Paris de ma fenêtre/07
VII
Ce poète, cet auteur dramatique, ce dessinateur, ce romancier — c’est le même homme, vous l’avez reconnu — habite une maison voisine de la mienne. Il s’est logé au profond d’un des entresols dont les fenêtres, cintrées comme l’entrée d’un terrier, valurent aux femmes de mœurs faciles, qui s’y embusquaient penchées, le nom de « castors » et de « demi-castors ». Pendant quatre ans j’eus un entresol pareil. Mais ils conviennent mieux à un homme de théâtre, pour ce que la clarté du jour, avant de les atteindre, touche le pavé et rebondit sous l’arcade en haut comme la lumière d’une rampe.
Liée d’amitié avec le poète depuis de longues années, je n’en profite pas pour l’envahir à toute heure. Mais ses travaux variés rendent jalouse une gratteuse de papier, et il y a bien de quoi. D’abord ils ne demandent pas le secret, ni l’isolement. Le vitrage cintré les expose. Si le passant levait la tête, il verrait sur un grand panneau quelque torse héroïque crayonné, ou le portrait d’un cheval, ou une maquette de décor, ou l’auteur lui-même, sa huppe de cheveux crépelés, sa maigreur de lévrier, sa manche relevée sur la main sarmenteuse. Mais les passants ici lèvent rarement la tête, parce que le lieu les invite à songer, à ralentir le pas, et le poète-peintre regarde peu les passants. Il contemple un poème futur, un futur tableau, il appose sur une toile le premier fantôme d’un décor, d’un parvis blanc, d’un rideau rouge ; il figure les premiers degrés d’un escalier, la sombre cavité d’où émergera le maléfice. Il projette une grosse lampe implacable sur une étoffe, rehausse d’or quelque treillis grossier…
Dans tout ce qui sert l’art théâtral réside et s’impose un labeur matériel, manuel et phalanstérien, qui contente pleinement ceux qui s’y appliquent. L’artifice étant inépuisable, comment a-t-on pu envisager, prédire la « mort » du théâtre ? La préparation d’une œuvre théâtrale agite des forces aussi physiques que le labourage, la maçonnerie. Écarté de toute culture intellectuelle, le théâtre se réinvente ; d’une troupe d’enfants ignorants, déportés sur une île déserte, le théâtre ressurgirait spontanément. Qu’une estrade se hausse, qu’un horizon imaginaire borne six pieds de planches, et en s’élançant hors de la vue du spectateur l’acteur lui délègue l’illusion qu’un héros a trouvé la mort, ou enfourché un coursier sans selle ni bride.
Un art qui n’eut pas besoin, pour naître, des secours du génie ne saurait prospérer sans lui. C’est pourquoi il faut à chaque quart de siècle environ son comédien génial, sa comédienne extraordinaire. À défaut de l’interprète, un metteur en scène fera prendre patience aux foules spectatrices — l’œuvre dramatique, à elle seule, y suffit rarement. Mon voisin le poète, qui de par la poésie a droit à tout, entend ne se priver de rien. Son avidité, son activité se sentent en mesure de combler l’appétit béant du public. En quelques semaines nous l’avons vu habiller et planter à sa guise un chef-d’œuvre du répertoire classique, puis écrire un drame, et le monter. Les apprêts ont eu lieu sous mes yeux, sous mes fenêtres, et tout ressemblants à ceux d’un proverbe pour distribution de prix.
Je n’envie que les privilèges d’une jeunesse qui ne passe point : les comédiens qui se donnaient rendez-vous chez l’auteur, ses aides, ses amis, avaient le même âge, l’âge de l’exaltation, l’âge d’étonner les passants sans les voir, l’âge de laisser pousser une folle chevelure par déférence pour une époque, un texte, de transporter à pleins bras étoffes, accessoires, armures. Un chien enivré suivant la troupe se précipitait avec elle dans la bouche du métro, savait fondre sous un manteau, voyager muet et invisible, fidèle lui aussi à un rôle. Une jeune actrice, blonde comme un lion, marchait sous les ormes du jardin, redisait une phrase, avouait une anxiété enfantine, attendait que le premier rôle, son partenaire, s’en revînt d’être peintre de décors…
Je pensais, au bord de ma fenêtre, que c’était là des gens bien heureux. Car leur bonheur ne dépendait pas — pas encore — de leur succès. Leur bonheur ne tenait qu’à un état de collaboration, de chaleur, d’innocence ; leur présomption même était pure, lorsque l’acteur affirmait : « C’est moi qui sais peindre les décors », lorsque l’auteur pensait : « Je jouerais ce rôle-là mieux que quiconque » ; lorsque le chien nourrissait l’envie de se précipiter en scène, de mordre le policier et de sauver Gabrielle Dorziat…
À présent que la pièce est en cours de représentations, les comédiens ne sont plus chargés que de la jouer et de la défendre, le poète que d’en écrire une autre, ou de méditer un poème. Ils ne s’y habituent pas tout de suite. La fougue n’est pas encore éteinte au sein de leur groupe qui redevient une « compagnie » de comédiens. L’un considère avec amour la marque d’un coup de marteau sur son ongle, l’autre dit : « Ce que ça tient sur la peau, cette peinture !… » et le chien, en coulisses, compte les secondes qui s’écoulent entre le claquement de la porte et le coup de revolver.
Après quoi ils resteront voués à l’œuvre qu’ils ont créée, mais ce ne sera plus le même vœu. Chacun se repliera sur une sorte d’ascétisme dramatique, prendra conscience du faix qui le charge, au lieu de rayonner en tous sens comme une vigne exubérante. Chacun d’eux sera l’obsédé, le responsable, bref, l’acteur. Ils s’amuseront moins, ils trembleront davantage. Là sera leur vraie gloire, et le climat de leurs meilleures vertus.
« Parlez-nous, m’écrivent-elles — elles, ce sont les femmes — parlez-nous de choses agréables. » Et, comme elles ont avec moi leur franc-écrire, elles ne m’envoient pas dire que c’est par l’agréable que je leur serai le plus utile.
Autant que mes lectrices, j’ai le goût de tout ce qui peut rehausser d’une couleur gaie un fond sombre, et je n’oublie pas la couleur mentale. Un appel d’enfant, un rire jailli du jardin au-dessous de ma fenêtre tombent sur ma page aussi vifs qu’un géranium rouge. Une botte de jacinthes sauvages et le muguet venus de Rambouillet, où je ne puis aller les cueillir, me rendent le souvenir d’une battue de muguet au cours de laquelle ma main rencontra une petite faisane tiède, qui couvait.
Le nid des mésanges, encore une fois logées au creux d’un des ormeaux étêtés, ne s’est-il pas posé là pour que je me souvienne d’une chienne bas-rouge qui perdait à grosses poignées son poil d’hiver ? Alors, deux couples de mésanges la suivaient, et c’est tout juste si elles n’épilaient pas, au profit de leurs nids, ma beauceronne…
Me voilà embarquée sur des histoires de bêtes. Mais il y a peu de temps qu’entre mes pieds soigneux de rester immobiles, les souris dansaient. Aujourd’hui, sous ma fenêtre, ce sont les enfants qui essaiment. Ce sont eux qui rédigent mes histoires d’enfants. Elle serait bonne à peindre la brasillante fillette, toute étincelles et cheveux sombres comme un tison mi-parti feu et charbon ? Elle a bien cinq ans et demi et l’autorité d’une reine sauvage. Elle règne sur trois enfants plus petits qu’elle. « Tourne la corde, Jojo ! Pas comme ça, fais vinaigre ! Lulu, t’as pas droit au fauteuil en fer ; le fauteuil en fer, il est qu’à moi, toi t’as la chaise ! Argarde ton pantalon, Mémaine, tu crois que j’ai les moyens de te le rechanger tous les huit jours ? » Elle est dure comme une vraie mère, attentive comme une meneuse de poussins.
Un homme de sept ans crie à un autre homme de huit ans : « Tu viens faire du patin à quatre heures ? — Penses-tu ! riposte l’homme de huit ans. Plus question de tout ça : je suis entré dans une combine de commerce de timbres. »
Ce sont les enfants d’ici. Ils ont la mine aiguë, le prompt coup d’œil des gosses de Paris, et parfois une agilité corporelle déconcertante ; témoin le bicycliste, gros comme un merle, qui fait des « huit » autour des colonnes, et vingt acrobaties galerie d’Orléans. Je ne perds pas une si belle occasion de m’ébahir et d’interroger le grand-père de l’acrobate :
— Mon Dieu, quel âge a-t-il ?
— Quatre ans et trois mois.
— Et il monte depuis quand ?
— Oh ! il y a longtemps ; il a appris quand il était tout petit (sic).
Mais sont-ils jamais « tout petits » dans notre ville ? Cette année-ci, je crains bien qu’ils ne grandissent autrement qu’en malice. Ils sont les cadets infortunés des charmantes filles sous-alimentées qui déjeunent (?) sous nos ombrages, sur deux chaises dont l’une sert de table.
On dirait, tant elles ont de mordant et de grâce, que les pires conditions d’existence précisent et affinent le caractère de leur beauté parisienne. Je ne tremble que de leur voir trop de finesse, trop d’expression et, comme à Nouche, enfant d’ici, trop de personnalité…
Car Nouche, abusant de sa situation de fille unique, ne savait pas encore lire à sept ans. De quoi ses tendres parents finirent par s’émouvoir. Ils lui choisirent, sur une colline aux portes de Paris, l’école la plus moderne, où se pratique une méthode étrangère célèbre, qui dissimule les barreaux de la cage, fait appel au libre arbitre et aux inclinations personnelles de chaque enfant.
— Tu vois, dit à Nouche l’une des éducatrices, dans la même classe sont des enfants en train de lire, d’autres qui brodent un petit dessin qu’ils ont inventé eux-mêmes, d’autres qui découpent du carton… Choisis, et fais ce qui te plaira le mieux.
Nouche réfléchit et dit :
— Je choisis de me promener toute seule dans le jardin.
Respectueuse de ses promesses, la bonne foi des éducateurs laissa donc Nouche dans le jardin jusqu’au goûter, puis entre le goûter et le dîner…
— Nouche, dit le lendemain l’éducatrice, regarde, voici des enfants qui apprennent leur solfège, qui chantent des chansons ; en voici d’autres qui mettent en pelote des écheveaux de laine, qui apprennent le point noué, qui enfilent des colliers ; en voici d’autres qui disposent le couvert pour le déjeuner, qui apprennent à faire bouillir l’eau pour le thé… Choisis tes compagnons, et apprends ce qui te plaira le mieux.
— Je choisis, dit Nouche, d’apprendre à aller me promener toute seule dans le jardin.
Ainsi fit-elle. Elle y serait sans doute encore si son père, déçu quant aux résultats de la méthode célèbre, n’avait pris Nouche à part :
— Nouche, dit-il, c’est fini de rire. Si tu ne sais pas lire, écrire, compter dans un mois, tu recevras la plus belle fessée de ta vie…
— Mon Dieu, dit Nouche, pas tant de paroles, tu me casses la tête. J’ai compris.
Elle changea, si je puis écrire, son fusil d’épaule, lut, écrivit, compta en l’espace de trois semaines, pour le plaisir de pouvoir dire à ses parents :
— J’espère bien que vous allez me mettre dans une école sérieuse et m’ôter de là dedans. On y enfile des perles, on y chante des chansons, on sert le thé et on essuie la vaisselle. Et ils appellent ça travailler !
Il pleut. Les arroseurs, arrosant sous la pluie,
Lavent des lacs de boue avec sérénité.
Je ne sais plus — l’ai-je jamais su ? — à qui attribuer ces deux alexandrins. Mais je sais qu’une sérénité est capable de défier, sous l’averse, l’impassible humeur de l’arroseur : allez plutôt voir celle du public qui postule la faveur d’applaudir, au Théâtre-Français, La Nuit des Rois, Cyrano ou même André del Sarto. Une vieille barrière, une sorte d’ancien parc à moutons, endigue le flot des postulants entre la colonnade et le mur. L’endroit est traître. Toujours un mouvement d’air actif, en forme de z, vient de la place du Palais-Royal, se divise en deux courants dont l’un épouse la rue de Montpensier et l’autre pénètre dans la galerie de Chartres. En été, c’est là que tourbillonne la poussière ; en automne danse, à la même place, un maelstrom de feuilles précocement tombées.
Avant la guerre, j’ai vu le respectueux cortège qu’un chef-d’œuvre assemblait sous les intempéries s’allonger, chercher le refuge des arcades intérieures, trois heures, quatre heures avant la représentation. Quelle foi, et quel exemple que celui d’une foule où personne n’est riche, où personne ne se plaint d’échanger l’argent rare contre un immatériel plaisir ! Les vrais amants de l’art dramatique qui se serraient là, debout, en temps prospères, ils y sont encore aujourd’hui. Je pensais, pendant que passait lentement l’affreux hiver, que leur majorité était débile, et mal nourrie, que leurs chaussures étaient minces. Mais ils restaient là, à leur poste qu’aucune sollicitude ne songe à rendre plus confortable. Certains ont des pliants. Une femme s’asseoit sur le siège de sangle, prend sa fille sur ses genoux. Une autre, pourvue d’un manteau long, garde un pan de manteau pour elle-même, rabat l’autre pan sur les jambes d’une voisine. Des expectants des deux sexes prennent la précaution d’apporter un journal et s’en font des houseaux attachés avec une ficelle, contre le froid. Des hommes, las d’être debout, passent un bras par-dessus la barrière pour diminuer le poids de leur corps. Les taciturnes lisent, accotés de biais, changent de pied comme les chevaux à la station…
Détails tristes, qui composent un spectacle malgré tout réconfortant. Car l’attente est non seulement bénévole, mais elle est déjà récompensée. Je gagerais que presque tous ces fidèles des petites places, à la Comédie-Française, ont déjà vu, déjà entendu, ce qu’ils viennent revoir, entendre, applaudir encore. C’est pourquoi ils sont différents dans leur longue attente, des autres queues, des spectateurs qui, simplement curieux d’une « nouveauté », ne la verront qu’une fois. Le spectateur d’une pièce nouvelle « poireaute » avec mauvaise humeur, l’habitué des places modestes du Français espère. Il sourit à ce qu’il attend, contemple en esprit ce qui l’attire. Il n’est pas noyé, anonyme, parmi des coudes, des pieds, des corps intolérants ; il rejoint les membres d’une confrérie capables de lui prêter qui un journal, qui un demi-pliant. Saint Martin-le-Partageux fréquente la queue du Théâtre-Français : je l’y ai surpris en train de rompre par moitié son sandwich au cresson et ses biscottes à la compote de figues ! Son obligée pourtant se défendait bien contre de telles largesses, et avec beaucoup de cérémonie :
— Non, vraiment, vous êtes trop aimable, mais je ne voudrais pas vous priver, déjà vous voilà forcé de manger à la va-vite…
— Pensez-vous, repartait saint Martin, vous auriez tort de vous gêner, ma femme a fait largement les choses : voyez la bosse que ça fait à mon pardessus ! Et d’ailleurs, quand je viens ici, j’ai comme une barre sur l’estomac. L’émotion me nourrit.
Ici, le fond de la conversation est moins qu’ailleurs alimentaire. L’aigre vent qui roule sous ces voûtes historiques ne colporte qu’un minimum de recettes économiques et de récriminations. Fraternels en dépit de la méfiance qui règne, amènes malgré la saison, de quoi parlent donc ces gens, exceptionnellement sociables ? Ô merveille, ils parlent d’art ! Ils parlent de Racine, de Musset. Ils discutent Marivaux. Leur mémoire témoigne d’une longue fidélité : on entend que les jeunes ont commencé tout petits à bénéficier du terrible courant d’air qui mène aux grandes œuvres. Une forte femme, les mains rougies d’un travail quotidien, cite Polyeucte, fausse un vers que rectifie à mi-voix un inconnu ; tous deux cherchent à rajuster le grand bercement de l’alexandrin ; des jeunes filles ont apporté la brochure d’une pièce. On respire ici, avant le seuil, l’atmosphère même du théâtre noble et l’exaltation, encore que personne n’y mène grand bruit. L’agent qui veille au bon ordre s’accoude à la balustrade, échange quelques propos avec le cortège qu’elle contient ; en passant j’entends qu’il parle de Marie Bell.
Dans la foule des champs de courses, il s’en faut que tous les assistants soient turfistes. Mais dans celle qui attend l’ouverture des bureaux au Théâtre-Français je n’ai pas vu, entendu d’ignares. Les paroles que je happe au passage feraient honneur à un public de répétition générale. Et quelle connaissance de l’acteur ! Quelle déférence familière à désigner, par leurs noms et leurs prénoms, sociétaires et pensionnaires !… Quel feu d’enthousiasme et de parti pris, surtout chez les femmes !
Public de quartier, en somme : le meilleur, le plus éclairé des publics ; en outre, il est doué, à l’extrême, du sens de la propriété. Une très modeste vieille dame à cabas — notre jardin n’en manque pas — causait sur un banc avec un vieux monsieur pourvu d’un chien âgé — l’espèce ici n’en est pas rare — et j’entendis le nom d’une jeune recrue de la Comédie :
— Vous verrez, vous verrez… Elle se fera, disait la vieille dame. Elle a bien le ton qu’il nous faut. Je l’ai vue sortir de la matinée, jeudi. Elle sort déjà très gentiment.
Ces faveurs d’aïeux affectueux, rangés pour voir sortir « leurs » artistes, sont aussi doux aux comédiens que tels cris, échappés à des fanatismes plus jeunes. Le public de la Comédie-Française garde encore l’habitude de fêter la sortie de ses acteurs préférés, la coutume du petit bouquet timide, de la rose un peu meurtrie d’avoir attendu, serrée dans une main fiévreuse, le passage d’une idole…
Puis-je évoquer cette sorte de protocole spontané — les bravos discrets, les petites jeunes filles passionnées, les étudiants qui se poussent pour ouvrir la portière de l’auto — sans me rappeler vos aigrettes, votre démarche royale, et votre sourire, ô Cécile Sorel ?
Je ne sais pas qui a inventé le pistolet-joujou à amorces. J’ignore aussi qui l’a perfectionné, aggravant sa détonation qui égale celle d’un vrai revolver de petit calibre. Il existe de par le monde des boules qui, projetées sur le pavé, rendent le son d’une arme à feu. N’oublions pas, dans le nombre des amusements enfantins, le tambour et la trompette. La crécelle n’est pas morte, et le sifflet à roulette, depuis qu’on en a doté nos agents, est surtout exploité par des lèvres enfantines… Je ne parle de tous ces jouets, générateurs de bruit, que pour vouer leurs constructeurs au feu éternel.
Ma vitupération est plus désintéressée qu’il n’y paraît. Je ne défends pas seulement ici le droit qu’ont les adultes à une certaine sorte de silence. Je ne réclame pas au nom du « donnant, donnant », de l’ « ouïe pour l’ouïe ». Car, si nous soumettions les enfants à l’épreuve du tu‑tu‑tu‑tu, du boum-boum et du hui‑i‑i‑i, je pense qu’on nous accuserait de vouloir les rendre idiots. Pourquoi ne nous plaindrions-nous pas ? Les excès de la T.S.F., l’étude du piano ont appelé des sanctions. Mais nul édit ne condamne l’aigre trompette et les autres instruments, dits de musique, à l’usage des enfants. Nous avons tous, hélas ! des nerfs plus fragiles que… enfin, qu’avant.
Un grand silence, répandu sur notre ville, fait que les bruits isolés nous percent douloureusement. Contre notre gré, nous renouvelons l’expérience tentée autrefois par un de mes amis qui, excédé du tumulte parisien, acheta une maison isolée au bord de la Seine. Il s’y installa et vit avec délices tomber le premier crépuscule silencieux. La première lune s’éleva, et en même temps qu’elle, espacés, distincts, rompant sans remède la paix nocturne, les aboiements du premier chien de ferme, auxquels répondirent bientôt les chiens d’alentour.
La voix humaine n’est l’ennemie de notre repos que si elle se fait expressive, isolée, significative. Une foule sous nos fenêtres ne nous éveille pas toujours, mais le voisin qui converse de l’autre côté de la cloison n’est pas supportable. Les enfants, nombreux dans le jardin, mêlent leurs voix à celles des passereaux, des pigeons ; parfois vient une école, qui récrée ses élèves pendant une heure. Tout cela est gai, vif, lié à des sonorités que l’accord entre l’homme et la nature rend aimables comme la roue du moulin, la batteuse, la grande scie…
Mais vient le moment où des enfants usent de leurs sifflets et de leurs pistolets à amorces, et tout est gâté. Gâté pour nous, qui travaillions ou lisions ; gâté pour les enfants responsables du sifflement et de l’explosion. Car le sifflet ne s’incorpore à aucun jeu. Bien pis : il paralyse le jeu. De même le pistolet à amorces ne prend part à aucune illusion belliqueuse, et l’étrange est justement là. L’enfant qui a un sifflet siffle et ne fait rien d’autre. L’enfant qui manœuvre un pistolet à amorces glisse une amorce sous le chien de l’arme, la fait éclater et recommence. Quand il a épuisé ses munitions, il en acquiert d’autres — et il recommence. Il ne court pas, il ne poursuit pas d’ennemis imaginaires ; il ne rit pas ni ne dispose stratégiquement des bataillons. Il charge, décharge sa petite arme indéfiniment, comme l’enfant au sifflet siffle à perte de souffle. L’un et l’autre, les uns et les autres semblent frappés d’une sorte d’hypnose. Parfois, les enfants siffleurs, las de siffler debout, s’asseyent pour siffler assis.
Cependant, à cheval sur la margelle de la pièce d’eau vide, les enfants mitrailleurs mitraillent. J’en vois qui quittent le Jardin sans avoir participé à la bonne vie turbulente. Ils n’ont pas joué à la balle, pas grimpé, pas patiné à roulettes, ni improvisé des conversations de médecin à malade, de marchande à client, de manager à coureur pédestre. Ce sont ceux-là pourtant qui ont l’air le plus fatigué.
J’ai souvent envie de demander à l’un de ces vains frappeurs d’air si dans le logis familial ils se livrent à la même morne tâche qui n’a pas plus de fruit que de fin. Je pense que la nervosité maternelle, qui est grande par ces temps d’inquiétude et d’alimentation mal assurée, y mettrait un terme promptement par de convaincants et rapides moyens, bien que la responsabilité du coupable soit limitée. Il n’est pas né avec le goût des sons violents, des discordances et des déflagrations. Le premier tambour lui a fait peur, et aussi le premier revolver pour rire. Mais une certaine sorte de perversité croît, chez l’enfant, comme les petits pois sous la pluie. Déchaîner lui-même ce qui l’effrayait devient un plaisir. Plaisir de peu de pensée : un son répété sans variantes engourdit l’entendement. Mirbeau assure que les bourreaux chinois l’ont élevé à la hauteur d’un supplice.
Beaucoup de choses changent, vont changer autour de nous, chez nous. Quoique je n’aie point de penchant pour embrasser une tardive carrière de réformatrice, et persuadée que je n’aurai aucun succès si je propose d’incliner nos enfants citadins vers des jeux qui ne font pas de bruit, je le propose quand même. Nos cloisons sont minces, et étroits nos logis, et rares, et précieux les jardins urbains, prises d’air, refuges des nourrissons et des jeunes mamans. Celles-ci poussant la petite voiture et le bébé assoupi, de Valois à Beaujolais et de Montpensier à Chartres, cherchent en vain le coin sans fusillade ni sifflets où bébé puisse dormir et sa mère se reposer.
— Si je tirais ici cinq cents coups de revolver chargé à blanc, qu’est-ce que vous me diriez ? demandai-je à l’un des obligeants gardiens du Jardin.
— Je vous dirais : nous ne sommes pas un champ de tir.
— Et si je prenais votre sifflet pour siffler sans relâche pendant des heures ?
— Je vous dirais : nous ne sommes pas une gare.
— Alors dites-le à ceux-ci qui sifflent, à ceux-là qui manœuvrent le pistolet !
Le gardien ne répondit que par un geste évasif et par le sourire d’un brave homme qui trouve tout naturel de morigéner un promeneur incorrect, mais qui y regarde à deux fois avant de faire de la peine à un enfant.