Paris de ma fenêtre/01
I
Comme mouches sur miel, ils s’empressent, s’agglutinent, se nourrissent… La comparaison n’est pas neuve, mais elle est inévitable. Tout me la suggère : l’heure de midi, la splendeur des journées d’automne, et la hâte, l’assiduité des lecteurs de plein air.
Le lieu de leur rendez-vous est ancien, beau, respecté. La rareté des passants rend lisible, aère ce carrefour qui accède à un théâtre célèbre, à un jardin, un palais qui furent royaux.
Le Louvre et ses plates-bandes, Rivoli et ses arcades, la Bourse et la Banque libèrent à midi le flot limité d’une foule laborieuse, qui prend en moins de deux heures son repas et sa récréation. Il me paraît bien qu’elle se soucie encore plus qu’autrefois de l’une au détriment de l’autre. Avenue de l’Opéra, une autre librairie reçoit les mêmes hommages, et l’on m’assure que sous l’Odéon les courants de vent perfides ne découragent aucun passionné de lecture. Mais ici, dans mon voisinage, qui est aussi celui du Théâtre-Français, le miel d’appât, le livre, se répand comme débondé, s’offre aux mains, aux yeux avides. L’atlas ancien, gravé sur cuivre, où des Éoles gonflent les îles et les dauphins jouent entre deux continents, opprime, de son poids équitable, Giraudoux et Victor Cherbuliez. Le « livre d’occasion », vieux avant l’âge, écorché et chaud, sa ficelle de brochage lui pendant au derrière, il est à vous, à moi, à tous. Mais laissez-le, comme je fais, à ceux qui ne l’achèteront pas, qui aujourd’hui lisent cinquante pages, demain autant, la fin du volume après-demain…
Ils sont reconnaissables. Jeunes pour la plupart, ils lisent debout, et debout se reposent d’une jambe sur l’autre. Tête nue, garçons et filles, ils n’ont pas encore de pardessus ni de manteau trois-quarts ; peut-être n’en auront-ils pas de tout l’hiver… Pour l’heure, rien ne leur manque puisque avec l’automne le soleil gagne peu à peu le sud et leur touche l’épaule, et que par surcroît ils tiennent ouvert un livre. Le commode étalage extérieur leur servant de pupitre, ils tournent les pages et gardent libre une main, parce qu’en lisant ils déjeunent. J’aimerais bien — tant est grande notre lâcheté, notre envie de fuir ce qui nous point — j’aimerais ne pas savoir que c’est là qu’ils déjeunent si vite, et de si peu. Eux aussi, fiers qu’ils sont, ils préféreraient que nous ne sachions pas que ce gros mirliton, par exemple, qu’ils portent à leur bouche, c’est une baguette de pain fourré ou non de viande, déguisé en rouleau de paperasses. Il y a aussi, hélas ! le repas caché dans une poche, dans un sac à main, et dont on détache, comme distraitement, de petites bouchées, entre deux doigts…
Debout, enchaînée à son rêve, une partie de la jeunesse de Paris lit passionnément. Elle a toujours lu aux étalages, et le long des quais, prise sous le couvercle des « boîtes » comme passereau à la trappe. Mais je crois qu’elle y mit, en d’autres temps, moins de flamme et d’obstination. Je n’ai, pour m’en convaincre, qu’à lire attentivement mon « courrier des inconnus » :
Madame Colette, je voudrais des livres, comment peut-on échanger des livres ? Nous possédons un petit fonds assez hétéroclite — voyages, romans, sciences naturelles — lu et relu, et ce n’est guère possible d’acheter de nouveaux livres en ce moments… Madame, pourquoi n’y a-t-il plus de cabinets de lecture ?…
On me remontrera que les jeunes gens des deux sexes, avides de lire — c’est-à-dire soulevés par une aspiration douloureuse, un besoin de fuir en esprit vers une lumière mentale, de délasser leur besogne quotidienne — sont précisément en train de lire « n’importe quoi » ? D’accord. Je m’en suis assurée par moi-même. Où est le mal ? Ils lisent et contemplent des œuvres entomologiques, des livraisons dépareillées d’ouvrages sur l’art, un beau vieux roman d’Alphonse Daudet, des annales incomplètes de médecine, des manuels de science pratique, un gros tome de droit, le récit d’un voyageur du xviiie siècle, miracle de lenteur, de naïveté, de curiosité attendrie : ils feuillettent un merveilleux Paris ancien, lèvent les yeux, et le reconnaissent, étonnés, tout autour d’eux… Ils touchent à un passé qu’ils reniaient par ignorance, à une capitale où ils sont nés et qu’ils ne regardaient même pas, ils s’émeuvent à la pensée qu’elle aurait pu périr sans qu’ils l’aient vraiment aimée…
Qu’ils lisent donc n’importe quoi. Ainsi fis-je dans mon jeune âge, lâchée à travers une bibliothèque où tout se fit pâture, et où l’on n’aurait rien trouvé qui convînt à mes six ans, à mes dix, à mes quatorze ans… Livres défendus, livres trop graves, livres trop légers aussi, livres assez ennuyeux, livres éblouissants, qui au hasard s’illuminent, et referment sur l’enfant enchanté leurs portes de temple… Le désordre de la lecture lui-même est noble. Chaque livre, mal annexé d’abord, est une conquête. Sa jungle d’idées et de mots s’ouvrira, quelque jour, sur un calme paysage ami.
La longue et meurtrière guerre, il y a vingt-six ans, appela les femmes à la place des hommes combattants ou immolés. Elles s’y maintinrent par le magnifique effort physique et moral que l’on sait et dont elles-mêmes ne se croyaient pas capables. Depuis, la femme n’a pas pensé, elle s’est refusée à penser qu’un jour reviendrait où on lui demanderait de chercher sa grandeur au sein d’un petit foyer. Valeureuses, ambitieuses souvent, ayant perdu l’habitude de l’oisiveté et de la modestie, les femmes n’ont plus été tentées par des cimes obscures et se sont détournées de leur ancienne mission organiser, distribuer un casanier bonheur.
Un grand nombre, aujourd’hui, n’opposent à des projets nouveaux que leur argument désolé : « Retour au foyer ? Mais quel foyer ? » Et elles montrent une place vide, la couche conjugale où elles dorment seules, la table sur laquelle elles disposaient deux couverts. Celles-là, qui n’ont abdiqué ni l’espoir ni la douleur, nous sommes tous d’accord pour que leur équilibre matériel soit garanti. Mais pour des milliers d’autres, le gain du chef de famille rendît-il possible une sorte de mise à la retraite de sa femme, il va falloir compter avec l’engouement qu’elles ont pris du travail professionnel, avec leur amour-propre, avec leur habitude de déformer le sens des mots : la femme ne nomme-t-elle pas travail, exclusivement, l’effort salarié qu’elle exerce à l’extérieur de son domicile ? Et comment aborder, si c’est pour le jeter bas, le fragile édifice des couples et des familles où la femme a le plus gros salaire, parfois le seul salaire ?
Le grand changement pour la femme, il y a un quart de siècle, fut d’adopter un genre d’existence où pour commencer tout la blessa. Après, elle n’eut plus d’autre devise que celle de Fouquet. Mais elle dut se former à tous les apprentissages rapides, accepter l’atmosphère des usines, s’acclimater aux vestiaires, aux réfectoires, au vacarme du labeur en commun, aux froissements qui lui venaient des compagnes et des compagnons, à la sécheresse des relations bureaucratiques. Admirez ce qu’elle obtint d’elle-même en si peu d’années ! Pour aguerrie, elle l’est. Mais elle ne sait plus ce que c’est que la solitude laborieuse ni le silence. Vivre en équipe sinon en foule, c’est une toute-puissante accoutumance, et telle travailleuse, qui s’en plaint, n’envisage pas d’y échapper. Edgar Poe n’a pas écrit de pendant à L’homme des foules. Le travail en commun, qu’imposa l’époque, a conduit la femme au plaisir, au loisir en commun, et elle les a exigés. La blouse de l’usine aboutit à deux plus-four identiques, à deux pull-over jumeaux et aux deux selles du tandem.
Rivales à la besogne, complices au plaisir : il faut bien avouer que c’est là une vie destructive pour la femme. Un bourdonnement usinier, la résonance des passerelles d’un building, le sec clavecin des machines à écrire, il est certain qu’au son de ces musiques ingrates la femme active se surmène. Mais elle ne saurait s’épuiser sans la passion rageuse d’un gain nécessaire et de l’émulation. Elle y acquiert et y augmente sa valeur, au détriment de sa personnalité.
À quelles femmes, à quelles jeunes filles trouvons-nous un charme qui parle de secret, de passé agréable, de modestie, sinon à celles que leur profession confine dans une solitude laborantine, un silence peu troublé, un colloque intérieur ? Je n’ai pas besoin de chercher si haut mes exemples, pourvu que je les prenne hors des temples centripètes qui aspirent et standardisent l’énergie féminine. Une humble singularité se fait attrait, la travailleuse solitaire nous intrigue. Quoi ! elle n’est pas coiffée comme le roi Soleil, sa chambre lui sert d’atelier, elle parle peu ? Comment ! elle élève à petit bruit un enfant, apprête elle-même — au prix de quelles peines et diplomatie ! — la nourriture familiale ? Étonnons-nous, il y a de quoi, en effet.
Ces femmes-là sont des survivances obstinées d’un type féminin quasi millénaire sur lequel l’orgueil, la fièvre urbaine, la soif de parvenir et le problème de vivre s’acharnent sans arriver à le faire disparaître. Il persiste, préservé sur la terre de France par l’admirable travailleuse des champs. Au village, il est personnifié par « cette dame originale qui a dû être très bien et qui reprise si finement les dentelles », par le professeur de piano, l’institutrice ; il s’agrippe encore aux pierres de Paris, comme une giroflée jaune au faîte d’un vieux mur ; il s’appelle l’ouvrière en journée qui ne vient que l’après-midi parce qu’elle ne veut pas négliger son ménage ; la repasseuse qui repasse à domicile, la jeune femme qui recouvre ou rapièce à façon les couvre-pieds et qui ne veut pas laisser son mari déjeuner seul…
Gardiennes des foyers jamais désertés ! Je finis ces lignes en vous saluant, vous pour qui le départ matinal, le retour vespéral du compagnon constituent le flux, le reflux de chaque jour, le rythme vital. C’est vous, jeune femme aux couvre-pieds, qui m’avez dit un jour, en levant les yeux de votre bel ouvrage bleu ciel : « Une des meilleures choses de l’amour, c’est tout de même le pas d’un homme qu’on reconnaît quand il monte l’escalier… »
Il est déjà là, et trop tôt, celui qui fait peur aux femmes. Jamais elles n’ont été plus mal défendues contre lui, plus dénuées de ce qui assure et régularise le cours du sang dans les veines, tient chauds les pieds chaussés de peu. Elles ont une juste frayeur du froid ; elles recensent les grands hivers passés, j’entends les moins jeunes parler de certain hiver de guerre (dix-neuf cent dix-sept), tardif et terrible, qui les vit faire la queue. Par cinq, par dix kilos, elles emportaient le charbon dans des sacs à ouvrage, des petites valises, des cabas de paille…
Ce qui est jeune, doué de vigueur, défie le froid du dehors. Une « coursière », un livreur, les nombreux travailleurs qui remplacent le métro par la bicyclette, s’enrhument moins que l’ouvrière en couture, qu’une dactylo, un scribe assis, surtout depuis que le premier prix d’étourderie est mérité, vingt fois en vingt années, par les architectes d’immeubles qui suppriment les cheminées.
— Je voudrais bien savoir ce que vous y mettriez, dans vos cheminées ? grince l’un de ces étourdis.
À vrai dire, je n’en sais rien. Je sais seulement, comme mes lecteurs, que, plutôt que de supporter certaines heures de froid physique et mental, nous ferions comme Bernard Palissy. Un vieux fauteuil, cela doit brûler lentement et sûrement. Je me connais une étagère bretonne, exilée en cave, qui pourrait bien s’en aller en fumée… Les squelettes de cageots, les manches à balai brisés, la caisse vide qui contint douze bouteilles de champagne, fagotons tout. Boudinons, d’un fil de fer, des rouleaux de papier journal, qui brûleront sans presque flamber. Cette dernière recette me vient du bon compositeur Albert Chantrier, qui la tint de ses dures années de jeunesse…
Que ne jetterait-on pas en pâture à la flamme pour qu’un âtre noir se fasse lumière, chaleur et songerie, pour qu’autour de lui les enfants et les animaux serrés contre nos genoux contemplent, muets, la merveille d’un feu qui secoue ses chevelures rougeoyantes ?
Une telle merveille éclaira ma jeunesse villageoise. Mais l’abondance n’évitait pas l’économie. Une vie quasi paysanne administre au mieux ce qui ne s’achète pas. Je n’espère pas être utile à mes lectrices en leur disant que la balle de blé ou d’avoine, humectée à point, tassée en couches égales sur un peu de bois, le discipline et prolonge sa durée. Mais, ayant allumé, ménagé de mes mains toutes sortes de feux, je puis, au moment où flambe dans la grille un plein seau de boulets, conseiller de le poudrer de cendres. Encore y a-t-il la manière. Une grille judicieusement assagie restreint sa gloutonnerie, sommeille sans jamais s’éteindre, ni jour ni nuit. Quatre hivers consécutifs, je n’ai pas eu d’autre chauffage. Doucement — et non à grands coups de tisonnier, qui vident la grille et la refroidissent — doucement, vous faites tomber la cendre en lui grattant le ventre par en dessous, comme font, sous la truite nonchalante, les « endormeurs » de poisson qui braconnent les truites à la main…
Dans mon pays, venu le temps d’écaler et de presser la noix, pensez-vous que nous jetions les écales brisées ? Elles allaient au feu, elles aussi, versées par panerées sur la braise de bois et aspergées d’eau à l’aide d’un balai mouillé. Elles se changeaient en croûte ignée, dont l’ardeur durait du dîner — six heures trente — au couvre-feu familial, qui sonnait à neuf heures. Il n’était pas jusqu’aux élagages des lauriers d’hiver et des aucubas panachés qui ne participassent à notre chauffage. Coupés en automne, encore chargés de sève, les rameaux à larges feuilles comblaient un feu trop vif, qui du coup se taisait et couchait les oreilles. Combien m’est présente la forte odeur, un peu cyanhydrique, du « laurier des pâtissiers » mijotant sur la flamme !… Soudain séchée, la verdure nous mitraillait d’un jet d’étincelles, moi, le chien adorateur du feu, la chatte en pelage d’hiver.
Une des étincelles voyageait toujours plus loin et plus longtemps que les autres dans la pièce, comme une foudre minuscule cherchant son but et sa victime… Après quoi, je remplaçais le laurier par des branches de sapin et de thuya, et autour de nous régnait l’arome prématuré de Noël…
Il y a quelque cruauté à évoquer ici les souvenirs de feux fastueux, de combustibles gratuits qu’on ramassait — crépitante pomme de pin ! — par amusement en même temps que les derniers champignons et les premières châtaignes. Mes lectrices ne manqueront pas de me remontrer qu’elles n’ont ni boulets, ni écales de noix, ni bûches, ni ce bel anthracite dont la cassure brille. Si cela peut vous consoler, mes chères femmes, soyez sûres qu’en ressuscitant tels moments de sécurité, d’abondance, de jeunesse, tels hivers où la tragédie actuelle du froid n’était qu’un divertissement pinçant, soyez sûres que je me fais autant de peine qu’à vous.
Quelqu’un lit à voix haute, prétendant nous faire rire, une recette gastronomique d’autrefois, je veux dire de 1939 : « Vous prenez huit ou dix œufs… »
— À qui ? demande une petite fille qui n’a pas ri.
C’est une petite fille de ce temps-ci, proche de l’adolescence, mince, âpre et l’œil à tout. Elle vit notre vie, et la sienne. Munie de son petit pliant, de son cabas, d’un ouvrage de tricot et d’un livre d’école, ses socquettes roulées sur les chevilles, elle va faire la queue en dehors des heures scolaires. Ses pensées, ses convoitises durant qu’elle marque le pas ou relève la maille aux abords d’une grande épicerie, elle se garde de nous les livrer. Mais d’un mot elle vient de nous faire voir qu’elle se forme sur le bien d’autrui, sur ce qui est licite ou interdit, des idées personnelles : « Vous prenez huit œufs… »
Elle sait que huit œufs ça ne s’achète nulle part. Ses narines, son regard aigu sont d’un renardeau subtil. Elle semble viser quelque poulailler de rêve, et la poule aussi bien que l’œuf. Mais, comme beaucoup d’enfants, elle possède un admirable empire sur elle-même. Elle boucle la ceinture de son imperméable, empoche ses feuillets de tickets, laisse geindre sa mère et s’en va conquérir une lamelle de fromage, un kilo de châtaignes et des choux de Bruxelles. Le tout, convenablement cuisiné, compose d’ailleurs un plat excellent.
La France est pleine d’enfants raisonnables, tôt mûris, patients et contenus au point de vous faire venir les larmes aux yeux. Certains brident leur appétit de croissance, organisent leur fin de semaine en frairie hebdomadaire, avec un esprit économe et gourmand. Je connais un scout ardent d’une quinzaine d’années qui fait en ce sens l’éducation de sa mère :
— Qu’est-ce que tu as devant toi ? professe-t-il. Tu as papa, Marguerite et moi : des trous. Pendant les premiers jours de la semaine, ne t’en fais pas pour les trous. Bouche-les avec des légumes, de la grosse soupe qui se tient debout toute seule, des portugaises, des pommes cuites et des marrons, un bout de poisson si tu veux. Laisse-nous crier, papa et moi. Mais alors, à la fin de la semaine, qu’on le sente passer, ton rôti ou ton pot-au-feu ! Pas de bifteck en dentelle, ni de jambon qu’on voit au travers, pas de saucisson taillé en monnaies du pape ! Et le reste de viande en boulettes à la sauce piquante ou en miroton, le dimanche matin ! Et une tarte du boulanger, parfaitement ! À partir du dimanche soir, changement à vue : une tasse de cacao à l’eau et on se couche là-dessus, après le cinéma. Dis, cache un peu de sauce de miroton, si tu peux, pour donner du charme aux patates de lundi ?
La mère de cet administrateur aux vivres proteste au nom de l’hygiène et des repas réguliers, sinon substantiels. Elle a tort Son scout aux yeux de braise, qui fut déjà responsable d’une popote de garçonnets, comprend qu’un rythme, un contraste satisfont l’idée de mortification comme l’idée de récompense.
Une enfance, une jeunesse villageoises m’ont préservée d’une des exigences citadines, celle de la viande, la viande révérée, inéluctable, centre monotone de toute agape parisienne. Une platée de fromage blanc, bien poivré, m’est déjeuner aussi bien que la tarte à la citrouille, que le gratin de poireaux. La tomate creusée, le gros oignon, la courge farcie de gras ou de maigre rivalisent avec l’entrecôte minute. Mais dans le Midi j’ai souvent vu, étonnée, les estivants parisiens se détourner des magnifiques légumes provençaux : poivron, pomme d’amour, aubergine vernissée, oignons sucrés. Ainsi se détournent du blé, paraît-il, les Hindous privés de leur riz. Mes « estrangiers » soupiraient après leur bifteck et les frites traditionnelles.
La famille française en appelle aux grands principes chaque fois qu’on la met en présence de ce qui lui est nouveau, partant suspect : « Ma mère n’aimait aucun gibier… Mes sœurs sont comme moi ; vous nous paieriez cher pour nous faire avaler la peau du lait bouilli… Mon fils tient de son père, il mourrait à côté d’un lapin sauté plutôt que d’en manger ! » Chipoteurs comblés, gourmands sans curiosité qui fîtes la petite bouche tant que vous pouviez choisir, mangerez-vous aujourd’hui « ce qui se trouve », y compris le légume vert, dédaigné du sexe fort ? C’est la grâce que je vous souhaite.
Est-ce à dire que le travailleur manuel puisse compenser, en ce dur passage, en ce long provisoire, son usure musculaire à l’aide d’une assiettée de nouilles ou d’une « gratinée » ? Je ne suis pas si sotte que de l’espérer, ni de prendre à la légère ton absence, café, tonique noir et amer qui excites l’ébattement cérébral des gratteurs de papier, ni de rester froide devant le gril où grésillerait une rouge tranche de bœuf…
En attendant, je continuerai de puiser dans le petit pot à bouillir les châtaignes. Admirable chair blanche de la brune châtaigne, complément providentiel des repas réduits ! Tu es le pain délicat qu’apporte cette saison froide, chiche de lentilles et de haricots secs ; tu abondes quand tout devient rare, quand la terre se referme. Je me permets d’indiquer que la châtaigne bouillie — il faut saler l’eau de l’ébullition — écorcée, nettoyée de sa seconde peau et de toutes ses petites cloisons, écrasée en pâte homogène avec du sucre en poudre, enfin pressée en petites galettes dans un linge fin, est un régal sain et simple, un dessert complet si vous le servez en même temps qu’une confiture rouge. Un peu étouffant ? Que non ! Car vous avez bien pensé à déboucher, auprès, une bouteille de cidre mousseux ou de bon vin blanc, plutôt doux.