Paris et la France sous Law

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Paris et la France sous Law
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 44 (p. 497-531).
PARIS ET LA FRANCE
SOUS LAW


I. — LA BOURSE. — LES MISSISSIPIENS.

Dans la hausse rapide, impétueuse, qui se fit sur les actions de la Banque royale[1], Law fut emporté dans les airs comme un ballon sans lest, ou l’homme qu’une trombe eût pris en plaine, soulevé, pour l’asseoir à la pointe de la flèche de Strasbourg. Il avait stupéfié plus que vaincu ses ennemis. Ils n’étaient pas moins là, campés autour de lui, pour le ruiner, le démolir, armée serrée, compacte[2]. Avec les Duverney, les meneurs de la baisse, marchaient toute la maltôte, les fermiers-généraux, leurs cent mille gabeleux, rats de cave, huissiers et recors. À ce corps régulier ajoutez les troupes légères, les associés, les intéressés, les accapareurs, fournisseurs, leurs agens, employés, mangeurs, rongeurs de toute espèce.

Law n’était pas myope. Il voyait sous ses pieds et sous sa base unique, je veux dire auprès du régent, l’ambassadeur anglais Stairs, qui montrait le poing[3], et son compère Dubois, qui minait et sapait. Dubois avait eu du faible pour Law et pour sa caisse ; mais ce grand citoyen savait dominer ses faiblesses. Ministre et bientôt cardinal par la grâce de l’Angleterre, il en avait, dit-on, de plus une petite pension d’un million. — Le régent lui-même, si Anglais, était-il sûr pour Law ?

Contre cet affreux dogue l’ambassadeur Stairs et ses dents, Law ne se rassurait que par un bouledogue qui valait l’autre pour la férocité. Il coûtait gros. Si on ne l’eût gorgé de minute en minute, il eût mangé son maître. M. le duc (c’est de M. le duc de Bourbon que je parle), même avant le succès de Law, en mars 1719 déjà, tire de lui 1 million pour un petit duché qu’il lui fait acheter en août 8 millions par la Bourse. Comme le chien d’enfer, il mangeait par trois gueules. Ce n’était jamais fait. Après lui arrivaient sa mère, sa grand’mère, son frère Charolais. En les gorgeant, on ne faisait qu’irriter l’envie, l’appétit des Conti. Et ce qui était effrayant, c’est que, derrière les princes, arrivait la file infinie de la mendicité d’épée, les grands seigneurs qui daignaient protéger Law en tendant la main, les nobles et quasi nobles, un monde de pauvres menaçans, — plus l’armée de ses amoureuses, duchesses, et comtesses, et marquises, des femmes impudentes et jolies, qui personnellement le sommaient, ne lui faisaient pas grâce, exigeaient qu’on les achetât.

Voilà les deux abîmes que Law vit béans à ses pieds. À droite, le précipice où la maltôte et les Anglais voulaient le faire tomber, à gauche ce gouffre de noblesse, cette bourbe profonde, la prostitution mendiante.

On a peint plus ou moins l’extérieur du système, mais jamais le dedans. On a été discret, prudent, respectueux. Du Hautchamp et les autres, Barbier, Marais, Buvat, sont pleins d’omissions volontaires. Le sage Forbonnais, compilateur tardif, donne les chiffres et non les personnes. Le violent Pâris-Duverney, si impétueux contre Law dans le livre où il semble vouloir le tuer (après sa mort), a l’art de ne point voir les maîtres et tyrans de Law, ceux qui eurent s’en faire un jouet. On croyait tout cela éteint et oublié, et l’on peut dire en cendres. En effet, les registres, actes, pièces, tous les monumens du système avaient été brûlés en 1722. On avait établi une bonne cage de fer, de dix pieds sur huit, dans la cour de la banque (aujourd’hui la Bibliothèque). Là tout passa aux flammes. Nul procès désormais possible. — Mais celui de l’histoire serait-il impossible ? Non. Par une industrie patiente, en rapprochant des faits qui jusqu’ici ne présentent aucun sens, nous espérons refaire la Sodome pour la foudroyer.

Ce qui a bien servi pour obscurcir la vue, faire cligner les plus clairvoyans, c’est la foule elle-même, l’amusement de ces tableaux mouvans, le va-et-vient de la rue Quincampoix. Il en reste de bonnes gravures[4] : on voit là le flux et reflux de cette mer, les confuses mêlées, les tournois de l’agiotage, mais tout cela fort trouble.

Je vais, dans cette foule, saisir quelques individus. Cela sera plus clair. Leurs vies sont instructives. C’est le petit, c’est le menu ; mais il n’y a rien de petit pour qui cherche et qui veut comprendre. On voit alors et on distingue (parfois plus qu’on ne veut). La vie du temps s’y montre et devant et derrière, par le propre et par le malpropre, par tous les rangs mêlés et tous les métiers confondus, des balayeurs aux princes, des Holbak aux Condé. C’est ici l’âge d’or. Plus de prince et plus de valet : la fraternité du ruisseau.

Le balayeur. — Il y avait dans la boutique d’un changeur un bon gros Allemand qui s’appelait Holbak. Il faisait les fortes besognes, remuait, portait des sacs, balayait le devant de la porte. On le croyait trop bête pour friponner. Des banquiers le prirent pour domestique ; puis, voulant un homme de paille et le plus ignorant, qui ne sût que signer et signât sans comprendre, ils lui achetèrent (ce qui alors était fort peu de chose) une charge d’agent de change ; mais, voilà que l’argent lui éclaircit la vue : il vit que tout le secret était d’acheter à vil prix les titres du rentier désespéré et de les vendre à bénéfice. Il fit cela tout comme un autre et mieux, car il réalisa à temps, et envoya tout en Allemagne.

Le laquais. — Les Anglais, qui sans paraître, sournoisement, travaillaient à la baisse, devaient vendre des actions par un agent à eux. Il se trouva malade, mais il avait un domestique de confiance, son laquais Languedoc. Il l’envoie à la Bourse. Languedoc doit vendre au cours du jour 8,000 livres par action, mais il voit que les actions montent ; en homme intelligent, il attend, vend à 10,000, et garde pour lui la différence, qui était de 500,000 livres. Huit jours après, il avait 10 millions, et s’appelait M. de La Bastide. Six mois après, il était ruiné, reprenait du service avec son nom de Languedoc.

La brocanteuse. — Un jour entra chez Law une bonne femme de province, une Wallonne de la Meuse, une dame Chaumont. Elle implore sa justice dans un gros débat, et elle parle si bien d’affaires que Law l’appuie. C’était sur la frontière une brocanteuse de dentelles, qui, au passage des armées, s’était intéressée avec deux fournisseurs et leur avait fait des avances. Ces gaillards (un soldat gascon et un barbier de régiment) avaient fort réussi dans les fourrages, et le barbier, se disant noble, avait eu l’industrie d’obtenir une demoiselle de Saint-Cyr et la protection de Versailles. Depuis, les deux associés, travaillant à Paris, ne songeaient plus à payer la Chaumont. Elle vient. On ne veut la payer qu’en billets d’état, qui alors perdaient 60 pour 100. Cette femme courageuse accepta, sachant ou devinant le nouveau miracle de Law, qui décupla la valeur des billets. Elle eut en un mois 6 millions. Les deux fripons pleurèrent alors, et ils voulaient lui disputer ses bénéfices. De là un procès solennel dont Law amusa le régent : ils donnèrent raison à la femme, qui avait cru quand personne ne croyait encore. « Il lui fut fait selon sa foi. »

Cette Chaumont paraît avoir eu le don qu’on recherchait le plus alors, quelque chose de rond, d’ouvert, de simple, qui donnait confiance. Elle était relativement honnête. Elle dut être le prête-nom des employés de Law, qui n’osaient jouer sans masque. Elle devint bientôt, comme on va voir, un centre autorisé, et comme l’hôtesse et la nourrice, la bonne mère des agioteurs, tenant (sans doute aux frais de Law et de la Banque) une table immense, prodigieuse, pour recevoir des milliers d’hommes. Les joueurs de toute nation que Law voulait attirer à Paris allaient manger chez la Chaumont. Sa cuisine de Gargantua, bourse gastronomique où l’on fricotait des affaires, rappelait par sa monstrueuse grandeur les mangeries impériales, les distributions, les repas où jadis les césars firent asseoir le peuple romain.

Les belles agioteuses. — L’écueil, il faut le dire, de ces triomphes de Plutus, c’était le défaut national, la galanterie. Des dames intrépides, pour brusquer la fortune, sans perdre le temps à jouer, se saisissaient du joueur même. Éprises de celui qui gagnait, dans ces momens d’ivresse où un coup de fortune trouble la tête, elles échangeaient vivement l’amour contre le portefeuille. La langue de la Bourse y aidait, et Law avait donné l’essor. Ses actions, au féminin, avaient de jolis noms de femmes. Les anciennes, nées de quelques mois, étaient nommées les mères, celles d’après les filles, les récentes les petites-filles. Pour avoir une petite-fille, il fallait présenter et des filles et des mères, pas moins de quatre mères. Or cela se réalisait. Tel achetait des actions, et se trouvait payé en filles ; il avait une mère et plusieurs.

Beaucoup furent comiquement dupes. Un Rauly, par exemple, l’un des meilleurs, bon, généreux, crédule, fut surpris par deux Hollandaises, la mère et la fille, celle-ci un miracle de naïve ingénuité, de beauté enfantine et tendre. Il eut un moment poétique, voulut fuir au désert, je veux dire acheter quelque part hors de France, loin des procès possibles, un nid voluptueux pour cacher son trésor. Il envoya les dames devant avec son intendant, qui devait mettre là un million à couvert. Cet intendant était un homme sûr, honnête, mais, hélas ! un Français tout aussi galant que son maître. Le voilà amoureux éperdu, idiot. Bref, il ne voit plus goutte, se laisse enlever son million. Les belles et le million étaient partis ensemble, si loin, qu’on n’a jamais su où.

Tels furent les jeux de l’amour, du hasard, parfois tragiques, atroces. Un Bordelais, le fils d’un conseiller au parlement, poussé au désespoir par une maîtresse exigeante qui l’avait mis à sec et voulait le quitter, tua son père, qu’il croyait un grand thésauriseur. Il ne trouva rien et s’enfuit. Sous des noms supposés, il joua et devint trop riche pour être poursuivi ; mais tout le monde le connaissait : sa lugubre figure, sa démarche égarée, disaient assez qui il était.

La Tencin. — Les chansons de l’époque assurent que cette ancienne religieuse, avec sa grâce et sa finesse, son expérience (elle n’était pas loin de quarante ans), avait le mérite spécial d’une infinie complaisance en amour. Elle en savait beaucoup. On pensait qu’avec elle il y avait toujours à apprendre. Dubois, d’Argenson, Bolingbroke, vrais gourmets, aimaient ce fruit mûr. Elle tenait maison aux dépens de Dubois, lui faisant croire que son salon, agréable aux jésuites, avancerait l’affaire du chapeau. Par lui, par d’Argenson, elle avait des secrets de bourse : elle jouait les fonds que Bolingbroke avait eu la simplicité de lui confier ; mais pour ne pas descendre à la rue Quincampoix, elle avait un amant exprès, M. de La Fresnaye. Il était sûr, exact à rapporter ses gains ; elle lui faisait croire qu’elle l’épouserait. En 1726, elle traita impartialement ces deux derniers. À Bolingbroke elle nia le dépôt, et rit au nez de La Fresnaye. Celui-ci, furieux surtout d’avoir été si sot, se coupa la gorge chez elle et inonda tout de son sang.

Il n’est pourtant pas sûr qu’elle aimât fort l’argent, ni le plaisir. Elle ne fit pas fortune. Ce qu’elle aimait, c’était d’intriguer, de corrompre. Elle et son frère avaient des arts charmans pour amollir les gens et leur faire trahir leur principe. Ils corrompirent Law, l’amenèrent à se faire catholique. Ils corrompirent jusqu’aux jésuites ; leur firent laisser l’Espagne, le prétendant, pour accepter Dubois, l’homme de l’alliance anglaise. Enfin, faut-il le dire ? le croira-t-on ? ils corrompirent Dubois !

Law n’aurait pu, sans l’aveu de Dubois, emporter sa victoire, entamer sa grande œuvre. Dubois, en convertissant Law par son ami Tencin, pouvait se faire un honneur infini dans le monde catholique, un titre solide au chapeau. La grande difficulté, c’est que Dubois était Anglais de cœur, de système, de position. Il fallait obtenir de lui une petite infidélité à cette passion dominante, pour quelques mois du moins. Il donnait, il est vrai, en ce moment même au ministère anglais un très solide gage en détruisant la marine espagnole ; mais, quoi ! si la bourse de Londres, malgré cela, se mettait à crier, si les spéculateurs (et le prince de Galles en était) s’en prenaient à Dubois, la pension d’un million lui serait-elle continuée ? Grave, très grave considération qui pouvait rendre Dubois incorruptible ! Cet esprit net et froid, qui se moquait de tout, serait-il pris aux mirages de bourse ? Il y fallait, ce semble, beaucoup d’art ?… Ce fut tout le contraire. On alla droit au but en employant tout franchement ce qu’on appelait la compagnie du Savoyard.

Avez-vous vu un merveilleux, dessin de Watteau, le Savoyard ? C’est un drôle, un rieur de gaîté singulière, gaîté physique propre à ces fortes races qu’on croirait innocentes. Jeune et riant toujours, cet enfant des montagnes, aussi rude joueur que porteur ou scieur de bois, ira haut, ira loin dans les affaires, n’ayant ni hésitation ni scrupule. Il rit en vous volant, rirait en vous cassant les reins. C’était la vraie figure pour faire fortune, et ce fut, je n’en fais pas doute, celle de Chambéry, un Savoyard qui créa cette compagnie. Il avait sa sellette au coin de la rue aux Ours, mais il monta, devint frotteur, porteur, de sacs, se frotta dès lors à l’argent. Il était honnête, économe, à ce point qu’il avait amassé mille francs. Il lui fallait pour associé un homme qui parlât bien, écrivît, fût grave et posé. Il en trouva un plus que grave, un habit noir étonnamment sérieux : c’était ce Bordelais, qui avait tué son père. Les associés s’associèrent deux fripons, un Dauphinois qui prétendait avoir une manufacture de savon, et un M. Bombarda, trésorier du trésor vide de l’électeur de Bavière, usurier enrichi de la ruine de son maître. Je passe toutes les autres vertus des quatre associés qui se chargèrent de la grande entreprise, corrompre la vertu de Dubois.

Law jadis, pour jouer, avait fait faire de gros louis, lourds à emplir la main. Cela ravissait les joueurs. Il pensa judicieusement que, dans l’agiotage au vol qui se faisait, on trouverait charmant d’avoir de gros billets, et il en fit de 10,000 francs. Le bon Savoyard Chambéry, simple et rond, tout droit en affaires, en mit pour cinq millions en portefeuille, et, comme il eût porté un panier de pêches ou de fraises, il alla jovialement porter à Dubois cette primeur. Dubois se mit à rire. Il était besoigneux pour son affaire de Rome. Il savait les Romains sensibles aux friandises. Il fut tenté pour eux. Il songeait bien aussi que le million anglais, après tout, n’était qu’un million, et que le bonhomme au contraire en ce premier paiement ouvrait à deux battans l’infini du Mississipi. Tout cela l’amollit. Il sentit son cœur. Qui n’en a ? Le plus farouche homme d’état a son jour d’attendrissement. Il eut certain retour pour Law, — qui sait ? reconnut la Tencin ?

Le vampire. — Dubois ainsi permit et laissa faire : on obtint son inaction ; mais pour que le système vainquît décidément et supprimât l’anti-système, il fallait davantage : il fallait acheter l’action énergique et directe, la férocité de M. le Duc. Or M. le Duc, fort cher en 1718, fut énormément cher en 1719, ayant alors une maîtresse terrible, Mme de Prie, moins une femme qu’un gouffre sans fond.

Lui, il n’était qu’une bête de proie, un brutal chien de meute, violent, mais aveugle et borné. Il pouvait happer des morceaux, terres, pensions, mais il n’aurait pas su, je crois, faire si bien fonctionner la grande pompe de l’agiotage, qui le 18 septembre lui donna 8 millions, 20 en octobre, etc. C’est qu’il était alors mené par un esprit (vampire ? Harpie ?), un être fantastique, insatiablement avide et cruellement impitoyable, qui, six années durant, aspira notre sang.

Elle semblait née de la famine, des jeûnes que son père, le fournisseur Pléneuf, fit subir aux armées, aux hôpitaux. Déjà grande, elle eut pour éducation la ruine. Pléneuf, trop bien connu, se sauva à Turin. Sa mère, belle et galante, vivota d’une cour d’amans qui, n’étant pas jaloux, la partageaient en frères. On parvint à marier la fille à un homme qui prit pour dot l’ambassade de Turin, ambassade nécessiteuse où elle eut les souffrances du pauvre honteux qui doit représenter. Elle devint demi-italienne, grâce, finesse et séduction, — au dedans vrai caillou, l’âme d’un vieil usurier de Gênes.

Elle croyait, en rentrant, profiter d’abord sur sa mère, lui prendre par droit de jeunesse ses fructueux amans. Ils furent fidèles. La mère, beauté bourgeoise et bien moins fine, avait je ne sais quoi d’aimable qui retint. Cela aigrit la fille ; elle ne lui pardonna pas de rester belle et d’être aimée encore. Elle la cribla d’abord de dards vénéneux, de morsures de vipère ; et puis, comme elle n’en mourut pas, elle lui joua le tour, dès qu’elle fut puissante, de faire revenir son mari. Enfin elle lui tua ses amans un à un, travailla à la faire périr à coups d’aiguille.

L’avènement de Mme de Prie chez M. le Duc, c’est celui de la hausse. Jusque-là il avait pour maîtresse la Mancini (Nesle, née Mazarin) ; mais dans l’été Mme de Prie l’emporta décidément. Elle s’empara de lui juste au moment de la curée, la razzia d’août et septembre. Maîtresse alors et du duc et de tout, elle fait revenir son père, Pléneuf, donne à ce vieux voleur la caisse de la guerre, le profit de l’affaire d’Espagne[5].

Law craignait le vautour. — Il trouva l’araignée. — Mais qu’est-ce que le vautour, la bête qui n’a que bec et griffes, comparé aux puissances des affreuses araignées de mer, des suceurs formidables qui aspirent en faisant le vide, qui tirent parti de tout, qui des os extraient la moelle, et du craquant squelette savent encore se faire une proie ?


II. — LA CRISE DE LAW. — AOUT-SEPTEMBRE-OCTOBRE 1719.

Montesquieu parle quelque part d’une pièce de ce temps-là, Ésope à la cour, et dit qu’en sortant de la voir, il se sentit la plus forte résolution qu’il ait jamais eue d’être honnête homme. Cette pièce avait fait aussi impression sur Law. Ruiné par le système, il écrivait en 1724 : « On a mis sur la scène l’exemple du désintéressement dans le personnage d’Ésope. Ses ennemis l’accusèrent d’avoir des trésors dans un coffre qu’il visitait souvent. Ils n’y trouvèrent que l’habit qu’il avait avant d’être ministre. Moi, je suis sorti nu, je n’ai pas sauvé mon habit. »

Cela est beau, pourtant ne suffit pas. Sortir nu, ce n’est pas assez. L’essentiel est de sortir net. Ésope retrouva mieux que l’habit, l’honneur. Law a-t-il retrouvé le sien ? Ne devait-il pas expliquer les circonstances qui le rendirent complice (désintéressé, il est vrai, mais complice après tout) du pillage honteux qui se fit ? N’eût-il pas mieux valu avouer franchement ce qui lui donnerait devant l’avenir des circonstances atténuantes, sa faiblesse de caractère, sa servitude domestique, l’entraînement surtout de l’utopiste mené par un mirage à travers les marais fangeux ? Un petit mal pour un grand bien ! une heure de brigandage, et demain le salut du monde ! Selon toute apparence, il se paya de cette raison.

Il est mort sans parler, abandonnant sa mémoire. Il nous reste une énigme. Pourquoi ? Il n’eût pu se laver que par le déshonneur des autres, et de ceux qui restaient puissans. Il est mort à Venise en 1729, triste solliciteur, tremblant apologiste, qui justement s’adresse aux coupables, aux auteurs de sa ruine. La faute en est à sa grande faiblesse, disons-le, à ses deux amours. D’une part, cette fière Anglaise qu’il avait enlevée ne veut pas rester pauvre ; elle le fait écrire, elle écrit elle-même à M. le Duc pour recouvrer le bien de ses enfans. Lui, d’un autre côté, le pauvre homme, est le même joueur obstiné, chimérique, amoureux de sa grande idée, et si follement amoureux qu’il s’imagine que les voleurs qui ont tant d’intérêt à le tenir loin vont le rappeler, l’essayer de nouveau, lui donner sa revanche.

Voilà ce que c’est que la France. Law n’était pas né fou, mais ici le devint. Un certain vin nouveau cuvait. Le sage Catinat, Vauban, Boisguillebert, le bon abbé de Saint-Pierre, chacun à sa manière, rêvaient, quoi ?… la révolution. Le meilleur ne se disait pas et ne s’imprimait pas, circulait sourdement. En Law fut, si je ne me trompe, bien moins l’invention que la concentration des idées capitales du temps. Quelles sont ces idées ? J’y distingue ce que j’appellerai le plan et l’arrière-plan, une révolution financière, une révolution territoriale.

Le plan, c’était d’abord l’extinction de la maltôte, la destruction de l’épouvantable machine qui triturait la France ; peu, très peu d’employés ; quarante mille préposés de moins ; plus de pachas de la finance, plus de fermiers-généraux, plus de receveurs à gros profits, qui faisaient des affaires avec l’argent des caisses ! Trente petits directeurs (à 6,000 francs) remplaçaient tout cela. — Le plan, c’était encore l’extinction de la dette, la libération de l’état. Law se substituait aux créanciers en prêtant 1 milliard 500 millions à 3 pour 100, remboursait le créancier en espèces ou en actions. On était sûr qu’il préférerait ces actions en hausse, qui, revendues au bout d’un mois, donnaient un bénéfice énorme.

Ce que j’appelle l’arrière-plan, c’était non-seulement l’égalité de l’impôt territorial, mais une vente des terres du clergé. À peine contrôleur-général, il fit examiner en conseil un projet pour forcer le clergé de vendre tout ce qu’il avait acquis depuis cent vingt ans[6]. Cette dernière proposition était tout un 89. Des quatre ou cinq milliards de biens que le clergé avait en France, une moitié au moins avait été acquise dans le XVIIe siècle. Cette masse de deux milliards de biens, tout à coup mise en vente, donnait la terre à très vil prix, la rendait accessible. De plus, une bonne part des gains de bourse se seraient tournés là. Beaucoup de fortunes récentes, ou moyennes, ou petites, cherchant un sûr placement, s’y seraient portées. La révolution financière, qui semble si fâcheuse tant qu’elle n’apparaît que comme agiotage, aurait profité à la terre et fécondé l’agriculture. La première proposition, un impôt égal sur la terre, réparait aussi en partie les maux de l’agiotage. Les grands propriétaires de terre, qui furent par prête-noms les grands agioteurs, se trouvant soumis à l’impôt, eussent restitué à l’état quelque chose de leurs monstrueux bénéfices.

Résumons : — le fisc simplifié, devenu très léger ; — la libération de la France, la dette remboursée avec profit et pour l’état et pour le créancier ; — égalité de l’impôt territorial ; — la moitié des biens du clergé vendue en une fois, et la terre mise à si bas prix que chacun pût en acheter… Splendide construction de rêves et de nuages ! Sur quoi, je vous prie, porte-t-elle ?… Sur la supposition que l’abolition de l’abus se fera par l’abus suprême, que la révolution peut s’opérer par le pouvoir illimité, indéfini, le vague absolutisme, le gouvernement personnel qui ne peut pas se gouverner lui-même.

Law était fou évidemment. Le vertige de l’utopie, la partie engagée, l’ivresse, avaient brouillé sa vue. Il ne s’aperçut pas qu’il avait son système, l’enfant chéri de sa pensée, où ?… dans la fosse aux bêtes, serpens, crabes, araignées. Il le suivit, il entra là, pour être mangé, l’imbécile, bien plus, honteusement souillé, sali, flétri.

Le 27 août 1719, fort inopinément, par un simple arrêt du conseil, la révolution s’accomplit : la compagnie des Indes prend les fermes à ses adversaires et se charge de lever l’impôt. Toute rente sur l’état est supprimée ; la compagnie remboursera la dette en émettant des actions rentières à 3 pour 100 que recevront les créanciers de l’état. L’anti-système périt ; Duverney est vaincu. Le système est vainqueur, ce semble. La masse des rentiers voit brusquement fermés les bureaux des payeurs, avec quelle inquiétude ! Il faudrait, pour les rassurer, que leur liquidation bien faite leur donnât sans difficulté ce qu’on leur promet en échange, ces actions qui désormais sont leur unique fonds, leur propriété légitime. Qu’arrive-t-il ? Les bureaux sont ouverts, les actions paraissent ; le premier venu en achète, et le rentier seul est exclu ! On lui répond : « Vous n’avez pas les pièces, vous reviendrez, bonhomme ; vous n’êtes pas encore liquidé. »

La précipitation cruelle qu’on mit à tout cela ne servait Law en rien. Tout au contraire, ses grandes vues de colonies, de commerce, dont il était alors violemment préoccupé, et qui devaient donner corps et réalité au fantasmagorique échafaudage du système, voulaient du temps. Il était évident que sans le temps il périssait. On voit, par le Journal de la Régence et autres document, que si la foule était à la rue Quincampoix, Law était d’âme et de corps, de toute son activité, à l’affaire du Nouveau-Monde. Tout occupé de trouver des colons, il n’avait rien à gagner à ce crime de bourse que la ruine infaillible et prochaine du système. Il était trop certain que la folle poussée de hausse, la ruine des rentiers, n’aboutirait à rien qu’à enrichir les gros voleurs, qu’une chute suivrait, épouvantable, qui emporterait Law, ses idées, sa fortune, sa personne et sa vie peut-être.

Ni Law ni le régent n’avaient rien à gagner à cela qu’une immense malédiction, la ruine du présent et la honte dans tout l’avenir. Les plaisirs personnels du régent étaient peu coûteux, on l’a vu. Fini à peu près pour les femmes, il ne l’était pas pour le vin. L’ivresse de chaque soir non-seulement le menait à l’apoplexie, mais le tenait la matinée dans un état demi-apoplectique, obscurcissait sa vue, affaiblissait sa faible volonté. Ses facultés baissaient. Un signe de cet affaissement, c’est la facilité qu’eut Dubois, aux dernières années, de l’occuper de plats intérêts de famille, de mariages, d’archevêchés pour ses bâtards. — Donc représentons-nous dans son Palais-Royal cette figure qui fut le régent, ce distrait, ce myope, alourdi, ahuri, et ne sachant à qui entendre dans la foule exigeante, fort insolemment familière, de ces demandeurs acharnés. Quelle résistance ? Aucune ; une mollesse incroyable, une aveugle, une lâche générosité, pour être quitte et se débarrasser en donnant tout à tous. Triste soutien dans la violente crise et les périls de Law ! En 1718, on parlait de le pendre ; et 1719, on parlait de l’assassiner.

Les Anglais le menaçaient fort. Pendant plusieurs années, fort à leur aise ils avaient spéculé sur les variations de nos monnaies ; ils exportaient les monnaies fortes. Ils ne pardonnèrent pas à Law les mesures qui frappèrent ce trafic en juillet. Nos projets d’établissement au Nouveau-Monde leur plaisaient peu. Leur compagnie du Sud regardait de travers notre compagnie des Indes. Elle y voyait le grand obstacle à la hausse de ses actions. Stairs, leur ambassadeur, n’était qu’un Écossais, mais d’autant plus porté à dépasser les Anglais, même par son zèle furieux. Il était né sinistre, et il avait eu une terrible enfance. Il eut le malheur, en jouant, de tuer son frère. On prétendait (à tort peut-être ?) qu’au passage du prétendant (1716), il avait aposté un Douglas pour l’assassiner. Il avait la figure d’un coquin à tout faire, et ce qui le rendait plus dangereux encore, c’est qu’il l’eût fait en conscience : c’était un coquin patriote.

Il prit occasion des demandes d’argent que le prétendant avait faites à Law (le 5 août) et du secours que celui-ci lui fit passer. Il jeta feu et flamme, cria que l’alliance était rompue, que Law armait l’ennemi de l’Angleterre. De septembre en décembre, il le poussa de ses menaces. Rien ne dut agir plus sur Law et sur sa femme pour leur faire accepter, désirer à tout prix la protection du duc de Bourbon et de sa bande. C’était bien peu que le régent.

M. le Duc n’avait fait nul crime encore, et chacun avait peur de lui. Dans ces temps d’indécision, lui seul ne flottait pas. Dur et borné (bouché, dit Saint-Simon), n’ayant ni scrupule, ni ménagement, ni convenance, il allait devant lui. On le vit au coup d’état d’août 1718, où il dit nettement qu’il serait contre le régent, si on ne lui donnait la dépouille du duc du Maine. On le vit en décembre, quand il empoigna sa tante et la garda chez lui, de quoi elle eut tellement peur, qu’à tout prix, en s’humiliant, elle se jeta dans les bonnes mains du régent, et fut si aise alors qu’elle lui sauta au cou de joie. On craignait d’autant plus ce borgne à l’œil sanglant qu’avec les apoplexies du régent, la vessie de Dubois, il était trop visible qu’il allait avoir le royaume.

Que fût-il arrivé, si Law, tellement menacé des Anglais, se fût mis en travers du prince agioteur, s’il eût bravé le borgne et sa vipère ? Je le laisse à penser. Certes des hommes plus vaillans que lui auraient fort bien pu avoir peur, se sauver. Il resta pour son déshonneur. Sa femme et sa fortune, ses rêves utopiques, le firent rester sous le couteau.

Voilà le spectacle de honte. Les malheureux rentiers, refoulés de la banque et qui exigent leurs reçus, sont en foule au trésor pour avoir ces reçus. Ils y font queue jour et nuit ; ils couchent, mangent dans la rue, pour ne pas perdre, leur tour. Enfin celui qui à la longue l’a, ce bienheureux reçu, aura-t-il l’action en échange ? Il se précipite à la banque, même foule ; il se trouve à la queue de la file immense, et des derniers peut-être. Le public non rentier a eu certes le temps de passer devant lui, n’ayant à remplir nulle formalité préalable. C’est là l’odieuse vue qui nous frappe, ce qui se passe en pleine rue : mais si l’on voyait les coulisses, si l’on voyait, la nuit ou le matin, ce misérable serf Law, chapeau bas, donnant, offrant à ses tyrans les actions qui sont le pain et la vie du rentier, si l’on voyait la meute des vampires et harpies titrées que ne peuvent éconduire les besoins les plus indécens, cet ignoble pillage ferait bondir le cœur, on serait obligé de détourner la vue.

Le 22 septembre pourtant Law eut horreur de ce qui se passait. Il fit décider par la compagnie (et contre l’arrêt du conseil) qu’on ne donnerait plus d’actions pour or ni pour billets, mais uniquement en échange des récépissés des rentiers, en un mot que les actions rentières, selon son plan, son but, seraient réservées aux créanciers de l’état. Insistons sur ceci, Forbonnais l’a bien dit : « Il fut arrêté à la compagnie (non au conseil). » L’auteur d’excellentes recherches sur le système, M. Levasseur, a vérifié aux archives qu’il n’y eut nul arrêt du conseil. La compagnie seule a donc l’honneur de cette mesure. Elle n’aurait jamais cependant hasardé un tel acte contre les arrêts du conseil sans l’aveu du premier des actionnaires, de son président ; le régent. Ce prince, qui libéralement comblait d’actions les membres du conseil, M. le Duc, M. le prince de Conti, etc., ne croyait pas leur nuire en fermant le bureau à la foule des agioteurs ; mais ce qu’il leur donnait de la main à la main n’était rien en comparaison des profits qu’ils faisaient par leurs prête-noms dans les hausses et les baisses, les secousses violentes, habilement calculées, de l’agiotage. Voilà le profitable jeu qu’il fallait continuer. Ajoutons que si les princes, se contentant de voler seuls, avaient exclu les autres, rejeté dans la rue la longue file des agioteurs, ils se seraient trop démasqués ; leur épouvantable fortune eût été trop au jour. Il leur était plus sûr de ne pas gagner seuls, d’avoir derrière eux pour réserve l’armée de la bourse, d’être appuyés du monde des banquiers, courtiers et joueurs. Leur chef, M. le Duc, pesait sur le conseil. Un arrêt du conseil, le 25 septembre, rouvre la vente des actions, interrompue trois jours. Ces actions (le bien des rentiers), on peut les vendre à tout venant pour des billets de banque. Dans ce cas, les acheteurs paieront un droit de 10 pour 100, que le rentier ne paiera pas. Avec les bénéfices énormes qu’ils faisaient, cela ne les arrêtait guère.

Donc la vertu de Law avait duré trois jours. Le rentier, désormais sacrifié à l’agioteur, fut refoulé dans le désespoir ; tous passaient ayant lui. Le trésor lui faisait sa liquidation lentement, lentement on lui délivrait le reçu nécessaire. Quand il avait passé deux nuits, trois nuits à camper dans la rue, il était prêt à jeter tout. Les besoins aussi se faisaient sentir, et beaucoup ne pouvaient attendre. Là surviennent à point des gens compatissans pour le conseiller ou l’aider. Que ne vend-il ses titres ? Il se rend et vend à vil prix. C’en est fait. Et l’avenir même dès lors lui est fermé. On aura beau émettre de nouvelles actions en faveur des rentiers, il n’est plus le rentier. On arrive en son lieu avec les titres qu’il a donnés pour rien. Les grands voleurs, princes, ducs et banquiers, se présentent hardiment comme créanciers de l’état. Va donc, va à la Seine, ou mourir sur la paille !

Successeur du rentier, bien armé d’actions, fort d’un gros portefeuille, le joueur peut se lancer à la Bourse. Les rois de la coulisse, qui font les arrêts du conseil, qui dominent la compagnie, qui, par les nouvelles d’Espagne ou de Londres, machinent tous les jours les variations de demain, enfin qui font le cours et jouent les yeux ouverts, — ces gens d’en haut doivent bien rire des prétendus hasards de la rue Quincampoix. Au fond, c’est l’amusement barbare du XVe siècle, la farce des tournois d’aveugles dont on régalait Charles VI ou Philippe le Bon. On riait à mourir de voir ces vaillans imbéciles, fiers de leurs longs gourdins, n’y voyant goutte, d’autant plus furieux, se cherchant à tâtons, parfois frappant dans le vide, ou assommant la terre, parfois s’assenant d’affreux coups et se tuant à coups de bâton.

Les habiles de toute province et de tout pays de l’Europe, sans compter nos Gascons, Dauphinois, Savoyards, avaient pris poste de bonne heure, avaient loué toutes les boutiques pour y tenir bureau. Le long de l’étroite rue (telle aujourd’hui qu’elle fut) se heurtait, se poussait par le ruisseau la foule des acheteurs, vendeurs, troqueurs, spéculateurs, dupes et fripons. Point de seigneurs, mais force gentilshommes, force robins, des moines, jusqu’à des docteurs de Sorbonne. Nulle pudeur, la fureur à nu : injures, larmes, blasphèmes, rires violens. Ajoutez les imbroglios. Tel abbé pour billets de banque donne des billets d’enterrement ; telles dames se jouent elles-mêmes, actions incarnées, et paient en mères et en filles. Quand la cloche du soir ferme la rue, cette effrénée Babel s’engouffre bouillonnante aux cafés, aux traiteurs des ruelles voisines, aux joyeuses maisons où les espiègles demoiselles soulagent le gagnant de son portefeuille.

Sauf le joueur volé ou le blême rentier, Paris était fort gai. Trente mille étrangers qui étaient venus jouer dépensaient, achetaient et ne marchandaient guère. Les spectacles ne manquaient pas. On épurait Paris en faveur du Mississipi. Les galans chevaliers de la maréchaussée enlevaient poliment les demoiselles « de moyenne vertu » qui devaient peupler l’Amérique ; des vagabonds en nombre égal, ramassés dans les rues ou tirés de Bicêtre, devaient partir en même temps : tout cela exécuté avec une violence, une précipitation légère, des facéties cruelles. Le régent n’aimait pas les larmes, et les scènes de désespoir eussent fait tort au mouvement des affaires. Il voulut que ces demoiselles, ces pauvres diables, s’amusassent avant de quitter Paris. Elles furent mariées sommairement à Saint-Martin-des-Champs ! On mit les malheureuses en face de la bande des hommes. Parmi ces inconnus, mendians ou voleurs, elles durent choisir en deux minutes, sous l’œil paternel de la police, se marier en deux temps, comme on fait l’exercice. Les pauvres immolées, avec des rubans jaunes pour couronne de mariage, furent promenées, montrées, pour qu’on vît combien les partans étaient gais. Barbare exhibition ! Elles riaient, pleuraient, parmi les quolibets, chantaient pouille au passant, la mort au cœur, sentant ce qui les attendait.

Temps joyeux ! les morts même n’étaient pas dispensés d’être de la partie. Au 20 septembre, lorsque, après une baisse de deux jours, reprit la hausse, trois joueurs la fêtèrent toute la nuit à se soûler. Il n’y avait pas moins qu’un parent du régent, le jeune Horn (un d’Aremberg). Le matin, plus qu’ivres, un peu fous, passant au cloître de Saint-Germain-l’Auxerrois, ils voient un corps exposé sous la garde d’un prêtre que le clergé va venir relever. Ils demandent quel est l’imbécile qui se laisse mourir en temps de hausse. « Le procureur Nigon. — Attends, attends, Nigon ! Nous allons te tirer de là. Laisse ton corbeau, ta prison, et viens boire avec nous. » Chandeliers, bénitier, bière, cadavre, tout est jeté sur le pavé. Le clergé arrivait. Le mort est porté dans l’église. On commence le De profundis ; mais, au seuil de l’église, Horn chante un arrêt du conseil. On va chercher la garde ; elle n’ose venir. Le lieutenant de police veut un ordre du Palais-Royal. On y court. La chose racontée au régent lui parut trop plaisante. Il rit. Nos trois fous en furent quittes pour boire huit jours à la Bastille.

Le régent, ivre chaque soir, ne veut pas l’être seul. Il supprime la taxe du vin. Law se fait adorer. Il rembourse, bon gré, mal gré, chasse les inspecteurs du pain, du porc, de la marée, du bois et du charbon, etc., qui levaient de gros droits, Paris nage dans l’abondance des vivres, fait fête au cochon, au poisson. C’est alors que je vois un des agens de Law, la Chaumont, la grande hôtesse de la Bourse, recevoir chez elle, près de Paris, tout le peuple des agioteurs : prodigieux festins qui ne purent guère se faire que sous le ciel ! « Pour un seul jour, un bœuf, deux veaux et six moutons[7]. »

Où est Law pendant ce temps-là ? En suivant ses démarches dans le Journal de la Régence, on le trouve partout où il est inutile. Il va, vient, il s’agite. Est-il devenu fou ? Est-il un mannequin qu’on drape à la royale pour s’en servir et s’en moquer ? Il semble qu’il détourne les yeux de la scène de honte, d’effronté filoutage. Il ne voit pas la Bourse, il ne voit pas la banque. Distrait et ridicule, il semble l’arlequin de ce grand carnaval. Où est-il aux jours décisifs où le système proclamé va s’appliquer, sera une réalité ou une infâme illusion ? Il s’en va au Jardin des Plantes, à la Salpêtrière, et dit au directeur de ce grand hôpital : « Je vous donne un million. Cédez pour le Mississipi quelques centaines de vos filles ; je me charge de les doter. »

Chose grotesque ! les tout-puissans voleurs, princes et ducs, l’obligent, de minute en minute, d’acheter des fiefs, des terres titrées, ridicules inutiles à un homme de sa sorte, et cela à des prix insensés. Les millions lui coulent comme l’eau. Il est duc en Mercœur, il est duc en Mississipi, et en même temps il fait ici le prévôt des marchands, le lieutenant de police. Il a l’esprit aux vivres de Paris, ne songe à autre chose. Son cœur est à la viande, il ne dort pas de ce qu’elle est trop chère. Il convoque chez lui les bouchers et les gronde, a La viande à quatre sous ! dit-il, cela ne sera plus. Je me chargerai, moi, de la vendre à un autre prix ! »

Voilà un homme étrange. Si on le pousse un peu, il va se faire boucher. Cela manque à ses titres. Que lui sert d’être partout en France comte, duc, et que sais-je ? un vrai marquis de Carabas ? Pour honorer la Bourse, la réhabiliter et lui gagner le peuple, il faut qu’il soit roi de la halle.

Roi de tout, roi de rien, de vide et de risée !


III. — LAW VEUT S’ENFUIR. — ON LE FAIT CONTROLEUR-GENERAL. — NOVEMBRE-DECEMBRE 1719.

Quel était l’intérieur de Law ? Si on le savait mieux, bien des choses obscures s’éclairciraient. Ce qu’on en sait, c’est que cet homme, jeune encore, tellement en vue et observé, fut en vain obsédé, poursuivi d’une foule de femmes vives et jolies, terribles. Il ne vit rien. La belle réputation de galanterie qu’il avait apportée disparut tout à fait. On maudissait ce farouche Hippolyte, qui semblait tout entier à la grande chasse des affaires.

En réalité, le roman, la tragédie d’amour, cette beauté étrange qu’il avait enlevée, pesaient sur son foyer. Le temps n’y faisait rien. Mme Law le gouvernait comme un amant, comme un complice. J’ai dit combien elle tenait à la fortune. Elle avait sujet d’être satisfaite. Dans sa position équivoque (non mariée), elle voyait les princesses et duchesses, bien plus les vertueuses, lui faire une humble cour. Son fils dansa avec le roi. Le nonce raffolait de sa fille, la caressait, jouait à la poupée. Mme Law était dans l’empyrée. De si haut, elle apercevait à peine encore la terre, prenait en pitié les mortels, mais son mari surtout. Le brillant duelliste alors ne se ressemble guère. Aujourd’hui il est effaré. Au fort de son succès (novembre 1719), il pose, inquiet et léger, comme un lièvre au sillon, qui flaire, écoute aux quatre vents. À peu ne tient qu’il ne s’envole. Instinct miraculeux ! il entend la pensée, tout ce qu’on ne dit pas encore ; sous la terre, rien ne bouge, tout va bouger. Les rats ne sont jamais surpris sous le sol qui doit enfoncer. Vous verrez un peu plus tard, en décembre, ces intelligens animaux, prudens réaliseurs, laisser tout doucement le système, déserter le papier, chercher les solides maisons, les bons biens patrimoniaux.

D’autre part, Law attend un terrible assaut des Anglais. Leur guerre (dès qu’ils n’ont plus besoin de nous contre l’Espagne) va tourner contre le système. Or le système, qu’est-ce ? Un homme, on le sait, un homme mortel. Son attrait, trop puissant, intéresse à sa mort. Adoré comme César, il peut finir comme lui. Qu’il eût été béni de la banque étrangère, le hardi patriote qui se serait fait son Brutus ! La baisse effroyable et subite qui aurait eu lieu, l’énorme pression qu’auraient exercée des milliards de papier arrivant d’un seul coup au remboursement, auraient produit bien plus qu’une banqueroute. Cette compagnie, qui maintenant levait l’impôt, était l’administration même ; elle eût emporté dans sa ruine le gouvernement, tout ordre public. L’Angleterre serait restée seule, et, seule, eût fait la paix. Il lui était extrêmement avantageux et agréable, après avoir fait la guerre par la France, de briser celle-ci. Elle avait promis, avec la garantie du régent, que, si l’Espagne subissait la quadruple alliance, elle lui rendrait Gibraltar. Un tel coup frappé sur la France dispensait l’Angleterre de se souvenir de sa promesse.

Voilà ce qui pouvait tenter un violent patriote comme Stairs, voilà ce qui très justement effrayait Law : il voyait Stairs armé, entouré de gens dévoués ; il le voyait réunir à sa table jusqu’à cinquante chevaliers de l’ordre anglais de Saint-André. Il eut un instant l’idée de partir, de s’en aller à Rome. Nous le savons par Lémontey, si instruit, et qui eut en main des documens aujourd’hui dispersés ou peu accessibles. Rien de plus vraisemblable. Je crois fort aisément qu’il voulait fuir non-seulement Stairs et ses ennemis, mais surtout ses amis, ses violens protecteurs, la grande armée des joueurs à la hausse qui le précipitait. Il sentait dans le dos la pression épouvantable, aveugle, d’une foule énorme, d’une longue colonne qui poussait furieusement. Les historiens économistes expliquent tout par son entraînement systématique, l’exagération de ses théories ; mais comment ne pas voir aussi cette poussée terrible qui le force d’aller en avant ? Que trouvera-t-il au bout ?… Un mur, un poignard, un abîme ? .. Sans voir encore, il sent que cela ne peut bien finir. Donc à gauche, à droite, il regarde s’il ne peut pas se jeter de côté. Laisser tout, grandeur et fortune, sacrifier son bien, reprendre, libre et pauvre, son métier de joueur à Rome ou à Venise, c’était sa meilleure chance, le plus beau coup qu’il eût joué jamais.

Il aurait fallu pour cela partir seul un matin, n’en donner le moindre soupçon à sa famille même, à sa femme. Elle était la plus forte chaîne qui le rivât ici. Hautaine, ambitieuse, comme elle était, comment dut-elle le traiter, s’il osa parler de départ ! Quoi ! tout abandonner, se faire d’impératrice mendiante ! Avoir quitté honneur, devoir, patrie, puis maintenant quitter la France même qui était dans leurs mains, une si prodigieuse fortune, pour aller vivre de hasard dans quelque grenier de Venise !…

Law, toujours jeune d’esprit, pensait bien et pensa toujours que quelque souverain, le tsar ou l’empereur, serait trop heureux de l’employer ; mais c’est là que Mme Law avait beau jeu pour lui faire honte, s’il rêvait ces châteaux de cartes en désertant l’édifice admirable qu’il avait déjà élevé. Il est certain, il faut l’avouer, qu’il avait obtenu de grands résultats et allait en obtenir d’autres. Son beau projet d’égalité d’impôt n’était nullement abandonné ; celui d’obliger le clergé à vendre une partie de ses biens ne pouvait que plaire au régent ; sa compagnie des Indes montrait une activité inouïe : en mars 1719, elle n’avait que seize vaisseaux, et elle en eut trente en décembre, elle en acheta douze en mars 1720. En juin, son bilan révéla qu’elle possédait ou avait en construction (vrai prodige !) trois cents navires. Elle fondait à la fois, ici le port de Lorient, là-bas la Nouvelle-Orléans. Quelle gloire pour le système I Et comment laisser tout cela ? Law, quoi qu’il arrivât, pouvait se consoler, se donner l’épitaphe de ce roi d’Orient : « Qu’importe de mourir ?… En un jour j’ai bâti deux villes ! »

Mais le plus beau, dont on parlait le moins, et ce qui, plus que tout le reste, devait le retenir ici, c’était la France transformée, transfigurée en quelque sorte. Il avait, à partir d’octobre 1719, réalisé d’un coup les vues de Boisguillebert, devancé Turgot, Necker. Les vieilles barrières des douanes intérieures entre les provinces tombèrent par enchantement, comme les cent tyrannies ridicules qui tenaient le royaume à l’état de démembrement. La libre circulation du blé, des denrées, commença. On ne vit plus le grain pourrir captif dans telle province, tandis qu’il y avait famine dans la province d’à côté. Les hommes aussi librement circulèrent. Le travailleur put travailler partout, sans se soucier des entraves municipales. Un maître menuisier de Paris fut maître aussi, s’il le voulait, à Lyon. Ainsi le pauvre corps de la France étouffée eut pour la première fois les deux choses sans lesquelles il n’y a point de vie : circulation, respiration. On le reconnut sur-le-champ. Il fallut ouvrir de tous côtés des routes immenses. Admirable spectacle ! comment l’auteur de tout cela eût-il pu le quitter, fuir sa création commencée, par faiblesse et lâcheté ! C’eût été le dernier des hommes, le plus méprisé des siens même. Sa femme, j’en réponds, l’accabla, et non moins accablé fut-il d’offres et de caresses, de prières, au Palais-Royal. Au premier mot de retraite qu’il hasarda, le prince tomba à la renverse d’étonnement, d’effroi. Quel cataclysme eût fait ce foudroyant départ ! On lui dit que non-seulement il resterait, mais qu’il aurait la place de Colbert, serait contrôleur-général, qu’on ferait tout ce qu’il voudrait. Pour Stairs et ses menaces, on rit. Quoi de plus simple que de le faire gronder par Stanhope, même destituer, remplacer ? De Londres on en eut l’espérance. Les finances, c’était le premier ministère, en ce moment la royauté. Seulement, pour que le nouveau roi entrât en possession, il fallait une petite chose : il fallait que, comme Henri IV, il crût que la France « valait bien une messe, qu’il fît le saut périlleux. » Cela ne pesait guère selon le régent et Dubois, et cela pesa peu pour Law, fort peu Anglais et bien plus Italien, qui n’aimait que Venise et Rome, qui avait pour amis le prétendant, le nonce, pour courtisan convertisseur Tencin. Mme Law aussi était sensible aux avances de ces prêtres, à leur facilité pour régulariser sa position. Tencin n’eut pas grand mal. Law alla se promener avec lui à Melun, et fut sur-le-champ converti. De retour le jour même, il communia lestement à Saint-Roch, et le soir donna un bal. L’apôtre en eut 200,000 fr., et, ce qui valut mieux, fut chargé par Dubois de faire valoir à Rome le service si grand qu’il venait de rendre à l’église.

En même temps, par tous les moyens, dons, pensions, achats, etc., Law s’assure des protecteurs. C’est comme une sorte de ligue, de confédération, qui se fait entre les seigneurs pour lui, pour le système. Le grand distributeur est le régent, la machine à donner, « le grand robinet des finances » ouvert, et qui laisse aller tout. Le Palais-Royal en attrape (La Fare, la Parabère), mais autant, mais bien plus les ennemis du régent (La Feuillade un million, Dangeau, un demi-million) ; puis des seigneurs quelconques, Châteauthiers, Rochefort, La Châtre, Tresmes, ont à peu près 500,000 livres chacun, d’autres plus, d’autres moins. Qui refuse est mal vu. Noailles, le ministre économe, est le chien qui défend le dîner de son maître, mais finit par y mordre. Saint-Simon est persécuté ; on tâche de lui faire comprendre qu’il est indécent qu’il refuse. Enfin il se rappelle je ne sais quel argent que doit le roi à sa famille : il se résigne et palpe aussi.

Mais le général du système, le roi du grand tripot, souverain protecteur de Law, c’est M. le Duc. Flanqué des Conti, du conseil, de la Banque, de la compagnie des Indes, d’un monde de seigneurs, d’intéressés de toute sorte, en outre énormément compté comme héritier certain (prochain) de ce régent bouffi qui peut passer demain, il entraîne visiblement tout. Du reste il n’est qu’un masque. En regardant derrière son inepte brutalité, on voit ses vrais moteurs, deux femmes infiniment malignes, sa mère et sa maîtresse, la rieuse et l’atroce, Mme la duchesse et Mme de Prie. La première, toute Montespan, toute satire et toute ironie, jolie sur un corps indirect, eut l’esprit méchant des bossus. Née singe, sur le tard « elle épousa un singe (M. de Lassay). » Elle excellait à rire, à nuire ; intarissable en bouts rimes mordans et cyniques. Mme de Prie tenait plutôt du chat, de sa férocité exquise : sa mère fut la souris. Dès qu’elle fut en force et puissante par M. le Duc, elle la prit dans ses griffes, commença à persécuter ceux qui l’avaient aimée et soutenue. Dans leurs vengeances, leurs plaisirs et leurs gains, cette trinité de l’agio, M. le Duc et les deux femmes, jouissait avec insolence. M. le Duc paya Mme de Prie à son mari 12,000 livres de pension, et pour bouquet de sa double victoire d’amour, de bourse, il s’acheta un Saint-Esprit de diamans de 100,000 écus (septembre 1719). Du gain de la rue Quincampoix, Mme la duchesse se bâtit sur le quai, au lieu le plus apparent, le délicieux petit palais Bourbon, où son vieil épicurisme inventa, réunit les recherches voluptueuses, les sensuelles aisances auxquelles ni l’Italie ni la France n’avaient pas songé.

Jouir n’est rien sans outrager. On voulut braver le public, insulter la rue Quincampoix. Lassay, le singe-époux de Mme la duchesse, « pour donner la comédie aux dames, » les mena, et Law avec elles. Ils l’associèrent, bon gré, mal gré, à une farce irritante qui pouvait le rendre odieux : ils lui firent jeter d’un balcon, sur la foule, de vieilles monnaies anglaises du roi Guillaume qu’on ne trouvait plus à changer. On se les disputa, on se rua, et sur cette mêlée un autre balcon, chargé de seaux d’eau, lança un froid déluge (cruel au 25 novembre).

Tout allait ainsi, tout était entraîné dans la férocité rieuse d’un gouvernement de joueurs. Le parti de la hausse et l’ascendant de M. le Duc emportaient tout. Pour empêcher la baisse, on fait de la vigueur en Bretagne, on envoie six bourreaux à Nantes ; on y dresse l’échafaud. Pour pousser à la hausse, pour faire croire que l’on colonise, faire monter le Mississipi, on fait à grand bruit sur les places l’enlèvement de ceux qui vont peupler les îles. Pourquoi donc à Paris plus qu’ailleurs ? Pour que les étrangers, les trente mille joueurs, spéculateurs, qui de toute l’Europe sont venus ici, voient bien de leurs yeux que l’affaire n’est pas chimérique.

Law, on l’a vu, offrait des dots, des primes aux émigrans. Il donnait là-bas trois cents arpens à chaque ménage. S’il eût duré, sa colonie heureuse se serait recrutée par l’émigration volontaire ; mais tout était précipité barbarement pour la montre et la mise en scène, l’effet nécessaire à la Bourse. Un tableau de Watteau, fort joli, très cruel, donne une idée de cela. Quelque enrichi sans doute, un des heureux du jour, qui trouvait ces choses plaisantes, le commanda, et l’artiste malade, âpre et sec, y a mis un poignant aiguillon. On y voit comme la police prenait au hasard ses victimes. Un argousin, affreux orang-outang, avec des mines et des risées d’atroce galanterie, est en face d’une petite fille. Ce n’est pas une fille publique, c’est une enfant, une de ces faibles créatures qui, ayant déjà trop souffert, seront toujours enfans. Elle est bien incapable du terrible voyage ; on sent qu’elle en mourra. Elle recule avec effroi, mais sans cri, sans révolte, et dit qu’on se méprend, supplie. Son doux regard perce le cœur. Sa mère ou quasi-mère plutôt (la pauvrette doit être orpheline) est derrière elle qui pleure à chaudes larmes, non sans cause : le seul transport de Paris à la mer était si dur que plusieurs tombaient dans le désespoir. On vit à La Rochelle une bande de filles trop maltraitées se soulever. N’ayant que leurs dents et leurs ongles, elles attaquèrent les hommes armés. Elles voulaient qu’on les tuât. Les barbares tirèrent à travers, en blessèrent un grand nombre, en tuèrent six à coups de fusil !

Il est instructif de placer auprès du tableau de Watteau un autre non moins désolant : c’est le portrait de Law, contrôleur-général. Grande gravure, solennelle et lugubre ! que de siècles semblent écoulés depuis le délicieux petit portrait de 1718, si féminin, suave d’amour et d’espérance ! Mais celui-ci est tel qu’il ferait croire que, de toutes les victimes du système, la plus triste, c’est l’auteur. Il est plus que défait ; il est sinistrement contracté, raccourci ; il semble que cette tête, sous une trop dure pression, à coups de maillet, de massue, ait eu le crâne renfoncé, aplati.

Au moment même où sa nomination le mit si haut, au trône de Colbert, il sentait que la terre lui fuyait sous les pieds. Ses amis, ses fidèles, les vaillans de la hausse, sous une fière affiche d’audace et d’assurance, sourdement en dessous se soulageaient des actions, — non pour de l’or, ils n’auraient pas osé, — mais pour des fantaisies qu’ils avaient tout à coup, une terre, un hôtel, des bijoux pour madame, un diamant pour une maîtresse. Il le voyait, ne pouvait l’empêcher, était plein de soucis ; mais ce qui était plus atroce, c’est que plus ces traîtres, dans leur désertion occulte, risquaient de faire la baisse, plus ils insistaient pour la hausse. Ils glorifiaient le papier pour le céder avec plus d’avantage. Tout systématique qu’il fût, Law n’était pas un sot : il sentait à coup sûr cette chose simple et élémentaire, que, s’il était de son intérêt de soutenir le cours, il ne faisait, en surhaussant une hausse déjà insensée, qu’augmenter son danger et la profondeur de sa chute ; mais il allait cruellement poussé, comme un tremblant équilibriste qu’on hisse au mât, le poignard dans les reins. Qu’il veuille ou non, il faut qu’il monte, qu’il gravisse, éperdu, le dernier échelon.

Ses maîtres, les haussiers, qui avaient déjà réalisé des sommes. énormes, Bourbon, Conti, etc., donnèrent cet indigne spectacle au 30 décembre 1719. Ils vinrent, le régent en tête, distribuer le dividende à l’assemblée des actionnaires. Dans ce troupeau crédule, où. déjà nombre d’esprits forts risquaient de se produire, on imposa la foi par l’audace, à force d’audace, par l’excès de l’absurde. Law se déshonora. Le saltimbanque infortuné alla jusqu’à crier : « Je n’ai promis que douze,… je donnerai quarante pour cent ! »


IV. — LA BAISSE. — L’ABOLITION DE L’OR. — JANVIER-MARS 1720.

Quand Law, nommé contrôleur-général, se présenta aux Tuileries, on lui ferma la grille. Sa voiture n’entra pas. Insulte calculée ! Ce même jour, le parlement avait ému et enhardi le peuple par une remontrance sur la cherté des vivres. On espérait que Law, obligé de descendre en pleine foule, serait hué, sifflé (16 janvier 1720). Même au Palais-Royal et à la table du régent, en février, on l’insulta en face. Un des roués, Broglio, lui jeta une sinistre plaisanterie : « Monseigneur, dit-il au régent, vous savez que je suis un bon physionomiste. Eh bien ! d’après les règles, je vois que M. Law sera pendu dans six mois… » — Le régent rit, douta… « Et par ordre de votre altesse ! » Celui qui si bravement insultait Law ne risquait pas grand’chose. Il savait bien qu’il plaisait à Dubois.

Dubois avait un peu flotté, avait été un peu écarté de sa route par les séductions du système, les pommes d’or de ce jardin des Hespérides ; mais le volage revenait à son premier amour, l’église, qui seule pouvait l’établir selon les vues de toute sa vie. Sa chimère, son roman, couvé soixante années, l’échelle de Jacob qu’il montait dans ses rêves, c’était en trois degrés d’avoir quelque grand siège, puis le chapeau, puis… la tiare peut-être ! Qu’un coquin comme lui, qui n’était ni diacre ni prêtre, n’avait que la tonsure, allât si haut, dans le peu qu’il avait à vivre, ce miracle ne pouvait se faire que par une basse servitude et au clergé et au roi George. C’était surtout dans le prince hérétique qu’il espérait polir gagner Rome, attraper le cardinalat. Or en janvier 1720 le clergé, l’Angleterre, étaient également contre Law. Dubois devait l’abandonner.

Malgré l’argent que Law envoya à Rome pour le prétendant, malgré les caresses du nonce, en décembre, en janvier, l’on commence à sonner le tocsin contre lui, l’on prêche contre le système. Des évêques assemblés condamnent la Banque. Cela se comprend à merveille quand on voit Law, le nouveau converti, pour son entrée au ministère, occuper le conseil d’une vente de biens du clergé. Il allait toucher à l’arche sainte. Comment Dubois eût-il osé le soutenir, lui qui précisément alors se faisait prêtre, archevêque de Cambrai ? Il avait besoin des évêques pour lui donner les ordres et le sacrer. En un jour, ils le firent sous-diacre, diacre, prêtre. Il fut sacré par Massillon.

Les Anglais désiraient, espéraient la chute de Law. Leur premier ministre Stanhope avait adopté en décembre le plan de Blount, imitateur et concurrent de Law. Blount voulait faire rembourser la dette anglaise en actions du Sud. Chose improbable ! la compagnie du Sud, fort languissante, avait traîné et devait traîner encore, si la nôtre se soutenait. Donc il fallait qu’elle pérît. Cela allait au politique Stanhope, inquiet de notre marine. Cela allait aux maîtresses allemandes de George, à qui l’affaire devait valoir un demi-million. L’héritier présomptif était aussi pour Blount, voulant entrer dans la spéculation. Stanhope, loin de laisser soupçonner ses projets, se montra favorable à Law, blâma la violence de Stairs contre lui, promit même de le remplacer (18 décembre). De sa personne, il passa le détroit, vint s’arranger avec Dubois pour les affaires d’Espagne, et autre chose aussi sans doute. En mars 1720, le plan de Blount devait être présenté au parlement, et son affaire lancée. En mars aussi (on pouvait l’espérer), au jour fatal du dividende, Law, incapable de tenir ses imprudentes promesses, allait être précipité. Sa terrible culbute, un coup d’énorme baisse, faisant fuir tous les capitaux, les renverraient à Londres et feraient la hausse de Blount.

Le premier point était de décréditer le Mississipi, de détruire ce vaste mirage qui avait fait monter si haut les actions. On annonce à Londres à grand bruit que de vives représentations vont être faites aux chambres sur ces établissemens français « qui empiètent sur les Carolines. » Ici Dubois écrit et dit qu’on a tort d’attendre des denrées tropicales de la Louisiane, que ce grand pays inondé ne sera jamais qu’une espèce de Hollande, tout au plus bonne à nourrir des bestiaux. Ces choses, dites dans l’intimité, durent circuler par les familiers de Dubois. Ce n’étaient point des attaques personnelles, mais d’autant plus efficacement de pareilles confidences minaient le crédit. On savait bien aussi que Law, tout en promettant de ne pas augmenter le nombre des billets de banque, ne pouvait faire face aux besoins qu’en en fabriquant de nouveaux (de février en mai, près de 1,400 millions !). Dès le 28 janvier, il leur donna un cours forcé, obligea de les recevoir comme monnaie. En même temps la monnaie métallique était persécutée et par les variations qu’on lui faisait subir, et par le rappel qu’on fit des anciennes monnaies décriées. On en fit des recherches, des poursuites, des confiscations chez les particuliers et dans les couvens même.

Un état si violent ne pouvait guère durer. Peu avant le paiement du dividende de mars, on dut prendre un parti. Il s’en présentait deux : on pouvait sauver l’une ou l’autre des deux institutions, ou la compagnie ou la Banque, soutenir ou l’action ou le billet ; mais, comme on l’a très bien dit, la plupart des possesseurs d’actions étaient des gens qui avaient librement spéculé. Les porteurs de billets les avaient reçus forcément, en vertu des édits, comme monnaie obligatoire, sans chance de fortune ; leur droit était sacré. Donc on devait plutôt laisser tomber l’action, non le billet, sauver la « Banque plutôt que la compagnie. » Seulement, en sacrifiant celle-ci, on fermait l’espérance, on sacrifiait la colonisation et le commerce renaissant. Le 22 février, on associa, on fondit les deux établissemens. La Banque devint caissière de la compagnie, et celle-ci caution de la Banque. Ce fut le plus fragile, le plus ruineux des deux établissemens qui prétendit soutenir l’autre. En Angleterre, la Banque, vieille, puissante corporation et fort indépendante, ne voulut nullement s’associer aux périssables destinées de la compagnie du Sud. Celle-ci même ne le désira pas, sentant que la pesante sagesse de la Banque alourdirait ses ailes dans le vol hardi qu’elle méditait. Ces deux puissances financières restèrent donc séparées, et la ruine de la compagnie n’entraîna pas la Banque. En France, la compagnie des Indes, ayant l’honneur d’avoir des princes pour gouverneurs et hauts actionnaires, sans difficulté associa la Banque à son péril. Leurs destinées, leurs fonds se mêlèrent fraternellement : mesure agréable aux voleurs. Pour décorer ce mariage par un grand air d’austérité, il est dit qu’on ne fera plus de billets, sinon avec beaucoup de formes, sur proposition de la compagnie et par arrêt du conseil. Il est dit que le roi renonce à ce qu’il a d’actions (il arrête le cours de ses largesses illimitées), qu’il ne tirera rien de la caisse qu’en proportion des fonds qu’il y dépose comme tout autre actionnaire.

On poussait avec âpreté la persécution de l’argent. Tout ce qu’on essayait d’exporter était confisqué. On pinça ainsi Duverney, qui tâchait de sauver 7 millions en Lorraine ; on pinça un Anglais, dit-on, pour 24 millions. Le 27 février 1720, défense d’avoir chez soi plus de 500 livres ; rigoureuses saisies, nulle sûreté. Le dénonciateur avait moitié de la confiscation. Un fils trahit son père. Nombre de gens timides aiment mieux sortir d’inquiétude, et viennent docilement changer leurs espèces en billets. L’or, l’argent, ces maudits, sont serrés de si près, qu’ils ne savent plus où se cacher : ils n’ont d’abri sûr que dans les caves de la Banque ; mais l’arrêt qui l’unit à la compagnie en a donné la clé à celle-ci, et lui ouvre l’encaisse. Avant la fin du mois, son gros actionnaire, Conti, arrive avec trois fourgons dans la cour. Il veut réaliser en espèces ses actions. Effroyable impudence de venir enlever l’or que ses légitimes possesseurs apportent avec tant de regret et pour obéir à la loi ! Vouloir que Law publiquement viole cette loi qu’il a faite hier !… Rien n’y servit. Il fallut le payer, remplir ses trois voitures. En plein jour, au milieu de la foule ébahie, il emporte 14 millions.

Le régent fut indigné, mais beaucoup plus M. le Duc, qui regrettait de n’en pas faire autant. Le 2 mars, il prend son parti, et lui aussi fond sur la Banque. Lui, protecteur de Law, il vient le sécher, le tarir, rafler tout et faire place nette. Lui, qui a pu réaliser 8 millions en septembre, 20 millions, dit-on, en octobre, il présente à la caisse pour 25 millions de papier qu’on doit sur l’heure changer en or : coup féroce du chef de la hausse, qui vient outrageusement donner le signal de la baisse ! Law indomptablement répondit à ce coup par un autre désespéré, le plus audacieux du système. Il alla jusqu’au bout, atteignant les voleurs et détruisant leur vol. Il abolit l’or et l’argent, leur ôta cours et défendit qu’on s’en servît.

Les louis d’or, en mars, vaudront encore 42 livres, 36 en avril… Et en mai ? Pas un sou. — L’argent a un répit. Il survivra jusqu’en décembre, sera enterré en janvier. Mesure étrange, hardie, mais d’exécution difficile, qu’on ne pouvait maintenir ! Quoi qu’il en fût de l’avenir, cette mesure eut pour le moment un effet violent pour les réaliseurs, les rendit furieux. Leur or ne pouvait ni sortir de France (on l’avait vu par Duverney), ni s’employer aisément en achats, sinon avec grande perte ; on hésitait à recevoir ces métaux dangereux, qui bientôt ne serviraient plus. Les riches du système, gorgés par lui, en devinrent les plus cruels ennemis, aryens apôtres de la baisse, outrageux insulteurs de Law et du papier. Dans leurs orgies, ne pouvant brûler l’homme, ils brûlaient les billets pour bien convaincre le public que ce n’étaient que des chiffons.

Leur espoir le plus doux, c’était que le parlement, qui dès août 1718 eût voulu pendre Law, réaliserait enfin ce vœu, prendrait son temps, et par un jour d’émeute ferait brusquement son procès. Ces magistrats haïssaient Law, et pour le mal et pour le bien, Il était le monde nouveau qui les enlevait à toutes leurs idées. Aux plus dévots d’entre eux, il semblait l’Antéchrist. Tous trouvaient fort mauvais que le grand novateur touchât à la vénalité des charges, qu’il parlât de supprimer cette justice patrimoniale où le droit souverain de vie, de mort, la robe rouge, passait par héritage, échange, achat, legs, dot : petit fonds, de fort revenu pour qui savait de certaine manière le rendre fructueux. L’austérité de quelques-uns n’empêchait pas le corps d’être détestable, d’orgueil borné et d’inepte routine, bas pour les grands, cruel aux petits, très obstiné pour la torture, pour toute vieille barbarie. Le fisc, le règne de l’argent à son début sous Henri IV, avaient consacré ce bel ordre. Ici l’homme d’argent, Law, eût voulu le supprimer. De là duel à mort, où l’on croyait que Law serait fortement appuyé par l’ennemi personnel du parlement, M. le Duc, qui avait tant aidé à le briser en 1718. En mars 1720, M. le Duc, Conti, ont sur cela changé d’opinion. L’abolition de l’or les blesse trop. Ils se vengent de Law en défendant le parlement. S’étant garni les mains, ils s’en détachent, flattent le public à ses dépens. On se dit que cet homme, abandonné des princes, ne peut durer, qu’actions et billets, tout cela va tomber, ce qui fait justement que d’autant plus ils tombent : la baisse se précipite.

C’est le moment où Blount à Londres a présenté sou plan aux chambres. Heureuse chance pour lui ! il leur montre Paris en baisse, la ruine imminente de Law. L’enthousiasme des communes, l’approbation des lords accueillent le bill présenté, qu’on votera le 3 avril. Déjà on prépare tout dans l’Alley-Change. C’est son tour. La fortune riante lui montre le visage, le dos à la rue Quincampoix.

Souvent, aux funérailles antiques, on décorait les morts de couronnes de fleurs. C’est ce que le régent fait pour Law. Il lui donne le titre de surintendant des finances, que n’a pas eu Colbert : titre funèbre ; c’est celui de Fouquet. La rue Quincampoix, de plus en plus tragique, ne montrait plus que des visages pâles. Plus d’un désespéré, sous le coup du matin, rêvait le suicide du soir : la Seine ne roulait que noyés ; mais tous ne se résignaient pas. Les gens de qualité cherchaient des querelles d’Allemands aux joueurs plus heureux, et faisaient appel à l’épée. On était averti qu’ils avaient formé un complot pour faire d’ensemble une grande charge sur la foule, enlever tous les portefeuilles. On décida la fermeture prochaine de la rue Quincampoix, désormais d’ailleurs odieuse, n’étant plus que le champ des spéculations de la baisse.

À l’avant-dernier jour, Horn, le jeune homme si emporté qu’on a vu faire la guerre aux morts, ayant eu connaissance sans doute de cet arrêt de fermeture qui allait être publié, veut jouer de son reste, refaire de l’argent à tout prix. Avec deux scélérats, il raccroche un agioteur, l’attire au cabaret avec son portefeuille et le poignarde. Arrêté, il sourit. Il prétend qu’on l’a attiré, attaqué, qu’il s’est défendu. Il croyait fermement qu’on ne pousserait pas la chose, que, parent de Madame et par conséquent du régent, il n’avait rien à craindre. En effet, le lieutenant-criminel alla prendre l’ordre du régent. Déjà celui-ci était entouré des plus vives supplications des seigneurs, des princes étrangers ; mais il y avait grand danger à faiblir. Vingt ou trente mille étrangers étaient à Paris, beaucoup ruinés, désespérés et prêts à tout, beaucoup suspects et mal connus, rôdeurs sinistres qui viennent toujours flairer autour des grandes foules. Nombre de crimes se faisaient avec une exécrable audace, et cette police, si terrible pour les enlèvemens, n’empêchait nul assassinat. Le matin, on trouvait aux bornes des bras et des jambes étalés sans cérémonie. En une fois vingt-sept corps d’assassinés (hommes, femmes pêle-mêle) sont péchés aux filets de Saint-Cloud. Hors de Paris, de même. Quatre braves officiers armés jusqu’aux dents sont, dans la forêt d’Orléans, attaqués, entourés, et après un combat définitivement massacrés. La nuit même qui suivit le jugement de Horn, on trouva près du Temple un carrosse versé, sans chevaux, et dedans une pauvre dame qu’on avait à loisir coupée, détaillée en morceaux.

Le régent était si peu rassuré, qu’en février déjà il avait augmenté de cinquante hommes chaque compagnie du régiment des gardes. Il fut sévère, dans cette affaire de Horn, plus qu’on ne l’eût pensé. On eut beau lui représenter que le coupable lui tenait à lui-même, tenait à l’empereur, à je ne sais combien de princes d’empire, qu’on devait épargner cette tache à tant d’illustres familles, à toute la noblesse européenne, qui en souffrirait cruellement dans son honneur et dans ses privilèges. On donna de l’argent, on pria, on menaça presque. On eût voulu du moins obtenir le secret, la Bastille, l’échafaud de Biron. Le régent, ainsi pressé, trouva un mot qui reste : « C’est le crime qui fait la honte, non l’échafaud ; » puis il se sauva à Saint-Cloud. Horn, pris le 22 mars 1720, fut, le 26, exécuté, rompu, et en pleine Grève, à la stupéfaction de tous. Grave, très grave événement qu’on n’eût jamais vu sous Louis XIV ! remarquable victoire de la moralité moderne, de la loi inflexible contre le privilège et l’injustice antique, contre les élus impeccables, « prolongement de la Divinité ! » Tous responsables et jugés par leurs faits ! Pour tous, l’égalité du glaive !


V. — LAW ECRASE. — VICTOIRE DE LA BOURSE DE LONDRES. — MAI 1720.

Duverney exilé, Argenson aplati (se faisant tout petit pour conserver le ministère), pouvaient espérer en Dubois, désormais opposé à Law. Dubois avait cela d’original, d’être le meilleur Anglais de l’Angleterre, et le meilleur Romain de Rome. Le 3 avril, dans un repas immense, il triompha et fêta sa victoire, son archevêché de Cambrai, sa guerre d’Espagne, l’acceptation de l’Unigenitus par nos évêques opposans. Ce 3 avril, c’est le jour même où le plan de Blount devient loi, le jour d’où la hausse de Londres va précipiter notre baisse.

Avec un tel apôtre, Rome triomphe. On fait promettre à Law de donner des missionnaires, des jésuites à sa colonie ; on le mène à Saint-Roch communier et faire ses pâques. Il croyait répondre par là aux bruits semés dans le sot peuple qu’il restait huguenot, qu’il était esprit fort, ne croyait pas en Dieu, etc. Ses ennemis, par différens moyens, jouaient un jeu à le faire mettre en pièces. D’une part, le parlement, aux jours de cherté où bouillonnaient les halles, semblait le désigner comme affameur du peuple, disant qu’il avait fait plus de mal en six mois que toute la guerre en vingt années. D’autre part, la police continuait, aggravait les enlèvemens, malgré Law, contre son avis et son opposition formelle. D’Argenson, qui semblait avoir quitté la police, la gardait réellement et la faisait agir.

Law n’avait jamais compté que les paresseux flâneurs de Paris seraient de bons cultivateurs. À la Salpêtrière, il ne demanda que des filles, et en répondant de les doter. Sa compagnie, en mars, engagea, envoya (avec outils, vivres, dépenses de première année) d’excellens émigrans, des Suisses, des Allemands laborieux. Elle acheta même des nègres, ouvriers supérieurs pour ce climat (mai) ; mais elle refusa nos vagabonds[8]. Or, juste à ce moment la police s’obstine à ignorer cela. Elle crée des enleveurs patentés en costume éclatant (bandouliers du Mississipi). Pour faire plus de scandale, outre leur paie, ils.ont 10 francs de prime pour chaque enlevé. Cela les anime si bien qu’ils capturent au hasard cinq mille personnes : des servantes qui viennent s’engager à Paris, des petites filles de. dix ans, des gens établis, de notables bourgeois ! Ils en font tant que dans certains quartiers on assomme ces bandouliers. Cependant une commission du parlement court les prisons, délivre les pauvres enlevés, s’apitoie sur leur sort, déplore la tyrannie de Law. Persécution étrange ! il a beau refuser : tout le long de mai 1720 et jusqu’en juin, on enlève pour lui, pour lui on fait passer aux ports, on embarque des troupeaux humains !

Quel poids que la haine d’un peuple ! Law ne pouvait la supporter. Il voulait à tout prix refaire sa popularité. L’horreur de sa situation n’avait fait qu’exalter ses puissances inventives. Battu sur tant de points, il s’élance dans un nouveau rêve, — celui-ci vraiment analogue à ceux de nos socialistes. La compagnie sera le grand industriel de France, fabriquera, vendra elle-même. Supprimant les nombreux intermédiaires oisifs et parasites qui tous gagnent sur le travailleur, elle livrera directement la marchandise à très bas prix. Déjà il avait fait un premier essai à Versailles dans sa belle colonie de neuf cents horlogers appelés d’Angleterre. Il en fit un nouveau dans son château de Tancarville pour la fabrique des étoffes et la confection des habits. Il avait fait venir de Flandre un habile homme, Van Robais, qui aurait habillé le peuple presque pour rien. Law voulait le nourrir lui-même. Il achète des bœufs à Poissy ; il tue, détaille, vend la viande au rabais, fait taxer les bouchers, les oblige de vendre de même.

Soins perdus ! Et il perdait le temps encore à dicter, à faire écrire par l’abbé Terrasson une longue apologie en quatre lettres qu’on mit dans le Mercure, mais les oreilles étaient bouchées par les grandes et terribles préoccupations de la ruine. Les ennemis de Law sentirent que tout cela ne lui servait à rien, qu’il était mûr et qu’on pouvait frapper. La dernière lettre est du 18 mai 1720. Le 21, ils saisirent le moment et lui portèrent le coup mortel.

Le 20 mai, il y eut vacance au conseil et au parlement. Chacun alla un moment respirer. M. le Duc, Villars, Saint-Simon, etc., sont dans leurs terres. Il ne reste près du régent, avec Law, que son ennemi d’Argenson et Dubois, non moins ennemi, voué à l’Angleterre, dont la Bourse exige que la nôtre expire. Saint-Simon est bien étourdi quand il dit que Dubois « fut dupe. » Il fut fripon comme toujours. Jamais sans son concours d’Argenson n’eût eu cette audace de lancer contre le système la machine qui le mit à terre. À qui sert-elle, cette machine ? A Blount et à Stanhope. Elle est mise en branle de Londres, montrée par d’Argenson, mais poussée par l’excellent Anglais Dubois.

« La baisse allant toujours sans qu’on pût l’arrêter, dit d’Argenson, ne valait-il pas mieux régler la baisse, la mesurer, la gouverner par une réduction progressive des actions et des billets qui baisseraient de mois en mois jusqu’en décembre, où ils seraient réduits à peu près de moitié ? » Il est certain que beaucoup abusaient de la situation, forçaient leurs créanciers de prendre en paiement de mille livres ce qui bientôt ne vaudrait que cinq cents. Le roi même avait fait ainsi, payé en valeurs à la baisse ; mais s’il en fait l’aveu, s’il le proclame, combien il va la précipiter cette baisse, hâter le grand naufrage de tant de gens qui, en faisant moins de bruit, eussent liquidé tout doucement ! Ce n’était plus la baisse qu’on aurait, mais la chute subite et complète.

Law trouva le régent bien préparé. D’Argenson proposait, et Dubois appuyait. Donc Law était seul contre trois. Qu’avait-il à faire ? Rien que de se retirer. Il les eût foudroyés de honte, leur laissant tout sur les épaules ; mais sans doute les deux fins renards lui firent entendre qu’en restant il ferait encore un grand bien, ralentirait la baisse que jamais, tant qu’on le verrait au timon des affaires, on ne perdrait cœur tout à fait. Du reste, qui avait amené cette triste nécessité ? Il fallait qu’il aidât à adoucir des maux dont il n’était pas innocent. Ledit fort insidieusement commençait par un hymne à la gloire du système : bon moyen pour faire croire que Law était auteur, rédacteur de cette pièce. Ce fut exactement comme aux enlèvemens pour le Mississipi. On s’arrangea pour lui faire imputer ce qu’il refusait, ce qui le perdait. — Signerait-il ? Le régent pria, ordonna ; l’homme qui dès longtemps ne s’appartient plus et se sentait perdu signa son acte moratoire.

L’effet fut effrayant. Tous ces gens se virent ruinés. Ils crurent que l’édit produisait ce qu’il constatait seulement. Ce ne fut qu’un cri contre Law. À peu ne tint qu’on ne le mît en pièces. Le 25 mai, émeute ; on casse ses vitres à coups de pierres. Le régent eut pitié de lui ; il le prit, et, pour faire voir qu’il l’avouait de tout, il se montra le soir avec lui à l’Opéra en même loge.

Cependant M. le Duc arrivait indigné de Chantilly. Il avait encore les mains pleines d’actions. Il fit au régent une scène terrible et ne quitta pas le Palais-Royal qu’on n’eût amendé le « tort qu’on lui faisait. » On lui promit quatre millions. À ce prix, on dut croire qu’il couvrirait la Banque, défendrait Law au parlement. Il alla y siéger, mais se garda de s’embourber en justifiant l’innocent. Le parlement discutait sa question favorite, celle de pendre Law et les chefs de la compagnie. Le régent fut si alarmé que non-seulement il révoqua l’édit, mais demanda au parlement une commission qui s’entendrait avec lui sur les affaires publiques. Il lâcha Law décidément, le destitua, lui donna une garde, mais pour le tenir prisonnier (29 mai 1720).

L’effet était produit, la confiance perdue sans retour, notre Bourse enfoncée. L’édit du 21 mai dut valoir à Dubois les vifs remercîmens de l’Angleterre, une couronne civique de la Bourse de Londres. Toute la spéculation s’embarque, passe le détroit. L’action de Blount monte en mai de 130 à 300, en août jusqu’à 1,000 ! A lui maintenant le tréteau ! Il crie plus fort que Law. Law promettait 40, et Blount assure 50 pour 100 ! Il croyait dans sa compagnie concentrer tout ; mais sur ce gras terrain les champignons, j’entends les compagnies nouvelles, poussent effrontément chaque nuit, et chacune a ses dupes. Ce peuple taciturne est dans certains moment âprement imaginatif. Des compagnies se forment pour le mouvement perpétuel, d’autres pour engraisser les chiens, trafiquer des cheveux, tirer l’argent du plomb, repêcher les naufrages, dessaler l’océan, etc. Tout n’est pas vain dans ces affaires. L’héritier présomptif se met dans les mines de Galles ; sa compagnie perd tout, mais il gagne un million. « Tous jouent. Le puissant duc tricherait pour un petit écu. Ministres et patriotes oublient le parlement ; leur lutte est à la Bourse. Le lord-juge agiote. Le pasteur (loup cervier) mord au sang son troupeau. À la caisse, on voit (doux accord !) la grande dame, duchesse et pairesse, qui fraternellement touche avec son laquais[9]. »

L’originalité de Blount, le spéculateur puritain, c’est qu’avec lui on joue selon la Bible. Les saints des derniers jours ne peuvent agioter qu’en langage sacré. La hausse est en David, la baisse en Jérémie. Stanhope aurait voulu qu’il donnât à la Banque quelque part au gâteau. Blount répondit, comme la bonne mère à la mauvaise dans le jugement de Salomon : « Oh ! ne coupons pas notre enfant ! »


VI. — CHUTE ET FUITE DE LAW. — JUIN-DECEMBRE 1720.

La Bourse de Paris, languissante et malade, est établie en juin à la somptueuse place Vendôme. Ses grands hôtels, celui du chancelier, les fiers palais des fermiers-généraux, ont le misérable spectacle de la déroute financière. Sous de méchantes toiles qui défendent un peu du soleil, l’agiotage agonisant s’agite encore. Ces tentes misérables, qui donnent à la place un faux air militaire, la font dire le camp de Condé.

Ce camp ne peut jeûner. Près des tentes s’ajoutent les mal odorantes logettes où s’abritent les petits traiteurs, puis de légères échoppes de toutes marchandises où vous pouvez, à grosse perte, employer ce mauvais papier. De plus en plus le brocantage absorbera l’agiotage, Pour un billet qui ne vaut guère, le fripier vous fait prendre l’habit, qui ne vaut rien du tout. La fine marchande à la toilette reconnaît à la mine l’homme entamé où l’on peut profiter. Pour son portefeuille aplati, elle lui donne un diamant faux, une dentelle éraillée, et, qui sait ? une belle pour souper et rire avant de se noyer. Mais se noie-t-on après ? De jolies curieuses affluent à la place Vendôme. Elles égaient ce champ de ruines. Un des désespérés voit passer une dame de grand air, élégante. Il ne dit que ces mots : « Cent louis ! ma voiture ! » Elle le regarde, s’attendrit et sourit : « Pourquoi pas ? » Elle monte lestement. Il est consolé.

Cela rappelle tout à fait Machiavel, son récit de la peste de Florence, où la mort est l’entremetteuse, où l’étranger, la veuve, tous deux en deuil, s’entendent au premier mot. Parfaite ressemblance ! la France a la peste à Marseille, ici la ruine. Entre deux morts, entre le fléau de Provence et les étouffés de Paris, on joue, on s’efforce de rire. Aux portes de la Banque, dit un témoin, « c’était une tuerie. » On se pressait, on se foulait aux pieds les uns les autres pour arriver à toucher un petit billet de 10 francs. Dans cette furie de misère, nulle pensée, nul souci de ce qui se passe au midi. Le nord est tout entier à sa peste morale, à la misère, aux soucis, à la peur. Dès deux ou trois heures de nuit, les pauvres gens arrivent à la porte du jardin de la Banque (du côté de la rue Vivienne), attendant leur paiement, leur pain. Foule énorme : dès le 2 juin, il y eut là des gens étouffés ; le 3, encore deux hommes et deux femmes étouffés ; le 5, on enfonçait les portes, si la troupe n’eût chargé. Pour paiement, on donna du fer aux affamés.

La compagnie était-elle ruinée ? Avait-elle mal géré ? Nullement. Le 3 juin, Law, au fond de cet hôtel si menacé, dresse un bilan et comme un testament : il prouve que la compagnie est très riche, a des ressources immenses ; mais ses trésors de marchandises dispersées, mais ses terrains à vendre, mais ses trois cents navires, ne mettent pas dans la caisse de quoi apaiser cette foule. Le 5, devant ces scènes affreuses, cette espèce de siège que soutenait la Banque, il regarda sa femme comme veuve, et pour elle obtint du régent, non faveur, mais restitution, le titre d’une rente exactement proportionné au capital qu’il avait apporté en France, « rente qui ne pourrait être saisie pour aucune cause[10]. » Ainsi nul bénéfice, nul avantage stipulé. Pour cet immense effort de cinq années, il ne réclamait rien.

L’honneur de Law était relevé, sinon sa caisse. Le régent voyait trop les fruits du beau conseil de d’Argenson. Dubois sacrifia celui-ci, se lava de complicité en se chargeant de le punir. Lui-même il alla lui ôter les sceaux. Law, réhabilité, eut l’honorable charge d’aller, dès le 7 juin, à Fresnes chercher, rappeler le bon chancelier d’Aguesseau, dont le nom, synonyme d’honnêteté, donnerait espoir au public, plairait au parlement, ferait bien au crédit. Ce que l’on pouvait craindre, c’était que le digne janséniste hésitât pour venir orner le triomphe des ultramontains, la chute de l’église gallicane, la farce impie du sacre de Dubois. Law fut persuasif, et d’Aguesseau faiblit. Comme Law, il était père de famille, et sa famille s’ennuyait de l’exil. Il revint juste à point pour voir les noces de Gamache que Dubois fit pour célébrer son sacre (9 juin). Des miracles s’y virent de dépense et de mangerie. Une poire coûtait trente livres. Toute la cour et tout le clergé mangeaient, buvaient, riaient. L’humanité frémit. L’effrontée bacchanale s’entendait au jardin funèbre, dans cette banque à sec où l’on s’étouffait à deux pas.

Juillet fut un mois de terreur. Barbier et Buvat font frémir. Buvat, comme employé de la Bibliothèque du roi, vit de bien près les choses, entrant tous les jours par cette terrible porte. Le jardin menait d’une part à la Bibliothèque, de l’autre à la galerie basse où étaient les bureaux, la caisse de la Banque. Pour aller à la caisse, on passait par une enfilade de sept ou huit toises entre le mur et une barricade de bois. Les ouvriers robustes, pour prendre un rang meilleur, se mettaient sur la barricade, et de là se lançaient à corps perdu sur les épaules de la foule ; les faibles tombaient, étaient foulés, étouffés, écrasés. D’autres filaient sur le mur du jardin, par les branches des marronniers, par des décombres. Buvat se trouva une fois, au passage, pris comme à un étau de fer. Une autre fois un cocher fut tué à côté de lui d’un coup de feu.

Dans la nuit du 16 au 17, il y a déjà quinze mille personnes. On était poussé, on poussait. Au jour, on vit avec horreur qu’on poussait des cadavres. Ils allaient, mais ils étaient morts. On en retire de douze à quinze ; on les promène devant l’hôtel de Law, dont on casse les vitres. On porte un corps de femme au Louvre, au petit roi Louis XV. Villeroy, effrayé, descend, paie l’enterrement. Trois corps vont au Palais-Royal. Il était six heures du matin. Le régent, « blanc comme sa cravate, » s’habille en hâte. Deux ministres descendent, haranguent, amusent ce peuple, au fond crédule et débonnaire. Cependant des soldats déguisés avaient filé dans le palais. À neuf heures, le régent, assez fort, fit ouvrir la grille ; le torrent s’y jeta, et, la grille se refermant, il fut coupé. On en eut bon marché. Law osa sortir à dix heures. Reconnu, arrêté, il descendit de voiture, montra le poing, et dit : « Canaille ! » On recula. Lui entré au Palais-Royal, son carrosse fut brisé, le cocher blessé. Law n’osa plus sortir, coucha chez le régent.

Le parlement, loin d’apaiser les choses, repoussait durement les expédiens de Law, ses essais misérables pour ramener un peu de vie, de confiance. Le 20 juillet, on condamna ce corps au très doux exil de Pontoise, vraie faveur qu’il méritait peu et qui le posait glorieusement devant le public. Le régent donna de l’argent pour faciliter le petit voyage, en donna au premier président pour tenir table ouverte et régaler les magistrats. En arrivant, pour poser leur justice, leur inaliénable droit, ils dressèrent leur gibet, jugèrent, firent pendre un chat : facétie déplacée dans ce moment tragique. Une autre, ce fut le spectacle du grand patriote Conti, qui vint mettre le poing sous le nez au régent. Le héros de la rue Quincampoix, illustre par ses trois fourgons, grotesque par sa galante femme et par sa figure ridicule, tout à coup se pose en Caton. Lui seul peut réformer l’état. Il va se mettre à la tête des troupes et prendre la régence. On rit. Ce fou n’est pas le seul. Il arrive alors ce qu’on voit aux époques infiniment malades : tout esprit s’obscurcit. Law, le régent, quand on les suit de près, sans être tout à fait en démence, sont manifestement effarés, incertains ; ils perdent le sens du réel et toute présence d’esprit. Ni l’un ni l’autre n’étaient nés pour endurer froidement la haine publique, et ils en étaient éperdus.

L’anathème, la malédiction des grandes foules a un magnétisme terrible pour frapper d’impuissance, d’aveuglement, d’hébétement. Ils essaient coup sur coup je ne sais combien de choses vaines, puériles, font édits sur édits. Par exemple Law imagine d’inviter les négocians à faire des dépôts à la Banque, à faire leurs comptes en banque, à la manière de la Hollande ; on recevra et l’on paiera pour eux. La belle imitation ! comme il est vraisemblable, dans un tel discrédit, que cette misérable caisse va attirer l’argent comme l’antique, la vénérable, la solide caisse d’Amsterdam !

Autre essai ridicule. On s’avise un peu tard de séparer la compagnie de la Banque ; on se figure qu’après avoir cruellement ruiné la seconde, on pourra isoler, faire fleurir à part la première, comme pure compagnie de commerce. Qui ne voit que ces deux noyés, quoi qu’on fasse, fortement liés, ont même pierre au cou qui les emporte au fond de l’eau ?

On avait balayé la place Vendôme. Agiotage et brocantage, toutes les ordures à la fois furent transportées chez le prince de Carignan, dans les baraques que ce spéculateur avait faites et louait à 500 fr. par mois dans son jardin de Soissons (Halle-au-Blé) ; mais là encore le brocantage, la friperie, primèrent la Bourse. Il fallut fermer cet égout.

Aucun paiement depuis le 21 juillet 1720. Souffrances intolérables. Les petits billets de 10 francs n’étant plus même payés et ne s’échangeant pas, on meurt de faim. De là ces fureurs, ces menaces de mort contre Law et le régent. Le peuple parisien sort de son caractère jusqu’à insulter, à poursuivre des femmes. Aux Champs-Elysées, on reconnaît la livrée de Law ; on jette des pierres à son carrosse, qui promenait sa fille : une pierre atteint, blesse l’enfant. On fit à Londres la gageure, de forts paris même, que le régent « ne passerait pas le 25 septembre. »

Law cependant osait rester encore. M. le Duc y avait intérêt, ainsi que d’autres ; ils le couvraient. Cependant les Duverney, les violens ennemis de Law ; étaient revenus de l’exil. Leur faction fit supprimer la banque (10 octobre). Ils avaient obtenu le 30 une défense significative de sortir du royaume sans passeport, annonce claire des mesures violentes dont on frapperait les enrichis, des spoliations, des procès, d’un visa nouveau et peut-être d’une nouvelle chambre de justice. Qui le premier y eût été traîné ? Law sans nul doute. Et qu’eût-il dit ? Eût-il pu se défendre sans accuser les princes, et les profusions du régent, et les brigandages de M. le Duc ? Celui-ci réfléchit, arrangea le départ de Law. Dans une belle voiture de promenade à six chevaux, il monta avec le chancelier de la maison d’Orléans et une dame jeune et jolie, fort intéressée à coup sûr à ce qu’il échappât. C’était la marquise de Prie. Hors de Paris attendait une autre voiture, du duc de Bourbon, une rapide voiture de voyage pour le mener à la plus proche frontière. Un fils de d’Argenson, intendant sur cette frontière du nord, l’y arrêta, demanda à Paris ce qu’il fallait en faire. Réponse : « Le laisser passer, mais lui retenir sa cassette, » une cassette des bijoux de sa femme, dernière ressource du proscrit !

En 1729, Law mourait misérable à Venise, espérant toujours et réclamant toujours.


J. MICHELET.

  1. Voyez, sur la création de cette Banque, la Revue du 15 janvier.
  2. Quelques détails feront mieux comprendre cet acharnement des ennemis de Law. Le système est bien plus qu’une révolution financière, c’est un des plus grands ébranlemens sociaux que la France ait eus avant 89. Cette grande révolution demande plus qu’une histoire de chiffres ; il en faut pénétrer le caractère moral, expliquer les personnes, révéler les acteurs. Nos historiens économistes n’ont rien fait de cela. Ils ont l’air d’ignorer d’abord que cette fièvre financière ne fut nullement particulière à la France, qu’elle fut un grand fait européen, qu’en Angleterre même, plus aveugle et plus emportée, la spéculation fit en trois mois tout le chemin que nous fîmes en un an. Ils ignorent la lutte violente de la Bourse de Londres contre celle de Paris, lutte, il est vrai, fort peu marquée par les publicistes anglais. Le Français Du Hautchamp, qui écrivait en Hollande, nous la donne pour 1719, quand la coalition des Anglais et de Duverney agit pour faire sauter la Banque. Lémontoy, si instruit, si exact, nous la donne aussi pour novembre (1719), lorsque l’Anglais Stairs menaça Law, qui craignit pour sa vie et voulut fuir. Ne connaissant point-les faits de chaque jour qui décidèrent fatalement les actes de Law, ils imaginent qu’il avait apporté un système tout fait, qu’il suivait à l’aveugle des théories posées d’avance, augmentant à plaisir son péril et la profondeur de sa chute. Du Hautchamp nous dit au contraire, ce qui est bien plus vraisemblable,. que Law n’eût voulu pousser chacune des actions qu’à 6,000 livres, et qu’il n’alla au-delà que contraint et forcé. — Mais qui le contraignait ? qui força Law ? Certainement ceux qui y avaient intérêt. Law, n’ayant nulle racine au milieu de tant d’ennemis, entre les attaques de Stairs, celles du parlement et les sourdes menées de Dubois (non moins Anglais que Stairs), Law, dis-je, ne subsista que par la protection des chefs de la hausse, des princes, ducs et pairs, et surtout de M. le Duc (c’est ainsi qu’on désignait alors le duc de Bourbon). Il eût péri, s’il ne les eût suivis dans la hausse effrénée qui les enrichit si rapidement. Il eût péri, s’il n’eût fermé les yeux au grand moment critique où les actions promises aux créanciers, de l’état, aux rentiers qu’on dépossédait, furent données aux illustres voleurs de la coulisse ou vendues aux agioteurs, tandis que le rentier, écarté, ajourné, attendait sa liquidation. Law, emporté, suivit ses maîtres ; mais on sait qu’en novembre il aurait voulu fuir : on le força de rester, d’être ministre et de périr.
    Tout cela ne se comprend bien que si l’on a constamment sous les yeux le mouvement de l’époque, non par mois, mais par jour. Le Journal de l’avocat Barbier ne donne rien ; mais j’ai été à chaque instant éclairé, soutenu par le précieux Journal de Buvat, manuscrit important de la Bibliothèque. Une chose l’avait fait négliger : c’est une note marginale que Duclos a mise en tête. Il y dit « qu’il n’a rien lu de plus mauvais. » Duclos est bien léger ; dans ses mémoires, qui sont fort peu de chose, il vit de Saint-Simon en le gâtant. Il ne sait pas assez le menu détail de ce temps pour bien juger Buvat. Qu’on y relève telle erreur ridicule (comme l’Iphigénie de Molière ou l’île de la Louisiane), cela n’empêche pas qu’il ne soit très instruit et de Paris, et du Palais-Royal, et du conseil, et de la Banque. Il vivait justement dans l’hôtel de la Banque, car il était écrivain de la Bibliothèque du roi. Cette bibliothèque était alors un lieu d’élite où il pouvait entendre des gens considérables, spécialement le bibliothécaire, M. Bignon. Celui-ci était un quasi-ministre, ayant droit, comme chef de la librairie, de travailler avec le roi ou le régent. Buvat, au commencement de son journal, s’excuse de sa sécheresse, de sa brièveté. « On eût pu, dit-il, ajouter bien des réflexions dans un pays de liberté. » Il estime dans cette note que son travail « vaut 4,000 livres. » Moi, j’y mets davantage, car il m’a appris bien des choses, comme l’idée de Law de vendre une partie des biens du clergé, comme l’avènement de Mme de Prie chez le duc de Bourbon, vrai roi du temps, roi de la Bourse ; — c’est un monde de détails précieux.
  3. Les Anglais, en juillet 1719, d’accord avec les Duverney, avaient essayé de faire sauter la Banque. En novembre, Law craignit que Stairs ne le fit assassiner.
  4. Entre autres un beau volume hollandais à la bibliothèque de la ville de Paris.
  5. Septembre-octobre 1719, manuscrit Buvat.
  6. Manuscrit Buvat, Journal de la Régence, janvier 1720, t. II, p. 133, et dans la copie, t. III, p. 1134.
  7. Manuscrit Buvat.
  8. Manuscrit Buvat, t. II, p. 245.
  9. Pope.
  10. Lettre de Mme Law, 5 avril 1727, communiquée par M. Margry.