qu’à prendre garde à l’impression qu’une lettre de cette personne, arrivée tout à coup par la poste, produit sur lui à première vue.

Il semble parfois que nous voulons et ne voulons pas en même temps quelque chose, et qu’en conséquence nous nous réjouissons et nous attristons en même temps du même événement. Si nous devons, par exemple, subir sur n’importe quel terrain une épreuve décisive de laquelle il est très important pour nous de sortir victorieux, nous souhaitons et nous redoutons en même temps le moment de sa venue. Apprenons-nous, tandis que nous l’attendons, que ce moment est ajourné, cela nous réjouira et nous affligera à la fois ; car la chose, d’une part, contrarie nos vues, et, de l’autre, nous soulage un instant. Il en est de même quand nous attendons une lettre importante, décisive, qui ne vient pas.

En pareil cas, deux motifs différents agissent en réalité sur nous : un plus fort, mais éloigné, — le désir de soutenir l’épreuve, d’arriver à une solution ; et un plus faible, mais rapproché, le désir d’être laissé pour l’instant en repos, et conséquemment en jouissance ultérieure de l’avantage que l’état d’incertitude bercée d’espoir a sur l’issue malheureuse possible. Il se produit donc ici au moral ce qui se produit au physique, quand, dans notre champ visuel, un objet petit, mais rapproché, couvre un objet plus grand, mais éloigné.

La raison aussi a droit à être qualifiée de prophète : elle nous présente en effet l’avenir, comme résultat et effet de notre conduite actuelle. Elle se prête donc par là à nous tenir en bride, quand les appétits de la volupté, les transports de la colère ou les incitations de la cupidité veulent nous induire à des actes que nous regretterions plus tard.

Le cours et les événements de notre vie individuelle peuvent être comparés, quant à leur sens et à leur connexion véritables, à une mosaïque grossière. Tant qu’on la regarde de tout près, on ne reconnaît pas très bien les objets représentés et l’on ne se rend compte ni de leur importance ni de leur beauté ; ce n’est qu’à quelque distance que l’une et l’autre apparaissent. De même, nous ne comprenons souvent la véritable connexion des événements importants de notre propre vie ni pendant qu’ils se déroulent, ni un peu plus tard, mais seulement assez longtemps après.

En est-il ainsi parce que nous avons besoin des verres grossissants de l’imagination ? ou parce que l’ensemble ne se laisse saisir que de loin ? ou parce que les passions doivent être refroidies ? ou parce que l’école de l’expérience mûrit seule notre jugement ? — Peut-être pour toutes ces raisons à la fois. Ce qui est certain, c’est que la véritable lumière ne se fait souvent dans notre esprit sur les actions des autres, parfois même sur les nôtres, qu’après de nombreuses années. Et ce qui se passe en notre vie se passe aussi dans l’histoire.

Il en est de l’état du bonheur humain comme le plus souvent de certains groupes d’arbres. Vus de loin, ils paraissent admirables ; les examine-t-on de tout près, cette beauté disparaît. On ne sait pas ce qu’elle est devenue, et l’on se trouve entre des arbres. Voilà d’où vient que nous envions si souvent la situation d’autrui.

Pourquoi, en dépit de tous les miroirs, ne connaissons-nous pas exactement notre figure, et ne pouvons-nous représenter à notre imagination notre propre personne, comme nous faisons pour toute personne connue ? Une difficulté qui s’oppose, dès le premier pas, au γνωθι σεαυτόν (connais-toi toi-même).

Cela provient incontestablement en partie de ce qu’on ne se voit jamais dans le miroir que le regard droit et immobile, ce qui fait que le jeu si important des yeux, et avec lui la véritable caractéristique de la face, sont à peu près complètement perdus. À cette impossibilité physique semble aussi se joindre une impossibilité éthique de nature analogue. On ne peut jeter sur sa propre image, dans un miroir, un regard étranger, condition nécessaire pour se voir soi-même objectivement. Ce regard repose en effet, en dernière analyse, sur l’égoïsme moral, avec son « non moi » profondément senti ; et ceux-ci sont indispensables pour percevoir au point de vue purement objectif et sans défalcation toutes les défectuosités, ce qui seul laisse apparaître le tableau fidèle et vrai. Au lieu de cela, l’égoïsme en question nous murmure constamment, à l’aspect de notre propre personne dans le miroir : « Ce n’est pas un autre, mais moi-même », qui a l’effet préventif d’un noli me tangere, et met obstacle à la vue purement objective, qui ne paraît pas possible sans un grain de malice.

Personne ne sait quelles forces il porte en lui pour souffrir et pour agir, tant qu’une occasion ne vient pas les mettre en jeu. C’est ainsi qu’on ne voit pas avec quelle impétuosité et quel vacarme l’eau tranquille et unie de l’étang se précipite soudainement du rocher, ou comme elle est capable de jaillir en haut sous forme de fontaine ; ni qu’on ne soupçonne la chaleur latente dans l’eau glacée.

L’existence inconsciente n’a de réalité que pour les autres êtres dans la conscience desquels elle se représente ; la réalité directe résulte de la conscience propre. Par conséquent, l’existence individuelle réelle de l’homme réside avant tout dans sa conscience. Celle-ci, comme telle, est nécessairement une conscience représentante, qui résulte de l’intellect, de la sphère et de la matière de l’activité de celui-ci. Les degrés de clarté de la conscience, par conséquent de réflexion, peuvent donc être envisagés comme les degrés de réalité de l’existence. Or, ces degrés de réflexion, ou de conscience claire de sa propre existence et de celle d’autrui, sont peut-être, dans la race humaine elle-même, émoussés de nombreuses façons, selon la mesure des forces intellectuelles naturelles, du développement de celles-ci, et des loisirs réservés à la pensée.

Quant à la diversité réelle et primordiale des forces intellectuelles, il est assez difficile d’établir entre elles une comparaison, tant qu’on les considère dans leur ensemble et qu’on ne les examine pas en détail ; car cette diversité ne peut être embrassée de loin, et elle n’est pas non plus aussi distincte extérieurement que les différences de développement, de loisir et d’occupation. Mais, pour s’en tenir à celles-ci, il faut avouer que tel homme a un degré d’existence au moins décuple de celle d’un autre, qu’il vit dix fois autant.

Je ne parlerai pas ici des sauvages, dont l’existence n’est souvent que d’un degré supérieure à celle des singes qui vivent sur leurs arbres ; mais que l’on examine seulement le cours de la vie d’un portefaix de Naples ou de Venise. (Dans le Nord, la préoccupation de l’hiver rend déjà l’homme plus réfléchi et plus sérieux). Harcelé par le besoin, porté par sa propre force, pourvoyant par le travail aux nécessités du jour, même de l’heure, beaucoup de fatigues, agitation constante, misères infinies, nul souci du lendemain, repos bienfaisant succédant à l’épuisement, querelles fréquentes avec les autres, pas un instant pour penser, jouissance sensuelle dans les climats doux et avec une nourriture supportable, et, pour finir, comme élément métaphysique, une couche d’épaisse superstition religieuse : en résumé, donc, un genre de vie passablement émoussé sous le rapport conscient. Ce rêve agité et confus constitue l’existence de nombreux millions d’êtres humains. Ils connaissent uniquement en vue de leur volonté présente ; ils ne réfléchissent pas à la connexion de leur existence, à plus forte raison à celle de l’existence même ; ils sont en quelque sorte là sans vraiment s’en apercevoir. Aussi l’existence du prolétaire dont la vie s’écoule sans penser, ou celle de l’esclave, se rapproche-t-elle déjà beaucoup plus que la nôtre de celle de l’animal qui est limité tout entier au présent ; mais, pour cette raison même, elle est moins douloureuse. Oui, toute jouissance, en vertu de sa nature, étant négative, c’est-à-dire consistant dans l’affranchissement d’un besoin ou d’une peine, la succession alternative et rapide des misères actuelles, avec leur terminaison, qui accompagne constamment le travail du prolétaire et s’affirme en dernier lieu par le repos et la satisfaction des besoins de celui-ci, est une source perpétuelle de jouissance, dont porte témoignage certain la gaieté qui se lit infiniment plus fréquemment sur le visage des pauvres que sur celui des riches.

Examinez ensuite le marchand sensé, réfléchi, qui passe sa vie à spéculer, exécute avec prudence des projets très audacieux, fonde sa maison, pourvoit aux besoins de sa femme, de ses enfants et de ses descendants, et prend aussi une part active à la chose publique : il est manifestement beaucoup plus conscient que le précédent, c’est-à-dire que son existence a un plus haut degré de réalité.

Puis voyez l’érudit, qui étudie, par exemple, l’histoire du passé. Celui-ci est déjà pleinement conscient de l’existence, il s’élève au-dessus du temps où il vit, au-dessus de sa propre personne : il médite sur le cours des choses de ce monde.

Et finalement le poète, ou même le philosophe, chez lequel la réflexion a atteint le degré où, non satisfait de scruter un phénomène quelconque de l’existence, il s’arrête étonné devant l’existence même, devant ce formidable sphinx, et la prend pour sujet de son problème. La conscience a grandi en lui jusqu’au degré de clarté où elle est devenue conscience universelle ; la représentation s’est ainsi mise chez lui, en dehors de tout rapport, au service de la volonté, et offre à son esprit un monde dont l’activité sollicite bien plutôt son enquête et son examen que sa sympathie. Et si les degrés de la conscience sont les degrés de la réalité, la phrase par laquelle nous nommerons un tel homme « l’être le plus réel de tous », aura un sens et une signification.

Entre les extrêmes esquissés ici, avec les points intermédiaires, on pourra assigner à chacun sa place.

Ce vers d’Ovide :

Pronaque cum spectent animalia cetera terram[6],


ne s’applique en réalité, au sens physique, qu’aux animaux ; mais, au sens figuré et intellectuel, il s’applique malheureusement aussi à la plupart des hommes. Toutes leurs idées, pensées et aspirations sont tendues vers la jouissance et le bien-être matériels, ou vers l’intérêt personnel, dont la sphère renferme toutes sortes de choses qui ne tirent leur importance que de leurs rapports avec celui-ci ; ils ne s’élèvent pas plus haut. C’est ce que témoignent non seulement leur manière de vivre et leur conversation, mais leur seul aspect, leur physionomie et son expression, leur tournure, leurs gestes. Tout chez eux crie : in terram prona ! Ce n’est donc pas à eux, mais seulement aux natures nobles et bien douées, aux hommes qui pensent et s’interrogent véritablement, qui apparaissent comme des exceptions parmi leur race, que s’appliquent les vers suivants

Os homini sublime dedit, cœlumque tueri
Jussit, et erectos ad sidera tollere vultus[7].

Pourquoi le mot « commun » est-il une expression de mépris ? les mots « non commun », « extraordinaire », « distingué », des expressions d’approbation ? Pourquoi tout ce qui est commun est-il méprisable ?

« Commun » signifie originellement ce qui est propre et commun à toute l’espèce, c’est-à-dire ce qui est inné en elle. Voilà pourquoi celui qui n’a pas d’autres qualités que celles de l’espèce humaine, est un « homme commun ». « Homme ordinaire » est une expression beaucoup plus douce et qui concerne davantage l’intellectualité, tandis qu’« homme commun » concerne plutôt le moral.

Quelle valeur peut bien avoir un être qui n’est rien de plus que des millions de son espèce ? Des millions ? Bien plutôt une infinité, un nombre incommensurable d’êtres que la nature fait jaillir éternellement, in sœcula sœculorum, de sa source intarissable, avec la prodigalité du forgeron dont le marteau fait voler de toutes parts des étincelles.

Il devient même évident qu’un être qui n’a pas d’autres qualités que celles de l’espèce, n’a pas non plus de droits à une autre existence qu’à celle de l’espèce et qui est conditionnée par elle.

J’ai expliqué plus d’une fois que, tandis que les animaux ont seulement le caractère générique, l’homme, lui seul, a le caractère individuel proprement dit. Néanmoins, chez le plus grand nombre, il n’y a en réalité qu’une petite part d’individualité ; ils se laissent presque tous classifier. Ce sont des espèces[8]. Leur volonté et leur penser, comme leurs physionomies, sont ceux de l’espèce entière, en tout cas de la classe d’hommes à laquelle ils appartiennent, et voilà pourquoi tout cela est trivial, banal, commun, tiré à des milliers d’exemplaires. On peut prévoir aussi à l’avance, en général, ce qu’ils diront et feront. Ils n’ont pas d’empreinte propre : c’est une marchandise de fabrique.

De même que leur être, leur existence aussi ne doit-elle pas être absorbée dans celle de l’espèce ? La malédiction du caractère commun rabaisse l’homme, sous ce rapport, au niveau de l’animal.

Il va de soi que tout ce qui est élevé, grand, noble par nature, restera à l’état isolé dans un monde où l’on n’a pu trouver, pour désigner ce qui est bas et méprisable, une expression meilleure que celle indiquée par moi comme généralement employée : « commun ».

La volonté, comme la chose en soi, est la matière commune de tous les êtres, l’élément courant des choses ; nous la possédons par conséquent en commun avec tous les hommes et avec chacun, même avec les animaux, et à un degré plus bas encore. En elle, à ce point de vue, nous sommes donc égaux à chacun ; car toute chose prise dans son ensemble ou en détail, est emplie de volonté et en déborde. Par contre, ce qui élève un être au-dessus d’un être, un homme au-dessus d’un homme, c’est la connaissance. Aussi elle seule, autant que possible, devrait-elle apparaître dans nos manifestations. Car la volonté, propriété absolument commune à tous, est aussi « le commun ». Toute affirmation, violente de sa part est en conséquence « commune ». Elle nous rabaisse jusqu’à n’être qu’un exemplaire de l’espèce, car nous ne montrons ensuite que le caractère de celle-ci. Il convient donc d’appliquer le mot « commun » à la colère, à la joie démesurée, à la haine, à la crainte, bref, à tout affect, c’est-à-dire à tout mouvement de la volonté qui devient assez fort pour faire prédominer incontestablement la connaissance dans la conscience, et faire apparaître l’homme plus comme un être voulant que comme un être connaissant. Livré à un tel affect, le plus grand génie devient semblable au fils le plus vulgaire de la terre. Celui, au contraire, qui veut être « non commun », c’est-à-dire grand, ne doit jamais laisser les mouvements de la volonté s’emparer complètement de sa conscience, quelque sollicitation qu’il éprouve à ce sujet. Il lui faut, par exemple, pouvoir entendre les autres émettre leurs opinions détestables, sans qu’il sente les siennes atteintes par ce fait. Oui, il n’y a pas de marque plus assurée de grandeur que de laisser émettre, sans y attacher d’importance, des propos blessants ou offensants, qu’on impute tout bonnement, comme quantité d’autres erreurs, à la débile connaissance du discoureur, et que l’on se contente de percevoir, sans qu’ils vous touchent. C’est en ce sens qu’il faut entendre ce mot de Gracian : « El mayor desdoro de un hombre es dar muestras de que es hombre[9] ».

Conformément à ce qui vient d’être dit, on doit cacher sa volonté, comme ses parties génitales, quoique l’une et les autres soient la racine de notre être. On ne doit laisser voir que la connaissance, comme son visage, sous peine de devenir commun.

Même dans le drame, qui a proprement pour thème les passions et les affects, tous deux produisent facilement une impression commune. C’est ce que l’on constate tout spécialement chez les tragiques français, qui ne se proposent pas de but plus élevé que la représentation des passions, et cherchent à dissimuler la banalité du fait tantôt derrière un pathos ridiculement enflé, tantôt derrière des pointes épigrammatiques. La célèbre Mlle Rachel, dans le rôle de Marie Stuart[10], quand elle invectiva la reine Elizabeth, me fit songer, si excellent que fût son jeu, à une harengère. La scène finale des adieux perdit aussi, interprétée par elle, tout ce qu’elle a de sublime, c’est-à-dire de vraiment tragique, chose dont les Français n’ont aucune idée. Ce même rôle fut mieux tenu, sans aucune comparaison, par l’italienne Ristori. C’est qu’Italiens et Allemands, en dépit de grandes différences sous beaucoup de rapports, ont le même sentiment pour ce qu’il y a d’intime, de sérieux et de vrai dans l’art, et contrastent sur ce point avec les Français, qui sont absolument dénués de ce sentiment : lacune qu’ils trahissent en tout. La noblesse, c’est-à-dire le « non commun », voire le sublime, est aussi introduite dans le drame, avant tout par la connaissance, en opposition à la volonté. La connaissance plane en effet librement sur tous ces mouvements de la volonté et les prend même pour matière de ses considérations, comme le fait voir particulièrement Shakespeare, surtout dans Hamlet. Et, quand la connaissance s’élève au point où disparaît pour elle l’inutilité de toute volonté et de tout effort, par suite de quoi la volonté s’abolit elle-même, alors seulement le drame devient vraiment tragique, par conséquent véritablement sublime, et atteint son but suprême.

Selon que l’énergie de l’intellect est tendue ou relâchée, la vie apparaît à celui-ci toute différente. Dans le dernier cas, elle apparaît si courte, si fugitive, que rien de ce qui y advient ne mérite de nous émouvoir, et que tout semble sans importance, même le plaisir, la richesse, la gloire ; tellement sans importance, que, quelque perte qu’on ait subie, il n’est pas possible qu’on ait beaucoup perdu. Dans le premier cas, à l’opposé, la vie apparaît si longue, si importante, tellement tout en tout, si sérieuse et si difficile, que nous nous élançons sur elle de toute notre âme, pour participer à ses bienfaits, disputer ses récompenses et nous les assurer, et exécuter nos projets. Ce second point de vue est celui qu’on nomme immanent ; c’est celui auquel songe Gracian, quand il parle de tomar muy de veras et vivir[11]. Le premier point de vue, au contraire, le point de vue transcendant, est le mot d’Ovide : non est tanti[12]. L’expression est bonne, et celle-ci, de Platon, est encore meilleure : ουδε τι των ανθρωπινων αξιον εστι μεγαλης σπουδης[13].

La première disposition d’esprit résulte de ce que la connaissance a pris la suprématie dans la conscience, où, s’affranchissant du pur service de la volonté, elle saisit objectivement le phénomène de la vie, et ne peut manquer alors de voir clairement la futilité et le néant de celle-ci. Dans la seconde disposition, par contre, la volonté prédomine, et la connaissance n’est là que pour éclairer les objets de la volonté et leurs voies. L’homme est grand, ou petit, selon que prédomine chez lui l’une ou l’autre manière d’envisager la vie.

Chacun tient le bout de son champ d’observation pour le bout du monde. Ceci est aussi inévitable dans le domaine intellectuel, qu’au point de vue physique l’illusion qu’à l’horizon le ciel touche la terre. Mais une des conséquences de ce fait, c’est que chacun de nous jauge avec sa mesure, qui le plus souvent n’est qu’une aune de tailleur, et que nous devons en passer par là ; comme aussi chacun nous prête sa petitesse, fiction qui est admise une fois pour toutes.

Il y a quelques idées qui existent très rarement d’une façon claire et déterminée dans une tête, et ne prolongent leur existence que par leur nom ; celui-ci n’indique en réalité que la place d’une telle idée, et, sans lui, elles se perdraient à tout jamais. L’idée de sagesse, par exemple, est de ce genre. Combien elle est vague dans presque toutes les têtes ! On peut se référer sur ce point aux explications des philosophes.

La « sagesse » me paraît indiquer non seulement la perfection théorique, mais aussi la perfection pratique. Je la définirais : la connaissance exacte et accomplie des choses, dans l’ensemble et en général, qui a si complètement pénétré l’homme, qu’elle se manifeste aussi dans sa conduite, dont elle est la règle en toute circonstance.

Tout ce qui est primordial, et par conséquent authentique dans l’homme, agit comme tel, de même que les forces naturelles, inconsciemment. Ce qui a pénétré par la conscience y est devenu une représentation ; par suite, la manifestation de cette conscience est en une certaine mesure la communication d’une représentation. En conséquence, toutes les qualités vraies et éprouvées du caractère et de l’esprit sont originellement inconscientes, et ce n’est que comme telles qu’elles produisent une profonde impression. Tout ce qui, sous ce rapport, est conscient, est déjà corrigé et voulu, dégénère par conséquent déjà en affectation, c’est-à-dire est une tromperie. Ce que l’homme accomplit inconsciemment ne lui coûte aucune peine, et aucune peine ne peut y suppléer. C’est là le caractère des conceptions originelles qui constituent le fond et le noyau de toutes les créations véritables. Voilà pourquoi ce qui est inné est seul authentique et valable. Ceux qui veulent faire quelque chose doivent, en tout ordre d’idées, action, littérature, art, suivre les règles sans les connaître.

Il est certain que mainte personne n’est redevable du bonheur de sa vie qu’à ce qu’elle possède un sourire agréable, qui lui conquiert les cœurs. Cependant ceux-ci feraient mieux de se tenir sur leurs gardes, et de se rappeler, d’après la table mnémonique d’Hamlet, that one rnay smile, and smile, and be a villain[14].

Les gens pourvus de grandes et brillantes qualités ne font guère difficulté d’avouer leurs défauts et leurs faiblesses, ou de les laisser voir. Ils les considèrent comme une chose qu’ils ont payée, ou sont même d’avis que ces faiblesses leur font moins honte qu’eux-mêmes ne leur font honneur. C’est particulièrement le cas, quand ces défauts sont inséparables de leurs éminentes qualités, qu’ils en sont des conditiones sine quibus non. Comme l’a dit George Sand, « chacun a les défauts de ses vertus[15] ».

Par contre, il y a des gens de bon caractère et de tête irréprochable qui, loin d’avouer leurs rares et petites faiblesses, les cachent soigneusement, et se montrent très susceptibles à toute allusion à leur sujet. La raison en est que, tout leur mérite consistant en l’absence de défauts et d’imperfections, ils se sentent amoindris par la révélation de chaque défectuosité.

La modestie, chez les gens médiocres, est simplement de l’honnêteté ; chez les gens brillamment doués, elle est de l’hypocrisie. Aussi le sentiment avoué et la conscience non dissimulée de leur talent exceptionnel siéent-ils autant à ceux-ci que la modestie sied à ceux-là. Valère-Maxime cite à ce sujet d’intéressants exemples, sous sa rubrique : De fiducia sui[16].

Même en aptitude au dressage, l’homme dépasse tous les animaux. Les musulmans sont dressés à prier cinq fois par jour, le visage tourné vers La Mecque ; ils le font invariablement. Les chrétiens sont dressés à faire en certaines occasions le signe de la croix, à s’incliner, etc. La religion, en somme, est le chef-d’œuvre par excellence du dressage, le dressage de la pensée ; or, on sait que, dans cette voie, on ne peut jamais commencer trop tôt. Il n’est pas d’absurdité si évidente qu’on ne pourrait faire entrer dans la tête de tous les hommes, si l’on commençait à la leur inculquer avant leur sixième année, en la leur répétant constamment et sur un ton convaincu. Le dressage de l’homme, comme celui des animaux, ne réussit parfaitement que dans la première jeunesse.

Les nobles sont dressés à ne tenir pour sacrée que leur parole d’honneur, à croire en tout sérieux et en toute rigueur au code grotesque de l’honneur chevaleresque, à le sceller, le cas échéant, par leur mort, et à considérer le roi comme véritablement un être d’espèce supérieure. Nos témoignages de politesse et nos compliments, particulièrement nos attentions respectueuses envers les dames, reposent sur le dressage ; de même, notre estime pour la naissance, la situation, les titres ; de même aussi le déplaisir que nous font éprouver, suivant leur nature, certaines assertions dirigées contre nous. Les Anglais sont dressés à considérer comme un crime digne de mort l’imputation de manque de gentilhommerie et plus encore celle de mensonge ; les Français, celle de lâcheté ; les Allemands, celle de sottise ; et ainsi de suite. Beaucoup de gens sont dressés à une honnêteté invariable en une chose, tandis que dans toutes les autres ils n’en montrent pas beaucoup. Ainsi, bon nombre ne volent pas d’argent, mais dérobent tout ce qui peut leur procurer indirectement une satisfaction. Maint marchand trompe sans scrupules ; mais voler, c’est ce qu’il ne ferait certainement pas.

Le médecin voit l’homme dans toute sa faiblesse ; le juriste, dans toute sa méchanceté ; le théologien, dans toute sa sottise.

Il y a dans ma tête un parti d’opposition constant qui s’élève après coup contre tout ce que j’ai fait ou résolu, même à la suite de sérieuses réflexions, sans néanmoins avoir pour cela chaque fois raison. Ce parti d’opposition n’est probablement qu’une forme de l’esprit d’examen susceptible de rectification, mais il m’adresse souvent des reproches immérités. Je soupçonne que plus d’un autre est aussi dans le même cas ; quel est celui qui ne doit pas se dire, en effet :

  … Quid tam dextro pede concipis, ut te
Conatus non pæniteat, votique peracti[17] ?

Celui-là a beaucoup d’imagination, dont l’activité cérébrale intuitive est assez forte pour n’avoir pas besoin chaque fois de l’excitation des sens, en vue d’agir.

Conformément à ce principe, l’imagination est d’autant plus active que les sens nous apportent moins d’intuition extérieure. Un long isolement (soit en prison, soit dans une chambre où vous retient la maladie), le silence, le crépuscule, l’obscurité sont favorables à son activité ; sous l’influence de ces conditions, elle se met spontanément en jeu. À l’opposé, quand l’intuition reçoit beaucoup de matière réelle du dehors, comme en voyage, dans le tumulte du monde, par une claire matinée, l’imagination chôme, et, même sollicitée, n’entre pas en activité ; elle se rend compte que ce n’est pas son heure.

Cependant l’imagination doit, pour se montrer féconde, avoir reçu beaucoup de matière du monde extérieur ; lui seul, en effet, peut l’approvisionner. Mais il en est de la nourriture de l’imagination comme de celle du corps : quand celui-ci a reçu du dehors beaucoup de nourriture qu’il doit digérer, c’est alors qu’il devient le plus incapable d’activité, et chôme volontiers. C’est pourtant cette nourriture, à laquelle il est redevable de toutes ses forces, qu’il sécrète plus tard, quand le moment est venu.

L’opinion obéit à la loi du balancement du pendule : si elle dépasse le centre de gravité d’un côté, elle doit le dépasser d’autant de l’autre. Ce n’est qu’avec le temps qu’elle trouve le vrai point de repos et demeure stationnaire.

L’éloignement, dans l’espace, rapetisse toute chose, en la contractant ; ainsi ses défauts et ses lacunes disparaissent, comme, dans une glace rapetissante ou dans la chambre obscure, tout se montre beaucoup plus beau que dans la réalité. Le passé agit de même dans le temps. Les scènes et les événements reculés, avec leurs acteurs, se présentent au souvenir sous l’aspect le plus aimable, car ils ont perdu ce qu’ils avaient d’irréel et de troublant. Le présent, qui est privé de cet avantage, est toujours défectueux.

Et, dans l’espace, de petits objets, vus de près, paraissent grands ; vus de très près, ils couvrent même tout le champ de notre vision ; mais, dès que nous nous éloignons un peu, ils deviennent petits et invisibles. De même, dans le temps, les petits événements et accidents quotidiens de notre vie, tant qu’ils sont là devant nous, nous paraissent grands, importants, considérables, et excitent en conséquence nos affects : soucis, ennuis, passions ; mais dès que l’infatigable torrent du temps les a seulement un peu éloignés de nous, ils deviennent insignifiants, sans importance, et sont bientôt oubliés. C’est leur seul rapprochement qui faisait leur grandeur.

La joie et la souffrance n’étant pas des représentations, mais des affections de la volonté, elles ne résident pas non plus dans le domaine de la mémoire, et nous ne pouvons pas les rappeler elles-mêmes, comme qui dirait les renouveler ; ce sont seulement les représentations dont elles étaient accompagnées que nous pouvons faire repasser devant nos yeux, et surtout nous rappeler nos manifestations provoquées alors par elles, pour mesurer par là ce qu’elles ont été. Voilà pourquoi notre souvenir des joies et des souffrances est toujours incomplet, et que, une fois passées, elles nous sont indifférentes. Il est inutile de chercher parfois à rafraîchir les plaisirs ou les douleurs du passé. Leur essence proprement dite gît dans la volonté. Mais celle-ci, en soi et comme telle, n’a pas de mémoire, la mémoire étant une fonction de l’intellect qui, par sa nature, ne livre et ne renferme que de simples représentations : chose dont il ne s’agit pas ici. Il est étrange que, dans les mauvais jours, nous puissions nous représenter très vivement les jours heureux disparus ; et que, par contre, dans les bons jours, nous ne nous retracions plus les mauvais que d’une façon très incomplète et effacée.

Il y a lieu de craindre, pour la mémoire, l’enchevêtrement et la confusion des choses apprises, mais non l’encombrement proprement dit. Ses facultés ne sont pas diminuées de ce fait, pas plus que les formes dans lesquelles on a modelé successivement la terre glaise ne diminuent l’aptitude de celle-ci à de nouvelles formes. En ce sens, la mémoire est sans fond. Cependant, plus un homme a de connaissances diverses, plus il lui faudra de temps pour trouver ce qu’on exige soudainement de lui. Il est comme un marchand qui doit rechercher dans un énorme magasin la marchandise qu’on lui demande ; ou, à proprement parler, il a évaporé, parmi tant d’idées qui étaient à sa disposition, précisément celle qui, par suite d’un exercice antérieur, l’amène à la chose réclamée. La mémoire n’est pas en effet un récipient où l’on garde les objets, mais simplement une faculté servant à l’exercice des forces intellectuelles. Aussi le cerveau possède-t-il toutes ses connaissances seulement potentiâ, jamais actu. Je renvoie à ce sujet au § 45 de ma dissertation sur La quadruple racine du principe de la raison suffisante.

Parfois ma mémoire s’obstine à ne pas reproduire un mot d’une langue étrangère, ou un nom, ou un terme d’art que je connais pourtant très bien. Après que je me suis plus ou moins longtemps inutilement tourmenté à leur sujet, je ne m’en occupe plus. Puis, au bout d’une heure ou deux, rarement davantage, parfois cependant au bout de quatre à six semaines, le mot cherché m’arrive si soudainement, au milieu d’un courant d’idées tout autre, que je pourrais croire qu’on vient de me le souffler du dehors. (Il est bon ensuite de fixer ce mot par un moyen mnémonique, jusqu’à ce qu’il s’imprime de nouveau dans la mémoire.) Après avoir fréquemment observé, en m’en étonnant, ce phénomène depuis de longues années, j’en suis arrivé à trouver vraisemblable l’explication suivante : à la suite de la pénible recherche inutile, ma volonté conserve la curiosité du mot et lui constitue un surveillant dans l’intellect. Plus tard, quand, dans le cours et le jeu de mes idées, se présente par hasard un mot commençant par les mêmes lettres ou ressemblant à celui-là, le surveillant s’élance, complète le mot cherché, dont il s’empare brusquement et qu’il ramène en triomphe, sans que je sache où et comment il l’a fait prisonnier ; aussi semble-t-il avoir été murmuré. C’est le cas de l’enfant qui ne peut pas prononcer un vocable. Le maître finit par lui en indiquer la première et même la seconde lettre, et le mot lui vient. Quand ce procédé échoue, il faut bien chercher le mot méthodiquement, à travers toutes les lettres de l’alphabet.

Les images intuitives se fixent plus solidement dans la mémoire que les simples notions. Aussi les cerveaux imaginatifs apprennent-ils plus facilement les langues que les autres. Ils associent immédiatement au mot nouveau l’image intuitive de la chose ; tandis que les autres y associent seulement le mot équivalent de leur propre langue.

On doit chercher à ramener autant que possible à une image intuitive ce qu’on veut incorporer à la mémoire, soit indirectement, ou comme exemple de la chose, ou comme simple comparaison, analogie, et n’importe quoi d’autre ; parce que tout ce qui est intuitif se fixe beaucoup plus solidement que ce qui n’est pensé qu’in abstracto, ou que les simples mots. Voilà pourquoi nous retenons si incomparablement mieux ce que nous avons fait que ce que nous avons lu.

Le nom mnémonique convient moins à l’art de transformer artificiellement la mémoire indirecte en mémoire directe, qu’à une théorie systématique de celle-ci, qui exposerait toutes ses particularités et les dériverait de sa nature essentielle, et ensuite les unes des autres.

On n’apprend que de temps en temps ; mais on désapprend toute la journée.

Notre mémoire ressemble à un crible qui, avec le temps et par l’usage, retient de moins en moins ce qu’on y met. Plus nous vieillissons, d’autant plus vite s’échappe de notre mémoire ce que nous lui confions désormais. Elle conserve au contraire ce qui s’y est fixé quand nous étions jeunes. Les souvenirs d’un vieillard sont donc d’autant plus nets qu’ils remontent plus loin, et le sont d’autant moins qu’ils se rapprochent davantage du présent ; de sorte que sa mémoire, comme sa vue, est devenue aussi presbyte (πρέσβυς).

Il y a dans la vie des moments où sans cause extérieure particulière, plutôt par un accroissement de la sensibilité, venant de l’intérieur, et seulement explicable d’une manière physiologique, les choses ambiantes et le présent prennent un degré de clarté plus élevé et rare ; il résulte de là que ces moments restent gravés d’une façon indélébile dans la mémoire et se conservent dans toute leur individualité, sans que nous sachions pour quelle raison, ni pourquoi, parmi tant de milliers de moments semblables, ceux-là précisément s’imposent. C’est probablement par pur hasard, comme les exemplaires de races animales complètement disparues que contiennent les bancs de pierres, ou comme les insectes écrasés entre les pages d’un livre. Les souvenirs de cette espèce, ajoutons-le, sont toujours doux et agréables.

Il advient parfois, sans cause apparente, que des scènes depuis longtemps oubliées se présentent soudainement et vivement à notre souvenir. Cela peut provenir, en beaucoup de cas, de ce que nous venons de sentir, maintenant comme jadis, une légère odeur à peine perceptible. Les odeurs, on le sait, éveillent avec une facilité toute particulière le souvenir, et le nexus idearum n’a besoin en toute occasion que d’une incitation très faible. Soit dit en passant, l’œil est le sens de l’intelligence, l’oreille le sens de la raison, et l’odorat le sens de la mémoire, comme nous le voyons ici. Le toucher et le goût sont des réalistes attachés au contact, sans côté idéal.

La mémoire a aussi cette particularité, qu’une légère ivresse renforce souvent beaucoup le souvenir des temps et des événements passés, de manière qu’on se rappelle toutes leurs circonstances plus complètement qu’on n’aurait pu le faire à l’état de sobriété. Par contre, le souvenir de ce que l’on a dit ou fait pendant l’ivresse même est plus incomplet qu’en temps ordinaire ; après une forte ivresse, il n’existe même plus. L’ivresse renforce donc le souvenir, mais ne lui apporte qu’un faible aliment.

Ce qui prouve que l’arithmétique est la plus basse de toutes les activités intellectuelles, c’est qu’elle est la seule qui puisse être exercée aussi à l’aide d’une machine. On se sert déjà beaucoup, en Angleterre, par commodité, de machines à calculer. Or, toute analysis finitorum et infinitorum se ramène finalement au calcul. On peut mesurer d’après cela le « profond sens mathématique », qu’a déjà raillé Lichtenberg[18]. Il a dit en effet à ce sujet : « Les mathématiciens de profession, appuyés sur la naïveté enfantine des autres hommes, se sont acquis une réputation de profondeur qui a beaucoup de ressemblance avec celle de sainteté que s’arrogent les théologiens ».

En règle générale, les gens d’un très grand talent s’entendront mieux avec les hommes d’une intelligence extrêmement limitée, qu’avec ceux d’une intelligence ordinaire. C’est pour la même raison que le despote et la plèbe, les grands-parents et les petits-enfants sont des alliés naturels.

Les hommes ont besoin d’une activité extérieure, parce qu’ils sont dépourvus d’une activité intérieure. Mais quand celle-ci existe, celle-là produit plutôt une perturbation très désagréable, et même souvent exécrée. La première raison explique aussi l’agitation et la passion des voyages sans but des gens désœuvrés. Ce qui les chasse ainsi à travers le monde, c’est le même ennui qui, à la maison, les réunit et les presse en tas, d’une façon vraiment risible à voir.

Cette vérité me fut confirmée un jour d’une façon exquise par un inconnu d’une cinquantaine d’années, qui me parlait de son voyage de plaisir pendant deux ans dans les contrées étrangères les plus lointaines. Comme je remarquais qu’il avait dû subir à cette occasion de grandes fatigues, de grandes privations et de grands dangers, il me fit immédiatement et sans préambule, mais en avançant des enthymèmes, la réponse excessivement naïve que voici : « Je ne me suis pas ennuyé un seul instant » .

Je ne m’étonne pas qu’ils s’ennuient quand ils sont seuls : ils ne peuvent pas rire seuls, et même cela leur paraît fou. Le rire ne serait-il donc qu’un signal pour les autres et un simple signe, comme le mot ? Manque général d’imagination et de vivacité d’esprit (dulness, sottise, αναισθησια και βραδητυς ψυχης (hébétude et lourdeur d’âme), comme dit Théophraste (Caractères, chap. xxvii), voilà ce qui les empêche de rire quand ils sont seuls. Les animaux ne rient ni seuls ni en société.

Un homme de cette espèce ayant surpris Myson le misanthrope à rire tout seul, lui demanda pourquoi il riait : « Précisément parce que je suis seul », répondit-il.

Celui qui, avec un tempérament flegmatique, n’est qu’un imbécile, serait un fou avec un tempérament sanguin.

Les gens qui ne vont pas au théâtre ressemblent à celui qui fait sa toilette sans miroir ; mais celui-là agit plus mal encore, qui prend ses décisions sans recourir aux conseils d’un ami. Un homme peut avoir en effet en toutes choses le jugement le plus juste et le plus net, sauf dans ses propres affaires ; car ici la volonté dérange aussitôt le concept de l’intellect. Voilà pourquoi il faut consulter les autres, pour la même raison qu’un médecin, qui soigne tout le monde, ne se soigne pas lui-même, et fait appeler un confrère.

La gesticulation naturelle ordinaire qui accompagne toute conversation vive, est une langue à soi, et beaucoup plus universelle que celle des mots ; étant indépendante de ceux-ci, elle est la même chez toutes les nations, quoique chacune en fasse usage en proportion de sa vivacité. Il en est même quelques-unes, comme la nation italienne, par exemple, où elle s’augmente de certains gestes purement conventionnels qui n’ont par conséquent qu’une valeur locale.

L’usage universel de la gesticulation est analogue à celui de la logique et de la grammaire, car elle exprime simplement la forme, et non la matière de la conversation. Elle se distingue cependant de la logique et de la grammaire, en ce qu’elle se rapporte non seulement au côté intellectuel, mais aussi au côté moral, c’est-à-dire aux mouvements de la volonté. Elle accompagne ainsi la conversation, comme une basse correctement progressive accompagne la mélodie, et sert, de même que cette basse, à renforcer l’effet. Le caractère le plus intéressant de la gesticulation, c’est que, dès que la parole prend la même forme, il y a répétition des mêmes gestes. Il en est ainsi, quelque différente que puisse être la matière, c’est-à-dire la circonstance. De sorte que je puis très bien comprendre la signification générale, c’est-à-dire simplement formelle et typique d’une conversation animée, en regardant par la fenêtre, sans entendre un seul mot. Je sens infailliblement que la personne qui parle, argumente, expose ses raisons, puis les résume, insiste, tire une conclusion victorieuse ; ou bien elle rapporte quelque tort qu’on lui a causé, dépeint au vif et sur un ton d’accusation la dureté de cœur et la sottise de ses adversaires ; ou bien elle raconte comment elle a imaginé un plan superbe dont elle décrit le succès, à moins qu’elle ne se plaigne qu’au contraire ce plan n’ait pas réussi, par la faute du hasard, ou qu’elle n’avoue son impuissance dans le cas en question ; ou bien enfin elle narre qu’elle a vu clair à temps dans les machinations d’autrui, et, en affirmant ses droits ou en usant de sa force, les a déjouées et a puni leurs auteurs ; et mille autres choses semblables. Mais, ce que la gesticulation seule m’apporte en réalité, c’est la matière essentielle — morale ou intellectuelle — de la parole in abstracto. La quintessence, la vraie substance de celle-ci demeure identique au milieu des sujets les plus différents et aussi de la matière la plus différente, et se comporte à l’égard de celle-ci comme la notion à l’égard des individus.

Le côté le plus intéressant et le plus amusant de la chose est, comme il a été dit, la complète identité et stabilité des gestes pour dépeindre les mêmes circonstances, même si ces gestes sont employés par les personnes les plus différentes ; juste comme les mots d’une langue sont les mêmes dans la bouche de chacun, et ne subissent que les petites modifications résultant de la prononciation ou de l’éducation. Et cependant ces formes persistantes et universellement suivies de la gesticulation ne sont certainement pas le résultat d’une convention ; elles sont naturelles et primordiales, un vrai langage de la nature, bien qu’elles puissent être fortifiées par l’imitation et l’habitude. L’acteur et l’orateur, celui-ci à un degré moindre, doivent, on le sait, étudier soigneusement la gesticulation. Mais celle-ci consiste principalement dans l’observation et l’imitation. Il est en effet difficile de ramener cette matière à des règles abstraites, si l’on en excepte quelques principes tout à fait généraux, comme celui-ci, par exemple : le geste ne doit pas suivre le mot, mais il doit plutôt le précéder immédiatement, pour l’annoncer et provoquer ainsi l’attention.

Les Anglais ont un mépris tout particulier pour la gesticulation, qu’ils regardent comme une chose indigne et commune ; mais je vois simplement en cela l’un des sots préjugés de la pruderie anglaise. Il s’agit en effet du langage que la nature donne à chacun et que chacun comprend. Aussi, le supprimer et l’interdire sans autre forme de procès, uniquement pour l’amour de l’illustre « gentlemanry », me semble chose scabreuse.

  1. L’Espérance est un état auquel tout notre être, c’est-à-dire volonté et intellect : celle-là, en désirant son objet : celui-ci, en le supputant comme vraisemblable. Plus forte est la part du dernier facteur et plus faible celle du premier, et mieux l’espérance s’en trouve; dans le cas inverse, c’est le contraire.
  2. Est-il bien nécessaire de rappeler que Nessus, en mourant de la flèche que lui avait lancée Hercule, donna à Déjanire, femme de ce héros, sa tunique comme un talisman qui devait lui ramener son époux, s’il devenait infidèle, et qui, empoisonnée, occasionna au fils de Jupiter des souffrances tellement atroces, qu’il y mit fin en se précipitant sur le bûcher qu’il avait préparé de ses propres mains sur le mont Œta ? (Le trad.)
  3. Bertolotti (Davide), né à Milan, fut poète tragique et lyrique, nouvelliste, historien, biographe, auteur de guides de voyages, etc. Son activité littéraire s’étend de la fin de l’Empire au règne de Louis-Philippe. La nouvelle à laquelle fait allusion Schopenhauer a été traduite en français, sous ce titre : L’Indienne, ou les funestes effets de la jalousie, dans un petit volume de Romans et nouvelles, 1824, Paris, in-12. (Le trad.)
  4. « La vengeance est pour la bouche le plus suave morceau qui ait jamais été cuit en enfer ».
  5. « Il ne faut à la colère qu’un prétexte, si petit qu’il soit. » Voir plus haut, page 37.
  6. « Tandis que les autres animaux ont la face courbée vers la terre… »
  7. « …(le fils de Japhet) donna à l’homme un front élevé, lui ordonna de contempler les cieux et de lever ses regards vers les astres ».
    ________Ovide, Métamorphoses, livre I, chapitre ier.
  8. En français dans le texte.
  9. « La plus grande honte pour un homme est de donner des preuves qu’il est un homme ». (Voir, sur Gracian, Écrivains et style, note de la page 153).
  10. Dans la tragédie de Schiller, ou peut-être dans l’imitation qu’en donne Pierre Lebrun. (Le trad.)
  11. « Prendre très au sérieux la vie ».
  12. « Cela n’a pas grande importance ».
  13. « Rien, dans les choses humaines, ne mérite qu’on se tracasse beaucoup. »
  14. « On peut sourire, sourire encore, et être un coquin ».
  15. En français dans le texte.
  16. Valerii Maximi Dictorum Factorumque memorabilium libri IX. C’est au chap. VII du livre III que se trouvent ces exemples, qui mettent en scène les Scipions, Licinius, Crassus, Caton l’ancien, l’orateur Antoine, le poète Accius, et beaucoup d’autres, Romains et Grecs. (Le trad.)
  17. « Quel projet conçois-tu d’une façon si heureuse, que tu ne te repentes de ton effort et de la réussite de ton désir ? »
    ________________Juvénal, Satire X, vers 5-6.
  18. Spirituel écrivain et penseur allemand (1742-1799) que Schopenhauer aime à citer, et dont nous avons dit un mot dans la Préface d’Écrivains et style, page 16. (Le trad.)