Paris de ma fenêtre/03
III
Il fait froid. Ces deux f, vous les lisez dans la double bouffée d’haleine qui sort des bouches. Ce sont deux mots qui se voient de loin : « Fait froid… » Si une minorité heureuse se tient au chaud, elle subit la règle, elle ne peut se dérober à la pensée du froid, à sa réalité, au souci de ceux qui souffrent du froid.
La présence du froid sec pénètre partout. Il a terni la neige pure pendant quelques heures. Quand l’aube de neuf heures éclaire un peu le ciel, les rideaux se soulèvent sur les vitres, et des visages interrogent : « Est-ce que le vent a enfin tourné ? Est-ce que nous allons enfin voir accourir ces fougueux enfants de l’Ouest qui sont le nuage bleu, la pluie, un souffle qui porte l’odeur de la terre imprégnée d’eau, les changeants rayons, le coup de tonnerre rieur qui devance février ? »
Mais les vents du nord et de l’est sont toujours les maîtres du ciel, avares d’humidité. Quand donc verrai-je sous ma fenêtre, dans le jardin qui fut royal, les enfants jouer sans manteaux ? Il y a bien des jours que les pigeons n’ont foulé la terre détendue et ouvert grandes, au bienfait de l’averse, leurs ailes. L’eau enchante l’oiseau, la gelée le ternit. Dans ce vieil édifice quadrangulaire, où les conséquences du froid me tiennent recluse, nous dépendons un peu les uns des autres, d’une manière mitoyenne. Il y fait froid — il y fait plus froid que l’an dernier, parce que l’immeuble de droite et l’immeuble de gauche, frères identiques, soudés à celui que j’occupe, sont vides aussi de charbon et de chaleur. Les combles du Palais-Royal prennent jour par leurs toits à pente faible, par l’œil carré des « tabatières ». Sous l’ardoise vivent des employés modestes, des travailleuses solitaires. Point de cheminées dans ces combles, où le gaz n’a pas le droit de cité, où l’électricité recule devant l’ombre de Richelieu. Le réchaud à essence et à alcool, la lampe à pétrole étaient les flammes modestes de mainte petite vie silencieuse, jusqu’aujourd’hui. Mais essence, alcool et pétrole sont loin de nous.
Il fait froid… C’est ce froid souverain qui a obtenu des femmes ce que le bon sens élémentaire leur demandait en vain. Elles n’en sont pas encore aux houseaux les plus efficacement protecteurs : les journaux, assujettis autour de la jambe par des cothurnes de ficelle. Je pense qu’elles y viendront, à l’instar d’une antique péripatéticienne dont je vis, des années durant, l’ombre majestueuse déambulant sous les arcades de notre cloître laïque. L’hiver, elle s’accotait aux grilles fermées, pour resserrer les ficelles de ses guêtres imprimées. Ainsi faisaient, chaussés de morceaux de moquette, de papiers d’emballage et de carton ondulé, les soldats de la Grande Guerre…
En attendant les leggins de papier, les femmes bourrent de gros bas de laine leurs petits souliers. J’ai déjà signalé le mal qui résultait d’une hygiène étourdie : jamais on ne vit tant d’engelures, et les hommes, pourvus par leurs femmes de bonnes chaussettes tricotées, ne sont pas plus épargnés que leurs compagnes. Une jeune secrétaire que je connais va prendre son service le matin à neuf heures. Comme à la petite Sirène du conte d’Andersen, chaque pas lui coûte une douleur aiguë, car elle a, sur chaque doigt de pied, une engelure. Chante-t-elle, pendant qu’elle tape, téléphone, sténographie en conscience, une chanson de Fréhel, du temps que Fréhel était pareille à une mince et ravissante bête sauvage, et l’engelure, ce supplice, assimilée à un divertissement comique :
J’adorais sa figure,
Son p’tit nez, vrai bijou,
Avec une engelure
Au bout.
Du comique nous arrivons au drame, et du cuir au liège. Le docteur Jaworski arpente, de malade en malade, le verglas, sans trouver à acheter une paire de snow-boots. Jean Marais, créateur de Les Parents terribles, voit avec inquiétude ses apreski s’entrebâiller… Tous deux ont vu entrer, muets d’envie, un autre de mes amis qui revenait de sa province normande semellé de bois, les pieds cornus, bien au large et fourrés. Mais comme ce dernier se pique d’élégance autant qu’il est soucieux de bien-être, il avait verni ses sabots.
Les lignes que j’écris n’apporteront — et j’en ai bien du regret — aucun soulagement aux femmes qui m’écrivent, me demandent justice contre le froid, me confient qu’il les fait souffrir aux larmes. Je n’ai trouvé contre lui, qui est mon ennemi, que d’aller pieds nus en toutes saisons depuis douze ans.
En remontant plus loin — beaucoup plus loin — je me souviens que ma mère préparait, l’été, et tenait en réserve, pour le cas où ses enfants auraient eu ces engelures ouvertes qu’on appelle chez nous « crevasses », une bouteille de vinaigre de roses, pétales de roses rouges infusés un mois dans du vinaigre fort, le tout clarifié au papier-filtre. L’odeur mordante et fine d’un tel remède, je ne l’ai pas encore oubliée, quoique je n’aie jamais souffert d’engelures. Mais je savais mentir, tendre un index, offrir un orteil nu, mendier la compresse embaumée, et la sucer en cachette, pour son double goût de vinaigre et de rose…
Il fait froid. Un souvenir heureux est contre le froid une protection fragile. Quelque chose s’est ému dans les airs, cependant, au cours de la nuit dernière. L’aiguille bleue du baromètre a glissé de deux degrés vers la gauche, sollicitée par le mot prometteur : variable. Demain matin, nous soulèverons encore le rideau, nous regarderons encore la course du nuage et l’inclinaison des rares fumées qui empanachent les toits, et nous parlerons, entre nous, sur un ton d’espoir et d’anxiété, nous parlerons encore de la température : « Cela va changer. Demain, avec la lune, ou après la lune. Cela changera parce que fatalement, miséricordieusement, cela doit changer… »
Au lit ! Au lit ! Que ceux, que celles à qui leur âge, leur santé, leur oisiveté forcée ou leur occupation sédentaire interdisent de chercher dans la course ou la gesticulation énergique un remède au froid, recourent au lit ! Au lit, les enfants dans la maison non chauffée !
Si la vague glacée cède aujourd’hui, elle peut, d’ici mars, revenir, et nous savons bien qu’il n’est pas question d’amender, les combustibles manquant, l’état des choses et de la température. Notre but est d’atteindre la fin de l’hiver moyennant des tactiques de pauvres. La tactique du pauvre est souvent en contradiction avec l’hygiène du riche, ce riche que, plus ou moins, nous avons été, puisque nous disposions librement des robinets et des manettes qui débitent la chaleur en gaz, en liquide, la chaleur en air dilaté. Nous possédions aussi la chaleur en flammes échevelées, en laine légère, en lard rosé, en saindoux, en bordure moelleuse de jambon, en beurres variés : « Moi, j’ai un faible pour les beurres charentais ! — Ah ! l’Isigny a bien son charme… »
Tout cela, c’était la même félicité vitale, la chaleur. Aisément écarté, le froid s’arrêtait à nos seuils, à nos vitres. Aujourd’hui, il est notre plus grand danger, la punition des fous, des irréfléchis que nous sommes. Quoi ! point de doubles vitres à nos fenêtres ? Point de volets pleins ? Non. Cette bise glaciale, c’est par le garde-manger extérieur qu’elle pénètre dans la cuisine ? Oui. « Ça a toujours été comme ça », répondent notre incurie, notre routine, notre faux progrès. La hutte de neige de l’Esquimau, elle, n’a pas de vents coulis. Comment ! aucune de nos portes ne ferme ? Le long de l’huis filtre la lumière de ta lampe, mon compagnon, si tu lis la nuit. Sous la porte du palier, sans l’ouvrir, la concierge passe, glisse un journal plié.
Et la mode des vêtements dits d’hiver ! Ces petites jupes, pour nous ; ces petits caleçons gamins sous le pantalon des hommes ! N’oubliez pas vos gants de tricot, madame, si vous sortez ! Mais ne vous étonnez pas de rentrer avec une oreille gelée puisque vous allez tête nue, au péril d’érysipèle. C’est vous, n’est-ce pas, madame, qui preniez des leçons de ski sur la montagne, cheveux au vent, les oreilles sans connaissance, aux côtés d’un professeur autochtone sagement enfoncé, de la nuque aux sourcils, d’un bonnet de peau de lapin ? C’est vous qui, dans une pharmacie, entriez, l’ourlet de la jupe rasant le genou pour demander « un produit contre les gerçures… »
— C’est pour les mains ? demandait le préparateur en blouse candide.
Un peu gênée, mais sincère, vous avez répondu :
— Non, c’est pour les cuisses…
Nous voilà tous châtiés, justement ou non, consternés devant les images elles-mêmes glacées, de ce que nous appelions « le confort moderne ». Le chauffage par les parquets, l’appartement « climatisé », l’escamotoir à ordures, l’eau à 80 degrés, l’ascenseur, l’aspirateur à poussières, que de jouets pour adultes paresseux et exigeants ! Pourtant, nous voici arrivés au carrefour qu’encombrent, pétrifiées et muettes de froid, les femmes qui font la queue. Le froid, la guerre ont fait un signe : c’est assez pour que, détournés des appareils d’où la sorcellerie humaine s’est enfuie, nous enviions notre semblable qui, sous tous les règnes du froid cataclysmal, se pencha, ramassa le bois mort et en fit jaillir la flamme.
Pratiquement, que faire ? Comment préserver les enfants ? S’ils semblent moins sensibles que nous aux morsures du froid, c’est qu’ils y pensent moins, ils cessent de le comprendre dès qu’il n’est plus un jeu de boules de neige et de patinoire. Dieu merci, ils ne relient pas, avant l’adolescence, la souffrance à ses causes. On voudrait, en ce moment, qu’un geste, et d’où qu’il vînt, ouvrît à tous les enfants un royaume à jamais sauf de tout mal.
« Courez dans l’appartement, agitez-vous, jouez ! » dit à ses enfants la mère sans feu. Une autre enseigne : « Frottez-moi ce meuble, et que ça reluise ! » La leçon de rythmique et de danse est aussi un palliatif. Mais un enfant, mais plusieurs enfants ne peuvent danser tout le jour, et j’ai encore sur le cœur un mot de femme : « Je leur apprends des jeux tranquilles : quand ils courent, ils ont trop faim. » Trop faim… pas assez chaud… Entre l’excès affreux et le manque haïssable, n’y a-t-il donc pas place, au sein d’un climat équitable, pour les enfants ?
Je voudrais bien fournir à mes lecteurs autre chose que des récriminations. Mais je chôme de recettes et de magies domestiques. À qui travaille assis, à qui écrit, à qui accomplit le geste court de l’aiguille, martèle la machine à écrire, manie le stylo, la pointe du graveur, je dis : « Faites-vous suivre par la boule d’eau chaude, vidée et renouvelée chaque fois qu’il est utile. Elle sera tantôt sous la couverture qui enveloppe vos pieds, tantôt contre votre ventre, comme un bon chien, tantôt sous vos mains ou derrière vos reins. Elle ne vaut pas un radiateur, mais elle vient au secours de maintes régions où la vie afflue inégalement. Et si vous disposez de deux boules en caoutchouc, alors c’est la fête « pour le cœur et pour tous les sens ».
À tous ceux qui possèdent en ce moment une salle de bains sans bain, un chauffe-bain diététique, aux femmes que leur emploi chasse du logis avant le grand jour, je me mêlerai de conseiller ce qui réussit aux lève-tôt de toute saison : quelle que soit votre fatigue, secouez-la, le soir, au bénéfice d’une toilette minutieuse. Vous y gagnerez d’avoir chaud en vous couchant, de reposer plus profondément, de sentir bon, de ménager vos draps et de dormir plus longtemps le matin. Ce qui vaut pour les grands vaut pour les petits.
Et maintenant je n’en démords pas : au lit, au lit ceux que leur métier, ceux que leur âge — trois ans ou soixante-dix — exemptent des corvées du dehors, du travail sauf les besognes sédentaires. Au lit avec votre livre d’images ou votre ouvrage de couture, d’écriture. Au lit, pendant que les pionniers et pionnières ― vos fils ou parents — affrontent les chances d’une expédition à travers les magasins de sous-alimentation générale.
Le crépuscule et le thermomètre descendent : glissez entre la couverture trop légère et la courtepointe un journal déployé ou un papier d’emballage ; donnez place au chat, si chat il y a, et à sa puissante électricité contre votre flanc, à la bouteille d’eau chaude près de vos pieds et non collée à vos plantes.
Il est bientôt six heures du soir : au lit !
— Pour quand il pleut, disait une petite fille, j’ai envie de fabriquer quelque chose que je tiendrais au-dessus de ma tête, comme un morceau de papier, ou une étoffe, ou une petite planche… Je le mettrais au bout de deux petits bâtons, ou même d’un seul bâton… ça serait bien commode…
Ainsi elle réinventait, en toute ingénuité, le parapluie. Si j’en crois quelques-uns de mes correspondants, notre époque va réinventer, de par son besoin de lire, le cabinet de livres en location.
Livrées à la hâte et à la facilité de vivre extérieurement, les époques heureuses sont infidèles à la pensée écrite. Une molle félicité excella toujours à brûler les heures, à les presser de témoigner combien elles sont vides, vaines, volantes. De poignants soucis, une tardive clairvoyance leur redonnent leur poids et leur suc, réduisent à leur valeur les plaisirs qui nous viennent du son et des fuyantes images. Ce qui se fixe en nous par l’œil, ce qui par le caractère imprimé échauffe en nous la pensée, l’esprit de compréhension et de contradiction, prend tout son prix ; n’est-il pas du meilleur augure que des générations égarées, en cherchant leur voie, retrouvent que lire est un besoin vital ?
Il ne s’agit pas seulement de l’appétit, aussi normal et aussi renaissant que le besoin de se nourrir, qui consomme, dans l’ordre même où elles apparaissent et se succèdent, les œuvres récentes. « Jamais, me dit mon voisin le grand libraire, jamais on n’a vendu autant de classiques. » Notre pays se méfierait donc des fictions romanesques, du livre dit « policier » que nul ne peut, son énigme déflorée, relire ni aimer ? Ce serait trop beau, ce serait trop tôt.
Mais croyons qu’un instinct très sûr incline un peuple durement châtié, ignorant de sa forme future, à interroger son passé, à vouloir connaître les fondements qui assurèrent sa grandeur et peuvent encore répondre de son avenir. Trois mille exemplaires de Montaigne se vendent tous les mois. Dira-t-on que le lecteur français porte aux auteurs faciles son suffrage le plus compact ?
L’amour de lire conduit à l’amour du livre. Si notre curiosité et notre pauvreté s’accordent en vue de ressusciter des cabinets de lecture, il faut qu’elles ramènent aussi le respect dû au livre. Le « cabinet de lecture » fut une sorte de bureau de tabac, un « commerce convenant à dame seule ». Une femme, aimable encore et malchanceuse, se faisait de ses abonnés des amis. Balzac donne à la belle Antonia Chocardelle un cabinet de lecture. Solitaires en effet, quasi désœuvrées, que de dames seules autrefois exploitèrent sans amour un fonds déshonoré par l’usage !
Lire est, selon le livre et le lecteur, une griserie, un honneur, le service rendu à un culte, une patiente prospection à travers l’écrivain et nous-même. Ce ne sera pas chose facile que d’enseigner le respect du tome périssable, du papier sans durée. Elle ne viendra que si on la cultive, cette pudeur du lecteur qui consiste à ne pas se gratter la tête au-dessus des pages, à m’abstenir de manger en lisant, de corner des feuillets… L’espèce humaine n’a jamais assez de vergogne quand il lui faut cacher les traces de ses haltes. D’un livre que j’achetai sur les quais tomba un affreux petit peigne de poche, édenté. J’en faillis perdre le goût du livre d’occasion, joie de mes promenades. Ainsi faillis-je me dégoûter du chocolat en tablettes pour avoir mis la dent sur un bouton de culotte enrobé dans sa pâte…
Un amour sincère se marquant par la délicatesse, je vois que les jeunes gens qui lisent dans le métro rabattent sur un volume fraîchement acheté une couverture volante et ménagent ses tranches non coupées. Bon nombre de ces lecteurs soigneux seraient en chemin de passer bibliophiles, n’était l’insuffisance de leurs moyens. Posséder sous sa forme aristocratique l’auteur que l’on aime, habillé d’une reliure qui lui est contemporaine, caresser, en la lisant, l’époque évoquée par sa typographie et sa mise en pages, ce sont là des plaisirs que la chance et l’ingéniosité rendent souvent abordables. À côté des « originales » d’époque, inexpugnables sous leur reliure signée, le livre d’occasion relié ne coûte pas — pas encore — plus cher qu’un livre neuf, et défie le temps mieux que lui.
Plaisir d’amateur n’est pas plaisir de maniaque. Je n’entends rien, pour ma part, à l’agrément de telle « édition avec la faute » qui vaut une fortune, de telle reliure « janséniste » sévère et lisse comme une laque, de telle « mosaïquée » varicolore, que leur possesseur entr’ouvre du bout des doigts, enferme sous vitre jalousement. Si le maroquin scelle le texte d’un poids de pierre tombale, foin du maroquin, ou bien donnez-le-moi usagé, dompté par des mains dont l’amour, comme le mien, s’éprenait des pages et non de la couverture. S’ensuit-il que je professe le dédain des reliures signées ? Je ne suis pas si rustaude que d’ignorer, pour ne parler que du passé, les noms de Padeloup, de Derome, de Simier.
Au mépris d’une sagesse qui nous détourne de regarder ce que nous ne saurions avoir, je conseille aux jeunes amis d’un culte renaissant de porter sur tout livre un œil curieux, de s’instruire, fût-ce platoniquement, dans l’art qui pare et conserve l’œuvre écrite. Leur vocabulaire s’y enrichira de mots typiques, âgés, exclusifs, comme pontuseaux, comme coiffe, tranchefile…
Vous attendez que je les explique en langage usuel ? Point. Vous chercherez. Vous trouverez. En suivant du doigt, sur quelque reliure fatiguée et solide, le dos à nerfs, la roulette, la dentelle, les filets, le décor à froid, vous épellerez chaque recherche, chaque effort d’un art qui permit à des feuillets fragiles, à des empreintes effaçables, de parvenir, lecteurs, jusqu’à vos mains reconnaissantes.
Elles font la queue, elles aussi…
Qui ? Mais les bêtes. Je ne crains pas, en parlant d’elles, de paraître m’abandonner à une sensiblerie hors de saison. Je suis sûre de la pitié que Paris verse à des êtres que l’exode, notre désarroi et le changement de nos conditions d’existence ont réduits à un sort misérable. Je connais trop Paris heureux pour douter de Paris malheureux et de l’amitié qu’il voue à ce qui, en tout temps, l’égaie et l’émeut : ses oiseaux, ses bêtes errantes. Celles-ci font la queue, puisqu’elles attendent de nous la licence de vivre, et ne l’attendent que de nous.
Il n’y a point de pitié dessaisonnée, il n’y a guère de pitié exclusive. L’intérêt que nous portons à ce qui souffre peut s’égarer, mais il n’est point étroit. La femme âgée qui dépose quelques débris à l’intention des chats réfugiés dans l’enclos de la Bibliothèque nationale porte sur son visage l’expression d’une pure et universelle mansuétude, réduite à des moyens voisins de l’indigence. Une de mes voisines, qui voit souvent son enseigne Alimentation générale s’empreindre d’une ironie… particulière, a recueilli des compagnons à quatre pattes. Mais elle n’est pas plus cruelle aux clients qui vont sur deux pieds et vivent de peu.
Elle n’est pas une exception, et notre arrondissement ne diffère pas des autres arrondissements. Que l’avenir le récompense, ce Paris méritoire ! Il vient de traverser, sans feu et sans voitures, la grande période froide après laquelle un reste d’hiver ne sera, je veux le croire, que glaçons en miettes, neige éphémère. Un courage à dents serrées guidait sa population vers des buts qu’elle ne veut et ne peut délaisser : acquérir la subsistance et la distribuer ensuite, faire à chacun la part qui empêche de mourir.
Ce n’est pas une tâche petite qu’une pareille répartition. Mais pourquoi mourrait-il, l’oiseau citadin qui a pris l’habitude de compter sur nous ? Pourquoi la fin de notre prospérité entraînerait-elle celle du pigeon familier, qui écrit sur l’asphalte son ombre passante, sa forme d’Esprit saint ? Pourquoi tarirait-il, ce roucoulement qui ruisselle de nos murs ingrats comme une source échappée au rocher ? Nous ne l’avons pas voulu. Il y a toujours eu une brave paire de mains qui ont empoigné le balai et déblayé parmi la neige une « place aux miettes » où les pattes des oiseaux ont pu atterrir. Toutes les fois que j’ai ouvert une fenêtre guettée des passereaux, une autre fenêtre, d’autres fenêtres s’ouvraient, semaient du pain effrité.
À vivre dans une grande ville, à dépendre uniquement de ses habitants, la bête devient terriblement prompte. Elle traduit nos gestes, enregistre nos habitudes. Notre ponctualité forme la sienne. Un beau chat libre et indivis répond, capricieusement, au nom de Mickey Véfour pour ce que le restaurant Véfour le nourrit souvent. Par temps rigoureux, il monte mon étage et demi et ne me demande que de la chaleur, quelques heures de profond sommeil, d’un repos qui fait plus belle sa robe rayée, détend ses griffes courbes. Après quoi il veut l’aventure, les rues désertes, d’autres rencontres…
Un chien, recueilli par un libraire, ne consentit pas à abdiquer ses chances et ses coutumes d’animal errant. Il fit comprendre à son hôte qu’il eût aimé que la porte restât ouverte. Mais elle se ferma quand l’hiver commença. Alors le chien se mit à une étude plus serrée de nos mœurs, et il sut qu’un geste des clients amenait immanquablement l’ouverture de la porte. Il surveilla donc les allées et venues et acquit la certitude que chaque personne qui déposait la monnaie sur la caisse s’en allait aussitôt ouvrir la porte du magasin.
Car tout animal a tôt fait d’en savoir beaucoup sur nous, qui en sommes encore à ignorer le rudiment de son langage usuel, le sens de sa plainte et de son chant. Les résultats de son observation inlassable, de sa tendre exploitation, il nous les offre. Dieu merci, c’est une offrande qui réussit à ouvrir le dur cœur des humains. Devant notre seuil l’oiseau piète ; le chien secouru la veille revient le lendemain et nous épie. Contemplés, redoutés, implorés, nous vivons sous l’œil brillant de l’oiseau, la pupille verticale du chat ; le chaud regard du chien s’attache à nous, nous traduit sans faute…
Quand j’assumais, il y a une trentaine d’années, la direction littéraire d’un quotidien, je me rendais à mon bureau cinq après-midi sur sept. Pour ma petite terrière brabançonne, un seul problème se posait : l’emmènerais-je ? ne l’emmènerais-je pas ? Juste avant que j’eusse repoussé mon fauteuil, fermé mon cahier, annoncé mon départ, je voyais, en me retournant, que la terrière était éveillée, debout, prête à sortir, avertie non point par l’heure qui changeait d’un jour à l’autre, mais par un signal indépendant du manteau, du chapeau, de la paire de gants ou de chaussures. Aussi pensai-je : « Télépathie… », jusqu’au moment où je m’aperçus qu’éliminant un à un tous les mouvements qui pouvaient lui donner le change, la chienne avait donné judicieusement tout crédit au geste le moins visible et le plus significatif : le geste qui consistait à coiffer et visser mon stylo.