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Paris de ma fenêtre/10

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J. Ferenczi et Fils (p. 101-113).
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X

— Tu n’en fais rien, de tes deux charnières en cuivre ?

— Rien, actuellement.

— Si tu me les donnes, je te les échange contre de la solution à coller le caoutchouc qui te permettrait de réparer ta boule à eau chaude. Et, tu sais, c’est de la solution d’avant-guerre, de celle qui sent le chloroforme !

— Tu m’en donneras combien ?

Mon camarade l’astucieux réfléchît, soupesa les deux charnières de cuivre :

— Trois centimètres cubes.

— Mesurés dans quoi ?

— Dans une petite cuiller à sel, qui fait juste le centimètre cube. Peut-être même une ou deux gouttes de plus. Penses-y. Je me sauve. Je suis sur une affaire de bois, dit-il d’un air important.

— Veinard ! C’est du bois scié ?

— Pas exactement scié… sculpté.

— Tu ne partagerais pas ?

— Ça dépend. Prendrais-tu le râble ou le train de devant ?

— Le train… quoi ?

— Voilà : dans une petite maison, à Boulogne, je connais deux occasions : un cerf et un chien terre-neuve, tous deux en bois, grandeur nature. À eux deux, ils occupent une chambre, et la locataire veut les expulser. Le cerf, à lui tout seul, fait dans les trois cents.

— Francs ?

Mon camarade hausse les épaules.

— Est-ce qu’on parle d’argent, à présent, quand on achète ? Kilos. Trois cents kilos. Pour moi, c’est le chien qui est le plus avantageux. Un terre-neuve, énorme : il fait le beau et il porte un lièvre dans sa gueule.

— Un terre-neuve qui chasse le lièvre ?

— Fantaisie d’artiste. À côté du chien, il y a un gros tronc d’arbre, en bois…

— En quel bois ?

— En bois de chien — je veux dire le même bois, et un fusil.

— Un vrai ?

— En vrai bois, Dieu merci. Au-dessus du chien s’arrondit gracieusement une branche d’aubépine fleurie, en bois. Ce qu’on pouvait gaspiller le bois dans ce temps-là ! Tout ça en chêne. J’achète le chien, le cerf, je les débite, je les brûle dans mon poêle. Je perds sur les jambes du cerf qui sont minces, mais je gagne sur la toison du chien, travaillée tout en frisures plein bois. Ah ! si le sculpteur du second Empire s’était senti du goût pour les éléphants, mon hiver était assuré.

— Et qu’est-ce que tu lui donnes en échange, à la femme qui liquide sa ménagerie ?

— Un harnais complet pour un poney.

— Elle a un poney ?

— Non, elle a un couple de perruches.

— Ça n’ira jamais, même si c’est un très petit harnais. La perruche dépasse rarement six centimètres au garrot.

— Aussi ma bonne femme refilera-t-elle le harnais au grainetier, qui attellera son cheval miniature.

— Tu m’en diras tant… Tu n’aurais pas un tuyau pour les sous-vêtements en indémaillable ?

— J’en ai un. Je l’ai exploité à mon profit. Ce que je porte en guise de caleçons, ce sont de ravissantes petites culottes de dame, en coton rose, avec une bordure en dentelle mécanique bleu ciel, qui proviennent directement d’une mercerie connue de Dieu seul et de moi. Quand je me déshabille le soir, je rappelle Barbette — en mieux. Mais ma femme dit qu’elle ne m’aime pas en travesti. À propos, si tu avais des morceaux de lainage…

Pour toute réponse, je glissai un regard ironique à mon camarade bricoleur. Mais il insista :

— De très petits morceaux de lainage : je te ferais à façon une paire de pantoufles d’Arlequin. Tu me donnes, supposons, beaucoup de petits morceaux de lainage…

— Ce n’est, en effet, qu’une supposition.

— Entre mes mains, ça devient une superposition. Je les raboute, je les matelasse l’un par l’autre, je les pique sur mon patron de pantoufle. Rouge, vert, jaune, violet. Les pantoufles d’Arlequin. C’est confortable et gai.

— Et les semelles ?

— Je t’attendais là, dit mon malicieux camarade. Pour les semelles, j’ai une chausse.

— Une chausse ? Un chausson ne conviendrait pas mieux ?

— Une chausse à filtrer l’eau-de-vie, une authentique chausse charentaise, en feutre ! Je te laisse éblouie et je vais à mon bois par le Bois.

— C’est plus court ?

— Non, c’est plus mou. Dans le Bois, je ne marche que sur l’herbe, ça épargne les chaussures. Il suffisait d’y penser !

Il faut les admirer, ceux que l’état de perpétuel défi à l’incommodité, à la pénurie, à la rigueur des saisons, pourvoit de résistance, d’humour et d’invention. Mon ancien filleul de la Grande Guerre, légionnaire âgé, relégué dans un pays déjà durci de froid, m’écrit que l’habitude d’emporter avec soi, sans nécessité précise, une musette ou un sac crée le prurit de les remplir, tout au moins de ne pas les rapporter vides : « Rapporter quoi ? La forêt est proche, mais battue en tous sens. Quelques châtaignes ont échappé aux chercheurs ; il faut les retirer de l’argile où elles s’enlisent, où elles auraient tôt fait de se gâter. J’ai pressé des faines, ci : un demi-litre d’huile ; savez-vous ce que je fais sécher autour de ma cheminée quand j’ai du feu ? Des morceaux de bois pourri et travaillé par les insectes, qui se défait en brins comme l’amiante. Bien sec, léger comme l’éponge, il n’a besoin que d’une allumette, tandis que les fagotins trop verts fument et s’éteignent. Vous n’imaginez pas l’odeur étrange qui règne dans ma petite case, porte et volets fermés, quand le feu échauffe la vapeur qui sort de mes bois pourris et des nattes de roseaux que j’ai tressés moi-même en guise de tapis et de bourrelets ! »

Émouvante, humaine envie de ne pas mourir… Hâtons-nous d’en rire, comme c’est notre devoir. Rions de mon camarade, l’industrieux qui marche sur le mou. Rions aussi des échanges que propose ce petit journal, duquel je serai bientôt, je pense, la plus ancienne abonnée : On échangerait belle mandoline signée contre chaussures garçonnet bon état… On donnerait n’importe quel objet valeur contre millet pour oiseaux… Bon piano droit contre petit poêle genre brûle-tout et miel. Je souhaite que l’amateur de piano se trouve nanti justement d’un brûle-tout superflu, que la mandoline signée fasse envie au possesseur des chaussures. Nous n’avons plus honte de « faire les peillarots », ni de proposer, en place d’argent, son équivalence approximative :

Donn’moi d’quoi qu’t’as,
T’auras d’quoi qu’j’ai,


chantait une des étoiles — Thérésa ? Judic ? — d’une époque qui voulait le sein exubérant et rondes toutes les beautés féminines. Plus de rondeur, n’en parlons pas, mais chantons le troc qui nous tient éveillés, suspendus aux espoirs saugrenus, attentifs aux convoitises entrevues que pourraient allumer un toucan naturalisé ou un uniforme — authentique — de préfet de la Restauration.

Petits bouts de ficelle ne pouvant servir à rien… Le poète des Hortensias bleus, le comte Robert de Montesquiou, m’affirmait qu’une de ses parentes, et aucune des autres personnes à qui l’on attribua depuis ce trait d’économie, étiqueta parmi cent tiroirs le tiroir où elle rangeait les petits bouts de ficelle inutiles. Mais y a-t-il maintenant des bouts de ficelle sans utilité ?

Quand je reçois de la campagne un colis de légumes, des mains plus soigneuses que les miennes dénouent les ficelles usagées qui lient les barres du cageot, lui-même précieux et d’un bois aussi léger que le carton. N’est-ce pas déjà prodigieux que ces lattes de bois ne soient pas retenues en route pour un âtre sans feu ? N’empêche que ma patience trouve sa fin quand il s’agit de certains nœuds, et je coupe… Aussitôt les petits bouts sacrifiés disparaissent, et je n’ai pas connu tout de suite qu’ils avaient un emploi : détordus, cardés en courte charpie de chanvre, figurez-vous qu’une femme les traite comme kapok et plume, et bourre ce qui a besoin d’être bourré. Une sorte de hachis de chanvre et de papier compose l’intérieur des courtepointes, qui rendent un grand service. Et quand toutes les ficelles seront de papier tordu ? Nous verrons bien. L’état de choses actuel nous dispense de prévoir, et ne nous convainc que de ne rien laisser perdre.

Mais où sont les armoires d’antan ? Des profondes excavations du « corridor d’en haut » il ne me reste qu’une jupe crinoline bleue, joliment brodée de guirlandes blanches au point de chaînette. Toile de lin bleue, fine taille, grand tour de jupe, cette jupe là me vient de « Sido ». C’est dire que je n’y découperai ni napperons artistiques, ni housse de fauteuil-crapaud, ni blouse chemisier.

Les autres trésors hérités d’une mère provinciale — « Ne jette rien, tout peut servir » — ont disparu, émiettés par mes mains irrespectueuses. Le châle en cachemire des Indes a jeté son dernier feu de couleurs sous la forme d’un sac à main monté sur écaille blonde — sur fausse écaille blonde. Du moins il aura échappé au plus fâcheux destin des cachemires, qui est de finir tapis de table.

Si je cherchais bien, ne retrouverais-je pas une de ces blouses en « vraie dentelle », où le goût de 1900 faisait entrer quelques fleurons d’irlande véritable, des entre-deux de cluny, des fonds de bonnet en valenciennes et plumetis, des lambeaux de point de Bruxelles ? Je ne chercherai pas. Un pareil corsage-puzzle n’a sa place ni dans notre mode ni dans cette saison. Autrefois, j’avais aussi un gentil lot d’étoffes anciennes, utilisables dans l’ameublement. Bien mieux — mais je pense : bien pis — j’eus à me défendre contre la trouvaille que je fis, dans une demeure conjugale, d’un lot de reps… Un lot ? Une marée de reps, venue jusqu’au centre de la France à travers la catastrophe et les exodes du second Empire… Un scandale de reps, tout en rideaux et portières, en lambrequins et courtines, de ce grenat qui prend aux lumières un ton de funeste et vénéneux chocolat. Un métrage, un kilométrage de reps, de quoi fuir, de quoi fondre en larmes, et je ne parle qu’à peine de ses franges torses que nul incendie n’anéantit, qu’aucune haine d’héritiers ne se disputa après un décès.

Pendant plusieurs années, je pus croire à un maléfice. Le reps grenat se faisait jour peu à peu, filtrait hors des caves, descendait à plis nobles du grenier, et quand nous nous mîmes à faire gaiement le sac d’une demeure réputée pour cacher un trésor, le reps grenat — lui toujours, lui partout, ligoté en ballots, plié dans des caisses mystérieuses — nous leurra plus d’une fois. Belle étoffe sévère, je te trouverais maintenant les vertus dont un pacha faisait celles de la beauté : abondante et immobile. Et le marché de Saint-Ouen te lotirait entre un verre de cristal ébréché et un petit bourdaloue que la marchande nomme « saucière ». Étoffes d’autrefois, étoffes à pleines mains…

— Vous n’auriez pas une toile cirée en mauvais état ? interrompt une de mes amies.

— Si. Allez voir celle qui est sur la table de la cuisine, et laissez-moi écrire.

— Quand vous la retirerez, donnez-la-moi, et j’en fais un semble-wassingue.

― ?…

— J’enlève par lanières et morceaux l’enduit ciré superficiel et, dessous, je trouve un tissu de coton encore assez bon pour essuyer ou laver. Pas bête, hein ?

Non, certes ! Pas assez bête. L’émulation et l’improvisation vont souvent un peu loin. Témoin cette femme, élégante malgré tout, qui se refusait pour sa boutonnière un œillet mauve parce qu’il coûtait dix francs… Elle trouva dans son tiroir une pochette de soie, la cisailla et la chiffonna le mieux du monde en manière d’œillet, la planta sur son revers de veste et s’applaudit… Puis elle soupira et s’assombrit : « C’est idiot. Le mouchoir m’a coûté vingt francs. »

— Mais, objectai-je, c’est une fleur qui durera longtemps.

— Nous n’aimons pas les fleurs qui durent, dit-elle.

C’était répondre en femme, et sagement. Toutes nous aimons soigner, prolonger une rose, mais nous faisons peu de cas d’une rose imitée. Nous ne pleurons que l’éphémère.

— La belle rose-thé ! dis-je à une jeune femme fleurie.

— Je l’ai volée ! répliqua-t-elle en riant.

Peut-être se vantait-elle, quoique beaucoup d’entre nous se tiennent en équilibre précaire sur une passerelle qui relie la débrouillardise au chapardage.

— Pourquoi écrivez-vous sur un seul côté des feuillets ? me demanda la peleuse de toiles cirées.

— Parce qu’à l’imprimerie du journal la composition typographique exige…

Je m’arrête. Ce qui était vrai n’est plus vrai, puisqu’une dactylo tape mes manuscrits. J’obéis, nous obéissons à une habitude gâcheuse qui est presque une nécessité. Raturer largement, dessiner, autour d’un « pâté », des pattes, des ailes et des moustaches, et surtout déchirer, déchirer, déchirer, c’est notre luxe. Mais il est bien vrai que notre léger matériel s’épuise. D’ailleurs, pourquoi froisserais-je bruyamment la feuille condamnée, que guettait la chatte ? À quoi bon la rouler et la jeter au loin, puisque celle qui courait après la boule de papier, la chatte, n’est plus de ce monde…

« Si vous disposiez d’un pouvoir sans limites, qu’aimeriez-vous donner, enfants, à celle qui ne cesse, depuis votre naissance, de vous donner tout ? »

À un pareil referendum, qui demandait aussi un dessin de l’objet souhaité, les réponses n’ont pas manqué, les récompenses non plus. Par centaines, sur une feuille de cahier, sur un bout de whatman, sur un papier d’emballage, les enfants de six à treize ans ont peint, dessiné, employé les crayons, l’encre, l’aquarelle. Un grave jury de peintres, d’hommes de théâtre, d’écrivains, s’est assemblé autour d’une œuvre enfantine multicolore, et l’a jugée sans rire. D’ailleurs il n’y avait pas sujet de rire. Tout juste s’il n’y eut pas, çà et là, lieu de cacher une larme.

Chaque fois qu’un enfant, merveille aussi bien de dissimulation que de spontanéité, se croit à l’abri de notre pénétration, il s’abandonne et se montre tel qu’il est, sans âge mental, plein de passion, jaloux, achevé. Mais ce sont là des minutes brèves. Il est ressaisi promptement par son devoir d’être un enfant, un consentement à demeurer dans son état de croissance et d’ingénuité d’où lui échappent pourtant des mots qui nous surprennent, des aveux d’une maturité propre à nous inquiéter. Dieu merci, il avoue aussi sa naïveté, et nous la trouvons d’autant plus charmante qu’elle s’attarde et le rajeunit.

« Si vous disposiez, enfants, d’un pouvoir illimité… » La suggestion leur offrait une occasion sans seconde de rêver, même de divaguer… Ce qui nous assombrit, nous jury, c’est que parmi tant d’enfants des deux sexes nous ayons rencontré si peu de déraison, une si timide extravagance. La résignation n’est pas une vertu du premier âge, et sachant quelle est la longue habitude qui les rend sages, nous aimerions mieux trouver nos enfants un peu fous…

Quelque deux cents dessins coloriés habillent gaiement le mur. D’un côté les garçons, de l’autre les filles, comme au catéchisme. Le soin que l’on prit de séparer les sexes rend sensible — nous ne nous y attendions pas — que les garçons sont plus émus que les fillettes, et plus poètes. Un douze-ans offre à sa mère « pour qu’elle se repose » la paix entre tous les peuples. Il sait de quoi il parle, et le peint en vives couleurs. Petit garçon pur et laborieux, il n’imagine la paix que représentée par le travail. Son mineur mine, son faucheur fane, son pêcheur tire sur le trémail, et les poules elles-mêmes, attachées à leur devoir, pondent avec zèle autour d’une femme enfin oisive, enfin assise dans un fauteuil d’osier. Deux grands rêves irréalisés planent au-dessus d’elle dans le ciel : un manteau d’hiver et un manteau d’été. Quand je vous disais qu’il n’y a pas de quoi rire…

Un autre poète prend ses crayons les plus roses et campe sur quatre courtes pattes un cochon gras, la queue nouée de bleu-ciel, et le dédie « À ma chère maman, qui a sept enfants ». Je n’ai pas fini de vous émouvoir, et de m’attendrir : voici un grand cœur, qui tient toute la page. Au centre du cœur, un clocher, une maison sous les arbres, des fleurs, et ces mots : « Pour quand tes cheveux seront blancs. » C’est aussi un garçon qui offre une « maison magique où on n’a pas besoin de balayer, où le manger cuit tout seul, où les enfants sont toujours sages ». Un garçon, encore, guide mal son crayon, mais son texte nous atteint au vif : « Maman, je voudrais te donner papa, qui est prisonnier. Mais je ne sais pas dessiner un camp. »

Les utilitaires, les petits gars pratiques organisent un bonheur où ils se font place contre le flanc maternel. Une poignée de pionniers, tous frères, s’écrie : « Nous sommes sept garçons, et nous voulons un mas provençal ! » Ils délèguent à l’artiste du septuor, qui s’en tire très bien, le soin de donner une forme précise à leur souhait. Le plus peintre de tous, c’est peut-être ce garçonnet qui d’une page blanche fait une montagne de neige, rien qu’en y traçant des chemins qui serpentent, jalonnés de petits sapins verts. Là-haut, en plein oxygène glacé, il veut hisser une mère qui s’épuise à vivre. Un autre donne, à ses parents, la campagne. Il les y voit si heureux qu’il figure toute la famille en habits de Pierrot et dansant la ronde sous un soleil chevelu de longs rayons…

Pour se laisser dominer par un esprit de mode et de coquetterie, le clan des fillettes n’est pas dénué d’intérêt. Une carriole, offerte à une maman « parce que sa bicyclette est usée », brille ensemble de naïveté et d’art, et son poney fait feu des quatre pieds. Le poney est rose, la carriole est bleue, le peintre est âgé de sept ans, et le jury, rajeuni, ne cesse de sourire qu’en se penchant sur le dessin qui suit : une petite villa de banlieue, en meulière, neuve, propre, que soulignent trois mots : La maison perdue… Vite, reprenons notre courage en regardant les arbres bleus et verts, la prairie, paradis de deux cochons gras ! Paradis menacé, car du haut d’un nuage tout ballonné de victuailles tombe un couteau, figuré adroitement en papier d’étain, qui vise la gorge d’un des gorets…

Feuilletons rapidement la série des cochons, la série des villas, la série des T.S.F. et des tables à thé, attardons-nous à la kyrielle, plus touchante, des « élevages modèles », étonnons-nous que tant de fillettes n’aient trouvé, comme panacée, à guérir les fatigues d’une mère dévouée, qu’un sac à main, une paire de gants, et même un « ensemble » de couturier.

Arrivons à la poignante évocation que trace un orphelin ; inspiré, visionnaire, il tire du tombeau sa jeune mère, pâle et gracieuse morte, appelle autour d’elle les tableaux, les séductions d’une existence terrestre, et veut lui rendre ce qu’il a reçu d’elle : la vie… J’espère qu’un tel enfant pourra grandir sans s’écarter d’un lyrisme étrange, dû au grand regret fervent qui guide sa main. Déjà n’emprunte-t-il pas le truchement de la couleur et du dessin, la voie élevée, lente, difficile, d’un art ? C’est sans doute le seul chemin par où rejoindre, à la faveur d’un crayon rêveur et inexpérimenté encore, celle qu’un petit garçon solitaire ne veut pas cesser de chérir.

— Vous avez un bien joli portrait au Salon d’hiver, me dit un ami.

— N’est-ce pas ?

Et je me rengorge à penser que des amis, que des inconnus ont rêvé devant le profil d’une jeune femme de vingt-cinq ans, chargée d’un chignon châtain, un pavot rouge sous l’oreille… Même j’insiste :

— Un talent officiel, évidemment, le père Ferdinand Humbert ; mais ce portrait inachevé est l’une des plus jolies choses de ma jeunesse…

— Votre jeunesse ? À quel âge faites-vous remonter votre enfance ? Un portrait où vous paraissez bien trois ans !

Nous ne nous entendions pas. Il s’agit d’une petite gouache blanche et rose, signée d’un peintre obscur qui rencontre, en 1941, son premier succès. C’est vrai qu’à dix-huit mois — l’âge du portrait — j’étais bien gentille. L’autre portrait, personne ne m’en parle. Et pourtant il date de l’époque où le « père Humbert », comme on disait, peignait des hommes d’État, des femmes de grands industriels ornées d’enfants et de chiens, sur fond de parc ou de salon Louis XV. J’étais assez fière qu’il m’eût voulu peindre telle que j’étais le plus souvent, c’est-à-dire les yeux baissés et plutôt triste. Entre deux portraits, voilà que la faveur va à une effigie de dix-huit mois, fraîche et léchée comme si elle datait de 1830…

Plus loin, une lithographie de J.-L. Forain n’attire guère l’attention. Elle est gracieuse, mais je n’y ai qu’un œil. Intimidée par Forain, jeune, barbu, rieur, j’osai pourtant lui demander :

— Pourquoi ne m’avez-vous fait qu’un œil ?

— Sans doute parce que vous n’en aviez qu’un ce jour-là, répondit-il.

Il travaillait dans un atelier où le désordre ressemblait au commencement incohérent du monde, et sombre comme s’il eût plu tout le temps sur son vitrage gris. Je ne servis pas longtemps de modèle à Forain. Les quelques séances pendant lesquelles je le regardais guider sur la pierre — il en détruisit plusieurs — un trait merveilleusement tournant et gras, me laissaient isolée. Son regard brillant et agile courait sur moi en me dédaignant. Les très jeunes femmes ne se résignent pas à compter pour nature morte.

Entre tant de portraits rassemblés et la spectatrice que je suis s’interpose le souvenir du lieu qui les vit naître. Leurs peintres ne sont pas tous morts. Du temps que Jacques-Émile Blanche peignait le grand portrait qui est à Barcelone, je luttais contre le sommeil d’après-midi en glissant un regard sur l’enviable jardin, le ruisseau de myosotis, les charmilles d’un Passy ombreux que j’ai habité et vu détruire, où René Boylesve, sous des marronniers d’un parc, centenaire, rêvait déjà de La Leçon d’Amour. Quand J.-E. Blanche travaillait, les traits de son visage penchaient tous du même côté, comme entraînés par le poids d’une migraine…

Atelier de Léandre, duquel j’ai tout oublié sauf les chats montmartrois qui, dans le jardin, se toisaient en battant de la queue et paradaient à grands pas comme s’ils jouaient Cyrano… Atelier de Boldini, encombré des portraits de milliardaires américaines jugulées de perles. Mais sur un couvercle de boîte à cigares, sur la couverture d’un livre, sur une feuille d’album arrachée et poussiéreuse, une, deux, dix petites esquisses habiles valaient mieux que les tableaux…

Atelier de Pascau : présente sur une grande toile, Mme Rosemonde Gérard y souriait, le coin de l’œil tiré vers la tempe et les cils en fer de flèche. Atelier, enfin, d’Antonio de la Gandara, miroitant d’un luxe glacé auquel suffisaient le parquet de chêne poli, une psyché à l’eau sombre, quelque vaste bergère d’un blanc sourd. Un atelier peut-être presque vide, mais la personne et la personnalité de l’artiste le peuplaient redoutablement. Du haut d’un prestige physique sans égal, la Gandara peignait, comme avec condescendance, des femmes, toujours des femmes. La princesse de Caraman-Chimay cuirassée de satin rose ; sa sœur, la comtesse de Noailles, en bleu pâle ; Polaire en rose, Polaire debout sur ses pieds fins, la taille dans un bracelet ; Polaire, échelon gracieux entre l’espèce humaine et une animalité douce ; Polaire palpitante, inquiète comme l’antilope captive…

Atelier de Fix-Masseau, et le beau marbre blanc d’où il tira ma ressemblance, plancher gris empâté d’argile, odeur de cellier et de terre humide… Je ne risquais pas de m’ennuyer auprès d’un artiste, jeune par l’âge et de tout ébloui, qui quittait une statue pour modeler un encrier d’après une châtaigne d’eau, une théière inspirée par le poisson-lune… Je ne me réjouissais pas de ce que l’on donnât à mes traits des chances de durer. Mais j’étais contente de connaître des artistes sur le champ de leur travail : l’un bougon, harcelant son œuvre de touches brusques et de paroles ; un autre halluciné et muet ; un autre chantant comme un berger et m’oubliant ; un autre minutieux et plein de doute…

Ce qui ne s’efface pas de mes vieux portraits, ce sont les visages de leurs auteurs. Les derniers, où j’appartiens presque allégoriquement à un paysage, dans le coin d’une eau-forte, ne sont pas tant pour moi mes propres traits que ceux, par exemple, de Segonzac et de Luc-Albert Moreau. Je vois à une vigne l’œil vert, à un mas la joue colorée. Que vient-on me parler de la mélancolie qu’une femme puise dans son passé à regarder ses jeunes portraits ? Si regrets il y a, les miens vont aux peintres, qui ont disparu ou se sont éloignés. Mais si brièvement que nous ayons connu un artiste, il a toujours été nôtre dans la mesure où nous l’avons contemplé aux prises avec son œuvre, et tout occupé de son enfantement.

— Vous serez gentille de me garder vos boîtes d’allumettes vides. C’est promis ? Je vous montrerai à quoi je les utilise. Et puis, si vous pouviez me garder les papiers de soie qu’on trouve encore dans les colis bien faits… Non, ce n’est pas pour ce que vous croyez. En roulant le papier de soie entre les doigts, de façon à obtenir des rouleaux de la grosseur d’un cordonnet… Je vais vous expliquer ça l’article en main…

Et mon amie fouille dans son sac no 1, qui est en cuir usagé.

― Ah ! non ! ça c’est ma récolte de glands de cordelières de vieux peignoirs de bain… Vous n’avez pas encore remarqué que les franges de ces glands en coton sont d’une seule pièce ? Vous trouvez le bout, vous tirez, vous pelotonnez, et de deux glands vous faites une bonne pelote de ficelle… Attendez que je voie dans mon sac no 2.

— Ne vous agitez pas, dis-je, ce sera pour une autre fois. Reposez-vous.

— Comme si j’avais le temps ! On m’a dit que la dépositaire des appareils de T.S.F. avait reçu des raies salées de son pays…

— De quel pays est-elle ?

— De Rambouillet, je crois. C’est-à-dire que…

— Oui, oui, oui… Assez. Assez d’utilité. Assez pour moi, du moins.

— Bon, je m’en vais. Qu’est-ce que vous voulez que je vous rapporte ?

— Une poupée.

— Une… quoi ?

— Poupée. Un vide-poche. Un éventail en plumes d’autruche…

Mon amie fuyait déjà. Mais n’y a-t-il pas des jours où la saine raison se change en une déraison qui n’est pas, je crois, moins saine ? Des jours où on échangerait l’irremplaçable râpe à fromage contre un porte-bouquet, une boîte de sardines contre une roulette à tracer la broderie anglaise ?… Des jours où on taillerait une paire de moufles dans une couverture de laine ; des jours, enfin, de perversité pure ? Puisque nous résistons, nous pouvons bien l’avouer. Nous savons jouer avec les tentations. Non, nous ne nous verserons pas une baignoire d’eau très chaude, le matin en pleine aurore de poix. Nous ne boirons pas d’un coup, à cinq heures de l’après-midi, le lait du café au lait du lendemain matin, et nous ne rongerons pas jusqu’à l’os, en cachette, le quart de beurre…

C’est la rançon de notre sagesse, la décongestion de notre patience que ces crises en vase clos. Quand elles me saisissent, je m’en prends à la névrose qui prétend transformer tout objet agréable ou simplement inutile en matière de première nécessité, et je demande, par manière de protestation, une poupée, un éventail. Je serais bien attrapée si on me les donnait. Une mise en scène ingénieuse groupe cette semaine les personnages et les accessoires d’une collection de poupées. Et tout de suite le mot « document » couvre, austère pavillon, tant d’objets réservés aux jeux de l’enfance, mais qui jusqu’ici plaisent surtout aux grandes personnes.

Beaucoup de femmes cherchent à prolonger le contact avec leurs poupées. Il n’y a pas tant d’années qu’en pénétrant dans un salon les visiteuses risquaient de s’asseoir sur des princesses impassibles, que l’hôtesse appelait « mes filles » et habillait chez les couturiers. Mais dois-je parler de ce que je ne comprends pas ? Avant l’adolescence j’avais déjà dispersé un lot de poupées hérité de ma demi-sœur, beaucoup moins poupines et boursouflées qu’on ne les fit depuis. Une surtout était délicatement articulée, avec une longue figure de jeune dame. Les autres, je les oublie… Je les rangeais assises dans le fond d’un des grands fauteuils de reps vert, et je m’en allais à mes jardins, à mes bêtes, à mes plantes…

— Tu ne joues pas avec tes poupées ? demandait Sido la clairvoyante.

— Oh ! elles jouent entre elles, répondais-je.

L’une se fracassa la tête sur une terrasse, une autre tourna mal, j’entends par là que lui ayant coupé les cheveux « à la chien », infligé une basquine à l’espagnole, deux bracelets, un chapeau à plumes, son visage et toute sa personne y gagnèrent une expression d’impudence telle que je la reléguai au fond d’un grand placard…

Sauf quelques enfants, comme moi privilégiés, les fillettes de mon village n’avaient d’autre progéniture que des poupées de son, corps insexués dont l’épiderme était de percaline rose. À toute blessure, un sang poudroyant et blanc giclait… Et je trouvais leurs têtes affreuses, mais je n’eus pas moins d’éloignement pour les « bébés dormants » qui abaissaient sur des yeux de verre des paupières de porcelaine et entraient dans le sommeil au prix d’un petit déclic macabre. Pis encore, ils miaulaient ! À leurs cris, les petites mères de sept à huit ans accouraient, qui portant un biberon minuscule empli de graviers fins et d’eau, qui tournant dans une tasse, grande comme un dé, une cuiller aussi fragile qu’une patte de grillon, qui servant le potage dans une soupière comme une clochette de campanule.

Là je me rassérénais, et m’associais au jeu. « Tu n’as pas de poupée ? » J’avais tôt fait d’en fabriquer une, moyennant que l’été me fournît un pavot rouge, une noix verte ; vous prenez un grand pavot écarlate, à la rigueur un coquelicot suffit. Vous rabattez délicatement les pétales sur la tige comme un tutu de danseuse romantique, et déjà votre poupée a l’air de danser Coppélia. Elle a une verte tête, un petit chaperon naturel en velours à godrons. Mais le jouet apprêté, il fallait jouer, c’est-à-dire improviser le drame : « Moi, j’entre et je te dis : « Bonjour, madame. » Alors toi tu me dis : « J’ai pas le temps, pensez mon enfant qu’est dans les convulsions. » Alors moi je te dis : « C’est bien fait, votre enfant il a battu le mien hier en sortant de l’école… »

Manquais-je d’invention, ou de férocité ? Je restais court et préférais jouer « à la maison », maison vitrée, cloisonnée, close et couverte que savait si bien construire mon père. Je la détournais immédiatement de sa destination et j’en chassais les poupées pour y enfermer des hannetons, des cétoines, une longue mante religieuse que j’accoudais, sa jupe de gaze derrière elle, à une des lucarnes…

— Regarde, disais-je à Sido, cette dame attend son mari à la fenêtre.

— Oui, disait Sido, implacablement véridique. Elle attend son mari pour le manger.

Je n’en croyais rien. Peut-être que si j’avais assisté au festin conjugal de la mante religieuse, j’aurais délogé de la case vitrée la réalité bien vivante et féroce, et j’y aurais remis à l’honneur le rêve froid et inoffensif des poupées que je n’aimais pas…