Paris de ma fenêtre/09
IX
Je ne puis pas rester très longtemps sans parler des bêtes. Mon premier arrondissement est devenu — pour cause ! — pauvre en chats, même en chiens, et la perruche est, au Palais-Royal, une parure interdite. Mais les espèces décimées s’accrochent à vivre. Notre « carré » a comme recrue une très jolie corneille, descendue de quel clocher, de quels abat-sons ? Elle dit, en tout et pour tout : « tiac », chemine à pied dans les gouttières, et se pose sans répugnance sur la tête du « Génie latin », déplorable statue, énorme affliction des parterres. Le Génie latin tourne vers mes fenêtres son dos nu, qui est du haut en bas sans agrément. Mais vu de face il n’est pas mieux.
Sur notre rectangle historique et fleuri un couple s’est formé ; mais puis-je l’appeler couple ? Pierrot, le chat, et Lili, la tortue, ne se quittent plus. En huit ou neuf années, la tortue n’a pas dépassé la taille d’une coquille Saint-Jacques moyenne. Elle est vive, plate, l’œil et l’oreille actifs, et ressemble bien entendu à Voltaire. Elle sursaute joyeusement à entendre son nom, et accourt, si elle n’est pas prisonnière de son cageot. Libre, elle franchit le seuil de son rez-de-chaussée ; puis-je écrire qu’elle s’élance dans le jardin ? C’est alors que commence l’angoisse de son chat affectueux qui la rejoint, lui parle, la repousse de la patte dans le bon chemin. Mais elle est obstinée, et le chat la promène à la manière dont nous promenons un chien, je veux dire qu’il la suit. Quand elle aborde une région dangereuse, trop peuplée d’enfants, il se couche sur elle, la couve de son corps blanc et noir. Il lui fait croire que l’heure de la sieste est venue, et gagnée par la chaleur de son compagnon elle se laisse couver. Hors du ventre blanc pointe la petite tête reptilienne, pavée d’écailles, que le matou contemple avec amour. S’il quitte, le premier, le cageot commun, Lili-la-Tortue se tient debout, appuyée à la paroi, sur ses pattes de derrière, et languit jusqu’à ce qu’une bonne âme la délivre. En cas d’évasion, quelque autre bonne âme la rapporte. Les animaux du « carré » sont tous un peu indivis.
Indivis devient le beau Moulou, esquimau peut-être croisé de colley, blanc, fauve, noir, touffu, la gueule fraîche, l’œil doré. Les animaux ont-ils, tous, un sens de l’architecture et de la limite idéale ? Nos pigeons ne voient qu’à l’intérieur de l’édifice rectangulaire. Le passereau, quelques couples de mésanges, sont installés à demeure, ne font que voleter, ne s’éloignent pas. La ravissante chatte du concierge, à la Comédie-Française, contemple le monde extérieur par un vasistas. Son paradis étroit, la loge, lui suffit. Les chats du jardin ne courent que rarement le risque de traverser une rue. Le beau Moulou s’est mis à l’allure de notre enclos, c’est dire qu’il sort, se promène et rentre seul.
De même que la Société protectrice des animaux mit autrefois, à la disposition des percherons fatigués, un vigoureux côtier, de même Mitsou, chatte du Palais-Royal, va-t-en ville pour l’œuvre de dératisation. Née sur la rive Montpensière, elle traverse et gagne un côté Valoisien, particulièrement giboyeux. Blanche et noire, elle est consanguine de Pierrot. Rase de poil, la griffe courte et aiguë, une grande pupille noire, elle a le flanc plus plat, la narine et la langue plus pâles qu’avant la guerre. Restrictions… Aussi se rend-elle aux tirés où on la prie comme à une cure. Rien n’est plus soudain, plus efficace que son attaque. En période d’abondance, Mitsou était toute au sport, pour l’honneur de vaincre et la haine raciale ! À présent, elle mange ce qu’elle tue, ne laisse que des bouts de queue vermiformes, vomit un peu de peau de rat, boit longuement pour se purifier. Ces repas-là, elle les cache à tout œil humain, et digère sans joie. Nécessité n’est pas gourmandise.
Un chaud automne enrichit notre faune. Avec les asters mauves paraissent les dernières générations de papillons. Cette année le « Paon-de-jour » foisonne, sensiblement plus petit qu’en juillet, mais resplendissant de couleur, fleur sur fleur, marqué de signes en forme d’yeux, grenat, mordoré, presque noir au verso, ensemble actif et paresseux, puisqu’il parcourt « à pied », sur ses sombres petites pattes nerveuses, un buisson de fleurs plutôt que de le survoler.
Samedi, par grande chaleur de midi, sur chaque bouquet d’asters violet clair, ils étaient bien vingt, tant Paons-de-jour que petites Écailles à coloris vifs, que Vulcains imprimés de rouge, de noir et de blanc. La fausse abeille, reconnaissable à son postérieur arrondi qui n’a point d’arme, pullulait. Un coup de brise, le passage brusque d’un enfant soulevait sur les fleurs toutes les ailes, qui s’y reposaient l’instant d’après. Reste-t-il donc si peu d’amants de la beauté gratuite, pour que devant les balisiers rouges dont chaque calice est assez large pour avaler l’oiseau qui y cueille une goutte sucrée, devant les papillons qui effeuillent puis recomposent un bouquet, je sois si souvent le seul regard attentif ?
Ils sont rentrés à l’école. Ici, on s’en aperçoit tout de suite ; le jardin de Richelieu cesse, de deux heures à quatre, de fourmiller d’enfants autant qu’une plage de famille en août. Après quatre heures, ils reviennent, ardents à retrouver les habitudes de leur liberté. Beaucoup sont marqués, les premiers jours d’école, de ces violentes émotions enfantines qui cernent les yeux, creusent les joues. Pour les plus jeunes, les premiers jours d’école sont jours d’appétit coupé, de mâchoires serrées, de petite fièvre. Mais combien l’avouent ? Un certain ordre de confidences n’est pas fait pour les grandes personnes, encore moins pour les parents. Ceux-ci, de leur côté, ravalent leurs soucis. Les mères toisent la saison qui vient d’un regard qui la redoute et la défie.
Avant que se montre le pire ennemi, le froid, il y a bien des « affaires » à arranger, en effet. Un enfant qui débute à l’école peut pâtir de vingt manières ; il commence par souffrir de tout jusqu’à ce qu’il se fiche, comme il dit, de tout. Sa délicatesse est blessée d’un tablier de fortune, d’une culotte trop large, d’une couleur de cheveux qu’on raille. Je me souviens encore, quand ma famille connut la ruine, d’un petit blouson taillé dans les parties non mitées d’un ancien frac de mon père, en drap d’Elbeuf. J’avais quatorze ans. Ce n’est pas l’habitude qu’une fillette de quatorze ans porte un corsage en drap d’Elbeuf noir, mal coupé… Je m’élançais au-devant des questions et des étonnements :
— Vous avez vu mon corsage ? Il est fait avec l’ancien habit noir de papa, c’est une bonne idée, n’est-ce pas ?
Chacun de nous compte, Dieu merci, à son actif deux ou trois petits traits de courage, bien camouflés de frivolité…
L’uniforme scolaire, fût-il réduit au tablier, avait du bon. Il pansait l’amour-propre des enfants. N’y songeons plus. Songeons à des semelles chaudes, à des chaussettes chaudes, à tout ce qui peut tenir chaud. Les enfants — du moins ceux de Paris, d’où je ne bouge — n’ont que trop usé pendant l’été ce qui leur eût couvert les pieds en mauvaise saison. Ils abordent l’automne et l’hiver avec des petits pieds pâles, mous et frileux, qui n’ont pas assez reçu le bienfait de la lumière et du soleil, pas assez durci leurs plantes nues, pas assez pataugé, fût-ce dans la prise d’eau du trottoir.
Il est difficile de se soucier des enfants sans raviver dans notre mémoire l’ombre misérable et suppliciée des plus récents « enfants-martyrs ». Je déteste cette appellation, empreinte d’une sorte d’officialité. On dit enfant-martyr comme on dit agent-voyer. Comment la France, patrie des enfants gâtés — ce mot-là aussi est laid — de l’éducation relâchée, de la fréquente faiblesse maternelle, totalise-t-elle autant de parents terrifiants ? Après la condamnation à mort d’une maman tortionnaire, d’un papa féroce, une lettre me parvient. Son début est un cri, jailli d’une maternité sauvage et vengeresse : « La mort ? C’est tout ? Mais ce n’est pas assez ! » Cette clameur poussée, la mère irritée qui m’écrit s’en prend à d’autres responsables : « Et que méritent les voisins qui se sont tus ? L’institutrice muette, qui voyait tous les jours, sur un petit corps en chemin de mourir, des marques ? »
À un autre procès — hélas ! il y en aura donc toujours ? — des parents bourreaux furent à peine punis. Au reporter qui me demandait : « Si vous aviez fait partie du jury, qu’auriez-vous décidé ? » je répondis : « Un mois de prison pour les voisins. » Car les voisins, interrogés sur le long martyre de deux enfants, avaient déclaré qu’ils étaient « habitués à les entendre crier. » Habitués, mais oui, habitués comme au timbre du tramway ou à la T.S.F. Habitués, comme au son de l’angélus.
Ce genre de propos monstrueux donna autrefois sa fleur sur les lèvres d’une femme riche, devant qui l’on déplorait la secrète misère d’une grande artiste : « Comment peut-on laisser ignorées et sans secours de pareilles détresses ? Est-ce possible ? Est-ce seulement vrai ? » Mme X… hocha un front désabusé : « Il y en a plus qu’on ne croit. Ainsi, tenez, moi qui vous parle, j’ai une parente qui est dans la dernière misère. »
Mais que penserons-nous du témoin qui vint déposer, la semaine passée, et dépeindre le spectacle de la petite fille pendue à l’espagnolette par les poignets, qui ne criait plus et avait « les yeux hagards » ? Le témoin en dit assez pour que nous imaginions un dialogue entre les deux mères :
— Et pourquoi donc que vous la mettez comme ça votre petite ?
— Ah ben, c’est qu’elle n’est pas sage.
— Des fois, s’pas, les enfants, c’est ben agaçant. Allons, à revoir. Merci pour le fer à repasser. Je vous le rapporte demain.
Demain… Le témoin n’a pas raconté si le lendemain la petite fille était encore « pas sage », ou bien comprimée dans son lit-cage refermé, ou bien morte. On aime mieux ne pas en savoir davantage.
Ce qu’il serait utile de connaître, ce sont les raisons du silence gardé par l’institutrice de l’école que fréquentait, chaque jour un peu plus condamnée, l’enfant proche de sa fin. Qu’on ne voie pas, dans ma curiosité, une soif de sanctions, au contraire. Je sais trop que le sort d’une institutrice, dans certains cantons, est peu enviable. Elle pourrait se comparer à un régime de terreur, la vie d’une éducatrice jeune, solitaire, étrangère à la région, entre des familles jalouses d’inspirer la crainte et la considération. Tout ce qui approche de l’enfant devrait être héroïquement pur…
Comptons aussi, à la décharge de l’institutrice muette, qu’un surprenant empire sur soi scelle la bouche d’un enfant. La plupart des écoliers des deux sexes sont enclins à taire, au sein de leur famille, ce qui concerne les heures scolaires. Combien dévoilent, à un instituteur affectueux, les conditions atroces d’une vie familiale ? Un inflexible silence, inspiré moins par la terreur que par la pudeur, que par un amour filial sans espoir, forge, prolonge, aggrave le malheur des enfants opprimés. Ils sont plus prompts à mourir qu’à se réfugier en nous.
Ils sont, me dit-on, quarante-cinq mille. Quarante-cinq mille exemplaires de ce que la nature a voulu créer de plus éphémère, de plus apte à s’évanouir sous un souffle, sous un choc, à périr de froid, à s’écraser sous une goutte de pluie, à s’éteindre si notre doigt interroge la poudre multicolore de leurs ailes ; quarante-cinq mille papillons…
Ce n’est pas la première fois que cette collection exotique, sans seconde, s’entr’ouvre pour moi. Je suis déjà allée lui demander asile contre le temps présent, contre l’attente, la réalité de ses soucis. Je me dis qu’ils sont quarante-cinq mille papillons et insectes ; que je n’ai aucune chance, Dieu merci, de les connaître tous, même si je les visitais fréquemment, et, confiante dans cette réserve de prodiges que je n’épuiserai point, je puis les admirer sans hâte et sans gloutonnerie.
L’ensemble des ailes qui ont franchi, immobiles, les océans, repose loin des salles nues, de la froide illumination du musée, lieu d’exil de toute entomologie. La curiosité expire sur le seuil des expositions publiques, quand elles sont aménagées pour des trésors de petite dimension et de grand nombre. Confiée aux visites du public, qu’adviendrait-il d’une collection particulièrement gardée dans sa fraîcheur, sous la poudre qui adhère au papillon aussi légèrement que la pruine au fruit ? Elle gît actuellement dans les cases d’un édifice d’ébénisterie créé pour elle. Le génie féminin qui veille à sa sécurité comme à son développement imagina de donner, à chaque poignée de chaque case, la forme d’un bombyx de bronze.
La nature a décide que l’âge d’un vieux papillon est environ — ou je me trompe — de quarante à cinquante jours ; mais l’homme refuse de souscrire au gaspillage de la nature, et il choisit sa victime pour l’embaumer parmi les êtres qui empruntèrent à leur climat le minimum de substance et le maximum d’éclat ; il les tue subtilement au loin et les rapporte, pliés comme un billet doux, à travers les marais fiévreux, les forêts qui sentent le fauve, les sentiers barrés de serpents, sur le dos des houles marines…
Les chasseurs de papillons exotiques sont-ils jamais assez payés de leur peine ? Oui, si l’on considère que cette peine est grande, que multiples sont les dangers et que les périls mêmes constituent un attrait, une part de la récompense. L’orchidée, le papillon, qui hantent les mortels édens, fascinent souvent le traqueur. L’homme que l’amour du gain décide au voyage, mais qui chasse avec passion, oublie la prudence : plus loin l’entraîne l’aile enduite d’un feu vert ; plus loin l’orchidée charnue ; plus loin encore un papillon à quatre pétales inimaginables et une fleur qui, ailée et sans racines, va peut-être prendre son vol…
Je ne puis me défendre de contempler le chasseur de papillons exotiques, trafiquant aventureux, sous son aspect romanesque d’homme tenté, sa tentation se bornât-elle à la capture d’une proie connue et cataloguée, mais sans rivale par le feu des couleurs, la taille, le surprenant détail, par une monstruosité rutilante, une variation d’hermaphrodisme, d’albinisme…
Ici j’apprends, je vois qu’une régression peut bouleverser le type de lépidoptère établi avec un luxe de soins tel qu’il semblait immuable. Mais une décision venue de très haut, une volonté qui n’avait pas encore dit son dernier mot se remet en marche, décide que l’Agrias, merveille qu’on croyait décorée à jamais de rouge pur, de bleu incandescent, perdra ce rouge, le troquera contre une teinte de sang sec et orangé. Puis la fantaisie souveraine se ravise, amende les taches de nacre bleue, l’arabesque récemment troublée d’ocre, avertit dédaigneusement le chercheur que là-bas, de l’autre côté de la terre, une partie de la création n’est pas encore achevée et que les espèces animales innovent, comme à l’âge malléable de la planète.
Le soleil a tourné, touchant au passage les casiers vitrés dans chacun desquels quarante-huit papillons identiques témoignent que ce serait folie d’imaginer qu’un quarante-neuvième exemplaire pourra être plus richement imprimé, porteur d’un arc-en-ciel plus complet, d’oxydations plus imprévues. Ce qui était un joyau vert il y a une heure tourne au violet, disons violet, puisqu’il faut, dans la pauvre nomenclature des couleurs, décerner un nom à cette lueur changeante qui, sur l’un de ses bords, se souvient encore de la pourpre et, sur l’autre bord, confine mystérieusement à un présage de bleu très pâle…
Une contemplation pure dévore le temps avec rapidité. Éloignés, pour un moment, des drames de notre époque, nous n’avons écouté que le silence ou bien les propos d’un savant esprit qui, patiemment, nous renseignait quand nous lui posions quelque grosse question d’ignorant. Nos « pourquoi ? » bien lourds s’écrasent devant le mystère des symbioses. « Pourquoi ?… » Celui qui sait tant de choses avoue parfois son ignorance avec simplicité, car, ayant beaucoup appris, il est devenu humble devant ce qui ne s’est pas encore ouvert au savoir humain.
L’ombre éteint peu à peu les ailes des papillons, c’est déjà la nuit. Mais, dans une vitrine, les minéraux fluorescents n’ont pas encore abdiqué leurs lumières de cinabre, leurs bleus de cauchemar glaciaire, leurs verts de luciole. Informes, arrachés à des gisements capteurs de clartés, aucun d’eux ne se réclame de l’art humain. Dans cette « Maison des merveilles » nous nous reposons de notre semblable et l’écartons avec douceur. Personne n’a parlé d’inimitié dans cette jungle paisible que gouvernent le grand portrait d’une panthère souriante à demi, celui d’un serval qui fut un ami sans reproche, et un python de bronze satiné comme un bras nu.
Quelques nuits froides, autant de journées fraîches : c’est assez pour que tout change et qu’à descendre dans le métro, à rencontrer ce flot d’air ascendant qui charrie une odeur si profondément humaine, nous nous écriions : « Ah ! il fait bon ici… » Non, il ne fait pas bon dans le métro. Mais il est notre unique ressource. Il est partout présent, il nous sert et nous fatigue, nous lie à nos semblables, nous imprègne d’eux, nous édifie sur leur degré de misanthropie, de sociabilité et même de soins corporels. Moyen rapide de transport, lieu de contact, wagon chauffé, il est le tumultueux refuge du silence. Personne ne parle plus en métro, personne n’aime plus l’échange, à tue-tête, des paroles inconsidérées.
Mais le temps n’est pas passé du déplacement inutile, favorisé par la tiédeur torpide du souterrain. Fermées la porte-fenêtre d’un balcon, la fenêtre d’en face, la croisée mansardée de l’étage supérieur, c’est la rupture de beaucoup de contacts, l’extinction de certaines voix familières, et les visages connus sont pour des mois derrière un rideau retombé.
Les expertes en isolement sont au fait d’une différence qui marque le passage de la saison chaude à la saison froide. D’une chambre ouverte, accueillante à tout écho, hantée des présences immatérielles que créent la lumière, le son, les signes échangés, l’indiscrétion des oiseaux, il faut nous résigner à la même chambre close, à l’univers relégué derrière la vitre. Seuls le travail, une infirmité acceptée, les soins qu’exigent l’enfant ou le compagnon conjurent alors une crise que les femmes solitaires connaissent, et qu’elles nient par dignité. Pour y remédier inconsciemment, elles sortent sous le moindre prétexte, en dépit du temps maussade et du froid. « J’ai oublié d’acheter… J’ai promis d’aller… On m’a dit qu’à tel endroit je trouverais… Micheline est toujours chez elle à cette heure-ci, je l’entraînerai boire une tasse de quelque chose de chaud… » Le manteau, le petit chapeau ridicule, et hop ! dans le métro, au clac-clac-clac des semelles de bois.
Il va pourtant falloir organiser la mauvaise saison, femmes, autrement qu’en empruntant la noire chaleur du métro, la vapeur d’une infusion dans un « thé », et l’atmosphère tonique des officines épicières qui se parent d’un petit air clandestin pour vous vendre un innocent bâton de vanille, un sachet de poivre et une livre de sel, garanti marin. Vous que le froid, au lieu d’assagir, mobilise sans but, je me sens autorisée à vous conseiller, la pire saison venue, un rythme d’existence moins agité, disons moins extérieur. Vous avez, en faveur de votre mobilité, des arguments solides ? Vous en appelez à l’hygiène morale et physique ? Moi aussi, pour plaider contre vous. Ce n’est pas votre absence mais votre présence qui expulsera de chez vous l’animal noir et symbolique : j’ai nommé le cafard. Non, votre médecin ne vous a pas recommandé d’arpenter l’asphalte après votre repas du midi, par bise d’est. Non, l’escalier du métro, escaladé en tant que terrain sportif, n’accroît pas l’endurance du cœur. Non, le souci d’attraper à la course la dernière rame ne constitue pas une performance digne d’intérêt…
Je pourrais continuer. Mais à vous suivre en pensée je m’essouffle, ô fantassines qui ménagez les pneus de votre bicyclette. Je voudrais vous ramener au logis, je voudrais surtout que ce logis méritât plus d’amour que vous ne lui en donnez. L’arrangement de votre appartement date d’un temps heureux, tout au moins paisible, il vous arrive de lui en faire grief. Que ne l’avez-vous bouleversé ? Que ne l’exploitez-vous mieux ? Vous limitez ses ressources, au nom d’une discutable économie ou d’un fétichisme sentimental. Un fauteuil un peu élimé est un vieil ami ; mais sa housse l’attriste. Ôtez la housse. Si vous possédez un tapis, ne le rangez pas, roulé, au fond de la penderie.
Par contre, vous qui vous sustentez de peu, en peu de temps, qu’avez-vous besoin d’une salle à ne pas manger ? Changez-la en n’importe quoi d’autre : en atelier de couture, en ouvroir amical, en salle de dessin pour des jeunes filles, en sanctuaire du bricolage… Vos repas, vous les prendrez sur un plateau, dans le coin le plus clair et le plus chaud de votre case.
Vous possédez des livres, et même vous les aimez. Les livres aujourd’hui coûtent cher, ils se remplacent malaisément. Pourquoi les avoir parqués dans le couloir obscur, du haut en bas d’un panneau que vous jugiez trop sombre pour y accrocher des tableaux De sorte que quand vous cherchez un livre vous devez monter sur une chaise et promener le long des rayons le halo pâle de votre lampe de poche. Mettez vos livres à l’honneur. Si vous les traitez bien, c’est eux qui vous retiendront casanière et occupée, le front chaud, étonnée de n’avoir pas senti couler les heures. Prolongez leur durée, pansez leurs blessures, vous qui vous entendez si bien à camoufler un vêtement, à détricoter un vieux pull-over pour le retricoter sous forme de socquettes et de gants. Livres, images, meubles font partie, eux aussi, de votre ligne de défense contre les maux de l’esprit et du corps.
Et puis, n’ayez donc pas honte d’être frileuse. Vous n’étiez déjà pas très potelée, avant la guerre. Maintenant, il vous manque le sous-vêtement type, le tissu douillet insinué entre épiderme et chair. Et comme vous êtes des braves petites, vous mentez valeureusement : « Moi, je n’ai jamais froid… Moi, je suis habillée l’hiver comme l’été… » Réservez pour l’extérieur cette honorable crânerie. Vous n’avez pas de feu chez vous ? Recourez à la robe de chambre. Faites « cocher de fiacre », roulée comme un saucisson dans une couverture de voyage. Vous entreprenez une lecture, une correspondance, une besogne un peu longue ? Installez-vous, et mieux que sur une… moitié de votre séant, s’il vous plaît… Choisissez le fauteuil, le coussin, le meilleur éclairage, ayez les genoux et les pieds couverts. Ce genre d’égoïsme, qui constitue une économie de forces et de chaleur, rendra aimables les heures que vous vouliez vouer à la pluie fine, au vent ennemi des oreilles découvertes et des courtes jupes froncées, au suffocant métro…
Encore un conseil : fuyez le miroir. Tournez-lui le dos en écrivant, en cousant, en lisant. Il n’a généralement rien de bon à vous apprendre. Vous n’êtes pas toujours capable d’apprécier la beauté qu’empreignent sur des traits féminins la détente, le silence environnant, une profitable résignation, la mélancolie et la fierté de vivre plusieurs heures sans quêter le secours d’autrui.
C’est peut-être dans l’esprit féminin, dans ce qu’il a de primitif, d’attaché au prodige, que l’or a retrouvé une estime qui ne correspond d’ailleurs à aucune réalité. Que mes lecteurs ne craignent donc pas de trouver ici des considérations générales sur le métal jaune, les tractations défendues qu’il inspire, la convoitise que son éclat fait naître. N’est-ce pas les rassurer d’abord que de parler de l’or comme s’il n’existait qu’en tant que féerie, matière talismanique, au même titre que l’imaginaire escarboucle ?
Je pense souvent à l’or, sans but et agréablement, parce que j’entends souvent parler de lui, de ses aventures et de ses méfaits.
Dans les contes d’autrefois, le diable et ses follets se glissaient, invisibles, à la veillée, entre le chat sommeillant et la craintive jeune fille. Ils écoutaient les pieuses malédictions des conteurs du village et, pour pimenter la veillée, ils changeaient les louis d’or en feuilles sèches, en tisons ardents, en yeux de hibou. Fallacieuses escarcelles, parchemins magiques signés d’une encre prise à la veine du poignet, pactes funestes… Puis matines sonnaient au clocher proche, et tout rentrait dans l’ordre…
Ma connaissance de l’or est superficielle et ancienne. Née aux champs, ayant vécu aux champs mes vingt premières années, j’ai toujours vu que les campagnes révèrent l’or. Mais je ne savais pas jusqu’où, ni comment. Je voyais seulement que l’or et l’eau, où qu’ils apparussent, recevaient, dans mon pays sans cours d’eau, la même dévotion, qu’on se penchait sur un puits nouveau et généreux comme si le miroir rond, tout au fond, fût une fabuleuse monnaie…
Je me souviens que, sur les champs de foire, les marchés se débattaient en pistoles, que si la pistole tout court valait trois francs, la « pistole d’or » s’échangeait contre deux pièces de cent sous… Je voyais peu d’or, sauf une montre de mon père, le bracelet de ma mère, serpent de cheveux châtains, dont la tête et la queue d’or brillaient d’écailles ciselées. Mais les plus modestes en ce temps lointain avaient, au profond d’une armoire, ce qui s’appelait « la boîte aux brins d’or ». Son nom dépeint assez son contenu. Chaînons brisés, anneau de breloque faussé, bout de porte-mine, fermoir hors d’usage d’un collier, parfois quelqu’une de ces minuscules pièces de cinq francs en or que je trouvais si jolies — la boîte aux brins d’or ne recélait rien que l’on jugeât négociable. Les parents enseignaient seulement aux enfants que « ça ne se jette pas, parce que c’est de l’or ».
Durant que je grandissais, l’or me sembla perdre peu à peu son innocence. Une histoire de menus vols troubla de chuchotements la maison que nous habitâmes avec mon frère aîné, le médecin de campagne. J’y vis ma mère les joues empourprées d’indignation, j’entendis sangloter la servante, je distinguai les mots : « Une épingle à tête d’or… Le bouton de chemise de ton père, qui est en or… » Un tel malaise se dénoua, par un jour de fin d’été, après des orages qui avaient sévèrement écaillé le toit de tuiles. Il y eut de grands : « Hella t’y possible ! Bonnes gensses ! Quel butiau que c’te bête ! » et la pie familière tourbillonnait au-dessus du toit… Le maçon venait de découvrir le trésor de l’unique voleuse, la « ziasse ». Rien n’y manquait, du bouton de chemise à la petite cuiller en vermeil, et jusqu’à un poids de dix grammes en cuivre. La « ziasse » aimait le métal jaune et protesta à grands cris grinçants contre la reprise…
Depuis, j’ai écouté comme tout le monde les histoires, grossies de fantastique et d’immoralité, qui s’attachent à un caillou d’or, à un ruisseau d’or. Des légendes de pépites, de pirates, de mendiants couchés sur un grabat d’or… L’or en faits divers, l’or en coups de théâtre… J’ai vu que l’homme peut aimer l’or pour lui-même, d’un étrange amour désintéressé. J’ai connu un homme riche — il est mort depuis peu — qui portait dans sa poche une vingtaine de louis bien fourbis. « Pourquoi ? » lui demandai-je. Il les tira à poignée de sa poche, les respira : « Vous ne savez donc pas que l’or sent bon ? » me dit-il. Je cite encore un autre mot, échappé l’autre jour aux lèvres d’une jeune femme qui se pare, tous les jours, d’une grande croix d’or magnifiquement travaillée. « Ma chère, lui reprochait une amie, on ne porte pas en ce moment un bijou aussi… évident ! — Peut-être, dit la jeune femme, mais c’est que l’or tient chaud. »
De tels mots se réclament de la névrose ? Mais la névrose est aussi vieille que l’or immémorial, fauteur de vésanies. Je pense à un fou véritable, interné depuis des années, et qui ne quittait ni jour ni nuit son fétiche : une monnaie d’or. Aux visiteurs qui lui inspiraient confiance il faisait flairer la pièce d’or : « Vous ne sentez rien ? J’en étais sûr ! Vous avez un odorat grossier. Odeur très agréable, légèrement alliacée, sous un parfum de cuir de Russie. Je sens toutes les odeurs. Tenez, par exemple, ma douche sent bon et rappelle curieusement le parfum de l’or. Qui sait si le sous-sol qui conduit l’eau jusqu’ici n’est pas aurifère ? »
Un jour on m’a montré un lingot. Je l’ai trouvé triste et moins joli qu’une brique qui, au moins, eût été rose. Mais j’admets que la frappe embellit l’or et qu’alliagé, monnayé, il roule, avec un son, si j’ose écrire… argentin. Les âmes simples l’exigent jaune, encore que la malice humaine sache maintenant le décolorer et le rendre aussi morne que le platine. « Pourquoi aimes-tu l’or ? » demandait une aïeule à l’arrière-petite-fille, âgée de six ans, qui jouait avec les bracelets et les bagues de ses vieilles mains. « Grand-mère, c’est parce qu’il est jaune », répondit la petite, sibylline sans le savoir.
Jaune, variable du jaune très pâle au jaune souci, si pesant que son poids suffit à le révéler, il traverse les guerres, les suscite et les paie. C’est sans doute dans les jours les plus dénués que les femmes se plaisent à son éclat solaire, qu’elles exhument un pendentif hors de mode, agrafent sur leur poignet un gros « jonc » familial où l’art a autant de part que dans une casserole. De la broche qui représente une pensée d’or émaillée çà et là de noir, elle disent que « ça a un certain charme désuet ». Je n’y contredis pas. Mais je crois que nos braves ravitailleuses, nos courageuses ménagères discernent mal le point et l’espèce de leur penchant pour le métal solaire et despotique. Elles le comprennent peu — et qui donc le comprend ? Nous savons de lui qu’il est terriblement lourd, qu’il est apte à descendre au fond des mers, à dormir oublié sous la terre, quitte à reparaître soudain, tout chargé d’anciens crimes… Nous savons que les femmes ont toujours aimé qu’il tiédisse sur leur gorge…
— C’est une poire pour la soif, me dit l’une d’elles en touchant sous sa robe, entre ses seins, une large monnaie antique au bout d’une chaîne.
Mais je l’ai déjà vue vendre un brillant, un meuble ancien, des livres rares, et elle a gardé la pièce d’or.