Paris de ma fenêtre/02
II
Femmes et hommes, le matin, se hâtent, qui vers le travail, qui vers le problématique approvisionnement. Il est tellement nuit, il est si peu matin, quand tintent à la Bibliothèque nationale les six coups officiels de quatre heures, qu’à tout moment jaillit dans la nuit le petit phare d’une lampe de poche. « Mais puisque vous regagnez l’après-midi ce qui manque à la matinée… » C’est entendu, mais il fait plus froid à quatre heures du matin qu’à six. Les premières heures ouvrables sont noires. Et tous les êtres, qui tendent vers l’hivernage, secouent avec peine leur engourdissement d’avant l’aube.
L’homme subit la nuit comme une plante. Tous les oiseaux ne sont pas matineux. On sait qu’il y a des fleurs de qui l’épanouissement est nocturne. Le blanc lis des sables, entre minuit et trois heures du matin, devient méconnaissable à force de s’ouvrir, de roidir en griffes ses étamines, de jeter autour de lui ses rets de parfum. L’espèce humaine aussi abonde en noctambules à qui le plaisir conseille de retarder leur coucher, mais nul instinct ne les incite à quitter leur lit en pleine nuit. L’effort quotidien que demande aux travailleurs des deux sexes l’heure de super-été est considérable. Espérons qu’il ne durera pas tout l’hiver.
Les enfants eux-mêmes refusent de récupérer le soir les deux heures qu’on leur chicane le matin. Comme l’oiseau, comme les cheptels de ferme, la tutélaire syncope, le sommeil passe outre aux décisions humaines et ressaisit les enfants quand ils sont déjà debout, habillés, lavés. Tête penchée, ils retournent au songe inachevé, se pelotonnent à leur manière, qui est aussi, vers la fin de la nuit, celle du chat roulé en turban, du pigeon rengorgé, de la crosse de fougère, des frileux pétales d’anémone.
Comme j’ai passé l’âge des sommeils longs et des heures de travail régulières, il m’arrive de regarder au loin poindre les petites lampes de poche, entre six et sept heures du matin. Elles vont vite, ne s’arrêtent pas, grandissent ; quelques-unes optent, à la hauteur de la Bourse, pour la rue du Quatre-septembre ; d’autres bifurquent à la rue des Petits-Champs. Le demeurant plonge sous les arcades du Palais-Royal. Leur clarté ronde, rabattue sur le trottoir, cerne d’un halo les pieds des porte-lumière. Que de bas transparents, que d’escarpins découverts !… Le bas de tulle, le soulier mince disent l’obstination des femmes à maintenir une mode coûteuse, hors de raison, hors de saison.
Je date d’assez loin pour avoir connu, dans mon enfance, de vieilles bourgeoises cossues et des châtelaines provinciales que l’âge fixait au coin de leurs cheminées définitivement, comme un fauteuil, comme une paire de chenets. Elles montraient à ma mère les reliques de leur jeunesse : une robe à bouquets, un voile de Malines, un « drap de dessus » percé et repercé de jours, incrusté de dentelles ; une chemise de noces, les bas des anciens bals : « Pesez-les ! » disaient-elles, orgueilleuses. Elles mettaient dans la main de Sido deux bas de soie lourds et froids comme une paire de petites couleuvres.
Soie naturelle ou non, une paire de bas emploie huit à dix grammes de matière textile, aujourd’hui. Frêle protection que dix grammes contre le gel, contre pluie et tempête, contre escaliers de métro et semelles minces. Le déconcertant est que les femmes souffrent et ne cèdent point, si ce n’est que les fortunées, les raisonnables portent des bas de laine. Encore paient-elles cher ce privilège, qui n’entraîne pas celui de posséder des chaussures à souhait pour les bas volumineux.
— Depuis que j’ai des gros bas bien chauds, me confie une inconséquente, j’ai des engelures ! Comprenez-vous une chose pareille ?
Et elle me montre les engelures nées de la compression, l’engelure en bourrelet au-dessus du talon — la pire — les engelures en chapelet sur les pauvres orteils bossus.
Quelques femmes, travailleuses célibataires, veuves sans enfants, m’ont demandé de leur suggérer un emploi des heures de congé.
« Tirez-nous, m’écrit l’une d’elles, du ménage « fait à fond » et du cinéma ! Croit-on que notre minuscule logis réclame tant de soins, ou qu’en semaine nous le négligions ? Une sortie constitue une fatigue supplémentaire… »
J’ai bien peur que mes jeunes travailleuses fatiguées ne fassent la grimace au conseil que je vais leur donner. Mais la froide saison, la loi animale de la vie ralentie, l’économie et l’hygiène sont présentement d’accord avec moi pour leur dire : dormez. La campagne est loin, le jour court. Vous avez la chance — ou l’amertume — de vivre seule ? Dormez. Le repas du samedi — ou du dimanche — et les soins du ménage expédiés, dormez. Une bouteille d’eau chaude aux pieds, la fenêtre entre-bâillée sur le froid sec ou sur l’averse raide, laissez-vous aller…
Le pis qui puisse vous arriver, c’est de ne vous éveiller que le lendemain matin (tant mieux pour les tickets !), à l’heure habituelle, détendue, un peu égarée, le corps léger, de faire craquer vos jointures et de vous écrier, à l’exemple d’une petite fille que je connais :
— C’est incalculable ce que j’ai grandi cette nuit !
J’écris en pleine aube obscure. Il est sept heures du matin, si j’en crois ma pendule — mais je ne l’en crois pas. Les petites lampes de poche, dans la rue, vont leur chassé-croisé. Une ombrelle de lumière approche, dont le manche se dédouble en deux jambes fines, s’achève en deux souliers découverts et pointus. À quelle heure se sont levées ces deux jambes gracieuses ? Quel jour se reposeront-elles ? Elles franchissent les degrés du passage du Perron avec une légèreté ! Bon courage ! L’heure est si ambiguë que j’hésite, du haut de ma fenêtre, à leur dire : « Bonjour », ou : « Bonne nuit… »
Silence… Ce n’est pas uniquement la circonspection qui ferme les bouches. On ne s’arrête pas, en décembre, pour bavarder dehors. Les magasins n’admettent plus guère le chiffonnage des coupons, puisqu’il n’y a plus de coupons. Le métro, qui va vite, n’est pas un lieu confidentiel. Il y a bien le « thé », où l’on vous sert un chocolat à l’eau, excellent d’ailleurs, qui détend les nerfs et délie les langues. Tiède, tintant de cuillères et de tasses, un filet de vapeur au bec de chaque théière, poétisé par l’odeur du chocolat et du café, voilà que je me prends, l’ayant fui un demi-siècle, à trouver que le « thé » est un endroit charmant. Même le bruit des voix l’embellit. C’est que la voix humaine, ramenée à son plan de bruit frivole, nous n’avons guère d’occasions de l’entendre. Les enfants jouent une octave plus bas. La bruyante, l’imprudente jeunesse, tancée, est sur ses gardes, les hommes ont dit à leurs femmes : « Chut ! » et les femmes ont morigéné les hommes : « Toi, d’abord, tâche de tenir ta langue ! »
Au restaurant, nous déjeunons à mi-voix, nous dînons de bouche à oreille. Il n’en fallait pas plus, ni moins, pour que nous nous apercevions, étonnés, que le son de la voix humaine nous est tonique, que le dialogue fait partie de notre hygiène morale, et que la présence de notre semblable, fût-elle insolite, fût-elle importune, vaut souvent que nous la traitions avec la considération qu’elle mérite.
« Je voudrais dire quelque chose à quelqu’un ! » s’écrie, dans Pelléas et Mélisande, un tremblant enfant qui se débat dans un silence qu’assombrit l’amour défendu. Nous avons tous, présentement, quelque chose à dire à quelqu’un et quelque chose à lui taire. Comment résister à ce que, par fausse honte, nous nions, comment résister au besoin d’effusion ? Qu’est, sinon effusion, le mot de ma voisine chez qui je quête un renseignement : « Entrez donc, vous n’allez pas me dire ça sur le pas de la porte ! » La nuit close, et l’épaisse porte ancienne aussi, c’est alors que notre étroit immeuble — trois fenêtres de façade — s’anime sans aucun bruit.
De sa chambre du quatrième une solitaire descend, pour un rendez-vous dans une autre chambre, où une autre femme tricote. Parfois le premier visite l’entresol, le quatrième descend au premier… Je pense qu’il en va de même dans beaucoup d’autres maisons, et il semble tout naturel que l’économie de feu, de lumière et de lieu impose des usages d’ailleurs courtois et agréables.
Économie, soit. Mais croyez que la sociabilité commande, encore qu’elle se déguise et s’abrite, timide, derrière un prétexte banal, qui n’abuse personne. Au dehors, la nuit de poix et ses dangers pèsent sur le portail d’un logis qui survit aux révolutions et aux guerres… Mais l’épaisseur même de l’ombre extérieure crée, au cœur de ses habitants, une idée de sécurité, de liberté poétique. Mon lyrisme personnel n’est pas si assoupi qu’il ne s’éveille au « bonsoir » de qui monte, de qui descend l’escalier glacial. L’esprit des anciennes veillées d’autrefois, je l’ai, mieux qu’imaginé, connu. Il empruntait les traits de tel enfant de minuit, de telle vieille femme coiffée d’argent frisé, aveuglée par ses grosses lunettes ; il balançait une lanterne en forme de tour poivrière. Comme ici même, un chat le suivait, pourchassant une pelote de laine qui bondissait sur les marches.
En Puisaye, en Forterre — oh ! qu’on nous rende ces noms régionaux ! — l’esprit des veillées s’asseyait au centre d’une vaste cuisine constellée de cuivres roses, et il dévidait des écheveaux de chanvre. En Franche-Comté, il écalait des noix, des noisettes, il nouait en bouquets les alises aigrelettes et il chantait. En Limousin, il s’étouffait à manger des boules de « farce dure » et s’éclaircissait le gosier avec un bon coup de vin. Sur le plateau de Millevaches, désert caparaçonné de bruyère rouge, il amenait un mouton bien lainé, pattes liées, dans la toison duquel la compagnie se tenait les pieds chauds…
Ici, l’esprit des veillées est pauvre. Il n’a pas même de chaufferette — où prendrait-il la braise ? Il n’est pas bavard, pour commencer. Il est banal par manque de hardiesse. Il rase la terre, raconte des petits faits de ce temps, jette des chiffres, des noms de denrées, donne la recette d’un plat qu’on fait « avec trois fois rien »…
— J’ai essayé, réplique une malicieuse, mais je ne l’ai pas réussi, parce que je n’avais mis qu’une fois rien !
Elles rient. S’il y a des hommes, ils ne font pas grand bruit, pour qu’on les oublie un peu, pour goûter mieux une heure qui ne ressemble à aucune autre. L’esprit encouragé hausse le ton, volette çà et là au-dessus du sol. Il peint ce qu’il a vu : une forêt, une famille, la guerre, un voyage ; il attend, il quête les répliques, il attise des souvenirs. Une petite dame qui n’a l’air de rien est allée de l’autre côté de la terre. Une n’a presque jamais quitté Paris et se trouve plus riche d’anecdotes que la pérégrine ; la troisième s’égaie de notre stupeur quand elle conte qu’avant de diriger une épicerie elle dressait des chevaux de selle…
Toute la belle monnaie imaginaire des vies humaines danse, s’échange, brille, sonne… L’esprit des veillées apporte ce qui se mourait, depuis des années, sous le parler gras et sale, les rires ivres, l’argot sans vigueur, le néologisme sans ancêtres, la veulerie. Qu’on lui prête les soutiens de la curiosité et du désintéressement, et nous verrons qu’il est en train de ressusciter la conversation.
— La sonnerie de l’entrée remarche. À présent je vais t’arranger ton appareil téléphonique.
Le professeur au Conservatoire ne fait point de promesse qu’il ne tienne. Assis par terre en tailleur, il tire de ses poches un outillage réduit, travaille, démonte, remonte, dévisse et visse. J’ai sous les yeux le type accompli du bricoleur conscient et virtuose.
— C’est joli, ces petits outils à manche noir. Passe-m’en un. D’où les as-tu, Wague ?
— Ça ? des bijoux ! C’est une petite série des outils que les ouvriers de Bréguet fabriquaient eux-mêmes pour l’exercice de leur métier, autrefois. Regarde le manche à six pans, en ébène véritable. Et le petit manchon de cuivre qui relie le manche à la gouge d’acier. C’est l’amour d’un métier qui enfantait tout ça.
Un bricoleur est rarement indemne de poésie. La France entière est bricoleuse. Une rêverie inventive, un art personnel ont seuls pu créer le petit ciseau à froid que j’ai trouvé un jour, emmanché de cuivre cannelé, bien en main, gravé d’arabesques, honoré d’ornements comme un bibelot chinois. Son propriétaire, qui devait être en même temps son auteur, a dû le regretter.
Adroit, touche-à-tout, indiscret, artiste, industrieux, modeste au fond, vantard en surface… Si je fais le portrait du bricoleur-type, je fais celui du Français. En France, nous sommes possédés de l’envie de nous mêler de ce qui ne nous regarde pas, nos plus grands plaisirs sont à ce prix. Un petit livreur cycliste a guéri l’impotente pendule de ma cuisine. Si dans la rue une courroie de ma sandale — car aux temps durs conviennent les cuirs mous — vient à se rompre, un passant, deux passants veulent m’obliger : « Attendez, dit l’un, j’ai justement sur moi… » En effet, il a justement, dans un petit papier plié, cinq ou six clous à sabot.
Un autre tient dans son portefeuille un bout de sangle, et du pavillon d’une clef il sait faire un tire-clou. Que font, dans des poches citadines, les clous à sabot, la sangle, une lame de rasoir gentiment montée en tranchet au bout d’une pince à linge ? Mystère, bricolage, et un brin d’enfantillage brochant sur le tout. Luc-Albert Moreau bricole à ravir, menuise, dessine son jardin et le plante, soude, cloue, ramone, car ses loisirs de peintre et ses goûts innés se sont mis dès longtemps à la meilleure école, qui est celle du paysan.
Mon bricoleur-ami travaille tranquille à mes pieds, mieux et sans plus de bruit que moi. Le cheval de porcelaine dix-huit cent trente retrouve, grâce à lui, ses membres. Aucune goutte de colle ne souille la table basse qui sert d’établi. D’ailleurs, à être privé d’ateliers, à se contenter d’un bout de table, de la cuisine ou de l’antichambre, un bricoleur acquiert une adresse, une modestie d’exécution qui contrastent avec l’emphase du professionnel. Il opère sans miettes, rabote sans copeaux, peint sans taches, pour éviter d’être rembarré par sa femme, admonesté par sa progéniture…
— Tu sais coudre, Wague ?
— Comme une fée.
— Regarde, mon dessus de divan, il est tout élimé, là… C’est un vieux lasting bien joli, mais fatigué. Tu ne veux pas me le repriser ?
Je voulais rire ; mais mon artisan examine le dommage très sérieusement. C’est merveille, ensuite, de le voir découper un carré de toile gommée noire — ciseaux et tissu tirés de son fonds propre — chauffer la toile à l’ampoule de la lampe, écarter les fils de trame et glisser le pansement sous l’étoffe fleurie…
— Raccommodage de fortune, dit-il négligemment.
Tous bricoleurs ! La fonction a désormais dans nos mœurs son crédit, et dans la langue ses lettres patentes. Il paraît que la « bricole » était une machine de guerre, avant que nous ne nommions ainsi une activité qui s’emploie à pallier l’infortune de la paix, à faire de presque rien quelque chose.
Le bassin du Palais-Royal est vide, depuis des mois. Max, qui a douze ans cette année, est forcé d’aller jusqu’aux Tuileries — il me l’a dit ce matin avec contrariété — pour essayer son « bateau qui marche ». L’objet est curieux, entièrement fourni par deux boîtes à sardines, deux bobines en bois, un arbre de couche et un frein en fil de fer ; deux bracelets de caoutchouc, tordus sous la quille, en se détordant servent de propulseurs. Je me suis fait expliquer la marche du jouet.
— C’est pas un jouet, c’est une maquette, dit Max, vexé.
— Une maquette construite par qui ?
— Moi, naturellement. J’ai bricolé ça de toutes pièces.
Mon constructeur naval ne s’appelle encore que Max. Max qui ? Attendez. Attendons. Peut-être qu’il s’appellera quelque chose comme Max Niepce ou Max Lumière… Ce sont des noms de bricoleurs de génie.
La messe de minuit à cinq heures de l’après-midi… Enfants, vous n’aurez pas eu votre longue veillée ni l’attente d’un minuit lumineux. Vous n’aurez pas eu le départ et le retour aux lanternes. Vous vous serez contentés de la nuit dans l’église, des buissons ardents, des fleurs vouées à Jésus, des verdures persistantes qui mêlent à l’encens l’odeur du buis, du laurier et du sapin. C’était assez pour enchanter votre sensibilité, qui résonne à tout choc. Ce que vous avez eu suffit pour que votre mémoire, plus tard, vous parle d’un minuit de Paris qui a sonné cinq coups.
Paris est trop noir pour qu’on vous y laisse trébucher, enfants qui une seule nuit dans l’année hantiez les rues et vous couchiez tard. J’aimais vous rencontrer, l’an passé, sous des lumières déjà réduites, à l’heure où vous reveniez d’une messe, d’une fête donnée sous les branches d’un arbre. Vous étiez les repères lumineux de mon trajet puisque au passage vous me jetiez l’éclair d’un jouet pailleté, d’une noix, d’une grappe, d’une pomme en verre soufflé, doré, d’une couronne de papier d’étain, enfants, avenir, notre dernier trésor…
Les nuits de Noël, à la campagne, n’étaient pas plus opaques, et personne, il y a un demi-siècle, ne se souciait d’éclairer les rues de mon village autrement qu’à l’aide des grosses lanternes pendues au poing par un anneau, renforcées de barreaux. L’ombre divergente de ces barreaux tournoie encore dans mon souvenir, chemine encore à mon côté, raye les murailles, les robes des paysannes, se balance sur le dos du chien…
Car le chien — qu’il s’appelât Domino, Patasson, Finaud ou Lisette — le chien nous accompagnait à la messe de minuit en mémoire d’une nuit où le bœuf et l’âne avaient reçu le don de la parole. Il siégeait à notre banc de notables, entre Sido ma mère et sa fille, n’en paraissait pas surpris et écoutait les chants et l’harmonium. Sur l’église de mon enfance, personne n’a reconstruit le clocher foudroyé depuis deux siècles environ. Mais le village l’aime mieux telle qu’elle est — et moi aussi.
Au retour de la messe de minuit… Ici je m’arrêterais court si mes lectrices attendaient que je peignisse les fastes d’un jour et d’une nuit sans seconds dans l’année. Sido, ma mère, ma jamais assez ni assez bien aimée, voyait avec terreur, déjà, ses mains maternelles, ses granges se vider. Aussi nous nous gardions d’exiger ce qu’elle n’eût pu nous donner. Je le dis à notre honneur d’enfants et d’adolescents : on n’a guère vu de progéniture moins avide que nous. Les deux garçons se tenaient contents s’ils avaient de quoi acheter un filet à papillons, deux étaloirs et les longues épingles de laiton, des balances à pêcher l’écrevisse. J’étais la plus jeune ; pourtant Sido me faisait une étrange confiance. Rirez-vous de moi, lectrices, si je vous avoue que je demandai pour mon septième Noël, le théâtre complet de Labiche… et que je l’eus ?
L’année suivante, je fus plus difficile à combler : je voulais des boules de cristal et de grandes larmes scintillantes comme celles qui pendaient sous les lustres, chez un châtelain des environs. J’y renonçai.
Mais, en mémoire de mon renoncement sans pleurs, le jour où ma fille, à l’âge de sept ans, me demanda pour Noël un pantalon de velours à côtes « comme les hommes qui travaillent à la voie du chemin de fer », croyez bien qu’outre les braies côtelées elle eut la « taillole » rouge, la ceinture de laine qui sangle trois fois les reins, frangée à chaque bout.
Les parents ne sauraient trop se dire que l’aveu d’une convoitise rituelle, chez l’enfant, est la fleur d’une longue rêverie, la phrase unique qui résume un roman. Quand un garçonnet pressé de questions se résout à dire : « Je voudrais pour mes étrennes un décamètre, de la toile cirée verte et un fil à couper le beurre… » j’aimerais, parents, que vous n’écrasiez pas sous des railleries défleurissantes un rêve qui a sa pudeur et son romantisme. Donnez la toile cirée, le décamètre et le fil à couper le beurre — aussi bien votre crémier ne s’en sert plus guère — par-dessus le marché, tâchez en les donnant d’avoir l’air fin et compréhensif. Ça vous changera.
Il vous paraîtra étrange que mes Noëls d’enfant — là-bas on dit « nouël » — aient été privés du sapin frais coupé, de ses fruits de sucre, de ses petites flammes. Mais ne m’en plaignez pas trop, notre nuit du vingt-quatre était quand même une nuit de célébration, à notre silencieuse manière. Il était bien rare que Sido n’eût pas trouvé dans le jardin, vivaces, épanouies sous la neige, les fleurs de l’ellébore que nous appelons rose de Noël. En bouquet au centre de la table, leurs boutons clos, ovales, violentés par la chaleur du beau feu, s’ouvraient avec une saccade mécanique qui étonnait les chats et que je guettais comme eux. Nous n’avions ni boudin noir, ni boudin blanc, ni dinde aux marrons, mais les marrons seulement, bouillis et rôtis, et le chef-d’œuvre de Sido, un pudding blanc, clouté des trois espèces de raisins — Smyrne, Malaga, Corinthe — truffé de melon confit, de cédrat en lamelles, d’orange en petits dés.
Puis, comme il nous était loisible de veiller, la fête se prolongeait en veillée calme, au chuchotement des journaux froissés, des pages tournées, du feu sur lequel nous jetions quelque élagage vert et une poignée de gros sel qui crépitait et flambait vert sur la braise…
Quoi, rien de plus ? Non rien. Aucun de nous ne souhaitait davantage, ne se plaignait d’avoir trop peu. Le sifflant hiver assiégeait les persiennes. La grosse bouilloire de cuivre, assise dans les cendres, et les cruchons de terre qu’elle allait emplir nous promettaient des lits chauds dans les chambres froides…
— Maman, je ne veux pas me coucher ! Je veux veiller toute la nuit, toutes les nuits !…
— À ton gré, Minet-Chéri… Voilà le jour. Tu vois, la neige devient bleue entre les lames des persiennes. Tu n’entends pas que les poules chantent ?
Je croyais veiller encore… C’est que, surprise par l’heure tardive, je dormais déjà, la tête sur mes bras pliés, mes tresses au long des joues comme deux couleuvres gardiennes…