Paris de ma fenêtre/04
IV
Grande et magnifique robe du soir, en faille noire, ornée d’incrustations de faille d’un bleu pâle… Robe de dîner, en satin bleu vert… Robe du soir en jersey blanc, ceinture et bijoux métal…
Vous pensez que je lis par nostalgie un journal de modes qui date de plus d’un an ? Point. Journal, modèles et légendes sont d’aujourd’hui. Et si je ne convoite ni le jersey blanc, ni le satin vert bleu, ni les incrustations de faille, je feuillette avec plaisir, avec considération, ces pages qui sont datées de février 1941. Je me dis que je devrais conserver ce journal, pour le rouvrir plus tard, lorsqu’il témoignera qu’en février 1941, entre la queue pour le lait, le rutabaga, la mayonnaise sans huile et sans œufs, la chandeleur sans crêpes et le soulier sans cuir, Paris produisait au jour ses tours de force les plus typiques : Robe de velours façonné… Blouse très habillée en lamé rose…
— J’ai été pour me chercher des pantoufles, interrompt ma femme de ménage. Ils en avaient bien encore quelques-unes.
— Vous les rapportez ?
— Oh ! non. Il fallait montrer les vieilles. Pensez-vous que j’aurais osé les montrer dans l’état qu’elles sont ! J’aurais eu honte.
Et s’égalant, en un mot, à tel couturier inspiré :
— Je ferai une invention, ajouta-t-elle.
Car Paris vit non seulement de restrictions, mais d’inventions et de paradoxes. Paradoxes d’apparence, dans le goût de celui qu’énonçait devant moi une fermière du riche pays périgourdin :
— Cette semaine, la viande est trop chère, nous mangerons du foie gras.
Et elle ouvrait des boîtes qu’une année d’abondance et de vie facile avait emplies. Est-ce à dire que, le costume tailleur menaçant de manquer, nous devions faire notre marché en « grande et magnifique » robe de dîner ? Nous n’en sommes pas là. Tant d’efforts conjugués, tant de pensées ingénieuses nous préserveront sans doute du costume qu’un voyageur avait photographié, il y a plus de soixante ans, aux îles Marquises : petit falbala de soie en pouf sur des reins nus, fichu Charlotte Corday croisé sur des seins en calebasse, et… la perruque dite « à la frégate » qu’aima Marie-Antoinette. Encore plus menacés que nous dans leur besoin d’être assez corrects pour passer inaperçus, les hommes s’inquiètent.
— Je voudrais que vous me fissiez (il dit : fissiez, s’il vous plaît) une douzaine de faux cols, dit un de mes amis à son chemisier fidèle.
— Avec quoi ? demande le chemisier, pince-sans-rire pour la première fois de sa vie.
« Bientôt, disent nos compagnons, il nous faudra aller sans col, sans chaussettes et la sandale aux pieds… » Et la pudeur virile soupire. À l’accent près, leur chanson était la même quand il s’agissait de quitter, en août, la ville pour la campagne : « Bientôt, bientôt le cou nu, et vivement la sandale ! » Mais nous ne voulons pas qu’on fasse notre bonheur malgré nous.
Je reprends mon journal de mode : Exquis ensemble en velours façonné formant trèfles en relief… Souliers incrustés de tissu pareil à celui du costume… Bracelet très nouveau, figurant un entrelacs de ruban, clouté de brillants… Pourquoi ne prendrais-je pas plaisir à des pages qui, sur papier couché, parlent de luxe, rassemblent les portraits de jeunes femmes déliées, ailées ? Plaisir et réconfort. Il n’est pas, dans ce recueil frivole, un sourire photographié, un geste envolé, un pli gracieux, une parure qui ne soient la réalisation fragile d’un effort long et têtu marqué de grâce. Jusqu’aux détails de métal, de cuir travaillé, d’agrafes, de plume, jusqu’aux recherches du maquillage et de la parfumerie, tout y exprime une volonté de sourire, l’obstination de dix vaillantes corporations à porter fleurs et fruits.
La cliente d’aujourd’hui, craintive, appauvrie, ne se rue pas dans les salons de la couture et de la mode pour y choisir ce lamé rose, cette faille de nacre, ce velours ciselé, cette soie pastillée. Elle n’est pas si naïve, ni si prodigue. Elle sait « traduire » la mode et la transposer ; aussi bien les créations éclatantes ne sont là que pour qu’on les voie, qu’on s’en éprenne, puis qu’on y renonce. Ce sont des étendards. La Parisienne ne s’habille pas avec des étendards. La « grande robe incrustée » devient un ensemble noir, le vison descend jusqu’au lapin, et tout serait pour le mieux si… s’il n’y avait ce que Le Médecin malgré lui appelle le chapitre des chapeaux.
Le chapeau est incorrigible depuis un long bout de temps. Son ridicule résiste à tout, même aux désastres nationaux. On ne l’a vu pareil en inconscience, et en petitesse, qu’avant et après la guerre de 1870 — je fais le rapprochement sans joie.
Il est curieux que le chapeau trop petit crée une impression de démence bien plus que ne fait le chapeau démesuré. Un fou ne se coiffe presque jamais d’un chapeau trop grand. Il se couvre volontiers d’un couvercle de bocal, d’une boîte à allumettes vide, d’un petit bateau d’enfant retourné, d’un pot à confitures. Avant la crise de rétrécissement de nos chapeaux, je me souviens qu’à un bal tropézien c’est grâce à un lot de chapeaux minuscules que Jeanne Duc, alors aubergiste, obtint les plus grands effets d’extravagance. Elle ne les eût pas rencontrés en ressuscitant les châteaux immenses, les étages superposés de plumes sous lesquels brillaient les yeux languissants de Lantelme.
Aujourd’hui, il n’est pas une femme de goût qui, à huis clos, ne condamne en mots sensés les œuvres étranges, et d’équilibre impossible, dont la mode la veut couronner. Mais sa lucidité la quitte dès qu’elle se rend chez la modiste. Hésitante d’abord, la femme de goût se prend aux pièges d’autant mieux qu’ils s’éloignent des dimensions normales. Je ne saurais expliquer autrement un phénomène de griserie tel que, venue pleine de circonspection et d’esprit critique, la femme de goût retourne chez elle avec un ballon de violettes sur le nez, une cascade de ruban imprimé sur la nuque, un tambourin plein de boules de soie en travers de l’œil droit, une de ces voilettes qui laissent de vifs souvenirs dans le métro, une tourterelle suspendue, un turban chaviré sous un piquet de jacinthes, le tout, bien entendu, à la mesure d’un de ces malheureux petits singes falbalassés qui grelottaient sur les orgues de Barbarie…
« Je voudrais vous voir à ma place ! » m’écrit une lectrice embarrassée de ses deux jeunes enfants, sept et neuf ans, confinés au logis par le mauvais temps, privés de jeux libres.
Madame et chère lectrice, j’y voudrais être aussi, à votre place, d’abord parce que je ne compterais guère que trente ans d’âge. Pour une autre raison aussi… Il y a quelque mélancolie à se dire que l’on a passé — à moins d’être grand-mère — la saison et la possibilité d’observer de près, et passionnément, l’enfance. C’est une sorte d’affût que j’ai bien aimé.
Vous voilà donc, et point la seule, chargée de vos deux petits, qui bourdonnent aux vitres comme frelons captifs et demandent la liberté. Paris n’est pas une ville pour enfants, encore moins cet hiver que les autres hivers. Je vous soupçonne d’être une mère jeune, tendre, gaie, une mère un peu faible qui se laisse dominer souvent par ses nerfs. Si je me risque à vous exposer, sur la manière d’élever les enfants, mes idées personnelles, n’allez-vous pas me traiter de bourrelle ? Je ne les ai pas encore abdiquées. Je persiste à croire qu’on peut faire le bonheur des uns sans faire le malheur des autres, et qu’à côté des droits de l’enfant il y a les droits de ses parents : droit au repos, droit au silence à certaines heures, droit au travail non troublé.
Je m’entête encore à penser qu’un enfant peut croître et prospérer sans cris, que les pleurs — s’il est bien portant — ne sont chez lui que mauvaise habitude et mauvaise éducation. Je maintiens qu’il n’est pas inhumain de priver l’enfance citadine de jouets tels que le tambour, la crécelle, la trompette et le sifflet ; que les vociférations sauvages ne constituent pas un traitement nécessaire des voies respiratoires, et que la suppression des jouets à roulette non caoutchoutées n’entraîne chez l’enfant ni rachitisme ni mélancolie. Vous voyez, madame, à quelle sorte impitoyable de mère vous avec affaire.
Ma victime principale éclatait de santé, et même de beauté, en dépit de mes sévices. Éclairée très petite sur mon impassibilité, elle avait vite accepté le marché que nous offrons d’ailleurs aux animaux d’appartement : soyez fous dehors, et sages à la maison. S’il n’est pas très difficile d’établir une autorité maternelle, il est moins aisé de la consolider, car sans cesse l’instinct frais, subtil, la ruse variée des enfants nous épient. C’est à nous ― ne parlé-je pas d’eux comme autant d’adversaires ? — de les déjouer. Si trépigner les parquets est un divertissement, marcher sur la pointe des pieds peut en être un autre, suggéré par nous, et tout aussi amusant.
Avez-vous, madame, l’habitude de dire à vos fils « non » en souriant, et de vous tenir à ce « non » ferme autant qu’aimable ? Oui ? Tant mieux. Voilà beaucoup de temps gagné, de paroles pénibles épargnées. Une vieille nurse, de qui j’ai beaucoup appris, disait en son sabir franco-anglais : « Si je prends un chien, ou une toute petit enfant pour l’éducation, c’est le même chose. Il faut que les deux premiers jours et les deux premières nuits sont un enfer, mais il faut pas que vous cédez. Après, tout va bien, parce que le baby et le petite chien ils ont fait leur opinion sur vous. »
Vous me confiez que vos garçons sont « intelligents et difficiles ». Les deux adjectifs me paraissent presque inconciliables ; l’enfant intelligent est, de tous, celui que l’on conquiert le plus aisément. Êtes-vous sûre de faire appel assez souvent, de faire appel surtout à leurs qualités de compréhension ? Vous n’appartenez pas, je l’espère bien, à la blâmable espèce de parents qui aiment mieux interdire qu’expliquer, et gronder que prévenir ? Vous n’êtes point de l’école Ne-touche-pas-à-ça ? Vous ne portes pas au compte des péchés enfantins une innocente maladresse ? Vous m’en voyez bien aise, moi qui fus mise, très tôt, à l’enseignement contraire dont le grand principe est Touche-à-ça. Celui-ci comporte une pédagogie inoubliable, que j’ai tâché de transmettre à ma « victime » aimée, moins magistralement sans doute que je ne l’avais reçue…
« Touche-à-ça… c’est-à-dire : mêle-toi de tout ce qui t’entoure. Touche, sous le pelage de la chatte, le mouvement bondissant de ses petits qui veulent naître. Tiens dans ta main le poussin jaune, ne le blesse pas. Tu veux boire dans la belle tasse chinoise ? Bois. Mais si tu la brises, tu es privé, pour toujours, du plaisir d’y boire. Attention : la guêpe a un dard. Mais c’est affaire à toi, en somme, de te faire piquer. Le couteau coupe, la tenaille pince. Raison de plus pour apprendre à te servir de l’une et de l’autre… Tu vois ? tu saignes. La prochaine fois, tu seras plus adroit ; je te conseille d’essayer, d’y toucher encore… »
Je n’ai jamais craint, madame, chère lectrice, d’être incomprise d’un enfant trop jeune. Car dès son premier âge il est capable, lui, de nous trouver puérils. Sur une plage provençale, j’ai connu une jeune maman, débordée, gouvernée par deux petits garçons — huit ans, sept ans — si beaux, si forts, empreints d’une telle majesté virile déjà, que je les nommais « les surhommes ». Comme beaucoup d’enfants, ils s’étaient taillé au sein de leur famille une existence retranchée, paisible, inexpugnable, comme deux explorateurs sur une île. Dans leurs conversations, ils faisaient souvent allusion à une certaine personne qu’ils désignaient seulement sous le nom de « la petite ».
— Nous irons dimanche à Pampelonne, disait l’aîné.
— Avec la petite ? disait le cadet.
— J’aimerais mieux sans la petite. Elle voudra emporter un tas de choses comme elle fait toujours…
— Et puis elle sera en retard…
— Nous irons sans la petite. On ne la préviendra pas.
Et leur mère cherchait, parmi les enfants de la plage, à quelle fillette la paire de surhommes vouait un sentiment affectueux et un peu sévère. Elle chercha, et tomba, comme on dit, de son haut, en découvrant que « la petite » n’était autre qu’elle-même…
Mon courrier, cette semaine, ressemblait à la saison elle-même, au ciel, où se rencontrent tourbillonnants la pluie, les grains de neige, quelques bonbons de grêle, des brins de paille et des passereaux. Un courrier comme je les aime, enfin. Les femmes, surtout les inconnues, savent m’y rabrouer. Celles qui ne me rabrouent pas me demandent, si étrange que cela puisse paraître, des conseils touchant l’éducation des enfants, ou des « histoires d’enfants ». Ce n’est pas que j’en manque. Va pour histoires, mais je tais les bons mots d’enfants, fussent-ils authentiques. Rien de ce qui sent l’enfant prodige et l’humour précoce n’est de mon goût sur des lèvres puériles.
Une sorte combattive d’amour maternel me fut toujours spontanée. J’aime, avec l’enfant et l’animal, avoir le dernier mot, aussi bien que battre en brèche certaines méthodes d’éducation, et même d’instruction. Les lectrices pour qui la maternité est un long consentement, une abnégation sans mesure, que vont-elles penser de moi si je leur dis qu’un enfant doit apprendre à lire avant trois ans ? Quel beau tollé j’apprête !… Avant trois ans, je m’y tiens. Ainsi fit pour moi Sido, ma mère, ainsi fis-je pour ma fille. Puisque vous ne balancez pas, jeune mère, à enseigner à votre avide bébé le nom de la table, de la fleur et du chien, tangibles ou figurés par l’image, qu’attendez-vous pour lui apprendre le nom des lettres ? À vingt-cinq mois, ma fille montrait le goût de l’inconnu en préférant à toutes les autres lettres l’x, qui se tenait, jambes écartées, sur une pelouse, et qu’elle nommait « le beau x ». Pas plus que moi elle ne se souvient qu’apprendre à lire lettres ou notes de musique peut être un effort. Le tout est de commencer tôt, très tôt, avant l’âge où une leçon prend, à des yeux naïfs, agiles et prévenus, sa figure parcheminée, rébarbative et désolante de leçon.
Qu’en pensez-vous, tendres parents qui respectez l’ignorance de celui que vous nommez votre beau petit sauvage, votre joli fauve épanoui et frais ? Je suis d’accord avec vous, si vous destinez ledit beau petit sauvage à une île du Pacifique ; encore lui faudrait-il trouver une île polynésienne entièrement vierge, ce qui n’est pas facile aujourd’hui. « Laissons-le prospérer jusqu’à cinq ans… jusqu’à six ans… ou sept. » Il prospère, et vous observe. Il déchiffre, à défaut d’alphabet, le cœur humain — votre cœur.
Un nommé Pierrot, que je connais, armé d’un charmant sourire et de ses six ans vermeils, voit venir, subodore la leçon, la retarde, l’élude avec virtuosité. Sa manière, c’est la manière gaie, la séduction. Il danse, si j’ose écrire, le pas de la bayadère, enterre sous des fleurs l’alphabet, ruine la gravité maternelle : « Ah ! tu as ri ! s’écrie-t-il. Tu as perdu ! » Et il emplit l’air de chants de victoire, de rires et de baisers… La leçon sera pour demain…
Croyez que la série de ses observations remonte assez loin. Aussi loin, peut-être, qu’une petite fille commença les siennes. Âgée de sept mois, celle-ci s’ennuyait dans son berceau, quand l’y couchait l’heure réglementaire de dormir, et préludait au sommeil par des cris qui perçaient les murailles. Cependant, elle tendait ses oreilles à tous bruits, principalement celui des pas. Entendait-elle le pas léger et précipité de sa mère ? Elle criait rinforzando, assurée d’un répit, d’une petite promenade consolatrice dans des bras noués en chaude corbeille… Mais si le pas de son père faisait crier les parquets, un merveilleux silence interrompait les clameurs. Car la diplomate de sept mois savait que les pas paternels annonçaient premièrement des paroles rudes, puis une série bien comptée de six petites claques sur le derrière…
Un Jacques de trois ans jouissait, dans une maison que j’habitais, des prérogatives nombreuses attachées à son grade d’ « enfant de la concierge ». À lui les cadeaux des locataires : petits pull-over, bas de laine, parures de pure coquetterie, surtout bonbons… Précoce, il savait franchir les barrières de son lit, descendre et remonter. Mais il ne se vantait pas de son agilité, qui resta ignorée un bout de temps, jusqu’à ce que divers malaises nocturnes, coïncidant avec la disparition des bonbons, rendissent soupçonneuse sa naïve mère elle-même. Pourtant l’enfant n’était jamais seul. Pourtant, couché tôt, il dormait profondément au moment où sa mère le quittait pour allumer « son » gaz dans l’escalier. Elle allait, se hâtait, éclairait l’un après l’autre trois paliers, revenait et trouvait tout dans l’ordre.
Un soir, elle se pencha sur le petit lit, sur le gros garçon, et murmura :
— Tu dors, Jacques ?
Le dormeur répondit, très bas :
— Comme de juste que je dors.
Puis il voulut faire trop bien les choses et ajouta :
— Cause-moi tout bas, sans ça tu vas me réveiller.
Vous n’avez plus, nous n’avons plus de gâteaux. Ils n’ont plus de gâteaux, eux, les enfants qui, sans beaucoup de discernement, se jettent sur la pâtisserie en se fiant à sa forme et à son aspect plutôt qu’à sa saveur…
Allons, allons, ne vous lamentez pas trop. Avouez que depuis quelque temps, et quels que fussent les honnêtes efforts, l’entêtement honorable de la pâtisserie française, ils n’étaient pas si bons que ça, les gâteaux ! Mais vous ne voulez pas être consolées, du moins pas tout de suite. En temps de cocagne, vous écartiez de vous la crème pâtissière onctueuse et jaune, la tarte poudrée de sucre vanillé, le kugelhof et l’éclair comme autant de pièges sataniques, et vous ne juriez que par sainte Biscotte. Aujourd’hui, votre esprit de contradiction s’attache surtout au gâteau-symbole qui, malgré la semaine restrictive, nous faisait deux dimanches au lieu d’un, essaimant dès le samedi les paquets blancs noués de bolducs bleus. Une pâtisserie renommée, dans mon voisinage, va perdre sa ruée de midi, sa fidèle clientèle masculine qui consomme plus que l’autre, mais dissimule — pourquoi ? — sa gourmandise sous un air austère et préoccupé. En Basse-Bourgogne, une telle pudeur s’appelle « renier son ventre ». Mais le renégat n’en consomme pas moins.
J’ai vu dans une pâtisserie un sage enfant attablé, mangeant à petites bouchées sa tarte aux pommes ; il admirait, avec une teinte de scandale, son père intempérant qui consommait debout, à l’écart.
— Et hop ! un baba ! disait l’enfant à lui-même. Et aïe donc ! une tarte ! Et boum ! un gâteau à la noix.
De telles frairies ont été s’éloignant. La pâtisserie nous dispensait ce peu de sucre nécessaire, cette indispensable farine, la saveur de l’amande, de la fleur d’oranger et de la vanille. La tradition, si nous nous interrogeons, nous manque presque autant que le gâteau lui-même. Pour avoir mangé des éclairs renommés, nous sommes capables d’aimer l’éclair pas très bon. Au fond du « puits d’amour » médiocre gît l’illusion, le souvenir des « puits d’amour » tout crème, caramel, beurre et vanille. Est-ce par gratitude envers le savarin d’antan que les femmes se couronnent de babas ?
Tout n’est pas perdu parce qu’on vous ôte de la bouche votre « friand » du lundi, farci de champignons, votre petit rouleau à la noix du mardi, et les autres gourmandises hebdomadaires. Les pâtissiers de Paris sont gens de ressource. Il y a huit jours, la bonne pâtisserie de mon quartier, surprise par une interdiction de… de tout, vendit à la portion une pleine bassine de petites soles baignant dans une sauce aux champignons. Grand succès ! Je suggère à l’ingénieuse patronne de lancer l’épaisse couche de haricots cuits dans le vin rouge, en tartines sur des biscottes carrées. C’est le goûter favori des enfants de mon pays.
Si le mot « rutabaga » n’était, par tant de délicats, honni, je vous dirais bien que la tarte au rutabaga peut se faire chez soi à peu de frais… Vous n’en voulez pas ? Bon, je me tais. Mais la flognarde que me fait Pauline quand j’ai bien travaillé, récompensez-en aussi vos enfants, vous n’y prendrez ni grande peine ni grande dépense, et c’est le plus expéditif des plats sucrés, cette grosse crêpe qui, dans le four, se fait enflée tellement qu’elle en crève.
Deux œufs seulement, un verre de farine, un d’eau froide ou de lait écrémé, une bonne pincée de sel, trois cuillerées de sucre en poudre. Dans la terrine, vous faites la fontaine avec la farine et le sucre, et vous incorporez peu à peu le liquide et les œufs entiers. Puis battez le mélange comme une pâte à crêpes ; versez-le sur la tôle à tarte préalablement graissée, et mettez à tiédir sur un coin du fourneau ou du réchaud, pendant un quart d’heure, afin que le four ne « surprenne » pas votre pâte. Après quoi, en vingt minutes de cuisson, la flognarde devient une énorme boursouflure qui emplit le four, se dore, brunit, crève ici, gonfle là… Au plus beau de ses éruptions, retirez-la, sucrez-la de sucre en poudre légèrement et partagez-la toute bouillante. Elle aime bien une boisson qui pétille : cidre, vin mousseux ou bière pas trop amère.
Je ne prétends pas que la flognarde « maison » remplace toutes les délices interdites. Elle ne compensera pas, pour celles qui en ont l’habitude, la privation du goûter en ville. Car, abondant ou non, le goûter dans un « thé » ou un bar est un plaisir de sociabilité plutôt que de gourmandise. Il tient la place d’un rendez-vous d’amour ou d’amitié. Surtout d’amitié, les amants jeunes estimant — les fous ! — que l’heure donnée à l’appétit est une heure perdue pour l’amour.
L’heure du thé est, pour bien des femmes solitaires, l’heure chaleureuse de la journée. Il y a certainement des femmes tristes dans un thé-restaurant, il n’y a pas de femmes qui paraissent tristes. L’endroit est généralement tiède, le pain grillé fleure bon, le chocolat sent le chocolat. La poétique, la fallacieuse odeur du café plane. Les femmes ont leur visage de voyageuses qui s’installent dans un train pour un long trajet. Beaucoup d’entre elles ont ménagé, à la fin d’une journée active, ce moment de détente. Aucune ne permettra que vous accommodiez à son usage un mot de Forain : « On croit qu’elle goûte… elle déjeune. » La fausse gourmande, quand on ne lui donnera plus rien du tout avec sa tasse de liquide chaud, viendra quand même s’asseoir, fumer une cigarette d’un air rassasié. Car elle est gourmande surtout du son des voix, de la lumière des regards, de la médisance et de l’affection, du repos, du courageux mensonge, et elle emporte dans le lieu étroit de sa solitude tous les bienfaits qu’elle a reçus, une heure durant, de la présence humaine.