Paris de ma fenêtre/05
V
De grandes plaintes, des récriminations s’élèvent du camp des femmes… Un observateur — ainsi s’intitulent ceux qui appuient leur erreur sur des données précises — affirme que la femme crie jusqu’au moment où elle souffre véritablement ; après quoi, elle se tait, concentre ses forces et retient sa clameur. Les femmes, donc, se plaignent, ne pouvant plus acheter des étoffes, ni des chaussures, ni de la laine en pelote. La guerre civile autour des coupons connaît une trêve dont la durée est incertaine. Les acheteuses élégantes, qui éteignaient leur élégance sous des ajustements couleur de muraille pour s’aller disputer, en haut de la Butte, la soie au prix du coton, le coton au prix du papier d’emballage, resteront chez elles… Aussi elles protestent — à voix contenue — et se mettent à un régime de nouvelles queues, de chasse nouvelle. Chasse de peu de fruit, sport, tuyaux glissés de bouche à oreille, espoir déçu et renaissant :
— Un tout petit magasin, ma chère…
— Crêpe de Chine ? Lainage ?
— Non, des wassingues !
— Des wassingues ? C’est inespéré ! J’y cours !
Il y aura peut-être le « wassingue noir »… Le rouge à lèvres va-t-il s’obscurcir à vue d’œil, et la crème de beauté ? La semaine dernière, les femmes assiégèrent les parfumeurs et les dépôts de parfumerie. Selon qu’elles avaient acquis ou non le fard, la crème frappés le lendemain d’interdit, elles sortaient rassérénées ou soucieuses.
La prévoyante de pur sang, qui a sa provision de costumes tailleur et de chemisiers, n’est pas intéressante. Blâmons-la de stocker l’élégance et donnons notre attention à l’industrieuse qui, dans peu de temps, se vouera à son miracle favori, c’est-à-dire faire de rien quelque chose. D’un drap de lit usé au milieu elle tirera d’abord trois blouses d’été, pure toile de lin, puis un lot de petits essuie-verres, essuie-mains, essuie-tout. Cependant une autre virtuose, qui gardait en pièces trois douzaines de torchons de fil, les assemble et confectionne un drap de lit.
Madame, vous possédez deux jupes étroites que la mode condamne et que l’usage défraîchit ? L’une est beige, l’autre marron ? Vous ensachez l’une dans l’autre, tête-bêche, et vous ferez si bien que le haut de l’une fournisse, découpée en pointes, l’ampleur qui manque à l’autre. Un peu comme les triangles du jeu de jacquet, vous voyez d’ici ?
Une « foire aux puces », privée, hélas ! de ses guirlandes de saucissons et de ses pains d’épice, s’ouvre en avril. « Fouillez ! Fouillez ! » C’est le cri traditionnel de ses marchands. Fouillons donc, à Pâques prochaines, tout le long du boulevard Richard-Lenoir. Cherchons par exemple les boutons, qui se font rares. Je viens de découvrir, chez une antiquaire voisine, des boutons pareils à ceux qui ornaient, vers 1890, un manteau de mon adolescence. Ils représentent, sur fond bleu acier, une jeune fille debout sur un pont japonais ombragé par un pin.
Une de mes amies vient d’acheter, extraite d’un pêle-mêle d’objets coloniaux, une paire de sabots indochinois en bois dur, qu’elle emporte à sa ferme pour les mauvais temps et les gros travaux. Ne croyez-vous pas qu’une paire de galoches, introuvables actuellement, lui eût coûté plus de trente francs ? Fouillez, fouillez Paris, fouillez votre imagination, vos armoires, affûtez votre œil, votre flair ! N’y a-t-il pas, dans une boutique obscure d’Île-de-France ou de Bretagne, un de ces « gilets à manches » finement rayés de noir et jaune, noir et rose, jaune et vert, qui faisaient partie de la tenue matinale imposée aux valets de chambre ? Leur étoffe est d’usage, et vous les trouverez charmants, retouchés à votre taille, amputés des manches noires…
Il était autrefois — je vous parle de 1938 — un tissu de toile verte, verte comme le seigle jeune, verte comme la chenille du chou, et réservée aux tabliers de cordonnier… Il y avait une sorte de percale quadrillée, d’un mauve délicat, dévolue aux garçons bouchers… Il y avait ce bleu charmant, qui conviendrait si bien à l’été proche, ce bleu, plus touchant à chaque lavage, d’où l’on tirait les salopettes… Utiles ou inutiles, mes suggestions montrent ma bonne volonté.
Mais ma bonne volonté ne descend pas plus bas que la cheville. Je n’ai rien à vous proposer en fait de bas. Car je n’ai jamais bien compris que le plus désirable des bas soit le bas dit « invisible » et qu’il faille payer si cher ce qui tâche à ne pas exister. Pour la chaussure, je me récuse aussi, l’ayant quasi répudiée depuis quinze ans. Êtes-vous tellement en peine déjà que votre ressource ultime soit le cothurne d’or, clouté de strass, astre solitaire des vitrines dégarnies ? Que de pieds d’enfants vont souffrir… Un enfant qui a mal aux pieds trouve un remède : il enlève ses souliers. Pour ne chausser hiver et été que des sandales, je me suis fait souvent moquer dans la rue. Mais la défaveur pèse peu au prix du bien-être. Tous les martyrs voient venir leur heure : en place de l’ironie, voici que j’inspire de l’intérêt.
Et voyez combien le Français est porté à douter de son propre mérite ! Cette semaine, une passante aux orteils bossus m’a demandé : « Je voudrais bien avoir des sandales… Mais les vôtres doivent venir d’Italie, les cordonniers italiens seuls réussissent la sandale… » Un homme fatigué m’a abordée : « Pardon… Vos sandales sont suédoises, n’est-ce pas ? Il n’y a que les sandaliers suédois qui comprennent le pied ! »
Ni la dame aux oignons, ni le passant féru de la Suède n’ont eu l’air de me croire quand je leur ai avoué que je me chaussais, ou plutôt me déchaussais, chez un simple artisan de France.
Une abeille est entrée chez moi, la première de la saison. Elle a trouvé — elle les avait sentis de loin — son butin sur les « minons » de saule, venus de la banlieue, et dont l’odeur est l’odeur même du miel. D’où arrivait l’abeille ? Le centre de Paris, Tuileries et Palais-Royal bourgeonnent sans fleurs. Quelques forsythias décorent de jaune les squares, mais le forsythia est si pauvre en nectar ! L’abeille citadine a chargé de pollen, pris aux « minons », ses cuisses postérieures, et s’étant ainsi chaussée de plus-four bouffants, elle m’a quittée sans même prendre le temps de lapper un peu d’eau sucrée, préparée pour elle dans une cuiller à manche cassé, que j’encastre comme une petite baignoire dans la terre d’un pot à fleurs. Elle venait de loin, elle s’en allait loin…
Avenue des Champs-Élysées, mille et mille abeilles travaillent, captives, sur un écran. Je n’ai pas fini d’aller les voir. Tout ce que nous savons déjà de l’abeille nous rend songeurs et déférents. Tout ce que l’image animée saisit et qui nous est nouveau, nous courons l’apprendre. Il n’y a pas d’histoire plus féerique que celle de l’abeille. Le grossissement animé du film l’écrit en premiers plans et hausse l’ouvrière minuscule à la taille d’un chien de chasse. Nous voyons qu’elle est vernissée, nette, qu’une plantation de poils, au long de ses plus puissantes pattes, est destinée à retenir le pollen. Et ces yeux, ces vastes yeux formés de milliers d’yeux, qui recueillent mille et mille fois les images de l’univers ! Et les parures de la tête, la rapide action des antennes et des mandibules !
J’avoue que, un peu froide devant les films romanesques, j’ai peine à contenir les « oh ! » et les « ah ! » quand il s’agit de la microphotographie, du ralenti et de l’accéléré. Une ruée de champignons casqués, le bouton du lis qui ouvre sa longue gueule, la course souterraine et tâtonnante des germes, la guerre des microbes, la vie des abeilles… Je me retiens de prendre à témoin des spectateurs inconnus, mes voisins : « Regardez ! Regardez l’étamine et l’insecte ! Regardez le travail des pattes et de la bouche de l’abeille, voyez cette grande reine au long ventre, et son isolement de créature unique parmi la foule des ouvrières, regardez sa tâche fatale et glorieuse ! »
Nous ne regardons, nous ne regarderons jamais assez, jamais assez juste, jamais assez passionnément. La fadeur sentimentale où descendait le film-roman, les difficultés actuelles des réalisations vont-elles remettre à l’honneur les documentaires ? La paresse, la frivolité du public français les ont-elles seules exclus des écrans ? Où s’accumulent, roulés en rond dans leur sommeil et leur abandon, toutes les féeries enregistrées, les miroirs du monde, les secrets de l’invisible, les lumières des réfractions, les animalcules, les fièvres des « accélérés », la léthargique noblesse des « ralentis » ? Où puiser, quand la soif du prodigieux réel nous tourmente ? Ce n’est pas assez qu’aux Champs-Élysées les abeilles mellifient sous nos yeux.
Nous voulons d’autres miracles, fussent-ils moins beaux que celui-là, continssent-ils moins d’enseignement ; tous ne s’égaleront pas, par exemple, au massacre des bourdons, à cette mêlée d’abeilles qui tuent, usent humainement des pattes antérieures pour expulser, étreindre… Ni à ce tableau lent, ce travail de mère et d’ensevelisseuse que poursuit, au-dessus de chaque alvéole, la reine condamnée à pondre : un œuf, momie blanche et hermétique — encore un œuf — encore, toujours un œuf… Ni au poignant effort des éclosions : derniers liens que brise la larve accomplie, yeux lumineux qui apparaissent, pattes qui se cramponnent au bord de l’alvéole pour hisser la faible abeille neuve, exténuée de naître, jusqu’à la vie, tant est qu’il faut autant de peine pour commencer que pour finir.
Un drame de la solitude succède, sur l’écran, aux nécessaires révolutions de l’essaim. Follement, obstinément, une poignée d’hommes a tenté, une fois de plus, l’ascension du Karakoram. Une fois de plus elle a échoué. Demain, elle recommencera, car monter est la tentation de l’homme. L’esprit scientifique y a sa part, moins large peut-être qu’il ne le croit lui-même. Mais au pied d’une cime, l’homme n’a pas de repos. Il lui faut monter, trouver là-haut une éclatante désolation de neiges et de soleil, la roche nue, le bleu noir de l’éther sans tache, l’immatériel résultat de ses efforts ; son pur orgueil ne reçoit pas, d’abord, d’autres récompenses. Car l’horizon qu’il embrasse, debout sur un faîte vaincu, ne diffère pas sensiblement de ce qu’il découvrait des paliers inférieurs. Les monts plus bas, qu’il dédaignait, semblent avoir grandi autour de lui, et au-dessus de sa tête un autre pic, fiché à même la nue, le défie…
Mais la terre est petite. Bientôt il n’y aura plus de chaîne inaccessible. Au haut de la dernière rampe on trouvera les derniers petits os de l’homme voué à la montagne, mort sur elle et victorieux. Ceux qui le suivront ne seront que des disciples : il aura été le premier.
Recrus, gelés d’un côté, brûlés de l’autre, les amants malheureux du Karakoram sont redescendus. La bande filmée nous les montre tels qu’ils furent, tristes ici, gais plus loin. Leur entreprise ne fut grande que par son objet. On voit bien qu’ils étaient modestes en leurs moyens, pourvus de porteurs et de petits chevaux haillonneux, du matériel strictement indispensable. Aussi nous émeuvent-ils, minuscules sur l’échine du monstrueux Himalaya, grenaille de fourmis lentes au creux d’un défilé presque aussi long que la France. La barbe leur pousse, la neige les saisit, les habille, les recouvre ; mais ils montent. Tout près du but la saison les trahit, précipite les neiges et leur fonte, mobilise des avalanches si vastes qu’elles semblent changer la forme des montagnes…
Au sortir d’un tel film, nous n’avions nullement besoin de quelques chansons qu’on nous donna pour nous remettre, comme on dit, le cœur. Notre cœur était en sa bonne place, ému ensemble et contenté par le spectacle d’un courage humain quasi préhistorique, l’aspect de l’homme sans toit et sans cuirasse, sans armes et sans moteurs. Ils sont beaux aussi, les portraits implacables de la cime asiatique qui ne veut pas être foulée et repousse l’agresseur vers les plaines où il redescend châtié, mais non point abattu.
C’est à la hauteur du soleil que nous mesurons la durée de notre internement, nous autres citadins que notre travail, notre santé, la raréfaction des moyens de transport et notre préférence fixent à Paris. L’adoucissement de la température nous sert aussi à calculer. Depuis combien de mois n’avons-nous pas bougé d’ici ? En temps prospère, j’eusse entendu des cris de feu. Quoi ! passer la Toussaint chez soi ? Les vacances de Noël sans fouler une neige pure ou gagner Nice ? Pâques approche et ne traîne pas son cortège de projets ?
C’est ainsi. Je dirai même que c’est bien ainsi. N’arrivons-nous pas au point où, entre autres économies, il faut conseiller et pratiquer l’économie de mouvement ? Sous les climats torrides, elle est une des formes obligatoires de la sagesse. Il n’y a pas de sports aux tropiques, ni de voyages. Pour y durer, l’être humain réduit au minimum son activité physique, épargne la précieuse sueur des pores toujours ouverts. L’équateur et la sous-alimentation frappent la créature d’un même impôt, qui est la fatigue.
Je ne suis pas sans connaître des adolescents férus d’entraînement et de compétition. C’est pour ceux-là que je m’inquiète, quand ils s’obstinent — le cas est fréquent — à des dépenses musculaires qu’ils ne réparent pas. Leur nourriture actuelle, déjà, ne répond plus aux exigences de la croissance. D’autres, plus âgés, aggravent la durée d’une besogne professionnelle, ouvrent plus grand un appétit mal satisfait en s’adonnant à une gymnastique véhémente. Où ils cherchent l’euphorie, ils rencontrent le surmenage et ce qu’il comporte d’assombrissement moral. Ainsi, dans les temps prospères, faisaient les jeunes femmes et les jeunes filles fragiles envoyées dans la neige pour s’y reposer, au soleil, sur une chaise longue. Elles se hâtaient de traduire repos par agitation, et chaise longue par ski. Beaux jeunes gens, notre espoir, qui attaquez d’une dent vorace le quignon de pain, la languette de viande, il m’est dur de penser et d’écrire : « Doucement, doucement… reposez-vous. Le repos vous est haïssable. Jamais vous n’avez répudié si fort sa figure la plus rudimentaire, l’immobilité. Je vous vois courir par équipes et jeter le ballon dans le jardin des Tuileries. À la pause, beaucoup d’entre vous, au lieu de rougir généreusement, pâlissent, ont des flancs battants et creux de lévriers, et je voudrais ne pas savoir ce que cela signifie. Qui vous pourrait prêcher utilement, vous refréner, vous dire : Une terrasse tiède, le Bois, le lit de l’herbe bientôt crue, et, sauf le jeu des poumons, une relative paresse de tout votre corps en mal de grandir ?… »
L’avenir couve sous des régressions apparentes ; une chenille s’ankylose quand il lui faut naître encore une fois. Mais l’adolescence d’aujourd’hui a connu l’époque où tout un monde perdit la patience et la résignation. Le moteur et son aliment ont disparu. L’usure ou la perte d’un pneu de bicyclette sont à présent des drames à peine réparables ; l’homme s’attelle pour ménager sa bête de somme. Même agiles, des jambes d’homme ne vont pas loin… Tout cela changera, on ne demande à la fougueuse jeunesse que le plus difficile : patienter. À regarder droit devant elle sans pare-brise, elle ne voyait que ses buts ; encore lui étaient-ils déformés et brumeux comme les paysages que le cinéma déroule au long d’un train. Humiliée aujourd’hui, songeuse, ne consentira-t-elle pas à baisser les yeux ? C’est l’attitude même de la méditation. À ses pieds coule une vie ralentie, un flot chargé…
En Île-de-France j’avais lié, avant la guerre, des entretiens avec un homme qui ne sait ni lire ni écrire. Je ne donne pas son ignorance en exemple, mais j’ai eu lieu de me réjouir de tout ce que savait cet illettré. Parce que l’école était lointaine, et son chemin fleuri de tentations, il n’avait appris que ce qu’enseignent des sens fins : les nids, les terriers, la forêt et la patiente observation. Il refusait de quitter son canton, et recueillait sans bouger les merveilles, assuré de les voir accourir.
Les villages d’autrefois ne manquaient pas de ces sédentaires qui ne s’ennuyaient jamais. Ils raffinaient sur la greffe, multipliaient la bouture, s’enorgueillissaient du légume de choix. Ils étaient sans le savoir les petits riches, contents de peu, d’une grande nation. Le paysan leur voisin voyait plus de pays qu’eux, rien qu’en se rendant aux foires. Ah ! ces petits Français encroûtés, pourvu que l’espèce ne s’en perde point !… Je crois qu’ils détenaient un art de se taire utilement. Confinés, ils sont restés bien longtemps sans souhaiter que reculent les bornes d’un horizon qu’ils variaient, peuplaient avec une science exacte du passé et du présent. De son seuil, l’un d’eux étendait le bras et me désignait ce que sa vue pouvait atteindre : « Là, dans la petite pièce de seigle, un homme dans les temps s’est fait enterrer assis sur son cheval… Où vous voyez trois saules, on pourrait à peu de peine réveiller une source. Entre le bois et un toit rouge, il y a un banc d’argile assez important pour qu’on y exploite une poterie… »
« Tout le malheur de l’homme vient de ce qu’il ne sait pas rester tranquille dans sa chambre. » Je cite à peu près le mot de Pascal, et sans le goûter beaucoup, parce que je ne crois pas que la sagesse consiste à choisir l’immobilité. Mais immobilisés, réduits à happer le plus vivant, le plus assimilable de ce qui passe à notre portée, je préfère appliquer à notre vie citadine un mot de terrien jaloux de sa terre : « Qui aime le dessus aime le dessous. » Non que le « dessous » de la ville ait des charmes, mais, sevrés du dehors, aimons le dedans.
Aussi bien, Paris cessant d’être industriel, il exhale moins de fumées et de poisons minéraux. Le printemps force les portes de Paris. Un grand massif de rhododendrons, aux Champs-Élysées, serre l’une contre l’autre ses fleurs roses. Rue Montorgueil règnent la maraîchère fraîcheur des salades et les bastions des radis. Arrachés avec le pied de laitue, on voit pendre encore vivants quelque pâquerette, un « coucou » fourvoyé, la goutte de sang du mouron rouge et les boutons clos de la petite pensée sauvage.
La flognarde, dessert vite fait et substantiel, goûter excellent, chaud ou froid, n’exige pas de lait, se contente de deux œufs pour quatre et même six personnes, de trois ou quatre cuillerées de sucre en poudre ou de sucre vanillé, et de l’indispensable pincée de sel. Même vous pouvez remplacer le sucre par une dose plus généreuse de sel, et du gruyère râpé.
La flognarde m’a fait tenir, par le truchement autorisé de M. le curé de Flogny (Yonne), ses lettres patentes et ses certificats d’origine qui ne sont pas sans intérêt. La flognarde naquit à Flogny, et elle est pour le moins centenaire. Maître de poste, M. Flogny, de Flogny, tenait autrefois auberge et relais de diligence. Pendant qu’on changeait les chevaux, Mme Flogny battait vivement la pâte, enfournait, et les voyageurs prenaient patience autour de « la flognarde de Mme Flogny », arrosée d’un vin léger sur lequel M. le curé Gérard se tait. Mais je connais, pour cause, le pays, et je pense que Mme Flogny emplissait les verres d’un charmant vin de Treigny, cru régional, gai, fruité, que ruina plus tard le phylloxéra.
D’autres étymologistes gourmets revendiquent la flognarde au bénéfice du Limousin. « Comment appelle-t-on, en patois limousin, un individu paresseux et mou ? m’écrit l’un d’eux. On l’appelle flognard. » Mais je doute, jusqu’à plus ample informé, que le flognard puisse être comparé à une friandise brune et rissolée, qui rit encore à petits éclats en sautant du four.
Que ne voudrais-je pas inventer, ou ressusciter, pour enrichir à peu de frais vos menus, lecteurs, et les miens ! L’ail, qui manque, n’a jamais été plus nécessaire. Avec de l’ « ail fondant », j’avais coutume, en toute saison, de me refaire le souffle et la bonne humeur. Je mettais l’ail tout habillé dans le four encore chaud, mais il ne faut pas que la robe transparente des aulx grille. Quand la blanche chair de l’ail mollit sous le doigt, on troue la pelure de la gousse et on la vide, comme font les enfants des châtaignes bouillies, par succion. Vous reculez, madame, rien qu’à me lire ? Vous craignez la puissante, l’apéritive senteur ? Vous avez tort. Et pour la santé, l’ail est presque une panacée.
Je ne vois plus guère de fenouils. S’ils reviennent, aimez leur saveur anisée, mangeons-les tout crus ; nous avons besoin de crudités. Ou bien cuisons-les, peu. Enlevons les côtes les plus coriaces qui parfumeront un potage. Le tendre, nous le coucherons sur une de ces pâtes pauvres en beurre, en sucre et en œufs, que nous savons toutes pétrir, et qui sont bonnes mangées à la bouche du four. Tarte aux fenouils, tarte aux pois de conserve, tarte à l’oseille, tarte aux rutab… Aïe ! me voilà à l’amende. Une de mes correspondantes m’a taxée : cinq francs pour ses pauvres chaque fois que j’écrirai le mot ruta… enfin ce mot-là.
Puisque me voilà en pleine pâte, je dirai — sous toutes réserves — ce que je sais du pain à la poêle. Vers 1922, j’étais à Alger, par un printemps fort peu algérien, mais varié et capricieux à plaisir. Il grêlait sur les roses, il tonnait sur les daturas, et même une neige éphémère ourla les bougainvillas couleur de feu, couleur de vin violet, agrippés aux murs de l’hôtel Saint-Georges. Comme je grelottais en contemplant une Méditerranée grise, couverte de crayeuses écumes, un industriel algérois de mes amis me dit :
— J’ai affaire dans le Sud ; venez avec moi en auto. Nous passerons par Bou-Saâda, nous reviendrons par le plus long, Boghari, le mont Gorno… Berrouaghia, Djelfa…
C’est ainsi que je connus un bon bout de désert, sa végétation, çà et là, d’alfa en touffes espacées, ses horizons pâles et trompeurs, ses rideaux de sable voyageant dans l’air, sa chaleur réverbérée et ses brusques crépuscules violacés, et que je rencontrai le pain à la poêle pendant une halte dans une sorte de hameau rose, du même rose éteint que le désert. Au loin brillait la Montagne de Sel. Nous eûmes, bien entendu, le méchoui chez un caïd. Je me garde d’insister sur la succulence d’une viande rôtie à point, arrosée d’eau salée au sel gemme…
Mais le pain manquait, et on nous en fit sur l’heure. Autant que je puis ici le certifier, la belle farine embaumée fut fournie d’un peu de levure, d’un peu de sel fondu dans l’eau du pétrissage. Au lieu de pannetons comme en Europe, on répartit la pâte dans deux ou trois poêles… Je n’ai pas surpris d’autre magie. Mais j’ai savouré le pain cuit à la poêle, doré dessus, doré dessous, et plutôt galette croustillante que pain. Tour de main ? Qualité, discipline du feu de broussailles ? Je ne sais. Mais je cherche — découvrant Pierre pour couvrir Paul — à consommer la farine pour épargner notre pain, qui n’est pas fameux.
Je n’ai pas osé essayer chez moi le pain à la poêle. Ce n’est pas tant que je craigne de gâcher la farine… C’est qu’autour de ce pain s’assemblent des images dont je suis restée éprise, sables roses, source jaillissant dans le jardin même du caïd et bondissant à gros caillots ; souvenirs de lilas, de fleurs de cassie, d’hirondelles si familières qu’elles atterrissaient sur la marge mouillée de la source, et délayaient à nos pieds le mortier de leurs nids. Rien ne dépérissait dans l’enclos du caïd, à cause de l’eau miraculeuse. Hors les murs, une petite traînée fertile, orges vertes, arbres fruitiers, marquait son passage, puis le désert la buvait.
Si je rate le pain à la poêle, j’ai peur que mes mirages modestes, mes singes de la Chiffa, mon beau trajet de retour, mes Djelfa, Berrouaghia, ne s’évanouissent dans une fumée qui sentira le toast calciné… Qu’une lectrice l’essaie, réussisse, et m’en donne la nouvelle…