Paris de ma fenêtre/00
Un toit rose, de tuiles à godrons, dites tuiles romaines. Un cyprès en fuseau, noir sous la belle lumière, et quelques saules à grosse tête, chevelus d’un feuillage tendre que le vent peigne, divise, écarte et referme. Derrière le cyprès une petite pièce de seigle étincelle d’un vert éclat printanier ; un grand ciel pâle d’avril couronne cette parcelle paisible de l’univers.
— Pourquoi savons-nous que nous sommes en France ? dit mon compagnon.
Il s’explique :
— Je ne parle pas d’une certitude géographique. J’entends la certitude émouvante qui nous informe : voilà une beauté de France, son équilibre, sa composition à laquelle un art semble participer… Le cyprès isolé, les vieux saules au feuillage neuf, un toit rose nichent aussi bien dans tous les coins de l’Italie que dans notre Midi. La sèche pierraille de la colline peut appartenir à l’Espagne, et ce grand ciel vaporeux, nous avons vu régner sa décoloration suave sur le Maroc. Mais transportez-moi endormi, déposez-moi ici, je m’éveille et je crie : « C’est la France ! » Pourquoi ?
Je ne donnai pas de réponse à mon compagnon qui est poète. Un poète accepte le silence comme une réponse, et même une réponse flatteuse. Dans le lyrisme gît une part de la vérité. Un poète perçoit et exprime généreusement ce que retient notre sensibilité, non pas moins vive, mais moins musicienne. De sorte que lorsqu’il s’écrie : « Que c’est beau ! » nous nous taisons, émus… Mais s’agit-il de la France, et des beautés de la France ? Alors nous devenons tous et diversement poètes et nous la chantons meurtrie et diminuée, nous la plaignons entravée, avec sa grande blessure qui la coupe par le milieu, ses bords rongés par le feu. Une pareille tendresse ne pouvait-elle nous venir plus tôt ? Dans les cœurs français l’amour se loge inguérissable et discret, comme celui d’une femme trop fidèle, exploitée par un amant assuré de tous les pardons. Nous fûmes les enfants comblés d’un pays qui valait tous les autres ensemble, et maintenant ses portraits d’antan nous fendent le cœur.
Je date d’un temps où les Français, ignorants à peu près de leur pays, ne s’étaient pas encore mis à voyager. Quand ils s’entichèrent de déplacements, ils passèrent les frontières et laissèrent la France derrière eux. Ils revenaient et, pour dépeindre un lac d’Italie, une forêt kabyle, des icebergs nageant comme des cygnes, ils s’asseyaient au bord d’un de ces paysages français que le hasard soigneux, le climat, un sol riche et son sous-sol composent, et dont les nuances fines, la modération des lignes, une noblesse aimable, séduisaient les étrangers et faisaient du passant un sédentaire.
Avant la guerre, la jeunesse française voyageait, disons qu’elle couvrait des distances, et qu’elle savait par cœur les haltes de maints itinéraires, et sans faute les numéros des routes nationales. Bien entendu, dans le nombre de ces jeunes pleins de hâte, il y en avait qui s’attachaient à la beauté de leur patrie. On les reconnaissait facilement à ce qu’ils ralentissaient l’allure, abandonnaient l’itinéraire préconçu, parfois remisaient l’automobile dans une ville et chargeaient un rücksack sur leur dos. Ou bien ils s’oubliaient entre un mont, une rivière noire et bleue, de rougeoyantes bruyères, et vous les retrouviez là un mois plus tard… Le véritable amant du voyage aime s’arrêter.
Je retombe assez fréquemment entre les pages d’un Taine, le Voyage aux Pyrénées. L’auteur a-t-il, en trois cents pages, couvert la ration quotidienne qu’avalait un automobiliste d’avant la guerre, cinq cents kilomètres ? J’en doute. Mais il a découvert le monde entre Arcachon et Bagnères-de-Bigorre. Mieux, il le décrit de telle manière que nous découvrons avec lui la chaîne française, ses légendes, sa flore et ses dangers. Le vrai voyageur, c’est celui qui se promène, encore s’assied-il souvent.
J’ai le plaisir d’être l’un des casaniers qui ne mettent pas le nez hors de leur maison sans se récrier d’admiration. Paresseuse mais clairvoyante, férue des clochers cernés de pigeons, des lavoirs sur la rivière, des mails ombragés de tilleuls, j’ai vu en somme assez peu de pays. Un lé de Bourgogne, quelques cantons suisses, savoisiens, franc-comtois, la Provence, des lieues de rivages tant picards que bretons, des fjords, le Maroc superficiellement, l’Algérie à la hâte… Je n’en oublie pas beaucoup, je n’en désire guère davantage, car j’ai encore à ma disposition de très restreints vagabondages français. Je sais qu’en France il n’est pas besoin d’avoir concerté la rencontre d’un site ou d’un point de vue. L’un est venu à moi quand je n’y pensais pas, l’autre m’est tombé dans les bras. Pour moi les fleurs et les fontaines ont ruisselé, les vieux gradins d’une ruine se sont couverts d’oiseaux et d’enfants. Il m’est arrivé aussi que des paysages désirés se sont refusés, par exemple les Tours de Merle, les gouffres de Padirac, Albi, ont interposé entre eux et moi quelques accidents malicieux, un écran, un contretemps. Qu’importe ? Le hasard me les prit, il me les rendra. Ou bien il me donnera des compensations.
Il me les donne déjà : j’habite le Palais-Royal. Comme beaucoup de Français un peu douillets, un peu grincheux, mais capables d’admirer longtemps ce qui leur plaît, je voue à mon pays un culte assoupi au fond de moi-même. Nous fûmes gâtés par la succulence et la grâce de la terre française, chaude dans tous ses plis d’avoir abrité l’être humain. Au tournant de la route, au coin de la rue, sur les plages, en haut de la côte, nous recevions des dons inestimables, monnayés en flots phosphorescents, en pommiers fleuris, en pâturages, en palais historiques, en fruits de la vallée du Rhône. Nous ne savions pas que, des coups portés à un si beau pays, nous retentirions tous. Maintenant nous le savons. Il en va de cet amour-là comme de l’autre amour : la joie nous apprend sur lui peu de chose. Nous ne sommes sûrs de sa présence et de sa force que dans la douleur.