Paris de ma fenêtre/11
XI
Je ne sais pas s’il faut donner, à nos diverses attitudes, le nom de bravoure. Mais je crois qu’un étranger — je veux dire quelqu’un qui serait originaire d’un pays étranger à la guerre — emporterait quelque étonnement, s’il passait ici en temps d’alerte suivie de bombardement. Nos diversités le frapperaient d’abord, puis nos ressemblances. Ne parlons pas du comportement des enfants, qui n’est qu’une manifestation de leur inconscience et de leur impertinence de Paris. Au cri des sirènes, ils répondent par l’imitation du cri, après quoi ils sautent et courent comme sous une averse soudaine ; certains feignent la peur par maniérisme, puis ils n’y pensent plus, reprennent leurs billes et leur corde effilochée — le chanvre est rare. Si un garde du Palais-Royal a l’ordre de vider le jardin à cause du canon et des avions passants, l’enfance s’intéresse de nouveau à l’actualité, mais seulement pour réagir contre les ukases et les porteurs du pacifique uniforme noir à bandes rouges : « Non, mais quoi, alors, on fait pas de mal, non mais où qu’ils veulent qu’on joue, et puis quoi c’est jamais que des avions, ah ! ben, si on les écoutait… » etc., etc…
Les adultes, surtout les femmes, leur donnent l’exemple, non de la bravade, mais de l’indifférence. Je n’ai jamais vu une jeune femme s’arrêter de coudre, jusqu’à ce qu’intervienne, brassard jaune sur la manche, un des agents de la défense passive. Même si elle est pourvue d’un très petit enfant couché dans sa voiture, aucune ne fait mieux, ni pis, que lever un moment le regard vers les nues ou l’azur, puis reprendre couture ou lecture. Aucune ne gagne l’abri officiel — je crois qu’il est rue de Valois — c’est déjà bien beau que voitures, enfants et jeunes mamans se rangent sous les arcades, auxquelles le public du jardin accorde un crédit illimité… « On n’est pas dehors, on est sous les galeries ! »
Il m’arrive, en cas d’alerte, de me réfugier un moment sous ces mêmes arcades, pour le plaisir d’écouter, et de regarder. Nos plaisirs en ce moment ne sont pas nombreux. Plaisir de me reconnaître, dans ceux-là qui m’entourent, qui sont ensemble fidèles et frondeurs, attachés au même superflu, dédaigneux du même nécessaire. Passées trois années de guerre, nous affichons — le moins possible ! — les mêmes privations. Vieilles ou jeunes, chargées ou non de progéniture, nous aspirons aux mêmes trésors hors de portée : « Ce que j’aimerais bien, c’est des petites culottes en jersey de laine. Moi, c’est des doublures pour les manches de veston d’homme. La doublure partie, le dessus n’est pas long à s’en aller… »
Des signes nouveaux, et déplorables, apparaissent : l’homme a le coude droit de son vêtement plus blanc que le gauche. Presque toutes les anses des sacs à tout mettre, surmenées, sont raccommodées avec des ficelles. On voit encore, sur la sveltesse des femmes, beaucoup d’ « ensembles » bleu-marine. Mais n’exigeons pas que le bleu de la jupe ait trempé dans le même bleu que la jaquette… Au claquement des semelles de bois, je puis rêver que je suis encore à Belle-Isle-en-Mer, à l’heure où la marée, ramenant les bateaux, appelle les sardinières sur le quai. Il ne s’agit pourtant que d’un lâcher de jeunes filles, qui sabotent sous les galeries au sortir de la Comédie-Française…
Jeunes femmes et jeunes filles sont encore bien jolies cette année, malgré les chapeaux, malgré l’absence de chapeaux, l’indiscrétion des cheveux nus, le gâteau de Savoie en boucles sur la tête — retour de l’affreux crêpage ! — les boucles trop longues : « Un cheveu d’or sur ton épaule… » et les tempes tirées « à la petite fille ». Encore bien jolies, mais leur style a changé depuis 1941 et 42. Elles se sont lassées, sinon de leurs vertus, du moins des apparences de la vertu. La terrible hâte de vivre — ainsi appellent-elles l’exigence d’éprouver le plaisir — qui embrasait les prisons de la Terreur est sur elles, surtout sur les plus jeunes.
Filles et garçons, à peine adolescents, profitent du métro pour des prises de contact qui commencent aux lèvres, finissent aux chevilles dans l’obscur piétinement du wagon. Dans le Jardin, je les vois sous mes fenêtres s’abattre joints et vaincus, comme font aux bords des étangs les libellules, et s’embrasser immobiles.
Les plus impudents sont peut-être ceux qui sont encore encombrés d’une malhabile innocence et attendent, couplés, sous les marronniers roses, le miracle de la volupté. Scandaleux, ils restent touchants, de par la grâce d’une effarante jeunesse. Leurs longs baisers, appris sur l’écran, tiennent à honneur de se faire avides, et bouche à bouche ils ont l’air de déglutir. Ce n’est pas beau. Mais on les prend en pitié.
Deux par deux, ils se promènent le long des galeries où déambulaient, une par une, les dernières péripatéticiennes du Palais-Royal que je vis, des années durant, graves et circonspectes, et réservées au point que je ne pouvais croire qu’une profession humiliée guidait leur promenade. Mûres, de noir vêtues, et si peu liantes… La fatigue, le froid, la canicule leur tiraient de rares propos concis, touchant la température ou l’actualité. Où est maintenant celle qui brodait debout, se reposant d’une jambe sur l’autre, accotée à un pilier ? L’approche d’une silhouette masculine l’arrachait à sa tâche préférée, et elle cachait promptement son ouvrage dans sa poche. Une rencontre quotidienne justifie bien le salut qu’on échange dans un regard. La brodeuse clandestine répondit au mien en me tendant la collerette qu’elle brodait :
— Dites voir, est-ce que ce n’est pas perlé ? me dit-elle d’un air ravi.
Et comme je m’extasiais, elle continua, sur le ton de l’aveu :
— Et si vous voyiez mon napperon au plumetis, pour mettre sous le bocal de mon poisson rouge !
Je ne fis rien pour borner les confidences de cette couseuse, qui se reposait debout comme les chevaux de fiacre. Mais elle se montrait discrète, assez farouche et même énigmatique.
— Elles m’ont battue, hier, chuchota-t-elle un jour.
— Battue ? Qui, elles ?
Elle désigna, du menton, la galerie opposée :
— Celles de par-là.
— Mais pourquoi ?
Sur sa figure de quadragénaire encore fraîche parut une malice de petite fille :
— Ah ! voilà… Elles sont jalouses. Y a de quoi. Songez donc, j’ai pas d’homme dans ma vie. Je ne supporte pas la société. Alors elles sont jalouses. À la nuit, des fois, elles se mettent deux, trois après moi, et paf ! un bon coup en passant, sans avoir l’air.
Elle haussa les épaules.
— Allez, elles ne me tueront pas.
Depuis un an, ma brodeuse n’est plus là. Dans quelle ombre définitive tire-t-elle un fantôme d’aiguille ? Elle avait les cheveux teints en rouge rosé, des yeux gris, la jambe solide et bien faite. Avant de disparaître, elle m’a fait une suprême confidence. Elle m’a dit :
— Je m’appelle Renée, et je suis du Cher.
À cause de la durée de la guerre, et d’une existence dont les conditions chaque jour empirent, beaucoup d’enfants vont perdant la douceur de leur âge. Cela est, hélas ! inévitable. Que de regards inexorables sous les boucles dansantes, que de paroles dont aucun enfant ne rougit plus, que de dureté dans la tactique même de la séduction ! Les fillettes ne se sont pas déprises des héros de l’écran. Mais il y a manière d’admirer, et de chérir…
L’un des premiers rôles du cinéma habite tout près d’ici, sous les arcades. Les jeunes filles et les petites filles ne l’ignorent pas. Elles se massent sous sa fenêtre cintrée d’entresol, et quêtent, à voix suraiguës, des « cartes » et des « dédicaces », jusqu’à ce qu’une tête frisée, cendrée, se montre, la tête connue d’un grand garçon simple, bien plus timide au fond que ses admiratrices… Celles-ci l’appellent « Jeannot ! » à tue-tête, mais il n’est pas jaloux d’une popularité si tutoyeuse. Les petites lèvent vers lui leurs visages de fraîches pirates, tout menaçants d’enthousiasme. Elles gravissent l’étage, s’asseyent sur les degrés, piaillent, réclament : « Non, on s’en ira pas ! On veut des cartes ! Et des cartes signées, pas avec le nom imprimé ! C’est l’habitude ! Marie Bell nous en a donné, dans la cour ! Quoi, vous n’êtes tout de même pas plus que Marie Bell. »
Jeannot — vous avez reconnu Jean Marais — me raconte son état de siège, hoche sa huppe blonde et bouclée :
— Elles ne sont pas gentilles. Souvent elles sont jolies, mais je les voudrais gentilles… Il leur manque d’être douces, d’avoir un son de voix flexible, contenu, féminin, au lieu de cette récrimination criée… Une, l’autre jour, était si exceptionnellement douce… Je ne la connais pas, mais j’ai causé longtemps avec elle, elle levait les yeux comme ça en parlant parce que je suis beaucoup plus grand qu’elle. Elle m’appelait « monsieur » au lieu de me dire : « Hé, Jeannot ! » Sauf une fois… Je lui demandais en la quittant : « Mais est-ce que vous n’allez pas être grondée pour rentrer si tard ? » Elle a encore une fois levé les yeux comme ça et m’a dit : « Oh ! non, monsieur… Je dirai à maman : J’étais avec Jeannot. »
Cette douceur, à laquelle aspire et s’attache mon voisin le beau jeune homme, il est de fait qu’elle devient tellement rare… Un coup de sonnette arrache à son chevalet le même Jean, passionnément occupé à peindre, qui va ouvrir et voit à ses pieds sur le tapis-brosse, un de ces minuscules enfants de Paris, qui ont cinq ans par la stature, vingt par l’expression du regard…
— Qu’est-ce que tu veux, mon petit ?
— Une carte. Avec une « orthographe » dessus.
— J’ai déposé des cartes chez la concierge, tu n’as qu’à aller lui en demander une.
Un regard sagace, qui ne rit ni ne s’intimide, remonte tout le long de Jean Marais :
— Et vous croyez que ça suffira ?
— Naturellement. Puisque je te le dis.
— Et si a’m’demande jusqu’à des dix ronds pour me la donner ?
Jeannot éclate de rire, mais le psychologue, à ses pieds, secoue gravement la tête :
— On voit, dit-il, que vous ne connaissez pas la vie…
Je n’ai pas beaucoup ri, moi non plus, de l’histoire. Les enfants ne nous font plus rire. C’est une denrée trop fragile, et chez nous exposée à trop de trépas divers. J’aime mieux entendre la chronique des faits et gestes de Moulou, chien-esquimau, presque aussi « vedette » que son maître.
À son premier contrat cinématographique, en Italie, Moulou, qui fût mort de quitter Jean Marais, toucha, comme on dit, des haricots. Même symboliques, les haricots ne constituent pas un menu digne d’un premier rôle à quatre pattes ; mais on objecta que Moulou n’était pas dressé. Sa beauté, sa muette et vive intelligence, l’attachement fanatique qui le liait à son idole firent mieux qu’un dressage. À Paris, il savait déjà se glisser invisible dans le métro, se déguiser en doublure de « canadienne ». Au studio, il se forma a sauter sur le dos de son maître à bicyclette, puis à cravater de ses pattes le col de son maître lancé sur un cheval galopant. Suivre à travers les obstacles, rapporter, nager, se taire, obéir, il savait tout cela, qui est facile pour un chien de qualité…
Depuis Carmen, depuis L’Éternel Retour, Moulou voit grossir ses cachets. Quant à ses prérogatives, elles sont au Palais-Royal entièrement personnelles, et à peu près sans limites. Il échappe à la rigueur des ordonnances qui imposent la laisse. Et le jour où un de nos gardes prétendit sévir contre un Moulou libre, le chœur de jeunes fanatiques s’éleva d’entre les ormes pour lui remontrer son erreur :
— Mais c’est Moulou, monsieur le garde ! Touchez-y pas, monsieur ! C’est Moulou, qu’on vous dit !
Et l’autorité du garde se détourna du chien-vedette, Moulou sur les affiches, qui continua, libre, à lever sa patte célèbre contre les vieux ormeaux taillés en charmille, bossués de loupes, débiles, hors d’âge, qui ne consentent pas à mourir.
Il s’en faut que je coure, dans le Jardin, des risques aussi nombreux que Jeannot et Moulou. Les jeunes filles et les jeunes hommes qui m’abordent se disent souvent poètes. Si je les en crois, la France meurtrie compte beaucoup de poètes des deux sexes, qui ne dédaignent pas les conseils d’un prosateur. Je les écoute sans ironie aucune, en me souvenant que le moindre humour blesse grièvement tout ce qui est jeune, inspiré, avide de grandir et de souffrir. J’admire que la fleur qui éclôt d’une jeunesse mal alimentée, mal logée, humiliée dans sa vêture, s’égale à un poème, comme au temps où le romantisme trouvait naturel de manquer de pain et de feu. La mansarde, l’estomac creux, la pâleur, et jusqu’à cette résignation qui s’exhale par le rythme, voilà donc ce que 1830 transmet à 1940 ? Cela est poignant, cela est quasi intolérable, entre les murs ornés d’un enclos royal, où nous ne voudrions rencontrer que les fantômes heureux du silence et de la paix. Mais la guerre traverse les murailles, les franchit, les illumine. Mes petits poètes partis, et le soleil ayant quitté son tremplin de l’est pour s’abîmer derrière la paroi d’ouest, ce n’est pas la nuit, la nuit de notre ville sans réverbères ni phares qui, paisible et digne d’eux, leur succède, mais les fusées en chapelet, les lampes d’un vert sulfureux, pendues immobiles à un clou d’astre, la vaste palpitation rosée des explosifs lointains. Tout l’appareil lumineux de la destruction et de la défense force nos murailles, tire de l’ombre leurs reliefs, bleuit les gazons. N’était le son des sirènes et de la canonnade, nous nommerions féeries ces nuits troublées.
À l’intérieur, nous sommes assourdis, entre nos cloisons fallacieuses qui n’employèrent, sous diverses époques, que le verre et le bois mince. L’air, déplacé par les explosions, empoigne nos vieilles portes salonnières, les secoue dans leurs cadres, les ouvre irrésistiblement, arrache aux portes-fenêtres décrépites une grosse toux, et les éclats projetés par la D.C.A. dansent cristallins sur les toits d’ardoise.
C’est l’heure, pour ceux qui préfèrent aux caves-abris la plupart des risques, c’est l’heure où l’honorable curiosité humaine vérifie sa propre endurance. Rideaux fermés sur les vitres entrebâillées (« attention à la chasse d’air ! ouvrez aussi une fenêtre de l’escalier ! ») les uns jouent aux cartes. Un écrivain élève en l’air sa feuille commencée : il veut savoir si sa main tremble…
— Est-ce que le chien a peur ?
— Pas plus que la dernière fois.
— Rassure-le.
— Et comment ?
— En lui parlant, naturellement.
— Qu’est-ce qu’il faut lui dire ?
— Ce que tu voudras, c’est le ton qui fait tout. Parle-lui en majeur. Dis-lui que ce bruit ne signifie rien. Dis-lui que ce sera ainsi tous les jours, et qu’il doit s’habituer… Donne-lui un morceau de sucre. Dis-lui huisipisi, huisipisi !
— Ça veut dire ?
— Je ne sais pas ; mais c’est souverain.
Un jeune couple se repose en lisant dans le jardin, l’homme lit un épais numéro fatigué d’une revue d’avant-guerre, la femme un roman si j’en juge, de ma fenêtre, d’après le format. L’alerte mugit. Ni le liseur ni la liseuse ne sont atteints par le bruit.
Aucun des deux n’a levé la tête, n’a porté son regard vers le ciel. L’enfant au seau et à la pelle n’a pas interrompu son monologue chantonné. Les réflexes de l’alerte sont émoussés. Si le garde estime qu’il faut chasser de l’Éden ce couple ravi à l’heure présente, les deux absorbés se lèveront, diront : « Quoi ?… Ah ! oui… » et d’un pas lent s’en iront lire debout sous les arcades.
Pour réveiller le réflexe, le tressaillement, appeler la contraction du cœur qui pâlit le visage, il faut maintenant que le sang coule, que les yeux voient, que le cri de l’urgence nous rende à la logique du danger. Cette guerre, en dépit du ton excédé que nous prenons pour dire : « Assez, on n’en peut plus… » cette guerre — je parle pour ceux, avec ceux qui ne bougèrent pas de Paris — est trop vieille pour nous.
Quand elle était jeune, aux premières alertes sur Paris, je me suis jointe une fois aux amis et voisins qui descendaient dans un abri. Je rends hommage à la vérité : tout le monde y fit bonne figure. L’enjouement, la patience ne manquèrent à personne. Et quel aimable mépris des incommodités ! L’unique et funèbre lampe Pigeon, la bougie pleureuse ? Bagatelle ! L’impérieuse présence des poubelles ! On en rit. Quelques poutres moisies et deux tonneaux vides en guise de sièges ? Camping ! Jamais mauvaise fortune ne se vit opposer meilleurs visages. La surface de la terre nous transmettait des secousses profondes, peu sonores, un tumulte enchaîné, et lorsqu’il se tut nous eûmes licence de remonter.
Le petit jour levant éclaira notre retour dans la courte rue de Beaujolais. Nous n’étions pas jolis, mais bien cordiaux : « C’était très gentil… ça ne m’a pas paru long. — Ni à moi. — Ni à moi ! »
C’est alors que la concierge, qui remontait avec nous des abîmes de la sécurité, s’avisa qu’elle avait laissé dans sa loge la clef de notre immeuble, et qu’ainsi nous étions, dit-elle, « enfermés dehors ». L’un de nous, révélant avec modestie une vocation de monte-en-l’air, pénétra, en écartant des palissades, sur les chantiers de la Banque de France, et y cueillit une longue échelle au moyen de laquelle il nous rendit l’accès de nos domiciles…
— C’est le comble du comique ! s’écria notre chœur. On recommencera ! À la prochaine !
Mais le jour, ou plutôt la nuit, la prochaine et toutes les prochaines qui suivirent, je crois que les optimistes firent comme moi, ils restèrent dans leur lit.
Ô lit chaud, refuge du malade, paradis du bien portant, quel « abri » te vaut quand le pauvre corps humain, en proie au sommeil ou à la peur, veut trembler et dormir à l’aise, lit qui nous reçois horizontaux, résignés à vivre et prêts à mourir ?
Nous nous souvenons d’avoir été, au commencement puis au recommencement des périodes d’alertes, d’innocents fanfarons. La peur, la juste peur, se compose en nous à l’aide d’éléments variés. Un animal acquiert son expérience par accumulation. Chez nous, ce n’est pas la bravoure, c’est la peur qui constitue le progrès, et les moyens de parer au péril ou de le fuir. En même temps intervient une sorte de décorum, qui nous donne, fût-ce en apparence, l’attitude de la frivolité, la désinvolture du risque-tout. Nous sommes sages dès que notre peur est assez éloignée de l’inconscience, dès que le danger nous devient intelligible, dès que devant le danger traitable, négociable, nous sommes capables d’être saisis autrement que par la gorge étranglée, les entrailles surprises, les jambes liées comme dans le cauchemar, et que nous échappons à ces supplications et folles prières involontaires, qui s’agitent intestinalement, dirais-je, en un esprit défait.
Encore, éduqués par elle, guérissons-nous trop vite de la peur. Le pigeon du jardin qui traîne à sa patte un bout de piège rompu ne sera plus jamais la victime d’un piège analogue. Il sait. Il sait en une fois ce que nous apprenons mal, et à la longue. Quatre années de guerre ont passé sur nous autres étourneaux, qui n’eûmes d’autre sagesse que de ne pas bouger de notre ville. Ici nous nous sommes formés à des obstinations, des accoutumances, des patiences diverses, en foi desquelles nous nous déclarons aguerris, mot particulièrement impropre qui nous flatte.
Il m’est arrivé d’écrire que la ménagère française, échouée sur un récif désert, parviendrait à restituer au lieu de son naufrage la plupart des caractères du confort qu’elle inflige à son petit trois-pièces sur cour. En imprimant cette boutade, je me moque premièrement de moi-même, comme chaque fois que j’affirme : « À ma troisième guerre je ne craindrai plus personne au point de vue pratique. » C’est une plaisanterie sans sel. N’empêche que la routine de ma deuxième guerre, celle-ci, me tient bien, et que je la tiens. Outre qu’une impotence vous enseigne toujours quelque chose — quand ce ne serait qu’à la supporter — une arthrite de la hanche vaut un bon conseiller. Sans elle, n’aurais-je pas follement couru les routes jusqu’à ce que nous nommions un coin tranquille ?
Rien qu’à m’imaginer campée dans un chef-lieu de canton au sud-ouest, ou respirant l’air savoisien, ou comptant jours et mois à même l’herbage bleuté de la Normandie, je frémis et je tourne vers le Jardin quadrangulaire un œil épris. Vous toutes, mes provinces tant aimées, se peut-il que je vous envisage sans désir ? Mais c’est qu’aussi Paris, pendant la guerre, ne se compare à rien.
Qu’il a fait de chemin dans nos cœurs, en quatre ans… Il est noir, la nuit tombée, et nous pestons bien haut : « Noir comme le derrière du diable ! » Tout bas, nous chérissons cette Sulamite à la face obscure. Qui vient l’enlaidir nous blesse. Nous ne séparons plus, dans les rites de notre étroite vie, ce qui participe du culte rendu à la Ville de ce qu’exigent les gestes de notre propre préservation. Devant telle œuvre, tel édifice ancien jusqu’ici respectés, nous regrettons que féeriquement ils ne puissent descendre, quand la nuit est porteuse de menaces, dans un abîme protecteur…
Pour nous, rompus à l’avertissement des sirènes, nous connaissons notre affaire : s’il fait jour, éviter le métro-trappe ; s’il fait nuit, entre-bâillons les fenêtres (comme en 1916), posons à portée de bras la robe de chambre, la carafe d’eau qui ne remplace pas les succulentes oranges d’avant-guerre, et ouvrons le frais asile des draps. Un gros vieux volume se tient prêt à nous porter en Afrique australe, au cours d’un vénérable voyage tout festonné de serpents et de lianes…
Parmi nos passives défenses contre les raids, il y a place aussi pour la belote, la conversation, et… mon travail d’écrivain ? Oh ! non, pas pour le travail. C’est déjà assez difficile d’écrire quand le ciel ne tonne pas. L’organisme humain réclame, pour le service de ses sens, le maximum de vacance. Il lui faut accueillir les claquants drapeaux de lumières, les sons lointains et proches. Il liquide excédé celui des sirènes, pour s’occuper du bond élastique et parfait que suggère le canon, du chapelet ambitieux et sec expulsé par les mitrailleuses, de l’écroulement qui suit la chute des bombes. Il suppute, il erre. Il décrète : « Ça, c’est sur Versailles. Ça, c’est encore sur Juvisy. » Il fait le malin : « Ça, c’est la troisième vague d’avions, la dernière », comme s’il en savait quelque chose, et prenant ses désirs pour des réalités.
Un murmure est né, au loin, et possède déjà l’horizon. C’est le chant nuancé des avions, si prompt à s’enfler. Le cœur se défend en s’accélérant, un muscle dans le mollet danse sa danse indépendante. La musicale « tenue » des avions s’aggrave, vibre dans une vitre fendue comme au secret de nos lombes, et le pourchas conjugué — défense contre avions et projecteurs — vise au sein des nues, rejoint entre les astres les avions que nous ne voyons pas, au-dessus de nous… Nous avons… Oui, nous avons peur. J’ai peur. La peur n’est pas, Dieu merci, une épreuve que je ne puisse soutenir. C’est une sollicitation qui interroge tous les membres, suscite le second cœur qui bat dans les amygdales. Tant que nous pouvons tenir en mains le troupeau d’organes, tant qu’il ne s’égaille pas pour suivre l’ouaille la plus égarée qui veut courir aux abîmes, ou cette folle brebis qui sottement brave des fauves qu’elle ne connaît pas, tout va bien. Au compagnon qui soucieux de moi me demande : « Tu as peur ? » je suis assez sûre de moi pour répondre : « Oui, sois tranquille, j’ai peur. »
Le tout est que la peur trouve en nous à qui parler, et non une chambre vide aux portes battantes, non un désert balayé par un vent furieux… Nous allumerons une cigarette, pour bien montrer que la petite flamme ne vacille pas dans notre main. Nous soulèverons une page commencée, nous emplirons un verre : la page ne doit pas trembler, ni le verre grelotter contre la bouteille inclinée.
Il ne faut pas que nous valions moins qu’en 1918, où sous la plus longue attaque aérienne j’entreprenais par orgueil d’expliquer clairement, à une amie que j’abritais chez moi, pourquoi l’un des yeux de la sole est toujours campé de travers et comme à la diable, parce que placé primitivement en dessous de la bête, il se fraye avec peine un chemin dans les cartilages de la tête et émerge au petit bonheur, un peu n’importe où…
Cependant la maisonnette d’Auteuil tendait le dos, toussait, et nous prêtait son ardoise fragile… La fureur de l’attaque, sa proximité et ses éclats étaient tels qu’obéissant à l’instinct qui pousse l’animal et l’humain effrayés vers le trou et la tanière en forme de grotte, nous nous étions assises par terre dans une ancienne alcôve aménagée en penderie, où il nous semblait que le vacarme parvenait moins intense. Nous n’étions que deux femmes isolées dans un quartier désert, parmi la nuit, l’attaque et la guerre…
C’est là que, rassemblant comme on dit mes esprits, je m’entraînais à assembler idées et mots : « Comprends-moi bien : la sole dans son enfance n’est pas encore un poisson plat, elle a donc, comme les autres poissons ronds, com-me-les-au-tres-pois-sons-ronds… » J’articulais avec force, mais ne m’entendais guère. Un effilé de perles, qui frangeait une robe suspendue au-dessus de nous, me frôla la joue. En l’écartant, je reconnus le perlage irisé d’une robe de soirée. À revoir inopinément la parure d’un soir heureux, je perdis la parole, l’histoire de la sole et la conscience de l’heure. Tant est qu’un moment présent, même terrible, n’est pas toujours vainqueur du passé délicieux. Mais combien de fois vient-il à notre rencontre, le vestige opportun et tangible, à travers des ténèbres qu’il affronte et dissipe ?
La mémoire que nous gardons de nos heures effrayées est inégale. Un accident d’auto ne nous laisse rien, sinon les souvenirs d’une clinique et d’une convalescence, car nous ne l’avons ni préparé ni vu venir à nous. La peur ne menace pas — j’allais, Dieu me pardonne, écrire : ne récompense pas — ce que l’esprit n’a pas prévu. J’ai connu des êtres qui, de par une existence exceptionnelle, avaient perdu l’habitude de la peur. Ils n’étaient pas des foudres de guerre, loin de là, plutôt des inaptes. En eux une sensibilité, capable d’ailleurs de noblesse, s’était poncée, en même temps que s’éteignaient les réflexes physiques et sans âge qui mettent sur le visage d’un enfant effrayé la pâleur, la bouche entr’ouverte, l’expression d’une sorte d’extase qu’on voit à certains suppliciés. Ainsi le vieux Furth… Il n’y a aucun intérêt pour mon lecteur à savoir qui était le vieux Furth, aussi bien je ne le sais pas moi-même, et il mourut quand j’étais encore fort jeune. Donc le vieux Furth me parla une seule fois de la peur. Il avait coutume de parcourir des pays lointains, et de se taire sur ce qui l’y appelait.
Il s’y trouva un jour nez à mufle, seul à seul, avec un lion…
— … Le lion sortait d’un taillis de brousse. Nous nous sommes arrêtés l’un devant l’autre. Je vois encore le beau jaune foncé de ses yeux, et le poil de sa crinière comme de l’herbe brûlée. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je suis tombé à genoux, j’ai joint les mains comme ça. Il m’a regardé d’un air… mais d’un air… tellement supérieur… Et puis il a passé à côté de moi. Il était déjà loin que moi j’étais encore à genoux et les mains jointes.
— Vous n’aviez pas d’arme, monsieur Furth ?
— Pas plus que d’habitude, un bon bibelot, grandement suffisant. Je n’y ai pas pensé une seconde. À genoux, les mains jointes… Quand je me suis relevé, savez-vous ce que je me demandais ? Au lieu de me dire que je l’échappais belle, que j’étais chançard, je me demandais ce que le lion pouvait penser de moi… Avouez que ce n’est pas ordinaire !
Je l’avouais volontiers. L’œil d’écumeur, l’antique barbiche roussâtre et blanche, la bouche scellée sur une pipe, tout l’évocateur appareil qui composait le vieux Furth avait eu peur. Mais il l’ignorait, pour se souvenir seulement d’avoir mis genou à terre devant son seigneur qui l’avait méprisé.
— Mais si l’entrevue s’était prolongée, monsieur Furth, à qui des deux fût revenu l’avantage ?
Là le père Furth riait comme une chaîne de puits, en montrant ses crocs jaunes d’octogénaire. Puis il retournait à sa sérénité de vieux bandit qui n’avait jamais été assez intelligent pour trembler de peur plus d’une fois dans sa vie.
Un sec printemps désole encore une année. Les blés courts ne fourniront ni paille ni épis pleins. En vain les pigeons au plumage altéré déploient une aile, puis l’autre aile, pour implorer l’eau bienfaisante. Nous n’aurons pas de fruits en juin, en juillet. Nous n’aurons pas… La liste de ce qui nous sera refusé serait longue.
Sous ma fenêtre défilent, chacun à son heure, les voisins familiers. En quatre ans certains sont, de passants, devenus amis : c’est dire que la guerre et mon immobilité ne m’ont pas trop dépouillée. Mais d’autres ne passent plus, ne passeront plus jamais. Parmi les obstinés à vivre, beaucoup s’emploient à rester reconnaissables. C’est une activité avouable à qui vieillit au sein d’une si longue peine. C’est même une dépense de force. Que fais-je d’autre ? Volonté de nous tenir droits, de ne pas autoriser que se forme, au-dessous de la nuque, la « bosse du chameau », bourrelet qui courbe la tête et le cou, entraînant les épaules…
— Tenez-vous droite, ma fille, disaient autrefois les mères cambrées.
Leurs arrière-filles, aujourd’hui, bombent le dos et creusent l’estomac. Mauriac assure qu’une indélébile fringance marque l’âge des femmes qui portèrent la cruelle armature des baleines et des buscs…
— Ah ! s’écrie une de ces aimables femmes, tantôt vieilles, tantôt un peu jeunes, j’en ai assez ! Que la guerre finisse, et je m’en paierai tout mon saoûl !
— Et de quoi, ma chère ?
— De vieillir, donc ! Mais pendant la guerre, je n’ose pas. J’aurais honte.
Et elle me dépeignit avec délectation sa future chevelure blanche, son épiderme futur, fin, ridé, sans poudre, ses proches robes confortables et sa nonchalante vie de demain…
— Un an de guerre, dit-elle pour finir, c’est interminable. Deux ans de guerre, c’est très long. Trois, quatre ans… on en vient à bout. Mais au prix de consentements qui sont comme un art de la passivité. Et pendant tout ce temps-là, il s’agit, en plus, de ne pas déchoir physiquement… Je suis bien fatiguée.
En l’écoutant, je cherchais sur elle son ancienne forme, la championne de l’activité féminine qu’elle fut entre 1914 et 1918. Quelles magnifiques suppléantes elle fournit pendant la Grande Guerre ! D’usines en bureaux, d’hôpitaux en maisons de commerce, les femmes et leurs initiatives outrepassaient parfois ce qu’on espérait d’elles. La guerre les virilisait, les vêtait de la succincte tunique d’Éliacin, les tondait en pomme d’escalier, les gominait en danseurs argentins…
Une des singularités de la guerre actuelle, c’est l’aspect exclusivement, dangereusement féminin qui s’impose aux femmes. Est-ce à cause de l’occupation totale de notre territoire, de l’omniprésence d’une multitude étrangère et virile, que la femme assume des dehors de gamine et des façons de pupille ? Je n’incrimine aucune de ses arrière-pensées, sachant bien qu’elle n’expose jamais le meilleur d’elle-même. Mais sur elle la profusion éparse des cheveux, l’indiscrétion des boucles, la jupe insuffisante en longueur, dans la largeur de laquelle le vent et le regard se jouent, sont des erreurs dont la grâce française a fait autant de provocations. On a envie de dire, à ces fillettes sans limite d’âge, échevelées et découvertes : « Chut… Nous ne sommes pas seuls… »
Mais quoi, elles sont souvent belles, et chérissent leurs parures de peu de prix. Et sans doute elles sauraient très bien me répondre que le printemps, même ingrat, ramène l’urgence de fleurir. Qu’il y a mérite à rehausser la beauté, à l’affûter de cent manières, et que l’orner, fût-ce comme une châsse un peu barbare, c’est attendre et déjà honorer la paix…