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Paris de ma fenêtre/Texte entier

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J. Ferenczi et Fils (p. Gt.-TdM).

COLETTE
de l’Académie Goncourt

PARIS
DEMAFENÊTRE
LE LIVRE MODERNE ILLUSTRÉ
J. FERENCZI ET FILS, ÉDITEURS
9, Rue Antoine-Chantin, Paris (14e)

MCMXLVIII

1940-1943

PRÉFACE

Un toit rose, de tuiles à godrons, dites tuiles romaines. Un cyprès en fuseau, noir sous la belle lumière, et quelques saules à grosse tête, chevelus d’un feuillage tendre que le vent peigne, divise, écarte et referme. Derrière le cyprès une petite pièce de seigle étincelle d’un vert éclat printanier ; un grand ciel pâle d’avril couronne cette parcelle paisible de l’univers.

— Pourquoi savons-nous que nous sommes en France ? dit mon compagnon.

Il s’explique :

— Je ne parle pas d’une certitude géographique. J’entends la certitude émouvante qui nous informe : voilà une beauté de France, son équilibre, sa composition à laquelle un art semble participer… Le cyprès isolé, les vieux saules au feuillage neuf, un toit rose nichent aussi bien dans tous les coins de l’Italie que dans notre Midi. La sèche pierraille de la colline peut appartenir à l’Espagne, et ce grand ciel vaporeux, nous avons vu régner sa décoloration suave sur le Maroc. Mais transportez-moi endormi, déposez-moi ici, je m’éveille et je crie : « C’est la France ! » Pourquoi ?

Je ne donnai pas de réponse à mon compagnon qui est poète. Un poète accepte le silence comme une réponse, et même une réponse flatteuse. Dans le lyrisme gît une part de la vérité. Un poète perçoit et exprime généreusement ce que retient notre sensibilité, non pas moins vive, mais moins musicienne. De sorte que lorsqu’il s’écrie : « Que c’est beau ! » nous nous taisons, émus… Mais s’agit-il de la France, et des beautés de la France ? Alors nous devenons tous et diversement poètes et nous la chantons meurtrie et diminuée, nous la plaignons entravée, avec sa grande blessure qui la coupe par le milieu, ses bords rongés par le feu. Une pareille tendresse ne pouvait-elle nous venir plus tôt ? Dans les cœurs français l’amour se loge inguérissable et discret, comme celui d’une femme trop fidèle, exploitée par un amant assuré de tous les pardons. Nous fûmes les enfants comblés d’un pays qui valait tous les autres ensemble, et maintenant ses portraits d’antan nous fendent le cœur.

Je date d’un temps où les Français, ignorants à peu près de leur pays, ne s’étaient pas encore mis à voyager. Quand ils s’entichèrent de déplacements, ils passèrent les frontières et laissèrent la France derrière eux. Ils revenaient et, pour dépeindre un lac d’Italie, une forêt kabyle, des icebergs nageant comme des cygnes, ils s’asseyaient au bord d’un de ces paysages français que le hasard soigneux, le climat, un sol riche et son sous-sol composent, et dont les nuances fines, la modération des lignes, une noblesse aimable, séduisaient les étrangers et faisaient du passant un sédentaire.

Avant la guerre, la jeunesse française voyageait, disons qu’elle couvrait des distances, et qu’elle savait par cœur les haltes de maints itinéraires, et sans faute les numéros des routes nationales. Bien entendu, dans le nombre de ces jeunes pleins de hâte, il y en avait qui s’attachaient à la beauté de leur patrie. On les reconnaissait facilement à ce qu’ils ralentissaient l’allure, abandonnaient l’itinéraire préconçu, parfois remisaient l’automobile dans une ville et chargeaient un rücksack sur leur dos. Ou bien ils s’oubliaient entre un mont, une rivière noire et bleue, de rougeoyantes bruyères, et vous les retrouviez là un mois plus tard… Le véritable amant du voyage aime s’arrêter.

Je retombe assez fréquemment entre les pages d’un Taine, le Voyage aux Pyrénées. L’auteur a-t-il, en trois cents pages, couvert la ration quotidienne qu’avalait un automobiliste d’avant la guerre, cinq cents kilomètres ? J’en doute. Mais il a découvert le monde entre Arcachon et Bagnères-de-Bigorre. Mieux, il le décrit de telle manière que nous découvrons avec lui la chaîne française, ses légendes, sa flore et ses dangers. Le vrai voyageur, c’est celui qui se promène, encore s’assied-il souvent.

J’ai le plaisir d’être l’un des casaniers qui ne mettent pas le nez hors de leur maison sans se récrier d’admiration. Paresseuse mais clairvoyante, férue des clochers cernés de pigeons, des lavoirs sur la rivière, des mails ombragés de tilleuls, j’ai vu en somme assez peu de pays. Un lé de Bourgogne, quelques cantons suisses, savoisiens, franc-comtois, la Provence, des lieues de rivages tant picards que bretons, des fjords, le Maroc superficiellement, l’Algérie à la hâte… Je n’en oublie pas beaucoup, je n’en désire guère davantage, car j’ai encore à ma disposition de très restreints vagabondages français. Je sais qu’en France il n’est pas besoin d’avoir concerté la rencontre d’un site ou d’un point de vue. L’un est venu à moi quand je n’y pensais pas, l’autre m’est tombé dans les bras. Pour moi les fleurs et les fontaines ont ruisselé, les vieux gradins d’une ruine se sont couverts d’oiseaux et d’enfants. Il m’est arrivé aussi que des paysages désirés se sont refusés, par exemple les Tours de Merle, les gouffres de Padirac, Albi, ont interposé entre eux et moi quelques accidents malicieux, un écran, un contretemps. Qu’importe ? Le hasard me les prit, il me les rendra. Ou bien il me donnera des compensations.

Il me les donne déjà : j’habite le Palais-Royal. Comme beaucoup de Français un peu douillets, un peu grincheux, mais capables d’admirer longtemps ce qui leur plaît, je voue à mon pays un culte assoupi au fond de moi-même. Nous fûmes gâtés par la succulence et la grâce de la terre française, chaude dans tous ses plis d’avoir abrité l’être humain. Au tournant de la route, au coin de la rue, sur les plages, en haut de la côte, nous recevions des dons inestimables, monnayés en flots phosphorescents, en pommiers fleuris, en pâturages, en palais historiques, en fruits de la vallée du Rhône. Nous ne savions pas que, des coups portés à un si beau pays, nous retentirions tous. Maintenant nous le savons. Il en va de cet amour-là comme de l’autre amour : la joie nous apprend sur lui peu de chose. Nous ne sommes sûrs de sa présence et de sa force que dans la douleur.


I

Comme mouches sur miel, ils s’empressent, s’agglutinent, se nourrissent… La comparaison n’est pas neuve, mais elle est inévitable. Tout me la suggère : l’heure de midi, la splendeur des journées d’automne, et la hâte, l’assiduité des lecteurs de plein air.

Le lieu de leur rendez-vous est ancien, beau, respecté. La rareté des passants rend lisible, aère ce carrefour qui accède à un théâtre célèbre, à un jardin, un palais qui furent royaux.

Le Louvre et ses plates-bandes, Rivoli et ses arcades, la Bourse et la Banque libèrent à midi le flot limité d’une foule laborieuse, qui prend en moins de deux heures son repas et sa récréation. Il me paraît bien qu’elle se soucie encore plus qu’autrefois de l’une au détriment de l’autre. Avenue de l’Opéra, une autre librairie reçoit les mêmes hommages, et l’on m’assure que sous l’Odéon les courants de vent perfides ne découragent aucun passionné de lecture. Mais ici, dans mon voisinage, qui est aussi celui du Théâtre-Français, le miel d’appât, le livre, se répand comme débondé, s’offre aux mains, aux yeux avides. L’atlas ancien, gravé sur cuivre, où des Éoles gonflent les îles et les dauphins jouent entre deux continents, opprime, de son poids équitable, Giraudoux et Victor Cherbuliez. Le « livre d’occasion », vieux avant l’âge, écorché et chaud, sa ficelle de brochage lui pendant au derrière, il est à vous, à moi, à tous. Mais laissez-le, comme je fais, à ceux qui ne l’achèteront pas, qui aujourd’hui lisent cinquante pages, demain autant, la fin du volume après-demain…

Ils sont reconnaissables. Jeunes pour la plupart, ils lisent debout, et debout se reposent d’une jambe sur l’autre. Tête nue, garçons et filles, ils n’ont pas encore de pardessus ni de manteau trois-quarts ; peut-être n’en auront-ils pas de tout l’hiver… Pour l’heure, rien ne leur manque puisque avec l’automne le soleil gagne peu à peu le sud et leur touche l’épaule, et que par surcroît ils tiennent ouvert un livre. Le commode étalage extérieur leur servant de pupitre, ils tournent les pages et gardent libre une main, parce qu’en lisant ils déjeunent. J’aimerais bien — tant est grande notre lâcheté, notre envie de fuir ce qui nous point — j’aimerais ne pas savoir que c’est là qu’ils déjeunent si vite, et de si peu. Eux aussi, fiers qu’ils sont, ils préféreraient que nous ne sachions pas que ce gros mirliton, par exemple, qu’ils portent à leur bouche, c’est une baguette de pain fourré ou non de viande, déguisé en rouleau de paperasses. Il y a aussi, hélas ! le repas caché dans une poche, dans un sac à main, et dont on détache, comme distraitement, de petites bouchées, entre deux doigts…

Debout, enchaînée à son rêve, une partie de la jeunesse de Paris lit passionnément. Elle a toujours lu aux étalages, et le long des quais, prise sous le couvercle des « boîtes » comme passereau à la trappe. Mais je crois qu’elle y mit, en d’autres temps, moins de flamme et d’obstination. Je n’ai, pour m’en convaincre, qu’à lire attentivement mon « courrier des inconnus » :

Madame Colette, je voudrais des livres, comment peut-on échanger des livres ? Nous possédons un petit fonds assez hétéroclite — voyages, romans, sciences naturelles — lu et relu, et ce n’est guère possible d’acheter de nouveaux livres en ce moments… Madame, pourquoi n’y a-t-il plus de cabinets de lecture ?…

On me remontrera que les jeunes gens des deux sexes, avides de lire — c’est-à-dire soulevés par une aspiration douloureuse, un besoin de fuir en esprit vers une lumière mentale, de délasser leur besogne quotidienne — sont précisément en train de lire « n’importe quoi » ? D’accord. Je m’en suis assurée par moi-même. Où est le mal ? Ils lisent et contemplent des œuvres entomologiques, des livraisons dépareillées d’ouvrages sur l’art, un beau vieux roman d’Alphonse Daudet, des annales incomplètes de médecine, des manuels de science pratique, un gros tome de droit, le récit d’un voyageur du xviiie siècle, miracle de lenteur, de naïveté, de curiosité attendrie : ils feuillettent un merveilleux Paris ancien, lèvent les yeux, et le reconnaissent, étonnés, tout autour d’eux… Ils touchent à un passé qu’ils reniaient par ignorance, à une capitale où ils sont nés et qu’ils ne regardaient même pas, ils s’émeuvent à la pensée qu’elle aurait pu périr sans qu’ils l’aient vraiment aimée…

Qu’ils lisent donc n’importe quoi. Ainsi fis-je dans mon jeune âge, lâchée à travers une bibliothèque où tout se fit pâture, et où l’on n’aurait rien trouvé qui convînt à mes six ans, à mes dix, à mes quatorze ans… Livres défendus, livres trop graves, livres trop légers aussi, livres assez ennuyeux, livres éblouissants, qui au hasard s’illuminent, et referment sur l’enfant enchanté leurs portes de temple… Le désordre de la lecture lui-même est noble. Chaque livre, mal annexé d’abord, est une conquête. Sa jungle d’idées et de mots s’ouvrira, quelque jour, sur un calme paysage ami.

La longue et meurtrière guerre, il y a vingt-six ans, appela les femmes à la place des hommes combattants ou immolés. Elles s’y maintinrent par le magnifique effort physique et moral que l’on sait et dont elles-mêmes ne se croyaient pas capables. Depuis, la femme n’a pas pensé, elle s’est refusée à penser qu’un jour reviendrait où on lui demanderait de chercher sa grandeur au sein d’un petit foyer. Valeureuses, ambitieuses souvent, ayant perdu l’habitude de l’oisiveté et de la modestie, les femmes n’ont plus été tentées par des cimes obscures et se sont détournées de leur ancienne mission organiser, distribuer un casanier bonheur.

Un grand nombre, aujourd’hui, n’opposent à des projets nouveaux que leur argument désolé : « Retour au foyer ? Mais quel foyer ? » Et elles montrent une place vide, la couche conjugale où elles dorment seules, la table sur laquelle elles disposaient deux couverts. Celles-là, qui n’ont abdiqué ni l’espoir ni la douleur, nous sommes tous d’accord pour que leur équilibre matériel soit garanti. Mais pour des milliers d’autres, le gain du chef de famille rendît-il possible une sorte de mise à la retraite de sa femme, il va falloir compter avec l’engouement qu’elles ont pris du travail professionnel, avec leur amour-propre, avec leur habitude de déformer le sens des mots : la femme ne nomme-t-elle pas travail, exclusivement, l’effort salarié qu’elle exerce à l’extérieur de son domicile ? Et comment aborder, si c’est pour le jeter bas, le fragile édifice des couples et des familles où la femme a le plus gros salaire, parfois le seul salaire ?

Le grand changement pour la femme, il y a un quart de siècle, fut d’adopter un genre d’existence où pour commencer tout la blessa. Après, elle n’eut plus d’autre devise que celle de Fouquet. Mais elle dut se former à tous les apprentissages rapides, accepter l’atmosphère des usines, s’acclimater aux vestiaires, aux réfectoires, au vacarme du labeur en commun, aux froissements qui lui venaient des compagnes et des compagnons, à la sécheresse des relations bureaucratiques. Admirez ce qu’elle obtint d’elle-même en si peu d’années ! Pour aguerrie, elle l’est. Mais elle ne sait plus ce que c’est que la solitude laborieuse ni le silence. Vivre en équipe sinon en foule, c’est une toute-puissante accoutumance, et telle travailleuse, qui s’en plaint, n’envisage pas d’y échapper. Edgar Poe n’a pas écrit de pendant à L’homme des foules. Le travail en commun, qu’imposa l’époque, a conduit la femme au plaisir, au loisir en commun, et elle les a exigés. La blouse de l’usine aboutit à deux plus-four identiques, à deux pull-over jumeaux et aux deux selles du tandem.

Rivales à la besogne, complices au plaisir : il faut bien avouer que c’est là une vie destructive pour la femme. Un bourdonnement usinier, la résonance des passerelles d’un building, le sec clavecin des machines à écrire, il est certain qu’au son de ces musiques ingrates la femme active se surmène. Mais elle ne saurait s’épuiser sans la passion rageuse d’un gain nécessaire et de l’émulation. Elle y acquiert et y augmente sa valeur, au détriment de sa personnalité.

À quelles femmes, à quelles jeunes filles trouvons-nous un charme qui parle de secret, de passé agréable, de modestie, sinon à celles que leur profession confine dans une solitude laborantine, un silence peu troublé, un colloque intérieur ? Je n’ai pas besoin de chercher si haut mes exemples, pourvu que je les prenne hors des temples centripètes qui aspirent et standardisent l’énergie féminine. Une humble singularité se fait attrait, la travailleuse solitaire nous intrigue. Quoi ! elle n’est pas coiffée comme le roi Soleil, sa chambre lui sert d’atelier, elle parle peu ? Comment ! elle élève à petit bruit un enfant, apprête elle-même — au prix de quelles peines et diplomatie ! — la nourriture familiale ? Étonnons-nous, il y a de quoi, en effet.

Ces femmes-là sont des survivances obstinées d’un type féminin quasi millénaire sur lequel l’orgueil, la fièvre urbaine, la soif de parvenir et le problème de vivre s’acharnent sans arriver à le faire disparaître. Il persiste, préservé sur la terre de France par l’admirable travailleuse des champs. Au village, il est personnifié par « cette dame originale qui a dû être très bien et qui reprise si finement les dentelles », par le professeur de piano, l’institutrice ; il s’agrippe encore aux pierres de Paris, comme une giroflée jaune au faîte d’un vieux mur ; il s’appelle l’ouvrière en journée qui ne vient que l’après-midi parce qu’elle ne veut pas négliger son ménage ; la repasseuse qui repasse à domicile, la jeune femme qui recouvre ou rapièce à façon les couvre-pieds et qui ne veut pas laisser son mari déjeuner seul…

Gardiennes des foyers jamais désertés ! Je finis ces lignes en vous saluant, vous pour qui le départ matinal, le retour vespéral du compagnon constituent le flux, le reflux de chaque jour, le rythme vital. C’est vous, jeune femme aux couvre-pieds, qui m’avez dit un jour, en levant les yeux de votre bel ouvrage bleu ciel : « Une des meilleures choses de l’amour, c’est tout de même le pas d’un homme qu’on reconnaît quand il monte l’escalier… »

Il est déjà là, et trop tôt, celui qui fait peur aux femmes. Jamais elles n’ont été plus mal défendues contre lui, plus dénuées de ce qui assure et régularise le cours du sang dans les veines, tient chauds les pieds chaussés de peu. Elles ont une juste frayeur du froid ; elles recensent les grands hivers passés, j’entends les moins jeunes parler de certain hiver de guerre (dix-neuf cent dix-sept), tardif et terrible, qui les vit faire la queue. Par cinq, par dix kilos, elles emportaient le charbon dans des sacs à ouvrage, des petites valises, des cabas de paille…

Ce qui est jeune, doué de vigueur, défie le froid du dehors. Une « coursière », un livreur, les nombreux travailleurs qui remplacent le métro par la bicyclette, s’enrhument moins que l’ouvrière en couture, qu’une dactylo, un scribe assis, surtout depuis que le premier prix d’étourderie est mérité, vingt fois en vingt années, par les architectes d’immeubles qui suppriment les cheminées.

— Je voudrais bien savoir ce que vous y mettriez, dans vos cheminées ? grince l’un de ces étourdis.

À vrai dire, je n’en sais rien. Je sais seulement, comme mes lecteurs, que, plutôt que de supporter certaines heures de froid physique et mental, nous ferions comme Bernard Palissy. Un vieux fauteuil, cela doit brûler lentement et sûrement. Je me connais une étagère bretonne, exilée en cave, qui pourrait bien s’en aller en fumée… Les squelettes de cageots, les manches à balai brisés, la caisse vide qui contint douze bouteilles de champagne, fagotons tout. Boudinons, d’un fil de fer, des rouleaux de papier journal, qui brûleront sans presque flamber. Cette dernière recette me vient du bon compositeur Albert Chantrier, qui la tint de ses dures années de jeunesse…

Que ne jetterait-on pas en pâture à la flamme pour qu’un âtre noir se fasse lumière, chaleur et songerie, pour qu’autour de lui les enfants et les animaux serrés contre nos genoux contemplent, muets, la merveille d’un feu qui secoue ses chevelures rougeoyantes ?

Une telle merveille éclaira ma jeunesse villageoise. Mais l’abondance n’évitait pas l’économie. Une vie quasi paysanne administre au mieux ce qui ne s’achète pas. Je n’espère pas être utile à mes lectrices en leur disant que la balle de blé ou d’avoine, humectée à point, tassée en couches égales sur un peu de bois, le discipline et prolonge sa durée. Mais, ayant allumé, ménagé de mes mains toutes sortes de feux, je puis, au moment où flambe dans la grille un plein seau de boulets, conseiller de le poudrer de cendres. Encore y a-t-il la manière. Une grille judicieusement assagie restreint sa gloutonnerie, sommeille sans jamais s’éteindre, ni jour ni nuit. Quatre hivers consécutifs, je n’ai pas eu d’autre chauffage. Doucement — et non à grands coups de tisonnier, qui vident la grille et la refroidissent — doucement, vous faites tomber la cendre en lui grattant le ventre par en dessous, comme font, sous la truite nonchalante, les « endormeurs » de poisson qui braconnent les truites à la main…

Dans mon pays, venu le temps d’écaler et de presser la noix, pensez-vous que nous jetions les écales brisées ? Elles allaient au feu, elles aussi, versées par panerées sur la braise de bois et aspergées d’eau à l’aide d’un balai mouillé. Elles se changeaient en croûte ignée, dont l’ardeur durait du dîner — six heures trente — au couvre-feu familial, qui sonnait à neuf heures. Il n’était pas jusqu’aux élagages des lauriers d’hiver et des aucubas panachés qui ne participassent à notre chauffage. Coupés en automne, encore chargés de sève, les rameaux à larges feuilles comblaient un feu trop vif, qui du coup se taisait et couchait les oreilles. Combien m’est présente la forte odeur, un peu cyanhydrique, du « laurier des pâtissiers » mijotant sur la flamme !… Soudain séchée, la verdure nous mitraillait d’un jet d’étincelles, moi, le chien adorateur du feu, la chatte en pelage d’hiver.

Une des étincelles voyageait toujours plus loin et plus longtemps que les autres dans la pièce, comme une foudre minuscule cherchant son but et sa victime… Après quoi, je remplaçais le laurier par des branches de sapin et de thuya, et autour de nous régnait l’arome prématuré de Noël…

Il y a quelque cruauté à évoquer ici les souvenirs de feux fastueux, de combustibles gratuits qu’on ramassait — crépitante pomme de pin ! — par amusement en même temps que les derniers champignons et les premières châtaignes. Mes lectrices ne manqueront pas de me remontrer qu’elles n’ont ni boulets, ni écales de noix, ni bûches, ni ce bel anthracite dont la cassure brille. Si cela peut vous consoler, mes chères femmes, soyez sûres qu’en ressuscitant tels moments de sécurité, d’abondance, de jeunesse, tels hivers où la tragédie actuelle du froid n’était qu’un divertissement pinçant, soyez sûres que je me fais autant de peine qu’à vous.

Quelqu’un lit à voix haute, prétendant nous faire rire, une recette gastronomique d’autrefois, je veux dire de 1939 : « Vous prenez huit ou dix œufs… »

— À qui ? demande une petite fille qui n’a pas ri.

C’est une petite fille de ce temps-ci, proche de l’adolescence, mince, âpre et l’œil à tout. Elle vit notre vie, et la sienne. Munie de son petit pliant, de son cabas, d’un ouvrage de tricot et d’un livre d’école, ses socquettes roulées sur les chevilles, elle va faire la queue en dehors des heures scolaires. Ses pensées, ses convoitises durant qu’elle marque le pas ou relève la maille aux abords d’une grande épicerie, elle se garde de nous les livrer. Mais d’un mot elle vient de nous faire voir qu’elle se forme sur le bien d’autrui, sur ce qui est licite ou interdit, des idées personnelles : « Vous prenez huit œufs… »

Elle sait que huit œufs ça ne s’achète nulle part. Ses narines, son regard aigu sont d’un renardeau subtil. Elle semble viser quelque poulailler de rêve, et la poule aussi bien que l’œuf. Mais, comme beaucoup d’enfants, elle possède un admirable empire sur elle-même. Elle boucle la ceinture de son imperméable, empoche ses feuillets de tickets, laisse geindre sa mère et s’en va conquérir une lamelle de fromage, un kilo de châtaignes et des choux de Bruxelles. Le tout, convenablement cuisiné, compose d’ailleurs un plat excellent.

La France est pleine d’enfants raisonnables, tôt mûris, patients et contenus au point de vous faire venir les larmes aux yeux. Certains brident leur appétit de croissance, organisent leur fin de semaine en frairie hebdomadaire, avec un esprit économe et gourmand. Je connais un scout ardent d’une quinzaine d’années qui fait en ce sens l’éducation de sa mère :

— Qu’est-ce que tu as devant toi ? professe-t-il. Tu as papa, Marguerite et moi : des trous. Pendant les premiers jours de la semaine, ne t’en fais pas pour les trous. Bouche-les avec des légumes, de la grosse soupe qui se tient debout toute seule, des portugaises, des pommes cuites et des marrons, un bout de poisson si tu veux. Laisse-nous crier, papa et moi. Mais alors, à la fin de la semaine, qu’on le sente passer, ton rôti ou ton pot-au-feu ! Pas de bifteck en dentelle, ni de jambon qu’on voit au travers, pas de saucisson taillé en monnaies du pape ! Et le reste de viande en boulettes à la sauce piquante ou en miroton, le dimanche matin ! Et une tarte du boulanger, parfaitement ! À partir du dimanche soir, changement à vue : une tasse de cacao à l’eau et on se couche là-dessus, après le cinéma. Dis, cache un peu de sauce de miroton, si tu peux, pour donner du charme aux patates de lundi ?

La mère de cet administrateur aux vivres proteste au nom de l’hygiène et des repas réguliers, sinon substantiels. Elle a tort Son scout aux yeux de braise, qui fut déjà responsable d’une popote de garçonnets, comprend qu’un rythme, un contraste satisfont l’idée de mortification comme l’idée de récompense.

Une enfance, une jeunesse villageoises m’ont préservée d’une des exigences citadines, celle de la viande, la viande révérée, inéluctable, centre monotone de toute agape parisienne. Une platée de fromage blanc, bien poivré, m’est déjeuner aussi bien que la tarte à la citrouille, que le gratin de poireaux. La tomate creusée, le gros oignon, la courge farcie de gras ou de maigre rivalisent avec l’entrecôte minute. Mais dans le Midi j’ai souvent vu, étonnée, les estivants parisiens se détourner des magnifiques légumes provençaux : poivron, pomme d’amour, aubergine vernissée, oignons sucrés. Ainsi se détournent du blé, paraît-il, les Hindous privés de leur riz. Mes « estrangiers » soupiraient après leur bifteck et les frites traditionnelles.

La famille française en appelle aux grands principes chaque fois qu’on la met en présence de ce qui lui est nouveau, partant suspect : « Ma mère n’aimait aucun gibier… Mes sœurs sont comme moi ; vous nous paieriez cher pour nous faire avaler la peau du lait bouilli… Mon fils tient de son père, il mourrait à côté d’un lapin sauté plutôt que d’en manger ! » Chipoteurs comblés, gourmands sans curiosité qui fîtes la petite bouche tant que vous pouviez choisir, mangerez-vous aujourd’hui « ce qui se trouve », y compris le légume vert, dédaigné du sexe fort ? C’est la grâce que je vous souhaite.

Est-ce à dire que le travailleur manuel puisse compenser, en ce dur passage, en ce long provisoire, son usure musculaire à l’aide d’une assiettée de nouilles ou d’une « gratinée » ? Je ne suis pas si sotte que de l’espérer, ni de prendre à la légère ton absence, café, tonique noir et amer qui excites l’ébattement cérébral des gratteurs de papier, ni de rester froide devant le gril où grésillerait une rouge tranche de bœuf…

En attendant, je continuerai de puiser dans le petit pot à bouillir les châtaignes. Admirable chair blanche de la brune châtaigne, complément providentiel des repas réduits ! Tu es le pain délicat qu’apporte cette saison froide, chiche de lentilles et de haricots secs ; tu abondes quand tout devient rare, quand la terre se referme. Je me permets d’indiquer que la châtaigne bouillie — il faut saler l’eau de l’ébullition — écorcée, nettoyée de sa seconde peau et de toutes ses petites cloisons, écrasée en pâte homogène avec du sucre en poudre, enfin pressée en petites galettes dans un linge fin, est un régal sain et simple, un dessert complet si vous le servez en même temps qu’une confiture rouge. Un peu étouffant ? Que non ! Car vous avez bien pensé à déboucher, auprès, une bouteille de cidre mousseux ou de bon vin blanc, plutôt doux.


II

Femmes et hommes, le matin, se hâtent, qui vers le travail, qui vers le problématique approvisionnement. Il est tellement nuit, il est si peu matin, quand tintent à la Bibliothèque nationale les six coups officiels de quatre heures, qu’à tout moment jaillit dans la nuit le petit phare d’une lampe de poche. « Mais puisque vous regagnez l’après-midi ce qui manque à la matinée… » C’est entendu, mais il fait plus froid à quatre heures du matin qu’à six. Les premières heures ouvrables sont noires. Et tous les êtres, qui tendent vers l’hivernage, secouent avec peine leur engourdissement d’avant l’aube.

L’homme subit la nuit comme une plante. Tous les oiseaux ne sont pas matineux. On sait qu’il y a des fleurs de qui l’épanouissement est nocturne. Le blanc lis des sables, entre minuit et trois heures du matin, devient méconnaissable à force de s’ouvrir, de roidir en griffes ses étamines, de jeter autour de lui ses rets de parfum. L’espèce humaine aussi abonde en noctambules à qui le plaisir conseille de retarder leur coucher, mais nul instinct ne les incite à quitter leur lit en pleine nuit. L’effort quotidien que demande aux travailleurs des deux sexes l’heure de super-été est considérable. Espérons qu’il ne durera pas tout l’hiver.

Les enfants eux-mêmes refusent de récupérer le soir les deux heures qu’on leur chicane le matin. Comme l’oiseau, comme les cheptels de ferme, la tutélaire syncope, le sommeil passe outre aux décisions humaines et ressaisit les enfants quand ils sont déjà debout, habillés, lavés. Tête penchée, ils retournent au songe inachevé, se pelotonnent à leur manière, qui est aussi, vers la fin de la nuit, celle du chat roulé en turban, du pigeon rengorgé, de la crosse de fougère, des frileux pétales d’anémone.

Comme j’ai passé l’âge des sommeils longs et des heures de travail régulières, il m’arrive de regarder au loin poindre les petites lampes de poche, entre six et sept heures du matin. Elles vont vite, ne s’arrêtent pas, grandissent ; quelques-unes optent, à la hauteur de la Bourse, pour la rue du Quatre-septembre ; d’autres bifurquent à la rue des Petits-Champs. Le demeurant plonge sous les arcades du Palais-Royal. Leur clarté ronde, rabattue sur le trottoir, cerne d’un halo les pieds des porte-lumière. Que de bas transparents, que d’escarpins découverts !… Le bas de tulle, le soulier mince disent l’obstination des femmes à maintenir une mode coûteuse, hors de raison, hors de saison.

Je date d’assez loin pour avoir connu, dans mon enfance, de vieilles bourgeoises cossues et des châtelaines provinciales que l’âge fixait au coin de leurs cheminées définitivement, comme un fauteuil, comme une paire de chenets. Elles montraient à ma mère les reliques de leur jeunesse : une robe à bouquets, un voile de Malines, un « drap de dessus » percé et repercé de jours, incrusté de dentelles ; une chemise de noces, les bas des anciens bals : « Pesez-les ! » disaient-elles, orgueilleuses. Elles mettaient dans la main de Sido deux bas de soie lourds et froids comme une paire de petites couleuvres.

Soie naturelle ou non, une paire de bas emploie huit à dix grammes de matière textile, aujourd’hui. Frêle protection que dix grammes contre le gel, contre pluie et tempête, contre escaliers de métro et semelles minces. Le déconcertant est que les femmes souffrent et ne cèdent point, si ce n’est que les fortunées, les raisonnables portent des bas de laine. Encore paient-elles cher ce privilège, qui n’entraîne pas celui de posséder des chaussures à souhait pour les bas volumineux.

— Depuis que j’ai des gros bas bien chauds, me confie une inconséquente, j’ai des engelures ! Comprenez-vous une chose pareille ?

Et elle me montre les engelures nées de la compression, l’engelure en bourrelet au-dessus du talon — la pire — les engelures en chapelet sur les pauvres orteils bossus.

Quelques femmes, travailleuses célibataires, veuves sans enfants, m’ont demandé de leur suggérer un emploi des heures de congé.

« Tirez-nous, m’écrit l’une d’elles, du ménage « fait à fond » et du cinéma ! Croit-on que notre minuscule logis réclame tant de soins, ou qu’en semaine nous le négligions ? Une sortie constitue une fatigue supplémentaire… »

J’ai bien peur que mes jeunes travailleuses fatiguées ne fassent la grimace au conseil que je vais leur donner. Mais la froide saison, la loi animale de la vie ralentie, l’économie et l’hygiène sont présentement d’accord avec moi pour leur dire : dormez. La campagne est loin, le jour court. Vous avez la chance — ou l’amertume — de vivre seule ? Dormez. Le repas du samedi — ou du dimanche — et les soins du ménage expédiés, dormez. Une bouteille d’eau chaude aux pieds, la fenêtre entre-bâillée sur le froid sec ou sur l’averse raide, laissez-vous aller…

Le pis qui puisse vous arriver, c’est de ne vous éveiller que le lendemain matin (tant mieux pour les tickets !), à l’heure habituelle, détendue, un peu égarée, le corps léger, de faire craquer vos jointures et de vous écrier, à l’exemple d’une petite fille que je connais :

— C’est incalculable ce que j’ai grandi cette nuit !

J’écris en pleine aube obscure. Il est sept heures du matin, si j’en crois ma pendule — mais je ne l’en crois pas. Les petites lampes de poche, dans la rue, vont leur chassé-croisé. Une ombrelle de lumière approche, dont le manche se dédouble en deux jambes fines, s’achève en deux souliers découverts et pointus. À quelle heure se sont levées ces deux jambes gracieuses ? Quel jour se reposeront-elles ? Elles franchissent les degrés du passage du Perron avec une légèreté ! Bon courage ! L’heure est si ambiguë que j’hésite, du haut de ma fenêtre, à leur dire : « Bonjour », ou : « Bonne nuit… »

Silence… Ce n’est pas uniquement la circonspection qui ferme les bouches. On ne s’arrête pas, en décembre, pour bavarder dehors. Les magasins n’admettent plus guère le chiffonnage des coupons, puisqu’il n’y a plus de coupons. Le métro, qui va vite, n’est pas un lieu confidentiel. Il y a bien le « thé », où l’on vous sert un chocolat à l’eau, excellent d’ailleurs, qui détend les nerfs et délie les langues. Tiède, tintant de cuillères et de tasses, un filet de vapeur au bec de chaque théière, poétisé par l’odeur du chocolat et du café, voilà que je me prends, l’ayant fui un demi-siècle, à trouver que le « thé » est un endroit charmant. Même le bruit des voix l’embellit. C’est que la voix humaine, ramenée à son plan de bruit frivole, nous n’avons guère d’occasions de l’entendre. Les enfants jouent une octave plus bas. La bruyante, l’imprudente jeunesse, tancée, est sur ses gardes, les hommes ont dit à leurs femmes : « Chut ! » et les femmes ont morigéné les hommes : « Toi, d’abord, tâche de tenir ta langue ! »

Au restaurant, nous déjeunons à mi-voix, nous dînons de bouche à oreille. Il n’en fallait pas plus, ni moins, pour que nous nous apercevions, étonnés, que le son de la voix humaine nous est tonique, que le dialogue fait partie de notre hygiène morale, et que la présence de notre semblable, fût-elle insolite, fût-elle importune, vaut souvent que nous la traitions avec la considération qu’elle mérite.

« Je voudrais dire quelque chose à quelqu’un ! » s’écrie, dans Pelléas et Mélisande, un tremblant enfant qui se débat dans un silence qu’assombrit l’amour défendu. Nous avons tous, présentement, quelque chose à dire à quelqu’un et quelque chose à lui taire. Comment résister à ce que, par fausse honte, nous nions, comment résister au besoin d’effusion ? Qu’est, sinon effusion, le mot de ma voisine chez qui je quête un renseignement : « Entrez donc, vous n’allez pas me dire ça sur le pas de la porte ! » La nuit close, et l’épaisse porte ancienne aussi, c’est alors que notre étroit immeuble — trois fenêtres de façade — s’anime sans aucun bruit.

De sa chambre du quatrième une solitaire descend, pour un rendez-vous dans une autre chambre, où une autre femme tricote. Parfois le premier visite l’entresol, le quatrième descend au premier… Je pense qu’il en va de même dans beaucoup d’autres maisons, et il semble tout naturel que l’économie de feu, de lumière et de lieu impose des usages d’ailleurs courtois et agréables.

Économie, soit. Mais croyez que la sociabilité commande, encore qu’elle se déguise et s’abrite, timide, derrière un prétexte banal, qui n’abuse personne. Au dehors, la nuit de poix et ses dangers pèsent sur le portail d’un logis qui survit aux révolutions et aux guerres… Mais l’épaisseur même de l’ombre extérieure crée, au cœur de ses habitants, une idée de sécurité, de liberté poétique. Mon lyrisme personnel n’est pas si assoupi qu’il ne s’éveille au « bonsoir » de qui monte, de qui descend l’escalier glacial. L’esprit des anciennes veillées d’autrefois, je l’ai, mieux qu’imaginé, connu. Il empruntait les traits de tel enfant de minuit, de telle vieille femme coiffée d’argent frisé, aveuglée par ses grosses lunettes ; il balançait une lanterne en forme de tour poivrière. Comme ici même, un chat le suivait, pourchassant une pelote de laine qui bondissait sur les marches.

En Puisaye, en Forterre — oh ! qu’on nous rende ces noms régionaux ! — l’esprit des veillées s’asseyait au centre d’une vaste cuisine constellée de cuivres roses, et il dévidait des écheveaux de chanvre. En Franche-Comté, il écalait des noix, des noisettes, il nouait en bouquets les alises aigrelettes et il chantait. En Limousin, il s’étouffait à manger des boules de « farce dure » et s’éclaircissait le gosier avec un bon coup de vin. Sur le plateau de Millevaches, désert caparaçonné de bruyère rouge, il amenait un mouton bien lainé, pattes liées, dans la toison duquel la compagnie se tenait les pieds chauds…

Ici, l’esprit des veillées est pauvre. Il n’a pas même de chaufferette — où prendrait-il la braise ? Il n’est pas bavard, pour commencer. Il est banal par manque de hardiesse. Il rase la terre, raconte des petits faits de ce temps, jette des chiffres, des noms de denrées, donne la recette d’un plat qu’on fait « avec trois fois rien »…

— J’ai essayé, réplique une malicieuse, mais je ne l’ai pas réussi, parce que je n’avais mis qu’une fois rien !

Elles rient. S’il y a des hommes, ils ne font pas grand bruit, pour qu’on les oublie un peu, pour goûter mieux une heure qui ne ressemble à aucune autre. L’esprit encouragé hausse le ton, volette çà et là au-dessus du sol. Il peint ce qu’il a vu : une forêt, une famille, la guerre, un voyage ; il attend, il quête les répliques, il attise des souvenirs. Une petite dame qui n’a l’air de rien est allée de l’autre côté de la terre. Une n’a presque jamais quitté Paris et se trouve plus riche d’anecdotes que la pérégrine ; la troisième s’égaie de notre stupeur quand elle conte qu’avant de diriger une épicerie elle dressait des chevaux de selle…

Toute la belle monnaie imaginaire des vies humaines danse, s’échange, brille, sonne… L’esprit des veillées apporte ce qui se mourait, depuis des années, sous le parler gras et sale, les rires ivres, l’argot sans vigueur, le néologisme sans ancêtres, la veulerie. Qu’on lui prête les soutiens de la curiosité et du désintéressement, et nous verrons qu’il est en train de ressusciter la conversation.

— La sonnerie de l’entrée remarche. À présent je vais t’arranger ton appareil téléphonique.

Le professeur au Conservatoire ne fait point de promesse qu’il ne tienne. Assis par terre en tailleur, il tire de ses poches un outillage réduit, travaille, démonte, remonte, dévisse et visse. J’ai sous les yeux le type accompli du bricoleur conscient et virtuose.

— C’est joli, ces petits outils à manche noir. Passe-m’en un. D’où les as-tu, Wague ?

— Ça ? des bijoux ! C’est une petite série des outils que les ouvriers de Bréguet fabriquaient eux-mêmes pour l’exercice de leur métier, autrefois. Regarde le manche à six pans, en ébène véritable. Et le petit manchon de cuivre qui relie le manche à la gouge d’acier. C’est l’amour d’un métier qui enfantait tout ça.

Un bricoleur est rarement indemne de poésie. La France entière est bricoleuse. Une rêverie inventive, un art personnel ont seuls pu créer le petit ciseau à froid que j’ai trouvé un jour, emmanché de cuivre cannelé, bien en main, gravé d’arabesques, honoré d’ornements comme un bibelot chinois. Son propriétaire, qui devait être en même temps son auteur, a dû le regretter.

Adroit, touche-à-tout, indiscret, artiste, industrieux, modeste au fond, vantard en surface… Si je fais le portrait du bricoleur-type, je fais celui du Français. En France, nous sommes possédés de l’envie de nous mêler de ce qui ne nous regarde pas, nos plus grands plaisirs sont à ce prix. Un petit livreur cycliste a guéri l’impotente pendule de ma cuisine. Si dans la rue une courroie de ma sandale — car aux temps durs conviennent les cuirs mous — vient à se rompre, un passant, deux passants veulent m’obliger : « Attendez, dit l’un, j’ai justement sur moi… » En effet, il a justement, dans un petit papier plié, cinq ou six clous à sabot.

Un autre tient dans son portefeuille un bout de sangle, et du pavillon d’une clef il sait faire un tire-clou. Que font, dans des poches citadines, les clous à sabot, la sangle, une lame de rasoir gentiment montée en tranchet au bout d’une pince à linge ? Mystère, bricolage, et un brin d’enfantillage brochant sur le tout. Luc-Albert Moreau bricole à ravir, menuise, dessine son jardin et le plante, soude, cloue, ramone, car ses loisirs de peintre et ses goûts innés se sont mis dès longtemps à la meilleure école, qui est celle du paysan.

Mon bricoleur-ami travaille tranquille à mes pieds, mieux et sans plus de bruit que moi. Le cheval de porcelaine dix-huit cent trente retrouve, grâce à lui, ses membres. Aucune goutte de colle ne souille la table basse qui sert d’établi. D’ailleurs, à être privé d’ateliers, à se contenter d’un bout de table, de la cuisine ou de l’antichambre, un bricoleur acquiert une adresse, une modestie d’exécution qui contrastent avec l’emphase du professionnel. Il opère sans miettes, rabote sans copeaux, peint sans taches, pour éviter d’être rembarré par sa femme, admonesté par sa progéniture…

— Tu sais coudre, Wague ?

— Comme une fée.

— Regarde, mon dessus de divan, il est tout élimé, là… C’est un vieux lasting bien joli, mais fatigué. Tu ne veux pas me le repriser ?

Je voulais rire ; mais mon artisan examine le dommage très sérieusement. C’est merveille, ensuite, de le voir découper un carré de toile gommée noire — ciseaux et tissu tirés de son fonds propre — chauffer la toile à l’ampoule de la lampe, écarter les fils de trame et glisser le pansement sous l’étoffe fleurie…

— Raccommodage de fortune, dit-il négligemment.

Tous bricoleurs ! La fonction a désormais dans nos mœurs son crédit, et dans la langue ses lettres patentes. Il paraît que la « bricole » était une machine de guerre, avant que nous ne nommions ainsi une activité qui s’emploie à pallier l’infortune de la paix, à faire de presque rien quelque chose.

Le bassin du Palais-Royal est vide, depuis des mois. Max, qui a douze ans cette année, est forcé d’aller jusqu’aux Tuileries — il me l’a dit ce matin avec contrariété — pour essayer son « bateau qui marche ». L’objet est curieux, entièrement fourni par deux boîtes à sardines, deux bobines en bois, un arbre de couche et un frein en fil de fer ; deux bracelets de caoutchouc, tordus sous la quille, en se détordant servent de propulseurs. Je me suis fait expliquer la marche du jouet.

— C’est pas un jouet, c’est une maquette, dit Max, vexé.

— Une maquette construite par qui ?

— Moi, naturellement. J’ai bricolé ça de toutes pièces.

Mon constructeur naval ne s’appelle encore que Max. Max qui ? Attendez. Attendons. Peut-être qu’il s’appellera quelque chose comme Max Niepce ou Max Lumière… Ce sont des noms de bricoleurs de génie.

La messe de minuit à cinq heures de l’après-midi… Enfants, vous n’aurez pas eu votre longue veillée ni l’attente d’un minuit lumineux. Vous n’aurez pas eu le départ et le retour aux lanternes. Vous vous serez contentés de la nuit dans l’église, des buissons ardents, des fleurs vouées à Jésus, des verdures persistantes qui mêlent à l’encens l’odeur du buis, du laurier et du sapin. C’était assez pour enchanter votre sensibilité, qui résonne à tout choc. Ce que vous avez eu suffit pour que votre mémoire, plus tard, vous parle d’un minuit de Paris qui a sonné cinq coups.

Paris est trop noir pour qu’on vous y laisse trébucher, enfants qui une seule nuit dans l’année hantiez les rues et vous couchiez tard. J’aimais vous rencontrer, l’an passé, sous des lumières déjà réduites, à l’heure où vous reveniez d’une messe, d’une fête donnée sous les branches d’un arbre. Vous étiez les repères lumineux de mon trajet puisque au passage vous me jetiez l’éclair d’un jouet pailleté, d’une noix, d’une grappe, d’une pomme en verre soufflé, doré, d’une couronne de papier d’étain, enfants, avenir, notre dernier trésor…

Les nuits de Noël, à la campagne, n’étaient pas plus opaques, et personne, il y a un demi-siècle, ne se souciait d’éclairer les rues de mon village autrement qu’à l’aide des grosses lanternes pendues au poing par un anneau, renforcées de barreaux. L’ombre divergente de ces barreaux tournoie encore dans mon souvenir, chemine encore à mon côté, raye les murailles, les robes des paysannes, se balance sur le dos du chien…

Car le chien — qu’il s’appelât Domino, Patasson, Finaud ou Lisette — le chien nous accompagnait à la messe de minuit en mémoire d’une nuit où le bœuf et l’âne avaient reçu le don de la parole. Il siégeait à notre banc de notables, entre Sido ma mère et sa fille, n’en paraissait pas surpris et écoutait les chants et l’harmonium. Sur l’église de mon enfance, personne n’a reconstruit le clocher foudroyé depuis deux siècles environ. Mais le village l’aime mieux telle qu’elle est — et moi aussi.

Au retour de la messe de minuit… Ici je m’arrêterais court si mes lectrices attendaient que je peignisse les fastes d’un jour et d’une nuit sans seconds dans l’année. Sido, ma mère, ma jamais assez ni assez bien aimée, voyait avec terreur, déjà, ses mains maternelles, ses granges se vider. Aussi nous nous gardions d’exiger ce qu’elle n’eût pu nous donner. Je le dis à notre honneur d’enfants et d’adolescents : on n’a guère vu de progéniture moins avide que nous. Les deux garçons se tenaient contents s’ils avaient de quoi acheter un filet à papillons, deux étaloirs et les longues épingles de laiton, des balances à pêcher l’écrevisse. J’étais la plus jeune ; pourtant Sido me faisait une étrange confiance. Rirez-vous de moi, lectrices, si je vous avoue que je demandai pour mon septième Noël, le théâtre complet de Labiche… et que je l’eus ?

L’année suivante, je fus plus difficile à combler : je voulais des boules de cristal et de grandes larmes scintillantes comme celles qui pendaient sous les lustres, chez un châtelain des environs. J’y renonçai.

Mais, en mémoire de mon renoncement sans pleurs, le jour où ma fille, à l’âge de sept ans, me demanda pour Noël un pantalon de velours à côtes « comme les hommes qui travaillent à la voie du chemin de fer », croyez bien qu’outre les braies côtelées elle eut la « taillole » rouge, la ceinture de laine qui sangle trois fois les reins, frangée à chaque bout.

Les parents ne sauraient trop se dire que l’aveu d’une convoitise rituelle, chez l’enfant, est la fleur d’une longue rêverie, la phrase unique qui résume un roman. Quand un garçonnet pressé de questions se résout à dire : « Je voudrais pour mes étrennes un décamètre, de la toile cirée verte et un fil à couper le beurre… » j’aimerais, parents, que vous n’écrasiez pas sous des railleries défleurissantes un rêve qui a sa pudeur et son romantisme. Donnez la toile cirée, le décamètre et le fil à couper le beurre — aussi bien votre crémier ne s’en sert plus guère — par-dessus le marché, tâchez en les donnant d’avoir l’air fin et compréhensif. Ça vous changera.

Il vous paraîtra étrange que mes Noëls d’enfant — là-bas on dit « nouël » — aient été privés du sapin frais coupé, de ses fruits de sucre, de ses petites flammes. Mais ne m’en plaignez pas trop, notre nuit du vingt-quatre était quand même une nuit de célébration, à notre silencieuse manière. Il était bien rare que Sido n’eût pas trouvé dans le jardin, vivaces, épanouies sous la neige, les fleurs de l’ellébore que nous appelons rose de Noël. En bouquet au centre de la table, leurs boutons clos, ovales, violentés par la chaleur du beau feu, s’ouvraient avec une saccade mécanique qui étonnait les chats et que je guettais comme eux. Nous n’avions ni boudin noir, ni boudin blanc, ni dinde aux marrons, mais les marrons seulement, bouillis et rôtis, et le chef-d’œuvre de Sido, un pudding blanc, clouté des trois espèces de raisins — Smyrne, Malaga, Corinthe — truffé de melon confit, de cédrat en lamelles, d’orange en petits dés.

Puis, comme il nous était loisible de veiller, la fête se prolongeait en veillée calme, au chuchotement des journaux froissés, des pages tournées, du feu sur lequel nous jetions quelque élagage vert et une poignée de gros sel qui crépitait et flambait vert sur la braise…

Quoi, rien de plus ? Non rien. Aucun de nous ne souhaitait davantage, ne se plaignait d’avoir trop peu. Le sifflant hiver assiégeait les persiennes. La grosse bouilloire de cuivre, assise dans les cendres, et les cruchons de terre qu’elle allait emplir nous promettaient des lits chauds dans les chambres froides…

— Maman, je ne veux pas me coucher ! Je veux veiller toute la nuit, toutes les nuits !…

— À ton gré, Minet-Chéri… Voilà le jour. Tu vois, la neige devient bleue entre les lames des persiennes. Tu n’entends pas que les poules chantent ?

Je croyais veiller encore… C’est que, surprise par l’heure tardive, je dormais déjà, la tête sur mes bras pliés, mes tresses au long des joues comme deux couleuvres gardiennes…


III

Il fait froid. Ces deux f, vous les lisez dans la double bouffée d’haleine qui sort des bouches. Ce sont deux mots qui se voient de loin : « Fait froid… » Si une minorité heureuse se tient au chaud, elle subit la règle, elle ne peut se dérober à la pensée du froid, à sa réalité, au souci de ceux qui souffrent du froid.

La présence du froid sec pénètre partout. Il a terni la neige pure pendant quelques heures. Quand l’aube de neuf heures éclaire un peu le ciel, les rideaux se soulèvent sur les vitres, et des visages interrogent : « Est-ce que le vent a enfin tourné ? Est-ce que nous allons enfin voir accourir ces fougueux enfants de l’Ouest qui sont le nuage bleu, la pluie, un souffle qui porte l’odeur de la terre imprégnée d’eau, les changeants rayons, le coup de tonnerre rieur qui devance février ? »

Mais les vents du nord et de l’est sont toujours les maîtres du ciel, avares d’humidité. Quand donc verrai-je sous ma fenêtre, dans le jardin qui fut royal, les enfants jouer sans manteaux ? Il y a bien des jours que les pigeons n’ont foulé la terre détendue et ouvert grandes, au bienfait de l’averse, leurs ailes. L’eau enchante l’oiseau, la gelée le ternit. Dans ce vieil édifice quadrangulaire, où les conséquences du froid me tiennent recluse, nous dépendons un peu les uns des autres, d’une manière mitoyenne. Il y fait froid — il y fait plus froid que l’an dernier, parce que l’immeuble de droite et l’immeuble de gauche, frères identiques, soudés à celui que j’occupe, sont vides aussi de charbon et de chaleur. Les combles du Palais-Royal prennent jour par leurs toits à pente faible, par l’œil carré des « tabatières ». Sous l’ardoise vivent des employés modestes, des travailleuses solitaires. Point de cheminées dans ces combles, où le gaz n’a pas le droit de cité, où l’électricité recule devant l’ombre de Richelieu. Le réchaud à essence et à alcool, la lampe à pétrole étaient les flammes modestes de mainte petite vie silencieuse, jusqu’aujourd’hui. Mais essence, alcool et pétrole sont loin de nous.

Il fait froid… C’est ce froid souverain qui a obtenu des femmes ce que le bon sens élémentaire leur demandait en vain. Elles n’en sont pas encore aux houseaux les plus efficacement protecteurs : les journaux, assujettis autour de la jambe par des cothurnes de ficelle. Je pense qu’elles y viendront, à l’instar d’une antique péripatéticienne dont je vis, des années durant, l’ombre majestueuse déambulant sous les arcades de notre cloître laïque. L’hiver, elle s’accotait aux grilles fermées, pour resserrer les ficelles de ses guêtres imprimées. Ainsi faisaient, chaussés de morceaux de moquette, de papiers d’emballage et de carton ondulé, les soldats de la Grande Guerre…

En attendant les leggins de papier, les femmes bourrent de gros bas de laine leurs petits souliers. J’ai déjà signalé le mal qui résultait d’une hygiène étourdie : jamais on ne vit tant d’engelures, et les hommes, pourvus par leurs femmes de bonnes chaussettes tricotées, ne sont pas plus épargnés que leurs compagnes. Une jeune secrétaire que je connais va prendre son service le matin à neuf heures. Comme à la petite Sirène du conte d’Andersen, chaque pas lui coûte une douleur aiguë, car elle a, sur chaque doigt de pied, une engelure. Chante-t-elle, pendant qu’elle tape, téléphone, sténographie en conscience, une chanson de Fréhel, du temps que Fréhel était pareille à une mince et ravissante bête sauvage, et l’engelure, ce supplice, assimilée à un divertissement comique :

J’adorais sa figure,
Son p’tit nez, vrai bijou,
Avec une engelure
Au bout.

Du comique nous arrivons au drame, et du cuir au liège. Le docteur Jaworski arpente, de malade en malade, le verglas, sans trouver à acheter une paire de snow-boots. Jean Marais, créateur de Les Parents terribles, voit avec inquiétude ses apreski s’entrebâiller… Tous deux ont vu entrer, muets d’envie, un autre de mes amis qui revenait de sa province normande semellé de bois, les pieds cornus, bien au large et fourrés. Mais comme ce dernier se pique d’élégance autant qu’il est soucieux de bien-être, il avait verni ses sabots.

Les lignes que j’écris n’apporteront — et j’en ai bien du regret — aucun soulagement aux femmes qui m’écrivent, me demandent justice contre le froid, me confient qu’il les fait souffrir aux larmes. Je n’ai trouvé contre lui, qui est mon ennemi, que d’aller pieds nus en toutes saisons depuis douze ans.

En remontant plus loin — beaucoup plus loin — je me souviens que ma mère préparait, l’été, et tenait en réserve, pour le cas où ses enfants auraient eu ces engelures ouvertes qu’on appelle chez nous « crevasses », une bouteille de vinaigre de roses, pétales de roses rouges infusés un mois dans du vinaigre fort, le tout clarifié au papier-filtre. L’odeur mordante et fine d’un tel remède, je ne l’ai pas encore oubliée, quoique je n’aie jamais souffert d’engelures. Mais je savais mentir, tendre un index, offrir un orteil nu, mendier la compresse embaumée, et la sucer en cachette, pour son double goût de vinaigre et de rose…

Il fait froid. Un souvenir heureux est contre le froid une protection fragile. Quelque chose s’est ému dans les airs, cependant, au cours de la nuit dernière. L’aiguille bleue du baromètre a glissé de deux degrés vers la gauche, sollicitée par le mot prometteur : variable. Demain matin, nous soulèverons encore le rideau, nous regarderons encore la course du nuage et l’inclinaison des rares fumées qui empanachent les toits, et nous parlerons, entre nous, sur un ton d’espoir et d’anxiété, nous parlerons encore de la température : « Cela va changer. Demain, avec la lune, ou après la lune. Cela changera parce que fatalement, miséricordieusement, cela doit changer… »

Au lit ! Au lit ! Que ceux, que celles à qui leur âge, leur santé, leur oisiveté forcée ou leur occupation sédentaire interdisent de chercher dans la course ou la gesticulation énergique un remède au froid, recourent au lit ! Au lit, les enfants dans la maison non chauffée !

Si la vague glacée cède aujourd’hui, elle peut, d’ici mars, revenir, et nous savons bien qu’il n’est pas question d’amender, les combustibles manquant, l’état des choses et de la température. Notre but est d’atteindre la fin de l’hiver moyennant des tactiques de pauvres. La tactique du pauvre est souvent en contradiction avec l’hygiène du riche, ce riche que, plus ou moins, nous avons été, puisque nous disposions librement des robinets et des manettes qui débitent la chaleur en gaz, en liquide, la chaleur en air dilaté. Nous possédions aussi la chaleur en flammes échevelées, en laine légère, en lard rosé, en saindoux, en bordure moelleuse de jambon, en beurres variés : « Moi, j’ai un faible pour les beurres charentais ! — Ah ! l’Isigny a bien son charme… »

Tout cela, c’était la même félicité vitale, la chaleur. Aisément écarté, le froid s’arrêtait à nos seuils, à nos vitres. Aujourd’hui, il est notre plus grand danger, la punition des fous, des irréfléchis que nous sommes. Quoi ! point de doubles vitres à nos fenêtres ? Point de volets pleins ? Non. Cette bise glaciale, c’est par le garde-manger extérieur qu’elle pénètre dans la cuisine ? Oui. « Ça a toujours été comme ça », répondent notre incurie, notre routine, notre faux progrès. La hutte de neige de l’Esquimau, elle, n’a pas de vents coulis. Comment ! aucune de nos portes ne ferme ? Le long de l’huis filtre la lumière de ta lampe, mon compagnon, si tu lis la nuit. Sous la porte du palier, sans l’ouvrir, la concierge passe, glisse un journal plié.

Et la mode des vêtements dits d’hiver ! Ces petites jupes, pour nous ; ces petits caleçons gamins sous le pantalon des hommes ! N’oubliez pas vos gants de tricot, madame, si vous sortez ! Mais ne vous étonnez pas de rentrer avec une oreille gelée puisque vous allez tête nue, au péril d’érysipèle. C’est vous, n’est-ce pas, madame, qui preniez des leçons de ski sur la montagne, cheveux au vent, les oreilles sans connaissance, aux côtés d’un professeur autochtone sagement enfoncé, de la nuque aux sourcils, d’un bonnet de peau de lapin ? C’est vous qui, dans une pharmacie, entriez, l’ourlet de la jupe rasant le genou pour demander « un produit contre les gerçures… »

— C’est pour les mains ? demandait le préparateur en blouse candide.

Un peu gênée, mais sincère, vous avez répondu :

— Non, c’est pour les cuisses…

Nous voilà tous châtiés, justement ou non, consternés devant les images elles-mêmes glacées, de ce que nous appelions « le confort moderne ». Le chauffage par les parquets, l’appartement « climatisé », l’escamotoir à ordures, l’eau à 80 degrés, l’ascenseur, l’aspirateur à poussières, que de jouets pour adultes paresseux et exigeants ! Pourtant, nous voici arrivés au carrefour qu’encombrent, pétrifiées et muettes de froid, les femmes qui font la queue. Le froid, la guerre ont fait un signe : c’est assez pour que, détournés des appareils d’où la sorcellerie humaine s’est enfuie, nous enviions notre semblable qui, sous tous les règnes du froid cataclysmal, se pencha, ramassa le bois mort et en fit jaillir la flamme.

Pratiquement, que faire ? Comment préserver les enfants ? S’ils semblent moins sensibles que nous aux morsures du froid, c’est qu’ils y pensent moins, ils cessent de le comprendre dès qu’il n’est plus un jeu de boules de neige et de patinoire. Dieu merci, ils ne relient pas, avant l’adolescence, la souffrance à ses causes. On voudrait, en ce moment, qu’un geste, et d’où qu’il vînt, ouvrît à tous les enfants un royaume à jamais sauf de tout mal.

« Courez dans l’appartement, agitez-vous, jouez ! » dit à ses enfants la mère sans feu. Une autre enseigne : « Frottez-moi ce meuble, et que ça reluise ! » La leçon de rythmique et de danse est aussi un palliatif. Mais un enfant, mais plusieurs enfants ne peuvent danser tout le jour, et j’ai encore sur le cœur un mot de femme : « Je leur apprends des jeux tranquilles : quand ils courent, ils ont trop faim. » Trop faim… pas assez chaud… Entre l’excès affreux et le manque haïssable, n’y a-t-il donc pas place, au sein d’un climat équitable, pour les enfants ?

Je voudrais bien fournir à mes lecteurs autre chose que des récriminations. Mais je chôme de recettes et de magies domestiques. À qui travaille assis, à qui écrit, à qui accomplit le geste court de l’aiguille, martèle la machine à écrire, manie le stylo, la pointe du graveur, je dis : « Faites-vous suivre par la boule d’eau chaude, vidée et renouvelée chaque fois qu’il est utile. Elle sera tantôt sous la couverture qui enveloppe vos pieds, tantôt contre votre ventre, comme un bon chien, tantôt sous vos mains ou derrière vos reins. Elle ne vaut pas un radiateur, mais elle vient au secours de maintes régions où la vie afflue inégalement. Et si vous disposez de deux boules en caoutchouc, alors c’est la fête « pour le cœur et pour tous les sens ».

À tous ceux qui possèdent en ce moment une salle de bains sans bain, un chauffe-bain diététique, aux femmes que leur emploi chasse du logis avant le grand jour, je me mêlerai de conseiller ce qui réussit aux lève-tôt de toute saison : quelle que soit votre fatigue, secouez-la, le soir, au bénéfice d’une toilette minutieuse. Vous y gagnerez d’avoir chaud en vous couchant, de reposer plus profondément, de sentir bon, de ménager vos draps et de dormir plus longtemps le matin. Ce qui vaut pour les grands vaut pour les petits.

Et maintenant je n’en démords pas : au lit, au lit ceux que leur métier, ceux que leur âge — trois ans ou soixante-dix — exemptent des corvées du dehors, du travail sauf les besognes sédentaires. Au lit avec votre livre d’images ou votre ouvrage de couture, d’écriture. Au lit, pendant que les pionniers et pionnières ― vos fils ou parents — affrontent les chances d’une expédition à travers les magasins de sous-alimentation générale.

Le crépuscule et le thermomètre descendent : glissez entre la couverture trop légère et la courtepointe un journal déployé ou un papier d’emballage ; donnez place au chat, si chat il y a, et à sa puissante électricité contre votre flanc, à la bouteille d’eau chaude près de vos pieds et non collée à vos plantes.

Il est bientôt six heures du soir : au lit !

— Pour quand il pleut, disait une petite fille, j’ai envie de fabriquer quelque chose que je tiendrais au-dessus de ma tête, comme un morceau de papier, ou une étoffe, ou une petite planche… Je le mettrais au bout de deux petits bâtons, ou même d’un seul bâton… ça serait bien commode…

Ainsi elle réinventait, en toute ingénuité, le parapluie. Si j’en crois quelques-uns de mes correspondants, notre époque va réinventer, de par son besoin de lire, le cabinet de livres en location.

Livrées à la hâte et à la facilité de vivre extérieurement, les époques heureuses sont infidèles à la pensée écrite. Une molle félicité excella toujours à brûler les heures, à les presser de témoigner combien elles sont vides, vaines, volantes. De poignants soucis, une tardive clairvoyance leur redonnent leur poids et leur suc, réduisent à leur valeur les plaisirs qui nous viennent du son et des fuyantes images. Ce qui se fixe en nous par l’œil, ce qui par le caractère imprimé échauffe en nous la pensée, l’esprit de compréhension et de contradiction, prend tout son prix ; n’est-il pas du meilleur augure que des générations égarées, en cherchant leur voie, retrouvent que lire est un besoin vital ?

Il ne s’agit pas seulement de l’appétit, aussi normal et aussi renaissant que le besoin de se nourrir, qui consomme, dans l’ordre même où elles apparaissent et se succèdent, les œuvres récentes. « Jamais, me dit mon voisin le grand libraire, jamais on n’a vendu autant de classiques. » Notre pays se méfierait donc des fictions romanesques, du livre dit « policier » que nul ne peut, son énigme déflorée, relire ni aimer ? Ce serait trop beau, ce serait trop tôt.

Mais croyons qu’un instinct très sûr incline un peuple durement châtié, ignorant de sa forme future, à interroger son passé, à vouloir connaître les fondements qui assurèrent sa grandeur et peuvent encore répondre de son avenir. Trois mille exemplaires de Montaigne se vendent tous les mois. Dira-t-on que le lecteur français porte aux auteurs faciles son suffrage le plus compact ?

L’amour de lire conduit à l’amour du livre. Si notre curiosité et notre pauvreté s’accordent en vue de ressusciter des cabinets de lecture, il faut qu’elles ramènent aussi le respect dû au livre. Le « cabinet de lecture » fut une sorte de bureau de tabac, un « commerce convenant à dame seule ». Une femme, aimable encore et malchanceuse, se faisait de ses abonnés des amis. Balzac donne à la belle Antonia Chocardelle un cabinet de lecture. Solitaires en effet, quasi désœuvrées, que de dames seules autrefois exploitèrent sans amour un fonds déshonoré par l’usage !

Lire est, selon le livre et le lecteur, une griserie, un honneur, le service rendu à un culte, une patiente prospection à travers l’écrivain et nous-même. Ce ne sera pas chose facile que d’enseigner le respect du tome périssable, du papier sans durée. Elle ne viendra que si on la cultive, cette pudeur du lecteur qui consiste à ne pas se gratter la tête au-dessus des pages, à m’abstenir de manger en lisant, de corner des feuillets… L’espèce humaine n’a jamais assez de vergogne quand il lui faut cacher les traces de ses haltes. D’un livre que j’achetai sur les quais tomba un affreux petit peigne de poche, édenté. J’en faillis perdre le goût du livre d’occasion, joie de mes promenades. Ainsi faillis-je me dégoûter du chocolat en tablettes pour avoir mis la dent sur un bouton de culotte enrobé dans sa pâte…

Un amour sincère se marquant par la délicatesse, je vois que les jeunes gens qui lisent dans le métro rabattent sur un volume fraîchement acheté une couverture volante et ménagent ses tranches non coupées. Bon nombre de ces lecteurs soigneux seraient en chemin de passer bibliophiles, n’était l’insuffisance de leurs moyens. Posséder sous sa forme aristocratique l’auteur que l’on aime, habillé d’une reliure qui lui est contemporaine, caresser, en la lisant, l’époque évoquée par sa typographie et sa mise en pages, ce sont là des plaisirs que la chance et l’ingéniosité rendent souvent abordables. À côté des « originales » d’époque, inexpugnables sous leur reliure signée, le livre d’occasion relié ne coûte pas — pas encore — plus cher qu’un livre neuf, et défie le temps mieux que lui.

Plaisir d’amateur n’est pas plaisir de maniaque. Je n’entends rien, pour ma part, à l’agrément de telle « édition avec la faute » qui vaut une fortune, de telle reliure « janséniste » sévère et lisse comme une laque, de telle « mosaïquée » varicolore, que leur possesseur entr’ouvre du bout des doigts, enferme sous vitre jalousement. Si le maroquin scelle le texte d’un poids de pierre tombale, foin du maroquin, ou bien donnez-le-moi usagé, dompté par des mains dont l’amour, comme le mien, s’éprenait des pages et non de la couverture. S’ensuit-il que je professe le dédain des reliures signées ? Je ne suis pas si rustaude que d’ignorer, pour ne parler que du passé, les noms de Padeloup, de Derome, de Simier.

Au mépris d’une sagesse qui nous détourne de regarder ce que nous ne saurions avoir, je conseille aux jeunes amis d’un culte renaissant de porter sur tout livre un œil curieux, de s’instruire, fût-ce platoniquement, dans l’art qui pare et conserve l’œuvre écrite. Leur vocabulaire s’y enrichira de mots typiques, âgés, exclusifs, comme pontuseaux, comme coiffe, tranchefile…

Vous attendez que je les explique en langage usuel ? Point. Vous chercherez. Vous trouverez. En suivant du doigt, sur quelque reliure fatiguée et solide, le dos à nerfs, la roulette, la dentelle, les filets, le décor à froid, vous épellerez chaque recherche, chaque effort d’un art qui permit à des feuillets fragiles, à des empreintes effaçables, de parvenir, lecteurs, jusqu’à vos mains reconnaissantes.

Elles font la queue, elles aussi…

Qui ? Mais les bêtes. Je ne crains pas, en parlant d’elles, de paraître m’abandonner à une sensiblerie hors de saison. Je suis sûre de la pitié que Paris verse à des êtres que l’exode, notre désarroi et le changement de nos conditions d’existence ont réduits à un sort misérable. Je connais trop Paris heureux pour douter de Paris malheureux et de l’amitié qu’il voue à ce qui, en tout temps, l’égaie et l’émeut : ses oiseaux, ses bêtes errantes. Celles-ci font la queue, puisqu’elles attendent de nous la licence de vivre, et ne l’attendent que de nous.

Il n’y a point de pitié dessaisonnée, il n’y a guère de pitié exclusive. L’intérêt que nous portons à ce qui souffre peut s’égarer, mais il n’est point étroit. La femme âgée qui dépose quelques débris à l’intention des chats réfugiés dans l’enclos de la Bibliothèque nationale porte sur son visage l’expression d’une pure et universelle mansuétude, réduite à des moyens voisins de l’indigence. Une de mes voisines, qui voit souvent son enseigne Alimentation générale s’empreindre d’une ironie… particulière, a recueilli des compagnons à quatre pattes. Mais elle n’est pas plus cruelle aux clients qui vont sur deux pieds et vivent de peu.

Elle n’est pas une exception, et notre arrondissement ne diffère pas des autres arrondissements. Que l’avenir le récompense, ce Paris méritoire ! Il vient de traverser, sans feu et sans voitures, la grande période froide après laquelle un reste d’hiver ne sera, je veux le croire, que glaçons en miettes, neige éphémère. Un courage à dents serrées guidait sa population vers des buts qu’elle ne veut et ne peut délaisser : acquérir la subsistance et la distribuer ensuite, faire à chacun la part qui empêche de mourir.

Ce n’est pas une tâche petite qu’une pareille répartition. Mais pourquoi mourrait-il, l’oiseau citadin qui a pris l’habitude de compter sur nous ? Pourquoi la fin de notre prospérité entraînerait-elle celle du pigeon familier, qui écrit sur l’asphalte son ombre passante, sa forme d’Esprit saint ? Pourquoi tarirait-il, ce roucoulement qui ruisselle de nos murs ingrats comme une source échappée au rocher ? Nous ne l’avons pas voulu. Il y a toujours eu une brave paire de mains qui ont empoigné le balai et déblayé parmi la neige une « place aux miettes » où les pattes des oiseaux ont pu atterrir. Toutes les fois que j’ai ouvert une fenêtre guettée des passereaux, une autre fenêtre, d’autres fenêtres s’ouvraient, semaient du pain effrité.

À vivre dans une grande ville, à dépendre uniquement de ses habitants, la bête devient terriblement prompte. Elle traduit nos gestes, enregistre nos habitudes. Notre ponctualité forme la sienne. Un beau chat libre et indivis répond, capricieusement, au nom de Mickey Véfour pour ce que le restaurant Véfour le nourrit souvent. Par temps rigoureux, il monte mon étage et demi et ne me demande que de la chaleur, quelques heures de profond sommeil, d’un repos qui fait plus belle sa robe rayée, détend ses griffes courbes. Après quoi il veut l’aventure, les rues désertes, d’autres rencontres…

Un chien, recueilli par un libraire, ne consentit pas à abdiquer ses chances et ses coutumes d’animal errant. Il fit comprendre à son hôte qu’il eût aimé que la porte restât ouverte. Mais elle se ferma quand l’hiver commença. Alors le chien se mit à une étude plus serrée de nos mœurs, et il sut qu’un geste des clients amenait immanquablement l’ouverture de la porte. Il surveilla donc les allées et venues et acquit la certitude que chaque personne qui déposait la monnaie sur la caisse s’en allait aussitôt ouvrir la porte du magasin.

Car tout animal a tôt fait d’en savoir beaucoup sur nous, qui en sommes encore à ignorer le rudiment de son langage usuel, le sens de sa plainte et de son chant. Les résultats de son observation inlassable, de sa tendre exploitation, il nous les offre. Dieu merci, c’est une offrande qui réussit à ouvrir le dur cœur des humains. Devant notre seuil l’oiseau piète ; le chien secouru la veille revient le lendemain et nous épie. Contemplés, redoutés, implorés, nous vivons sous l’œil brillant de l’oiseau, la pupille verticale du chat ; le chaud regard du chien s’attache à nous, nous traduit sans faute…

Quand j’assumais, il y a une trentaine d’années, la direction littéraire d’un quotidien, je me rendais à mon bureau cinq après-midi sur sept. Pour ma petite terrière brabançonne, un seul problème se posait : l’emmènerais-je ? ne l’emmènerais-je pas ? Juste avant que j’eusse repoussé mon fauteuil, fermé mon cahier, annoncé mon départ, je voyais, en me retournant, que la terrière était éveillée, debout, prête à sortir, avertie non point par l’heure qui changeait d’un jour à l’autre, mais par un signal indépendant du manteau, du chapeau, de la paire de gants ou de chaussures. Aussi pensai-je : « Télépathie… », jusqu’au moment où je m’aperçus qu’éliminant un à un tous les mouvements qui pouvaient lui donner le change, la chienne avait donné judicieusement tout crédit au geste le moins visible et le plus significatif : le geste qui consistait à coiffer et visser mon stylo.


IV

Grande et magnifique robe du soir, en faille noire, ornée d’incrustations de faille d’un bleu pâle… Robe de dîner, en satin bleu vert… Robe du soir en jersey blanc, ceinture et bijoux métal…

Vous pensez que je lis par nostalgie un journal de modes qui date de plus d’un an ? Point. Journal, modèles et légendes sont d’aujourd’hui. Et si je ne convoite ni le jersey blanc, ni le satin vert bleu, ni les incrustations de faille, je feuillette avec plaisir, avec considération, ces pages qui sont datées de février 1941. Je me dis que je devrais conserver ce journal, pour le rouvrir plus tard, lorsqu’il témoignera qu’en février 1941, entre la queue pour le lait, le rutabaga, la mayonnaise sans huile et sans œufs, la chandeleur sans crêpes et le soulier sans cuir, Paris produisait au jour ses tours de force les plus typiques : Robe de velours façonné… Blouse très habillée en lamé rose…

— J’ai été pour me chercher des pantoufles, interrompt ma femme de ménage. Ils en avaient bien encore quelques-unes.

— Vous les rapportez ?

— Oh ! non. Il fallait montrer les vieilles. Pensez-vous que j’aurais osé les montrer dans l’état qu’elles sont ! J’aurais eu honte.

Et s’égalant, en un mot, à tel couturier inspiré :

— Je ferai une invention, ajouta-t-elle.

Car Paris vit non seulement de restrictions, mais d’inventions et de paradoxes. Paradoxes d’apparence, dans le goût de celui qu’énonçait devant moi une fermière du riche pays périgourdin :

— Cette semaine, la viande est trop chère, nous mangerons du foie gras.

Et elle ouvrait des boîtes qu’une année d’abondance et de vie facile avait emplies. Est-ce à dire que, le costume tailleur menaçant de manquer, nous devions faire notre marché en « grande et magnifique » robe de dîner ? Nous n’en sommes pas là. Tant d’efforts conjugués, tant de pensées ingénieuses nous préserveront sans doute du costume qu’un voyageur avait photographié, il y a plus de soixante ans, aux îles Marquises : petit falbala de soie en pouf sur des reins nus, fichu Charlotte Corday croisé sur des seins en calebasse, et… la perruque dite « à la frégate » qu’aima Marie-Antoinette. Encore plus menacés que nous dans leur besoin d’être assez corrects pour passer inaperçus, les hommes s’inquiètent.

— Je voudrais que vous me fissiez (il dit : fissiez, s’il vous plaît) une douzaine de faux cols, dit un de mes amis à son chemisier fidèle.

— Avec quoi ? demande le chemisier, pince-sans-rire pour la première fois de sa vie.

« Bientôt, disent nos compagnons, il nous faudra aller sans col, sans chaussettes et la sandale aux pieds… » Et la pudeur virile soupire. À l’accent près, leur chanson était la même quand il s’agissait de quitter, en août, la ville pour la campagne : « Bientôt, bientôt le cou nu, et vivement la sandale ! » Mais nous ne voulons pas qu’on fasse notre bonheur malgré nous.

Je reprends mon journal de mode : Exquis ensemble en velours façonné formant trèfles en relief… Souliers incrustés de tissu pareil à celui du costume… Bracelet très nouveau, figurant un entrelacs de ruban, clouté de brillants… Pourquoi ne prendrais-je pas plaisir à des pages qui, sur papier couché, parlent de luxe, rassemblent les portraits de jeunes femmes déliées, ailées ? Plaisir et réconfort. Il n’est pas, dans ce recueil frivole, un sourire photographié, un geste envolé, un pli gracieux, une parure qui ne soient la réalisation fragile d’un effort long et têtu marqué de grâce. Jusqu’aux détails de métal, de cuir travaillé, d’agrafes, de plume, jusqu’aux recherches du maquillage et de la parfumerie, tout y exprime une volonté de sourire, l’obstination de dix vaillantes corporations à porter fleurs et fruits.

La cliente d’aujourd’hui, craintive, appauvrie, ne se rue pas dans les salons de la couture et de la mode pour y choisir ce lamé rose, cette faille de nacre, ce velours ciselé, cette soie pastillée. Elle n’est pas si naïve, ni si prodigue. Elle sait « traduire » la mode et la transposer ; aussi bien les créations éclatantes ne sont là que pour qu’on les voie, qu’on s’en éprenne, puis qu’on y renonce. Ce sont des étendards. La Parisienne ne s’habille pas avec des étendards. La « grande robe incrustée » devient un ensemble noir, le vison descend jusqu’au lapin, et tout serait pour le mieux si… s’il n’y avait ce que Le Médecin malgré lui appelle le chapitre des chapeaux.

Le chapeau est incorrigible depuis un long bout de temps. Son ridicule résiste à tout, même aux désastres nationaux. On ne l’a vu pareil en inconscience, et en petitesse, qu’avant et après la guerre de 1870 — je fais le rapprochement sans joie.

Il est curieux que le chapeau trop petit crée une impression de démence bien plus que ne fait le chapeau démesuré. Un fou ne se coiffe presque jamais d’un chapeau trop grand. Il se couvre volontiers d’un couvercle de bocal, d’une boîte à allumettes vide, d’un petit bateau d’enfant retourné, d’un pot à confitures. Avant la crise de rétrécissement de nos chapeaux, je me souviens qu’à un bal tropézien c’est grâce à un lot de chapeaux minuscules que Jeanne Duc, alors aubergiste, obtint les plus grands effets d’extravagance. Elle ne les eût pas rencontrés en ressuscitant les châteaux immenses, les étages superposés de plumes sous lesquels brillaient les yeux languissants de Lantelme.

Aujourd’hui, il n’est pas une femme de goût qui, à huis clos, ne condamne en mots sensés les œuvres étranges, et d’équilibre impossible, dont la mode la veut couronner. Mais sa lucidité la quitte dès qu’elle se rend chez la modiste. Hésitante d’abord, la femme de goût se prend aux pièges d’autant mieux qu’ils s’éloignent des dimensions normales. Je ne saurais expliquer autrement un phénomène de griserie tel que, venue pleine de circonspection et d’esprit critique, la femme de goût retourne chez elle avec un ballon de violettes sur le nez, une cascade de ruban imprimé sur la nuque, un tambourin plein de boules de soie en travers de l’œil droit, une de ces voilettes qui laissent de vifs souvenirs dans le métro, une tourterelle suspendue, un turban chaviré sous un piquet de jacinthes, le tout, bien entendu, à la mesure d’un de ces malheureux petits singes falbalassés qui grelottaient sur les orgues de Barbarie…

« Je voudrais vous voir à ma place ! » m’écrit une lectrice embarrassée de ses deux jeunes enfants, sept et neuf ans, confinés au logis par le mauvais temps, privés de jeux libres.

Madame et chère lectrice, j’y voudrais être aussi, à votre place, d’abord parce que je ne compterais guère que trente ans d’âge. Pour une autre raison aussi… Il y a quelque mélancolie à se dire que l’on a passé — à moins d’être grand-mère — la saison et la possibilité d’observer de près, et passionnément, l’enfance. C’est une sorte d’affût que j’ai bien aimé.

Vous voilà donc, et point la seule, chargée de vos deux petits, qui bourdonnent aux vitres comme frelons captifs et demandent la liberté. Paris n’est pas une ville pour enfants, encore moins cet hiver que les autres hivers. Je vous soupçonne d’être une mère jeune, tendre, gaie, une mère un peu faible qui se laisse dominer souvent par ses nerfs. Si je me risque à vous exposer, sur la manière d’élever les enfants, mes idées personnelles, n’allez-vous pas me traiter de bourrelle ? Je ne les ai pas encore abdiquées. Je persiste à croire qu’on peut faire le bonheur des uns sans faire le malheur des autres, et qu’à côté des droits de l’enfant il y a les droits de ses parents : droit au repos, droit au silence à certaines heures, droit au travail non troublé.

Je m’entête encore à penser qu’un enfant peut croître et prospérer sans cris, que les pleurs — s’il est bien portant — ne sont chez lui que mauvaise habitude et mauvaise éducation. Je maintiens qu’il n’est pas inhumain de priver l’enfance citadine de jouets tels que le tambour, la crécelle, la trompette et le sifflet ; que les vociférations sauvages ne constituent pas un traitement nécessaire des voies respiratoires, et que la suppression des jouets à roulette non caoutchoutées n’entraîne chez l’enfant ni rachitisme ni mélancolie. Vous voyez, madame, à quelle sorte impitoyable de mère vous avec affaire.

Ma victime principale éclatait de santé, et même de beauté, en dépit de mes sévices. Éclairée très petite sur mon impassibilité, elle avait vite accepté le marché que nous offrons d’ailleurs aux animaux d’appartement : soyez fous dehors, et sages à la maison. S’il n’est pas très difficile d’établir une autorité maternelle, il est moins aisé de la consolider, car sans cesse l’instinct frais, subtil, la ruse variée des enfants nous épient. C’est à nous ― ne parlé-je pas d’eux comme autant d’adversaires ? — de les déjouer. Si trépigner les parquets est un divertissement, marcher sur la pointe des pieds peut en être un autre, suggéré par nous, et tout aussi amusant.

Avez-vous, madame, l’habitude de dire à vos fils « non » en souriant, et de vous tenir à ce « non » ferme autant qu’aimable ? Oui ? Tant mieux. Voilà beaucoup de temps gagné, de paroles pénibles épargnées. Une vieille nurse, de qui j’ai beaucoup appris, disait en son sabir franco-anglais : « Si je prends un chien, ou une toute petit enfant pour l’éducation, c’est le même chose. Il faut que les deux premiers jours et les deux premières nuits sont un enfer, mais il faut pas que vous cédez. Après, tout va bien, parce que le baby et le petite chien ils ont fait leur opinion sur vous. »

Vous me confiez que vos garçons sont « intelligents et difficiles ». Les deux adjectifs me paraissent presque inconciliables ; l’enfant intelligent est, de tous, celui que l’on conquiert le plus aisément. Êtes-vous sûre de faire appel assez souvent, de faire appel surtout à leurs qualités de compréhension ? Vous n’appartenez pas, je l’espère bien, à la blâmable espèce de parents qui aiment mieux interdire qu’expliquer, et gronder que prévenir ? Vous n’êtes point de l’école Ne-touche-pas-à-ça ? Vous ne portes pas au compte des péchés enfantins une innocente maladresse ? Vous m’en voyez bien aise, moi qui fus mise, très tôt, à l’enseignement contraire dont le grand principe est Touche-à-ça. Celui-ci comporte une pédagogie inoubliable, que j’ai tâché de transmettre à ma « victime » aimée, moins magistralement sans doute que je ne l’avais reçue…

« Touche-à-ça… c’est-à-dire : mêle-toi de tout ce qui t’entoure. Touche, sous le pelage de la chatte, le mouvement bondissant de ses petits qui veulent naître. Tiens dans ta main le poussin jaune, ne le blesse pas. Tu veux boire dans la belle tasse chinoise ? Bois. Mais si tu la brises, tu es privé, pour toujours, du plaisir d’y boire. Attention : la guêpe a un dard. Mais c’est affaire à toi, en somme, de te faire piquer. Le couteau coupe, la tenaille pince. Raison de plus pour apprendre à te servir de l’une et de l’autre… Tu vois ? tu saignes. La prochaine fois, tu seras plus adroit ; je te conseille d’essayer, d’y toucher encore… »

Je n’ai jamais craint, madame, chère lectrice, d’être incomprise d’un enfant trop jeune. Car dès son premier âge il est capable, lui, de nous trouver puérils. Sur une plage provençale, j’ai connu une jeune maman, débordée, gouvernée par deux petits garçons — huit ans, sept ans — si beaux, si forts, empreints d’une telle majesté virile déjà, que je les nommais « les surhommes ». Comme beaucoup d’enfants, ils s’étaient taillé au sein de leur famille une existence retranchée, paisible, inexpugnable, comme deux explorateurs sur une île. Dans leurs conversations, ils faisaient souvent allusion à une certaine personne qu’ils désignaient seulement sous le nom de « la petite ».

— Nous irons dimanche à Pampelonne, disait l’aîné.

— Avec la petite ? disait le cadet.

— J’aimerais mieux sans la petite. Elle voudra emporter un tas de choses comme elle fait toujours…

— Et puis elle sera en retard…

— Nous irons sans la petite. On ne la préviendra pas.

Et leur mère cherchait, parmi les enfants de la plage, à quelle fillette la paire de surhommes vouait un sentiment affectueux et un peu sévère. Elle chercha, et tomba, comme on dit, de son haut, en découvrant que « la petite » n’était autre qu’elle-même…

Mon courrier, cette semaine, ressemblait à la saison elle-même, au ciel, où se rencontrent tourbillonnants la pluie, les grains de neige, quelques bonbons de grêle, des brins de paille et des passereaux. Un courrier comme je les aime, enfin. Les femmes, surtout les inconnues, savent m’y rabrouer. Celles qui ne me rabrouent pas me demandent, si étrange que cela puisse paraître, des conseils touchant l’éducation des enfants, ou des « histoires d’enfants ». Ce n’est pas que j’en manque. Va pour histoires, mais je tais les bons mots d’enfants, fussent-ils authentiques. Rien de ce qui sent l’enfant prodige et l’humour précoce n’est de mon goût sur des lèvres puériles.

Une sorte combattive d’amour maternel me fut toujours spontanée. J’aime, avec l’enfant et l’animal, avoir le dernier mot, aussi bien que battre en brèche certaines méthodes d’éducation, et même d’instruction. Les lectrices pour qui la maternité est un long consentement, une abnégation sans mesure, que vont-elles penser de moi si je leur dis qu’un enfant doit apprendre à lire avant trois ans ? Quel beau tollé j’apprête !… Avant trois ans, je m’y tiens. Ainsi fit pour moi Sido, ma mère, ainsi fis-je pour ma fille. Puisque vous ne balancez pas, jeune mère, à enseigner à votre avide bébé le nom de la table, de la fleur et du chien, tangibles ou figurés par l’image, qu’attendez-vous pour lui apprendre le nom des lettres ? À vingt-cinq mois, ma fille montrait le goût de l’inconnu en préférant à toutes les autres lettres l’x, qui se tenait, jambes écartées, sur une pelouse, et qu’elle nommait « le beau x ». Pas plus que moi elle ne se souvient qu’apprendre à lire lettres ou notes de musique peut être un effort. Le tout est de commencer tôt, très tôt, avant l’âge où une leçon prend, à des yeux naïfs, agiles et prévenus, sa figure parcheminée, rébarbative et désolante de leçon.

Qu’en pensez-vous, tendres parents qui respectez l’ignorance de celui que vous nommez votre beau petit sauvage, votre joli fauve épanoui et frais ? Je suis d’accord avec vous, si vous destinez ledit beau petit sauvage à une île du Pacifique ; encore lui faudrait-il trouver une île polynésienne entièrement vierge, ce qui n’est pas facile aujourd’hui. « Laissons-le prospérer jusqu’à cinq ans… jusqu’à six ans… ou sept. » Il prospère, et vous observe. Il déchiffre, à défaut d’alphabet, le cœur humain — votre cœur.

Un nommé Pierrot, que je connais, armé d’un charmant sourire et de ses six ans vermeils, voit venir, subodore la leçon, la retarde, l’élude avec virtuosité. Sa manière, c’est la manière gaie, la séduction. Il danse, si j’ose écrire, le pas de la bayadère, enterre sous des fleurs l’alphabet, ruine la gravité maternelle : « Ah ! tu as ri ! s’écrie-t-il. Tu as perdu ! » Et il emplit l’air de chants de victoire, de rires et de baisers… La leçon sera pour demain…

Croyez que la série de ses observations remonte assez loin. Aussi loin, peut-être, qu’une petite fille commença les siennes. Âgée de sept mois, celle-ci s’ennuyait dans son berceau, quand l’y couchait l’heure réglementaire de dormir, et préludait au sommeil par des cris qui perçaient les murailles. Cependant, elle tendait ses oreilles à tous bruits, principalement celui des pas. Entendait-elle le pas léger et précipité de sa mère ? Elle criait rinforzando, assurée d’un répit, d’une petite promenade consolatrice dans des bras noués en chaude corbeille… Mais si le pas de son père faisait crier les parquets, un merveilleux silence interrompait les clameurs. Car la diplomate de sept mois savait que les pas paternels annonçaient premièrement des paroles rudes, puis une série bien comptée de six petites claques sur le derrière…

Un Jacques de trois ans jouissait, dans une maison que j’habitais, des prérogatives nombreuses attachées à son grade d’ « enfant de la concierge ». À lui les cadeaux des locataires : petits pull-over, bas de laine, parures de pure coquetterie, surtout bonbons… Précoce, il savait franchir les barrières de son lit, descendre et remonter. Mais il ne se vantait pas de son agilité, qui resta ignorée un bout de temps, jusqu’à ce que divers malaises nocturnes, coïncidant avec la disparition des bonbons, rendissent soupçonneuse sa naïve mère elle-même. Pourtant l’enfant n’était jamais seul. Pourtant, couché tôt, il dormait profondément au moment où sa mère le quittait pour allumer « son » gaz dans l’escalier. Elle allait, se hâtait, éclairait l’un après l’autre trois paliers, revenait et trouvait tout dans l’ordre.

Un soir, elle se pencha sur le petit lit, sur le gros garçon, et murmura :

— Tu dors, Jacques ?

Le dormeur répondit, très bas :

— Comme de juste que je dors.

Puis il voulut faire trop bien les choses et ajouta :

— Cause-moi tout bas, sans ça tu vas me réveiller.

Vous n’avez plus, nous n’avons plus de gâteaux. Ils n’ont plus de gâteaux, eux, les enfants qui, sans beaucoup de discernement, se jettent sur la pâtisserie en se fiant à sa forme et à son aspect plutôt qu’à sa saveur…

Allons, allons, ne vous lamentez pas trop. Avouez que depuis quelque temps, et quels que fussent les honnêtes efforts, l’entêtement honorable de la pâtisserie française, ils n’étaient pas si bons que ça, les gâteaux ! Mais vous ne voulez pas être consolées, du moins pas tout de suite. En temps de cocagne, vous écartiez de vous la crème pâtissière onctueuse et jaune, la tarte poudrée de sucre vanillé, le kugelhof et l’éclair comme autant de pièges sataniques, et vous ne juriez que par sainte Biscotte. Aujourd’hui, votre esprit de contradiction s’attache surtout au gâteau-symbole qui, malgré la semaine restrictive, nous faisait deux dimanches au lieu d’un, essaimant dès le samedi les paquets blancs noués de bolducs bleus. Une pâtisserie renommée, dans mon voisinage, va perdre sa ruée de midi, sa fidèle clientèle masculine qui consomme plus que l’autre, mais dissimule — pourquoi ? — sa gourmandise sous un air austère et préoccupé. En Basse-Bourgogne, une telle pudeur s’appelle « renier son ventre ». Mais le renégat n’en consomme pas moins.

J’ai vu dans une pâtisserie un sage enfant attablé, mangeant à petites bouchées sa tarte aux pommes ; il admirait, avec une teinte de scandale, son père intempérant qui consommait debout, à l’écart.

— Et hop ! un baba ! disait l’enfant à lui-même. Et aïe donc ! une tarte ! Et boum ! un gâteau à la noix.

De telles frairies ont été s’éloignant. La pâtisserie nous dispensait ce peu de sucre nécessaire, cette indispensable farine, la saveur de l’amande, de la fleur d’oranger et de la vanille. La tradition, si nous nous interrogeons, nous manque presque autant que le gâteau lui-même. Pour avoir mangé des éclairs renommés, nous sommes capables d’aimer l’éclair pas très bon. Au fond du « puits d’amour » médiocre gît l’illusion, le souvenir des « puits d’amour » tout crème, caramel, beurre et vanille. Est-ce par gratitude envers le savarin d’antan que les femmes se couronnent de babas ?

Tout n’est pas perdu parce qu’on vous ôte de la bouche votre « friand » du lundi, farci de champignons, votre petit rouleau à la noix du mardi, et les autres gourmandises hebdomadaires. Les pâtissiers de Paris sont gens de ressource. Il y a huit jours, la bonne pâtisserie de mon quartier, surprise par une interdiction de… de tout, vendit à la portion une pleine bassine de petites soles baignant dans une sauce aux champignons. Grand succès ! Je suggère à l’ingénieuse patronne de lancer l’épaisse couche de haricots cuits dans le vin rouge, en tartines sur des biscottes carrées. C’est le goûter favori des enfants de mon pays.

Si le mot « rutabaga » n’était, par tant de délicats, honni, je vous dirais bien que la tarte au rutabaga peut se faire chez soi à peu de frais… Vous n’en voulez pas ? Bon, je me tais. Mais la flognarde que me fait Pauline quand j’ai bien travaillé, récompensez-en aussi vos enfants, vous n’y prendrez ni grande peine ni grande dépense, et c’est le plus expéditif des plats sucrés, cette grosse crêpe qui, dans le four, se fait enflée tellement qu’elle en crève.

Deux œufs seulement, un verre de farine, un d’eau froide ou de lait écrémé, une bonne pincée de sel, trois cuillerées de sucre en poudre. Dans la terrine, vous faites la fontaine avec la farine et le sucre, et vous incorporez peu à peu le liquide et les œufs entiers. Puis battez le mélange comme une pâte à crêpes ; versez-le sur la tôle à tarte préalablement graissée, et mettez à tiédir sur un coin du fourneau ou du réchaud, pendant un quart d’heure, afin que le four ne « surprenne » pas votre pâte. Après quoi, en vingt minutes de cuisson, la flognarde devient une énorme boursouflure qui emplit le four, se dore, brunit, crève ici, gonfle là… Au plus beau de ses éruptions, retirez-la, sucrez-la de sucre en poudre légèrement et partagez-la toute bouillante. Elle aime bien une boisson qui pétille : cidre, vin mousseux ou bière pas trop amère.

Je ne prétends pas que la flognarde « maison » remplace toutes les délices interdites. Elle ne compensera pas, pour celles qui en ont l’habitude, la privation du goûter en ville. Car, abondant ou non, le goûter dans un « thé » ou un bar est un plaisir de sociabilité plutôt que de gourmandise. Il tient la place d’un rendez-vous d’amour ou d’amitié. Surtout d’amitié, les amants jeunes estimant — les fous ! — que l’heure donnée à l’appétit est une heure perdue pour l’amour.

L’heure du thé est, pour bien des femmes solitaires, l’heure chaleureuse de la journée. Il y a certainement des femmes tristes dans un thé-restaurant, il n’y a pas de femmes qui paraissent tristes. L’endroit est généralement tiède, le pain grillé fleure bon, le chocolat sent le chocolat. La poétique, la fallacieuse odeur du café plane. Les femmes ont leur visage de voyageuses qui s’installent dans un train pour un long trajet. Beaucoup d’entre elles ont ménagé, à la fin d’une journée active, ce moment de détente. Aucune ne permettra que vous accommodiez à son usage un mot de Forain : « On croit qu’elle goûte… elle déjeune. » La fausse gourmande, quand on ne lui donnera plus rien du tout avec sa tasse de liquide chaud, viendra quand même s’asseoir, fumer une cigarette d’un air rassasié. Car elle est gourmande surtout du son des voix, de la lumière des regards, de la médisance et de l’affection, du repos, du courageux mensonge, et elle emporte dans le lieu étroit de sa solitude tous les bienfaits qu’elle a reçus, une heure durant, de la présence humaine.


V

De grandes plaintes, des récriminations s’élèvent du camp des femmes… Un observateur — ainsi s’intitulent ceux qui appuient leur erreur sur des données précises — affirme que la femme crie jusqu’au moment où elle souffre véritablement ; après quoi, elle se tait, concentre ses forces et retient sa clameur. Les femmes, donc, se plaignent, ne pouvant plus acheter des étoffes, ni des chaussures, ni de la laine en pelote. La guerre civile autour des coupons connaît une trêve dont la durée est incertaine. Les acheteuses élégantes, qui éteignaient leur élégance sous des ajustements couleur de muraille pour s’aller disputer, en haut de la Butte, la soie au prix du coton, le coton au prix du papier d’emballage, resteront chez elles… Aussi elles protestent — à voix contenue — et se mettent à un régime de nouvelles queues, de chasse nouvelle. Chasse de peu de fruit, sport, tuyaux glissés de bouche à oreille, espoir déçu et renaissant :

— Un tout petit magasin, ma chère…

— Crêpe de Chine ? Lainage ?

— Non, des wassingues !

— Des wassingues ? C’est inespéré ! J’y cours !

Il y aura peut-être le « wassingue noir »… Le rouge à lèvres va-t-il s’obscurcir à vue d’œil, et la crème de beauté ? La semaine dernière, les femmes assiégèrent les parfumeurs et les dépôts de parfumerie. Selon qu’elles avaient acquis ou non le fard, la crème frappés le lendemain d’interdit, elles sortaient rassérénées ou soucieuses.

La prévoyante de pur sang, qui a sa provision de costumes tailleur et de chemisiers, n’est pas intéressante. Blâmons-la de stocker l’élégance et donnons notre attention à l’industrieuse qui, dans peu de temps, se vouera à son miracle favori, c’est-à-dire faire de rien quelque chose. D’un drap de lit usé au milieu elle tirera d’abord trois blouses d’été, pure toile de lin, puis un lot de petits essuie-verres, essuie-mains, essuie-tout. Cependant une autre virtuose, qui gardait en pièces trois douzaines de torchons de fil, les assemble et confectionne un drap de lit.

Madame, vous possédez deux jupes étroites que la mode condamne et que l’usage défraîchit ? L’une est beige, l’autre marron ? Vous ensachez l’une dans l’autre, tête-bêche, et vous ferez si bien que le haut de l’une fournisse, découpée en pointes, l’ampleur qui manque à l’autre. Un peu comme les triangles du jeu de jacquet, vous voyez d’ici ?

Une « foire aux puces », privée, hélas ! de ses guirlandes de saucissons et de ses pains d’épice, s’ouvre en avril. « Fouillez ! Fouillez ! » C’est le cri traditionnel de ses marchands. Fouillons donc, à Pâques prochaines, tout le long du boulevard Richard-Lenoir. Cherchons par exemple les boutons, qui se font rares. Je viens de découvrir, chez une antiquaire voisine, des boutons pareils à ceux qui ornaient, vers 1890, un manteau de mon adolescence. Ils représentent, sur fond bleu acier, une jeune fille debout sur un pont japonais ombragé par un pin.

Une de mes amies vient d’acheter, extraite d’un pêle-mêle d’objets coloniaux, une paire de sabots indochinois en bois dur, qu’elle emporte à sa ferme pour les mauvais temps et les gros travaux. Ne croyez-vous pas qu’une paire de galoches, introuvables actuellement, lui eût coûté plus de trente francs ? Fouillez, fouillez Paris, fouillez votre imagination, vos armoires, affûtez votre œil, votre flair ! N’y a-t-il pas, dans une boutique obscure d’Île-de-France ou de Bretagne, un de ces « gilets à manches » finement rayés de noir et jaune, noir et rose, jaune et vert, qui faisaient partie de la tenue matinale imposée aux valets de chambre ? Leur étoffe est d’usage, et vous les trouverez charmants, retouchés à votre taille, amputés des manches noires…

Il était autrefois — je vous parle de 1938 — un tissu de toile verte, verte comme le seigle jeune, verte comme la chenille du chou, et réservée aux tabliers de cordonnier… Il y avait une sorte de percale quadrillée, d’un mauve délicat, dévolue aux garçons bouchers… Il y avait ce bleu charmant, qui conviendrait si bien à l’été proche, ce bleu, plus touchant à chaque lavage, d’où l’on tirait les salopettes… Utiles ou inutiles, mes suggestions montrent ma bonne volonté.

Mais ma bonne volonté ne descend pas plus bas que la cheville. Je n’ai rien à vous proposer en fait de bas. Car je n’ai jamais bien compris que le plus désirable des bas soit le bas dit « invisible » et qu’il faille payer si cher ce qui tâche à ne pas exister. Pour la chaussure, je me récuse aussi, l’ayant quasi répudiée depuis quinze ans. Êtes-vous tellement en peine déjà que votre ressource ultime soit le cothurne d’or, clouté de strass, astre solitaire des vitrines dégarnies ? Que de pieds d’enfants vont souffrir… Un enfant qui a mal aux pieds trouve un remède : il enlève ses souliers. Pour ne chausser hiver et été que des sandales, je me suis fait souvent moquer dans la rue. Mais la défaveur pèse peu au prix du bien-être. Tous les martyrs voient venir leur heure : en place de l’ironie, voici que j’inspire de l’intérêt.

Et voyez combien le Français est porté à douter de son propre mérite ! Cette semaine, une passante aux orteils bossus m’a demandé : « Je voudrais bien avoir des sandales… Mais les vôtres doivent venir d’Italie, les cordonniers italiens seuls réussissent la sandale… » Un homme fatigué m’a abordée : « Pardon… Vos sandales sont suédoises, n’est-ce pas ? Il n’y a que les sandaliers suédois qui comprennent le pied ! »

Ni la dame aux oignons, ni le passant féru de la Suède n’ont eu l’air de me croire quand je leur ai avoué que je me chaussais, ou plutôt me déchaussais, chez un simple artisan de France.

Une abeille est entrée chez moi, la première de la saison. Elle a trouvé — elle les avait sentis de loin — son butin sur les « minons » de saule, venus de la banlieue, et dont l’odeur est l’odeur même du miel. D’où arrivait l’abeille ? Le centre de Paris, Tuileries et Palais-Royal bourgeonnent sans fleurs. Quelques forsythias décorent de jaune les squares, mais le forsythia est si pauvre en nectar ! L’abeille citadine a chargé de pollen, pris aux « minons », ses cuisses postérieures, et s’étant ainsi chaussée de plus-four bouffants, elle m’a quittée sans même prendre le temps de lapper un peu d’eau sucrée, préparée pour elle dans une cuiller à manche cassé, que j’encastre comme une petite baignoire dans la terre d’un pot à fleurs. Elle venait de loin, elle s’en allait loin…

Avenue des Champs-Élysées, mille et mille abeilles travaillent, captives, sur un écran. Je n’ai pas fini d’aller les voir. Tout ce que nous savons déjà de l’abeille nous rend songeurs et déférents. Tout ce que l’image animée saisit et qui nous est nouveau, nous courons l’apprendre. Il n’y a pas d’histoire plus féerique que celle de l’abeille. Le grossissement animé du film l’écrit en premiers plans et hausse l’ouvrière minuscule à la taille d’un chien de chasse. Nous voyons qu’elle est vernissée, nette, qu’une plantation de poils, au long de ses plus puissantes pattes, est destinée à retenir le pollen. Et ces yeux, ces vastes yeux formés de milliers d’yeux, qui recueillent mille et mille fois les images de l’univers ! Et les parures de la tête, la rapide action des antennes et des mandibules !

J’avoue que, un peu froide devant les films romanesques, j’ai peine à contenir les « oh ! » et les « ah ! » quand il s’agit de la microphotographie, du ralenti et de l’accéléré. Une ruée de champignons casqués, le bouton du lis qui ouvre sa longue gueule, la course souterraine et tâtonnante des germes, la guerre des microbes, la vie des abeilles… Je me retiens de prendre à témoin des spectateurs inconnus, mes voisins : « Regardez ! Regardez l’étamine et l’insecte ! Regardez le travail des pattes et de la bouche de l’abeille, voyez cette grande reine au long ventre, et son isolement de créature unique parmi la foule des ouvrières, regardez sa tâche fatale et glorieuse ! »

Nous ne regardons, nous ne regarderons jamais assez, jamais assez juste, jamais assez passionnément. La fadeur sentimentale où descendait le film-roman, les difficultés actuelles des réalisations vont-elles remettre à l’honneur les documentaires ? La paresse, la frivolité du public français les ont-elles seules exclus des écrans ? Où s’accumulent, roulés en rond dans leur sommeil et leur abandon, toutes les féeries enregistrées, les miroirs du monde, les secrets de l’invisible, les lumières des réfractions, les animalcules, les fièvres des « accélérés », la léthargique noblesse des « ralentis » ? Où puiser, quand la soif du prodigieux réel nous tourmente ? Ce n’est pas assez qu’aux Champs-Élysées les abeilles mellifient sous nos yeux.

Nous voulons d’autres miracles, fussent-ils moins beaux que celui-là, continssent-ils moins d’enseignement ; tous ne s’égaleront pas, par exemple, au massacre des bourdons, à cette mêlée d’abeilles qui tuent, usent humainement des pattes antérieures pour expulser, étreindre… Ni à ce tableau lent, ce travail de mère et d’ensevelisseuse que poursuit, au-dessus de chaque alvéole, la reine condamnée à pondre : un œuf, momie blanche et hermétique — encore un œuf — encore, toujours un œuf… Ni au poignant effort des éclosions : derniers liens que brise la larve accomplie, yeux lumineux qui apparaissent, pattes qui se cramponnent au bord de l’alvéole pour hisser la faible abeille neuve, exténuée de naître, jusqu’à la vie, tant est qu’il faut autant de peine pour commencer que pour finir.

Un drame de la solitude succède, sur l’écran, aux nécessaires révolutions de l’essaim. Follement, obstinément, une poignée d’hommes a tenté, une fois de plus, l’ascension du Karakoram. Une fois de plus elle a échoué. Demain, elle recommencera, car monter est la tentation de l’homme. L’esprit scientifique y a sa part, moins large peut-être qu’il ne le croit lui-même. Mais au pied d’une cime, l’homme n’a pas de repos. Il lui faut monter, trouver là-haut une éclatante désolation de neiges et de soleil, la roche nue, le bleu noir de l’éther sans tache, l’immatériel résultat de ses efforts ; son pur orgueil ne reçoit pas, d’abord, d’autres récompenses. Car l’horizon qu’il embrasse, debout sur un faîte vaincu, ne diffère pas sensiblement de ce qu’il découvrait des paliers inférieurs. Les monts plus bas, qu’il dédaignait, semblent avoir grandi autour de lui, et au-dessus de sa tête un autre pic, fiché à même la nue, le défie…

Mais la terre est petite. Bientôt il n’y aura plus de chaîne inaccessible. Au haut de la dernière rampe on trouvera les derniers petits os de l’homme voué à la montagne, mort sur elle et victorieux. Ceux qui le suivront ne seront que des disciples : il aura été le premier.

Recrus, gelés d’un côté, brûlés de l’autre, les amants malheureux du Karakoram sont redescendus. La bande filmée nous les montre tels qu’ils furent, tristes ici, gais plus loin. Leur entreprise ne fut grande que par son objet. On voit bien qu’ils étaient modestes en leurs moyens, pourvus de porteurs et de petits chevaux haillonneux, du matériel strictement indispensable. Aussi nous émeuvent-ils, minuscules sur l’échine du monstrueux Himalaya, grenaille de fourmis lentes au creux d’un défilé presque aussi long que la France. La barbe leur pousse, la neige les saisit, les habille, les recouvre ; mais ils montent. Tout près du but la saison les trahit, précipite les neiges et leur fonte, mobilise des avalanches si vastes qu’elles semblent changer la forme des montagnes…

Au sortir d’un tel film, nous n’avions nullement besoin de quelques chansons qu’on nous donna pour nous remettre, comme on dit, le cœur. Notre cœur était en sa bonne place, ému ensemble et contenté par le spectacle d’un courage humain quasi préhistorique, l’aspect de l’homme sans toit et sans cuirasse, sans armes et sans moteurs. Ils sont beaux aussi, les portraits implacables de la cime asiatique qui ne veut pas être foulée et repousse l’agresseur vers les plaines où il redescend châtié, mais non point abattu.

C’est à la hauteur du soleil que nous mesurons la durée de notre internement, nous autres citadins que notre travail, notre santé, la raréfaction des moyens de transport et notre préférence fixent à Paris. L’adoucissement de la température nous sert aussi à calculer. Depuis combien de mois n’avons-nous pas bougé d’ici ? En temps prospère, j’eusse entendu des cris de feu. Quoi ! passer la Toussaint chez soi ? Les vacances de Noël sans fouler une neige pure ou gagner Nice ? Pâques approche et ne traîne pas son cortège de projets ?

C’est ainsi. Je dirai même que c’est bien ainsi. N’arrivons-nous pas au point où, entre autres économies, il faut conseiller et pratiquer l’économie de mouvement ? Sous les climats torrides, elle est une des formes obligatoires de la sagesse. Il n’y a pas de sports aux tropiques, ni de voyages. Pour y durer, l’être humain réduit au minimum son activité physique, épargne la précieuse sueur des pores toujours ouverts. L’équateur et la sous-alimentation frappent la créature d’un même impôt, qui est la fatigue.

Je ne suis pas sans connaître des adolescents férus d’entraînement et de compétition. C’est pour ceux-là que je m’inquiète, quand ils s’obstinent — le cas est fréquent — à des dépenses musculaires qu’ils ne réparent pas. Leur nourriture actuelle, déjà, ne répond plus aux exigences de la croissance. D’autres, plus âgés, aggravent la durée d’une besogne professionnelle, ouvrent plus grand un appétit mal satisfait en s’adonnant à une gymnastique véhémente. Où ils cherchent l’euphorie, ils rencontrent le surmenage et ce qu’il comporte d’assombrissement moral. Ainsi, dans les temps prospères, faisaient les jeunes femmes et les jeunes filles fragiles envoyées dans la neige pour s’y reposer, au soleil, sur une chaise longue. Elles se hâtaient de traduire repos par agitation, et chaise longue par ski. Beaux jeunes gens, notre espoir, qui attaquez d’une dent vorace le quignon de pain, la languette de viande, il m’est dur de penser et d’écrire : « Doucement, doucement… reposez-vous. Le repos vous est haïssable. Jamais vous n’avez répudié si fort sa figure la plus rudimentaire, l’immobilité. Je vous vois courir par équipes et jeter le ballon dans le jardin des Tuileries. À la pause, beaucoup d’entre vous, au lieu de rougir généreusement, pâlissent, ont des flancs battants et creux de lévriers, et je voudrais ne pas savoir ce que cela signifie. Qui vous pourrait prêcher utilement, vous refréner, vous dire : Une terrasse tiède, le Bois, le lit de l’herbe bientôt crue, et, sauf le jeu des poumons, une relative paresse de tout votre corps en mal de grandir ?… »

L’avenir couve sous des régressions apparentes ; une chenille s’ankylose quand il lui faut naître encore une fois. Mais l’adolescence d’aujourd’hui a connu l’époque où tout un monde perdit la patience et la résignation. Le moteur et son aliment ont disparu. L’usure ou la perte d’un pneu de bicyclette sont à présent des drames à peine réparables ; l’homme s’attelle pour ménager sa bête de somme. Même agiles, des jambes d’homme ne vont pas loin… Tout cela changera, on ne demande à la fougueuse jeunesse que le plus difficile : patienter. À regarder droit devant elle sans pare-brise, elle ne voyait que ses buts ; encore lui étaient-ils déformés et brumeux comme les paysages que le cinéma déroule au long d’un train. Humiliée aujourd’hui, songeuse, ne consentira-t-elle pas à baisser les yeux ? C’est l’attitude même de la méditation. À ses pieds coule une vie ralentie, un flot chargé…

En Île-de-France j’avais lié, avant la guerre, des entretiens avec un homme qui ne sait ni lire ni écrire. Je ne donne pas son ignorance en exemple, mais j’ai eu lieu de me réjouir de tout ce que savait cet illettré. Parce que l’école était lointaine, et son chemin fleuri de tentations, il n’avait appris que ce qu’enseignent des sens fins : les nids, les terriers, la forêt et la patiente observation. Il refusait de quitter son canton, et recueillait sans bouger les merveilles, assuré de les voir accourir.

Les villages d’autrefois ne manquaient pas de ces sédentaires qui ne s’ennuyaient jamais. Ils raffinaient sur la greffe, multipliaient la bouture, s’enorgueillissaient du légume de choix. Ils étaient sans le savoir les petits riches, contents de peu, d’une grande nation. Le paysan leur voisin voyait plus de pays qu’eux, rien qu’en se rendant aux foires. Ah ! ces petits Français encroûtés, pourvu que l’espèce ne s’en perde point !… Je crois qu’ils détenaient un art de se taire utilement. Confinés, ils sont restés bien longtemps sans souhaiter que reculent les bornes d’un horizon qu’ils variaient, peuplaient avec une science exacte du passé et du présent. De son seuil, l’un d’eux étendait le bras et me désignait ce que sa vue pouvait atteindre : « Là, dans la petite pièce de seigle, un homme dans les temps s’est fait enterrer assis sur son cheval… Où vous voyez trois saules, on pourrait à peu de peine réveiller une source. Entre le bois et un toit rouge, il y a un banc d’argile assez important pour qu’on y exploite une poterie… »

« Tout le malheur de l’homme vient de ce qu’il ne sait pas rester tranquille dans sa chambre. » Je cite à peu près le mot de Pascal, et sans le goûter beaucoup, parce que je ne crois pas que la sagesse consiste à choisir l’immobilité. Mais immobilisés, réduits à happer le plus vivant, le plus assimilable de ce qui passe à notre portée, je préfère appliquer à notre vie citadine un mot de terrien jaloux de sa terre : « Qui aime le dessus aime le dessous. » Non que le « dessous » de la ville ait des charmes, mais, sevrés du dehors, aimons le dedans.

Aussi bien, Paris cessant d’être industriel, il exhale moins de fumées et de poisons minéraux. Le printemps force les portes de Paris. Un grand massif de rhododendrons, aux Champs-Élysées, serre l’une contre l’autre ses fleurs roses. Rue Montorgueil règnent la maraîchère fraîcheur des salades et les bastions des radis. Arrachés avec le pied de laitue, on voit pendre encore vivants quelque pâquerette, un « coucou » fourvoyé, la goutte de sang du mouron rouge et les boutons clos de la petite pensée sauvage.

La flognarde, dessert vite fait et substantiel, goûter excellent, chaud ou froid, n’exige pas de lait, se contente de deux œufs pour quatre et même six personnes, de trois ou quatre cuillerées de sucre en poudre ou de sucre vanillé, et de l’indispensable pincée de sel. Même vous pouvez remplacer le sucre par une dose plus généreuse de sel, et du gruyère râpé.

La flognarde m’a fait tenir, par le truchement autorisé de M. le curé de Flogny (Yonne), ses lettres patentes et ses certificats d’origine qui ne sont pas sans intérêt. La flognarde naquit à Flogny, et elle est pour le moins centenaire. Maître de poste, M. Flogny, de Flogny, tenait autrefois auberge et relais de diligence. Pendant qu’on changeait les chevaux, Mme Flogny battait vivement la pâte, enfournait, et les voyageurs prenaient patience autour de « la flognarde de Mme Flogny », arrosée d’un vin léger sur lequel M. le curé Gérard se tait. Mais je connais, pour cause, le pays, et je pense que Mme Flogny emplissait les verres d’un charmant vin de Treigny, cru régional, gai, fruité, que ruina plus tard le phylloxéra.

D’autres étymologistes gourmets revendiquent la flognarde au bénéfice du Limousin. « Comment appelle-t-on, en patois limousin, un individu paresseux et mou ? m’écrit l’un d’eux. On l’appelle flognard. » Mais je doute, jusqu’à plus ample informé, que le flognard puisse être comparé à une friandise brune et rissolée, qui rit encore à petits éclats en sautant du four.

Que ne voudrais-je pas inventer, ou ressusciter, pour enrichir à peu de frais vos menus, lecteurs, et les miens ! L’ail, qui manque, n’a jamais été plus nécessaire. Avec de l’ « ail fondant », j’avais coutume, en toute saison, de me refaire le souffle et la bonne humeur. Je mettais l’ail tout habillé dans le four encore chaud, mais il ne faut pas que la robe transparente des aulx grille. Quand la blanche chair de l’ail mollit sous le doigt, on troue la pelure de la gousse et on la vide, comme font les enfants des châtaignes bouillies, par succion. Vous reculez, madame, rien qu’à me lire ? Vous craignez la puissante, l’apéritive senteur ? Vous avez tort. Et pour la santé, l’ail est presque une panacée.

Je ne vois plus guère de fenouils. S’ils reviennent, aimez leur saveur anisée, mangeons-les tout crus ; nous avons besoin de crudités. Ou bien cuisons-les, peu. Enlevons les côtes les plus coriaces qui parfumeront un potage. Le tendre, nous le coucherons sur une de ces pâtes pauvres en beurre, en sucre et en œufs, que nous savons toutes pétrir, et qui sont bonnes mangées à la bouche du four. Tarte aux fenouils, tarte aux pois de conserve, tarte à l’oseille, tarte aux rutab… Aïe ! me voilà à l’amende. Une de mes correspondantes m’a taxée : cinq francs pour ses pauvres chaque fois que j’écrirai le mot ruta… enfin ce mot-là.

Puisque me voilà en pleine pâte, je dirai — sous toutes réserves — ce que je sais du pain à la poêle. Vers 1922, j’étais à Alger, par un printemps fort peu algérien, mais varié et capricieux à plaisir. Il grêlait sur les roses, il tonnait sur les daturas, et même une neige éphémère ourla les bougainvillas couleur de feu, couleur de vin violet, agrippés aux murs de l’hôtel Saint-Georges. Comme je grelottais en contemplant une Méditerranée grise, couverte de crayeuses écumes, un industriel algérois de mes amis me dit :

— J’ai affaire dans le Sud ; venez avec moi en auto. Nous passerons par Bou-Saâda, nous reviendrons par le plus long, Boghari, le mont Gorno… Berrouaghia, Djelfa…

C’est ainsi que je connus un bon bout de désert, sa végétation, çà et là, d’alfa en touffes espacées, ses horizons pâles et trompeurs, ses rideaux de sable voyageant dans l’air, sa chaleur réverbérée et ses brusques crépuscules violacés, et que je rencontrai le pain à la poêle pendant une halte dans une sorte de hameau rose, du même rose éteint que le désert. Au loin brillait la Montagne de Sel. Nous eûmes, bien entendu, le méchoui chez un caïd. Je me garde d’insister sur la succulence d’une viande rôtie à point, arrosée d’eau salée au sel gemme…

Mais le pain manquait, et on nous en fit sur l’heure. Autant que je puis ici le certifier, la belle farine embaumée fut fournie d’un peu de levure, d’un peu de sel fondu dans l’eau du pétrissage. Au lieu de pannetons comme en Europe, on répartit la pâte dans deux ou trois poêles… Je n’ai pas surpris d’autre magie. Mais j’ai savouré le pain cuit à la poêle, doré dessus, doré dessous, et plutôt galette croustillante que pain. Tour de main ? Qualité, discipline du feu de broussailles ? Je ne sais. Mais je cherche — découvrant Pierre pour couvrir Paul — à consommer la farine pour épargner notre pain, qui n’est pas fameux.

Je n’ai pas osé essayer chez moi le pain à la poêle. Ce n’est pas tant que je craigne de gâcher la farine… C’est qu’autour de ce pain s’assemblent des images dont je suis restée éprise, sables roses, source jaillissant dans le jardin même du caïd et bondissant à gros caillots ; souvenirs de lilas, de fleurs de cassie, d’hirondelles si familières qu’elles atterrissaient sur la marge mouillée de la source, et délayaient à nos pieds le mortier de leurs nids. Rien ne dépérissait dans l’enclos du caïd, à cause de l’eau miraculeuse. Hors les murs, une petite traînée fertile, orges vertes, arbres fruitiers, marquait son passage, puis le désert la buvait.

Si je rate le pain à la poêle, j’ai peur que mes mirages modestes, mes singes de la Chiffa, mon beau trajet de retour, mes Djelfa, Berrouaghia, ne s’évanouissent dans une fumée qui sentira le toast calciné… Qu’une lectrice l’essaie, réussisse, et m’en donne la nouvelle…


VI

Si une époque enfante l’art qu’elle mérite, quel art couve au sein d’une rêverie sombre, qui attend encore son aurore ? Parmi deux millions d’hommes prisonniers, des artistes d’aujourd’hui et de demain, tourmentés de conceptions captives, détiennent les secrets de ce qui sera l’art de la paix. Entre 1914 et 1918, des doigts virils occupèrent pareillement l’oisiveté des tranchées, modelèrent la glaise et ciselèrent l’anneau d’aluminium. Dans ces tiroirs qu’on n’ouvre presque jamais, dans ces « débarras » qui sont les coins les plus embarrassés d’un logis, nous trouvons encore la bague de métal terne — une femme nue — le culot d’obus — chrysanthèmes repoussés — un bâton de bois tors, incisé au couteau en écailles de serpent, avec sa date.

De la même période s’élevèrent les peintres et les sculpteurs dotés d’un génie personnel, qui devinrent notoires. Le reste de ceux qui rêvaient d’art sous les armes est retombé à ras de terre, y a vécu un mauvais quart de siècle hasardeux et cahoté, a suffi aux besoins d’un art quotidien, éparpillé selon les exigences de l’ameublement, de la décoration murale, de la joaillerie de fantaisie. Celle-ci, qui fut chez nous florissante, se tient immobile depuis deux années déjà, et ses modèles, connus, n’attendent que de céder la place à de nouvelles inspirations françaises.

Il n’y a pas que la guerre qui paralyse l’essor de l’esprit et ses réalisations dans tous les domaines. L’art français a déjà traversé, hors des effusions sanglantes, des périodes déplorables, où tout, même la littérature, semblait frappé d’une petite malédiction humiliante, qui s’étendit de « La Parisienne », affreux bibelot monumental, debout sur la porte d’une Exposition universelle, jusqu’au seau à charbon de la baronne Deslandes, en figure de crapaud béant, bosselé de pustules et l’œil exorbité.

Il n’y aura pas de rédemption pour les œuvres d’une fâcheuse époque festonnée de tænias. Une rétrospective de 1900 ne susciterait que de l’horreur, si l’on en excepte quelques modes féminines, gracieuses, long voilées, angéliformes, nées d’ailleurs de la nécessité des contrastes : à chaque monstre ne fallait-il pas son séraphin ? Je portais moi-même des bandeaux à la vierge qui m’allaient comme un anneau dans le nez, et J.-L. Forain, qui n’avait pas encore taillé sa barbe ni ses cheveux, m’appelait son « ange de minuit. »

Après tout, il y eut des ridicules pires : Jean Lorrain avait élevé au grade de « voyou mystique » une certaine Mrs Clarke de qui l’œil vert, la toison rousse, le fuyant galbe de sirène s’accommodaient de fourreaux pailletés, verts et bleus. Avec sang-froid et régularité, cette jeune femme enfantait chaque jour un pastel représentant une tête coupée, flottante parmi les nymphéas et les iris noirs. Tantôt la tête exsangue ouvrait des yeux mauves ; tantôt elle les tenait clos… « Vous ne peignez jamais de corps ? » demandai-je à la victime, mal dirigée, de Burne Jones. Elle ne me fit pas d’autre réponse qu’un « oh ! » scandalisé.

Où sont tant de chefs décollés ? Où, les décapitées que peignait aussi Mme Jacquemin ? Tout cela paraît plus lointain, plus aboli que le Directoire. De nos vitrines veuves de comestibles, mais où abonde le « souvenir de Paris », les raz de marée qui condamnent rituellement une époque sous sa forme de pacotille ont balayé toutes les vierges damnées, y compris, en formats divers, certaine « Mélusine », blanc maléfice, fée à queue de serpent qu’étreignait un sombre chevalier de bronze… Avouerai-je que je ne lui préfère aucune des petites femmes nues qui lèvent leur jambe de verre filé, de porcelaine, de galalithe…

J’attends — oh ! patiemment — que notre époque ait enfanté son vase. À chaque âge ingrat d’un art nouveau, à chaque épanouissement difficile de l’objet d’art échoit le devoir de mettre au jour un vase-type, qui lui-même s’inspire du gabarit féminin. Comme la femme, le vase a un col, des flancs plus ou moins épanouis, une base étroite. Il arbore des hanches importantes si Vénus est plantureuse, et maigrit en même temps qu’elle. Nous eûmes le vase Valloton et le vase Willette ronds du séant, un peu canailles et trapus. Le vase Henner fut pâle et long, et l’ambiguïté des sexes créa le stupide « uniflore », fait pour la tige d’une seule fleur. Cependant 1900, de tout économe, tenait en mépris le diamant et s’engouait des pierres glauques. C’est dans le même temps que j’entendis une artiste de music-hall lamenter le vol de ses bijoux : « Il y en avait, pleurait-elle, pour plus de six cents francs ! »

Rêve de potier sans argile, image caressée par un céramiste dont le four est froid, le vase-type de 1940 mérite d’avoir l’estomac écrasé, les lombes maigres, un brin de scoliose. Du moins, dans son ombre étroite, sur ses flancs sous-alimentés, ne s’inscrira aucun des monstres obligatoires, repoussoirs des anges fin-de-siècle.

Ce n’est pas dans l’esprit de l’homme affligé, lucide au sein de sa longue douleur, que naît et se développe l’horreur décorative. Je ne crains pas de revoir, façonné en cendrier, le fruit difforme d’une insomnie. Ni la théière — elle existe encore — qui vomissait le thé par sa hideuse petite bouche de poisson-lune, et poisson-lune aussi étaient ses flancs écailleux. La prospérité peut jouer à se faire peur, à se faire un peu mal, requérir de l’art certain frisson, l’attrait du laid et sa violente influence sur le beau. Mais soyons certains que tant d’hommes, de qui l’art est le glorieux souci, lorsqu’ils émergeront d’une réclusion dont ils osent à peine compter les jours, seront passionnément portés vers un art clair, vers son expression la plus lisible, la plus imprégnée des vertus de l’air libre et de la lumière retrouvée.

À messieurs les locataires et autres. Prière de fermer la porte cochère à cause des rats qui pourraient entrer ou sortir. Merci !

Ainsi ma concierge m’apprit qu’on dératisait Paris. Si c’est une bonne chose, ce n’est pas un joli mot. Dans mon quartier, la battue n’a fait aucun bruit. Je m’attendais à pis. Les immeubles profonds et fragiles du Palais-Royal se prêtent à toutes les conjectures romanesques. Les lézardes inscrivent sur les murs intérieurs des arborescences de foudre, et la bonne volonté des propriétaires ne peut que prolonger, tant bien que mal, la durée d’un beau monument hâtivement, assez légèrement construit. Chose étrange, il n’y avait point de rats dans cette cité quadrangulaire, si symétriquement aménagée en cases pour la vie humaine que vous pouvez deviner, en levant la tête vers ses trois étages et demi, sous quel cintre d’entresol dort, veille Jean Cocteau, à quelle fenêtre Christian Bérard demande une belle lumière sur ses croquis, derrière quel store mi-baissé Mireille travaillait ses chansons sur un piano à queue bleu ciel, et Paul Reboux ses romans historiques. 1939 et 1940 ont quelque peu bousculé la routine qu’aiment les artistes, ces faux bohèmes… Nous autres, habitants du Palais-Royal, nous en savons encore davantage sur nos gîtes, vus du dehors. Là, disons-nous, doit être une cheminée, jolie et séculaire ; là une pièce sans fenêtres, entaillée dans la profondeur de l’enceinte ; là une étrange cuisine cernée de vitres comme un guichet de banque… Nous imaginons les caves mélodramatiques qui ne soutiendraient pas un bombardement, contenant pour le moins un bailli muré, l’issue d’un souterrain, le squelette d’un aristocrate traqué sous la Terreur…

Mais de rats, nous n’en avons point. Pourquoi ? Je ne sais. Peut-être parce que nous manquons de stocks alimentaires. Le rat ne tient pas concile sans motif. Il a laissé aux combattants de l’ancienne guerre le souvenir d’un adversaire hardi, redoutable tant par la valeur que par le nombre, et un sentiment général d’horreur, suscité moins par ses pattes, ses dents, que par sa queue froide et serpentiforme, que par l’impossibilité de le dénombrer. Devant l’invasion des fourmis, des termites et des rats, l’homme désespère à partir du moment où il ne peut plus supputer les effectifs envahisseurs. Je lâchai pied, une fois, devant les fourmis — aussi bien, comment les détruire ? — qui avaient construit en deux années, autour du tronc d’un jeune bouleau, une fourmilière conique, haute de deux mètres. Et le poète Renée Vivien ne voulut plus entendre parler d’une propriété méridionale où les crapauds étaient, disait-elle, « plus nombreux que les étoiles de la mer et les grains de sable du ciel ».

Kipling assure que l’Asiatique ne frémit pas du frisson qui secoue l’Européen à la rencontre d’un serpent, même inoffensif. La peur de la souris est-elle aussi occidentale ? Il est étrange de voir que le passage d’une souris minuscule entre deux rangs de fauteuils d’orchestre provoque, parmi le public féminin, deux réflexes : monter tout debout sur le siège du fauteuil, puis serrer à deux mains les jupes autour des jambes. Et que feraient les femmes d’aujourd’hui qui n’ont plus que des jambes sans jupes ? J’avoue, sans y mettre d’orgueil, que souris et rats ne me font pas chavirer le cœur. Des égoutiers de ma connaissance m’ont documentée sur le rat, qu’ils tiennent pour intelligent, très courageux et capable de solidarité au point que si un rat, tombé à l’égout, ne peut s’agripper aux parois maçonnées, dix rats, cinquante rats se jettent à la nage, le secourent de la patte et de la dent, lui offrent, pour qu’il y croche sa mâchoire, le gouvernail de leur queue.

J’ai eu le plaisir d’approcher les rats qu’apprivoisait Rachilde. La romancière prit pour le caractère du rat une estime telle qu’il supplanta chez elle les autres animaux familiers. Blancs et beiges, bruns, certains d’un gris de taupe, lustrés, ses cinq ou six rats quittaient, réintégraient librement une cage dont la porte restait souvent ouverte, comme eussent fait des perruches privées. « Les rats sont à mon gré, disait Mme Rachilde ; ils ont l’attachement solide et le caractère fier. » De fait, ils entendaient ses paroles et ses appels avec joie et obéissance, et, comme elle, ils avaient l’œil d’un éclat fixe, les dents aiguës et intactes.

C’est à Lyon que j’ai passé le mois d’août 1940 ; j’y besognais pour Candide avant de rentrer à Paris. Quelle « dératisation » vaudrait contre la souris très petite, plus beige que grise, qui pullule au sein des profonds immeubles, le long des quais du Rhône ? Dès la première nuit, je reconnus le rongement typique, la dent qui use la boiserie, puisqu’il faut qu’en retour la boiserie use la dent, sous peine que les incisives n’allongent mortellement. Puis vinrent les jeux nocturnes et les galopades, et le langage des souris déchaînées, ce gazouillement qui ressemble à celui de l’oiseau. Je craignis pour mon précieux kilo de sucre, pour ma livre de chocolat. Et je déposai en bonne place les articles de mes offres de paix — miettes de petit déjeuner, quelques amandes — qui furent acceptées.

Avec les ombres du soir, un couple de souris entrait par la porte-fenêtre, tous les jours, passait sous ma table à écrire devant mes pieds immobiles, et se rendait au festin. Pour s’en aller, si la fenêtre était close, elles sortaient par une vermoulure de la plinthe. Un jour que le garçon d’étage voulait balayer le repas de mes invitées, je l’arrêtai :

— N’y touchez pas ! C’est pour mes souris !

Il ne comprit pas d’abord, et je répétai. Alors il pâlit, ouvrit la bouche sans proférer aucun son, et sortit pour ne plus revenir.

J’aurais trouvé plus de compréhension et d’alliance chez un de mes beaux-pères, que j’ai trop peu connu, M. Albert Gauthier-Villars, éditeur, dont les stocks de livres se trouvèrent autrefois menacés par les souris. Contre elles, bastionnées dans l’insondable quai des Grands-Augustins, il eut d’abord une fox-terrière passionnée, dupe de ses hallucinations, qui voyait du rat partout, prétendait escalader des murailles de livres, les écroulait et s’ensevelissait sous leurs ruines avec des cris hystériques. Puis il y eut la mort-aux-rats et des pièges. Puis le découragement et la résignation…

Une nuit, l’un des fils Gauthier-Villars — celui qui signa plus tard Willy — inquiet de voir son père prolonger sa veille, entra dans son cabinet de travail pour lui rappeler l’heure. Sur le bureau, dans le petit cirque de lumière protégé par l’abat-jour vert, une demi-douzaine de souris s’ébattaient, se becquetaient du museau, se peignaient les moustaches et cueillaient, confiantes, des brins de gâteau, du sucre effrité, dans la main du sensible éditeur…

Une rechute est pire que la maladie. Le froid d’avril est plus dévastateur que les frimas de décembre. Que laissera-t-elle, la bise du nord-est qui sévit la semaine passée, d’une neige délicate de pétales, blanc vert sur les pruniers, blanc crème sur les poiriers, blanc rose sur les premiers pommiers, blanc pur et un peu bleu en manchon autour des rameaux des cerisiers ?

L’arbre fruitier, qui fleurit en dépit de tout, demande au moment de son défleurissement un temps tiède et calme. Si les pétales forment, chus au pied de l’arbre, un tapis égal, il y a de belles chances de fruits, et les propriétaires normands ne manquent pas d’aller voir, quand les vergers passent fleur, si leurs pommiers ont bien « neigé » en rond autour des troncs. Cette année, tout arbre est en retard, même le lilas, et les nids eux-mêmes ne se hâtent point. Je les surveille, ceux-ci, comme je peux, n’ayant ni moyen ni sujet de quitter Paris. Il me reste le familier, le poussiéreux passereau des jardins publics, les mésanges acclimatées aux Tuileries et au Palais-Royal.

Quand le temps en sera venu, j’irai au Bois pour écouter, liquide, étoilé de longues notes lumineuses, de plaintes ascendantes qui s’écroulent en roulades, le chant des rossignols. Dédaigneux des désastres et des tumultes que suscite l’homme, depuis quarante-sept ans que j’habite Paris, le rossignol n’a jamais failli au rendez-vous que je lui donne. Pendant les accalmies d’un sévère bombardement nocturne, au printemps de 1918, mille rossignols suspendaient aux arbres du Bois ce feston de notes pures qui commence aigu, descend au grave, remonte vers les sommets du son, et se dénoue dans le silence.

Le retentissant, l’harmonieux petit oiseau gris roux a imposé, dans tous les pays où il chante, ses légendes. En Bourgogne, on assure qu’il est devenu nocturne pour échapper, en veillant, aux cornes de la vigne qui l’avaient ligoté pendant son sommeil. En Asie, il a détourné la Mort qui venait chercher l’empereur de Chine. Déjà, elle s’asseyait sur le lit impérial, et levait son sabre pareil à un croissant d’astre… Mais le rossignol se mit à chanter pour la Mort : « Délaisse cette chambre étouffante, et suis-moi, car il n’y a rien qui égale le clair de lune et mon chant ruisselant ensemble sur les fleurs et les tombeaux… » La Mort se leva de la couche quasi funéraire, s’en alla rêver sous la lune et les trilles du rossignol…

Au Bois de Boulogne, l’endroit que je nommais « le quartier des rossignols » n’est pas très vaste. Il occupait, il occupe encore, je pense, un petit territoire pauvre en allées carrossables, au nord-est du grand lac. Chantant tous ensemble leur chant coupé de pauses, il arrivait que les rossignols du « quartier » se tussent, un moment, tous ensemble. Mais le silence alors participait de leur mélodie, comme le sillage appartient au reflet qui embrase l’eau. Le silence présageait le chant, le préparait, lui donnait un brusque essor, et les rossignols, unanimes, reprenaient voix…

Une région voisine était aimée des mésanges. D’un couple à l’autre passent, par droit de conquête, les creux d’arbres, les troncs évidés par l’âge et l’anémie. Hardies en couples isolés, les mésanges en nombre sont merveilleusement jacassières et braves. L’homme fauteur de guerres, fabricant d’enfants martyrs, assure que la mésange est « féroce ». Ce n’est pas à ce propos humain que je m’arrêterai. Mais j’ai vu les valeureuses, les spirituelles mésanges — mésange nonnette coiffée de noir, mésange bleue touchée d’azur, mésange charbonnière à camail modeste — bannir, d’un rond-point qu’elles avaient élu, un couple de geais auquel elles n’ont littéralement pas laissé placer un mot. Le bec fort et souvent sale, le gros corps des geais et leurs habitudes d’usurpateurs, tout cela fondit devant la troupe des mésanges irritées, devant les ravissantes figures enivrées de colère, les injures chevrotées et les toutes petites serres fragiles.

De même j’ai vu souvent la Chatte — cette Chatte qui régnait sur nous — lâcher prise sous l’attaque d’un rouge-gorge mâle, toujours le même, établi avec sa famille dans un bosquet d’ormeaux. Il n’était pas plus gros qu’une noix qui eût eu des ailes, et son petit poitrail bombé avait la couleur des giroflées rousses. Une autorité sans bornes émanait de lui. Dès que la Chatte entrait sous bois, il s’annonçait par des « tsk, tsk » furieux, descendait de branche en branche au-dessus de son ennemie, oubliait le péril jusqu’à piquer du bec le doux front bleu et les oreilles sacrées de la Chatte. Hors de notre présence, qu’eût fait celle-ci ? Je ne sais. Mais elle était élevée à laisser les pinsons picorer le millet à portée de sa patte, et à baisser les yeux quand passait, volant dans l’air, certain écureuil. La Chatte supportait donc l’outrecuidance du rouge-gorge et détournait la conversation en feignant de chasser la taupe.

— Une taupe ! Une taupe ! s’écriait-elle.

Et de gratter follement la terre friable, égrugée cent fois par les lapins et, sans doute, les taupes. Mais la taupe qu’annonçait notre Chatte, nous ne la vîmes qu’une fois, une fois que le rouge-gorge était allé, dirai-je, un peu fort en cherchant à pincer le bout de la queue vénérée de la Chatte.

— Il faut en rire, dit la Chatte, il faut en rire… Une taupe ! Une taupe !

Et elle creusait la terre diligemment… Si diligemment que nous aperçûmes, dans le trou, un groin lilas, des petites mains roses, un ventre en poire, des yeux que suppliciait la lumière du jour… une taupe enfin, une taupe tout entière et bien vivante…

— Bravo, Chatte ! Vous avez trouvé une taupe ! Chatte, bravo !

— C’est ça, une taupe ? s’écria sans paroles la Chatte. Dieu, quelle horreur !

Elle secoua, de dégoût, ses pattes qui avaient effleuré le monstre, et s’enfuit.


VII

Ce poète, cet auteur dramatique, ce dessinateur, ce romancier — c’est le même homme, vous l’avez reconnu — habite une maison voisine de la mienne. Il s’est logé au profond d’un des entresols dont les fenêtres, cintrées comme l’entrée d’un terrier, valurent aux femmes de mœurs faciles, qui s’y embusquaient penchées, le nom de « castors » et de « demi-castors ». Pendant quatre ans j’eus un entresol pareil. Mais ils conviennent mieux à un homme de théâtre, pour ce que la clarté du jour, avant de les atteindre, touche le pavé et rebondit sous l’arcade en haut comme la lumière d’une rampe.

Liée d’amitié avec le poète depuis de longues années, je n’en profite pas pour l’envahir à toute heure. Mais ses travaux variés rendent jalouse une gratteuse de papier, et il y a bien de quoi. D’abord ils ne demandent pas le secret, ni l’isolement. Le vitrage cintré les expose. Si le passant levait la tête, il verrait sur un grand panneau quelque torse héroïque crayonné, ou le portrait d’un cheval, ou une maquette de décor, ou l’auteur lui-même, sa huppe de cheveux crépelés, sa maigreur de lévrier, sa manche relevée sur la main sarmenteuse. Mais les passants ici lèvent rarement la tête, parce que le lieu les invite à songer, à ralentir le pas, et le poète-peintre regarde peu les passants. Il contemple un poème futur, un futur tableau, il appose sur une toile le premier fantôme d’un décor, d’un parvis blanc, d’un rideau rouge ; il figure les premiers degrés d’un escalier, la sombre cavité d’où émergera le maléfice. Il projette une grosse lampe implacable sur une étoffe, rehausse d’or quelque treillis grossier…

Dans tout ce qui sert l’art théâtral réside et s’impose un labeur matériel, manuel et phalanstérien, qui contente pleinement ceux qui s’y appliquent. L’artifice étant inépuisable, comment a-t-on pu envisager, prédire la « mort » du théâtre ? La préparation d’une œuvre théâtrale agite des forces aussi physiques que le labourage, la maçonnerie. Écarté de toute culture intellectuelle, le théâtre se réinvente ; d’une troupe d’enfants ignorants, déportés sur une île déserte, le théâtre ressurgirait spontanément. Qu’une estrade se hausse, qu’un horizon imaginaire borne six pieds de planches, et en s’élançant hors de la vue du spectateur l’acteur lui délègue l’illusion qu’un héros a trouvé la mort, ou enfourché un coursier sans selle ni bride.

Un art qui n’eut pas besoin, pour naître, des secours du génie ne saurait prospérer sans lui. C’est pourquoi il faut à chaque quart de siècle environ son comédien génial, sa comédienne extraordinaire. À défaut de l’interprète, un metteur en scène fera prendre patience aux foules spectatrices — l’œuvre dramatique, à elle seule, y suffit rarement. Mon voisin le poète, qui de par la poésie a droit à tout, entend ne se priver de rien. Son avidité, son activité se sentent en mesure de combler l’appétit béant du public. En quelques semaines nous l’avons vu habiller et planter à sa guise un chef-d’œuvre du répertoire classique, puis écrire un drame, et le monter. Les apprêts ont eu lieu sous mes yeux, sous mes fenêtres, et tout ressemblants à ceux d’un proverbe pour distribution de prix.

Je n’envie que les privilèges d’une jeunesse qui ne passe point : les comédiens qui se donnaient rendez-vous chez l’auteur, ses aides, ses amis, avaient le même âge, l’âge de l’exaltation, l’âge d’étonner les passants sans les voir, l’âge de laisser pousser une folle chevelure par déférence pour une époque, un texte, de transporter à pleins bras étoffes, accessoires, armures. Un chien enivré suivant la troupe se précipitait avec elle dans la bouche du métro, savait fondre sous un manteau, voyager muet et invisible, fidèle lui aussi à un rôle. Une jeune actrice, blonde comme un lion, marchait sous les ormes du jardin, redisait une phrase, avouait une anxiété enfantine, attendait que le premier rôle, son partenaire, s’en revînt d’être peintre de décors…

Je pensais, au bord de ma fenêtre, que c’était là des gens bien heureux. Car leur bonheur ne dépendait pas — pas encore — de leur succès. Leur bonheur ne tenait qu’à un état de collaboration, de chaleur, d’innocence ; leur présomption même était pure, lorsque l’acteur affirmait : « C’est moi qui sais peindre les décors », lorsque l’auteur pensait : « Je jouerais ce rôle-là mieux que quiconque » ; lorsque le chien nourrissait l’envie de se précipiter en scène, de mordre le policier et de sauver Gabrielle Dorziat…

À présent que la pièce est en cours de représentations, les comédiens ne sont plus chargés que de la jouer et de la défendre, le poète que d’en écrire une autre, ou de méditer un poème. Ils ne s’y habituent pas tout de suite. La fougue n’est pas encore éteinte au sein de leur groupe qui redevient une « compagnie » de comédiens. L’un considère avec amour la marque d’un coup de marteau sur son ongle, l’autre dit : « Ce que ça tient sur la peau, cette peinture !… » et le chien, en coulisses, compte les secondes qui s’écoulent entre le claquement de la porte et le coup de revolver.

Après quoi ils resteront voués à l’œuvre qu’ils ont créée, mais ce ne sera plus le même vœu. Chacun se repliera sur une sorte d’ascétisme dramatique, prendra conscience du faix qui le charge, au lieu de rayonner en tous sens comme une vigne exubérante. Chacun d’eux sera l’obsédé, le responsable, bref, l’acteur. Ils s’amuseront moins, ils trembleront davantage. Là sera leur vraie gloire, et le climat de leurs meilleures vertus.

« Parlez-nous, m’écrivent-elles — elles, ce sont les femmes — parlez-nous de choses agréables. » Et, comme elles ont avec moi leur franc-écrire, elles ne m’envoient pas dire que c’est par l’agréable que je leur serai le plus utile.

Autant que mes lectrices, j’ai le goût de tout ce qui peut rehausser d’une couleur gaie un fond sombre, et je n’oublie pas la couleur mentale. Un appel d’enfant, un rire jailli du jardin au-dessous de ma fenêtre tombent sur ma page aussi vifs qu’un géranium rouge. Une botte de jacinthes sauvages et le muguet venus de Rambouillet, où je ne puis aller les cueillir, me rendent le souvenir d’une battue de muguet au cours de laquelle ma main rencontra une petite faisane tiède, qui couvait.

Le nid des mésanges, encore une fois logées au creux d’un des ormeaux étêtés, ne s’est-il pas posé là pour que je me souvienne d’une chienne bas-rouge qui perdait à grosses poignées son poil d’hiver ? Alors, deux couples de mésanges la suivaient, et c’est tout juste si elles n’épilaient pas, au profit de leurs nids, ma beauceronne…

Me voilà embarquée sur des histoires de bêtes. Mais il y a peu de temps qu’entre mes pieds soigneux de rester immobiles, les souris dansaient. Aujourd’hui, sous ma fenêtre, ce sont les enfants qui essaiment. Ce sont eux qui rédigent mes histoires d’enfants. Elle serait bonne à peindre la brasillante fillette, toute étincelles et cheveux sombres comme un tison mi-parti feu et charbon ? Elle a bien cinq ans et demi et l’autorité d’une reine sauvage. Elle règne sur trois enfants plus petits qu’elle. « Tourne la corde, Jojo ! Pas comme ça, fais vinaigre ! Lulu, t’as pas droit au fauteuil en fer ; le fauteuil en fer, il est qu’à moi, toi t’as la chaise ! Argarde ton pantalon, Mémaine, tu crois que j’ai les moyens de te le rechanger tous les huit jours ? » Elle est dure comme une vraie mère, attentive comme une meneuse de poussins.

Un homme de sept ans crie à un autre homme de huit ans : « Tu viens faire du patin à quatre heures ? — Penses-tu ! riposte l’homme de huit ans. Plus question de tout ça : je suis entré dans une combine de commerce de timbres. »

Ce sont les enfants d’ici. Ils ont la mine aiguë, le prompt coup d’œil des gosses de Paris, et parfois une agilité corporelle déconcertante ; témoin le bicycliste, gros comme un merle, qui fait des « huit » autour des colonnes, et vingt acrobaties galerie d’Orléans. Je ne perds pas une si belle occasion de m’ébahir et d’interroger le grand-père de l’acrobate :

— Mon Dieu, quel âge a-t-il ?

— Quatre ans et trois mois.

— Et il monte depuis quand ?

— Oh ! il y a longtemps ; il a appris quand il était tout petit (sic).

Mais sont-ils jamais « tout petits » dans notre ville ? Cette année-ci, je crains bien qu’ils ne grandissent autrement qu’en malice. Ils sont les cadets infortunés des charmantes filles sous-alimentées qui déjeunent (?) sous nos ombrages, sur deux chaises dont l’une sert de table.

On dirait, tant elles ont de mordant et de grâce, que les pires conditions d’existence précisent et affinent le caractère de leur beauté parisienne. Je ne tremble que de leur voir trop de finesse, trop d’expression et, comme à Nouche, enfant d’ici, trop de personnalité…

Car Nouche, abusant de sa situation de fille unique, ne savait pas encore lire à sept ans. De quoi ses tendres parents finirent par s’émouvoir. Ils lui choisirent, sur une colline aux portes de Paris, l’école la plus moderne, où se pratique une méthode étrangère célèbre, qui dissimule les barreaux de la cage, fait appel au libre arbitre et aux inclinations personnelles de chaque enfant.

— Tu vois, dit à Nouche l’une des éducatrices, dans la même classe sont des enfants en train de lire, d’autres qui brodent un petit dessin qu’ils ont inventé eux-mêmes, d’autres qui découpent du carton… Choisis, et fais ce qui te plaira le mieux.

Nouche réfléchit et dit :

— Je choisis de me promener toute seule dans le jardin.

Respectueuse de ses promesses, la bonne foi des éducateurs laissa donc Nouche dans le jardin jusqu’au goûter, puis entre le goûter et le dîner…

— Nouche, dit le lendemain l’éducatrice, regarde, voici des enfants qui apprennent leur solfège, qui chantent des chansons ; en voici d’autres qui mettent en pelote des écheveaux de laine, qui apprennent le point noué, qui enfilent des colliers ; en voici d’autres qui disposent le couvert pour le déjeuner, qui apprennent à faire bouillir l’eau pour le thé… Choisis tes compagnons, et apprends ce qui te plaira le mieux.

— Je choisis, dit Nouche, d’apprendre à aller me promener toute seule dans le jardin.

Ainsi fit-elle. Elle y serait sans doute encore si son père, déçu quant aux résultats de la méthode célèbre, n’avait pris Nouche à part :

— Nouche, dit-il, c’est fini de rire. Si tu ne sais pas lire, écrire, compter dans un mois, tu recevras la plus belle fessée de ta vie…

— Mon Dieu, dit Nouche, pas tant de paroles, tu me casses la tête. J’ai compris.

Elle changea, si je puis écrire, son fusil d’épaule, lut, écrivit, compta en l’espace de trois semaines, pour le plaisir de pouvoir dire à ses parents :

— J’espère bien que vous allez me mettre dans une école sérieuse et m’ôter de là dedans. On y enfile des perles, on y chante des chansons, on sert le thé et on essuie la vaisselle. Et ils appellent ça travailler !

Il pleut. Les arroseurs, arrosant sous la pluie,
Lavent des lacs de boue avec sérénité.

Je ne sais plus — l’ai-je jamais su ? — à qui attribuer ces deux alexandrins. Mais je sais qu’une sérénité est capable de défier, sous l’averse, l’impassible humeur de l’arroseur : allez plutôt voir celle du public qui postule la faveur d’applaudir, au Théâtre-Français, La Nuit des Rois, Cyrano ou même André del Sarto. Une vieille barrière, une sorte d’ancien parc à moutons, endigue le flot des postulants entre la colonnade et le mur. L’endroit est traître. Toujours un mouvement d’air actif, en forme de z, vient de la place du Palais-Royal, se divise en deux courants dont l’un épouse la rue de Montpensier et l’autre pénètre dans la galerie de Chartres. En été, c’est là que tourbillonne la poussière ; en automne danse, à la même place, un maelstrom de feuilles précocement tombées.

Avant la guerre, j’ai vu le respectueux cortège qu’un chef-d’œuvre assemblait sous les intempéries s’allonger, chercher le refuge des arcades intérieures, trois heures, quatre heures avant la représentation. Quelle foi, et quel exemple que celui d’une foule où personne n’est riche, où personne ne se plaint d’échanger l’argent rare contre un immatériel plaisir ! Les vrais amants de l’art dramatique qui se serraient là, debout, en temps prospères, ils y sont encore aujourd’hui. Je pensais, pendant que passait lentement l’affreux hiver, que leur majorité était débile, et mal nourrie, que leurs chaussures étaient minces. Mais ils restaient là, à leur poste qu’aucune sollicitude ne songe à rendre plus confortable. Certains ont des pliants. Une femme s’asseoit sur le siège de sangle, prend sa fille sur ses genoux. Une autre, pourvue d’un manteau long, garde un pan de manteau pour elle-même, rabat l’autre pan sur les jambes d’une voisine. Des expectants des deux sexes prennent la précaution d’apporter un journal et s’en font des houseaux attachés avec une ficelle, contre le froid. Des hommes, las d’être debout, passent un bras par-dessus la barrière pour diminuer le poids de leur corps. Les taciturnes lisent, accotés de biais, changent de pied comme les chevaux à la station…

Détails tristes, qui composent un spectacle malgré tout réconfortant. Car l’attente est non seulement bénévole, mais elle est déjà récompensée. Je gagerais que presque tous ces fidèles des petites places, à la Comédie-Française, ont déjà vu, déjà entendu, ce qu’ils viennent revoir, entendre, applaudir encore. C’est pourquoi ils sont différents dans leur longue attente, des autres queues, des spectateurs qui, simplement curieux d’une « nouveauté », ne la verront qu’une fois. Le spectateur d’une pièce nouvelle « poireaute » avec mauvaise humeur, l’habitué des places modestes du Français espère. Il sourit à ce qu’il attend, contemple en esprit ce qui l’attire. Il n’est pas noyé, anonyme, parmi des coudes, des pieds, des corps intolérants ; il rejoint les membres d’une confrérie capables de lui prêter qui un journal, qui un demi-pliant. Saint Martin-le-Partageux fréquente la queue du Théâtre-Français : je l’y ai surpris en train de rompre par moitié son sandwich au cresson et ses biscottes à la compote de figues ! Son obligée pourtant se défendait bien contre de telles largesses, et avec beaucoup de cérémonie :

— Non, vraiment, vous êtes trop aimable, mais je ne voudrais pas vous priver, déjà vous voilà forcé de manger à la va-vite…

— Pensez-vous, repartait saint Martin, vous auriez tort de vous gêner, ma femme a fait largement les choses : voyez la bosse que ça fait à mon pardessus ! Et d’ailleurs, quand je viens ici, j’ai comme une barre sur l’estomac. L’émotion me nourrit.

Ici, le fond de la conversation est moins qu’ailleurs alimentaire. L’aigre vent qui roule sous ces voûtes historiques ne colporte qu’un minimum de recettes économiques et de récriminations. Fraternels en dépit de la méfiance qui règne, amènes malgré la saison, de quoi parlent donc ces gens, exceptionnellement sociables ? Ô merveille, ils parlent d’art ! Ils parlent de Racine, de Musset. Ils discutent Marivaux. Leur mémoire témoigne d’une longue fidélité : on entend que les jeunes ont commencé tout petits à bénéficier du terrible courant d’air qui mène aux grandes œuvres. Une forte femme, les mains rougies d’un travail quotidien, cite Polyeucte, fausse un vers que rectifie à mi-voix un inconnu ; tous deux cherchent à rajuster le grand bercement de l’alexandrin ; des jeunes filles ont apporté la brochure d’une pièce. On respire ici, avant le seuil, l’atmosphère même du théâtre noble et l’exaltation, encore que personne n’y mène grand bruit. L’agent qui veille au bon ordre s’accoude à la balustrade, échange quelques propos avec le cortège qu’elle contient ; en passant j’entends qu’il parle de Marie Bell.

Dans la foule des champs de courses, il s’en faut que tous les assistants soient turfistes. Mais dans celle qui attend l’ouverture des bureaux au Théâtre-Français je n’ai pas vu, entendu d’ignares. Les paroles que je happe au passage feraient honneur à un public de répétition générale. Et quelle connaissance de l’acteur ! Quelle déférence familière à désigner, par leurs noms et leurs prénoms, sociétaires et pensionnaires !… Quel feu d’enthousiasme et de parti pris, surtout chez les femmes !

Public de quartier, en somme : le meilleur, le plus éclairé des publics ; en outre, il est doué, à l’extrême, du sens de la propriété. Une très modeste vieille dame à cabas — notre jardin n’en manque pas — causait sur un banc avec un vieux monsieur pourvu d’un chien âgé — l’espèce ici n’en est pas rare — et j’entendis le nom d’une jeune recrue de la Comédie :

— Vous verrez, vous verrez… Elle se fera, disait la vieille dame. Elle a bien le ton qu’il nous faut. Je l’ai vue sortir de la matinée, jeudi. Elle sort déjà très gentiment.

Ces faveurs d’aïeux affectueux, rangés pour voir sortir « leurs » artistes, sont aussi doux aux comédiens que tels cris, échappés à des fanatismes plus jeunes. Le public de la Comédie-Française garde encore l’habitude de fêter la sortie de ses acteurs préférés, la coutume du petit bouquet timide, de la rose un peu meurtrie d’avoir attendu, serrée dans une main fiévreuse, le passage d’une idole…

Puis-je évoquer cette sorte de protocole spontané — les bravos discrets, les petites jeunes filles passionnées, les étudiants qui se poussent pour ouvrir la portière de l’auto — sans me rappeler vos aigrettes, votre démarche royale, et votre sourire, ô Cécile Sorel ?

Je ne sais pas qui a inventé le pistolet-joujou à amorces. J’ignore aussi qui l’a perfectionné, aggravant sa détonation qui égale celle d’un vrai revolver de petit calibre. Il existe de par le monde des boules qui, projetées sur le pavé, rendent le son d’une arme à feu. N’oublions pas, dans le nombre des amusements enfantins, le tambour et la trompette. La crécelle n’est pas morte, et le sifflet à roulette, depuis qu’on en a doté nos agents, est surtout exploité par des lèvres enfantines… Je ne parle de tous ces jouets, générateurs de bruit, que pour vouer leurs constructeurs au feu éternel.

Ma vitupération est plus désintéressée qu’il n’y paraît. Je ne défends pas seulement ici le droit qu’ont les adultes à une certaine sorte de silence. Je ne réclame pas au nom du « donnant, donnant », de l’ « ouïe pour l’ouïe ». Car, si nous soumettions les enfants à l’épreuve du tu‑tu‑tu‑tu, du boum-boum et du hui‑i‑i‑i, je pense qu’on nous accuserait de vouloir les rendre idiots. Pourquoi ne nous plaindrions-nous pas ? Les excès de la T.S.F., l’étude du piano ont appelé des sanctions. Mais nul édit ne condamne l’aigre trompette et les autres instruments, dits de musique, à l’usage des enfants. Nous avons tous, hélas ! des nerfs plus fragiles que… enfin, qu’avant.

Un grand silence, répandu sur notre ville, fait que les bruits isolés nous percent douloureusement. Contre notre gré, nous renouvelons l’expérience tentée autrefois par un de mes amis qui, excédé du tumulte parisien, acheta une maison isolée au bord de la Seine. Il s’y installa et vit avec délices tomber le premier crépuscule silencieux. La première lune s’éleva, et en même temps qu’elle, espacés, distincts, rompant sans remède la paix nocturne, les aboiements du premier chien de ferme, auxquels répondirent bientôt les chiens d’alentour.

La voix humaine n’est l’ennemie de notre repos que si elle se fait expressive, isolée, significative. Une foule sous nos fenêtres ne nous éveille pas toujours, mais le voisin qui converse de l’autre côté de la cloison n’est pas supportable. Les enfants, nombreux dans le jardin, mêlent leurs voix à celles des passereaux, des pigeons ; parfois vient une école, qui récrée ses élèves pendant une heure. Tout cela est gai, vif, lié à des sonorités que l’accord entre l’homme et la nature rend aimables comme la roue du moulin, la batteuse, la grande scie…

Mais vient le moment où des enfants usent de leurs sifflets et de leurs pistolets à amorces, et tout est gâté. Gâté pour nous, qui travaillions ou lisions ; gâté pour les enfants responsables du sifflement et de l’explosion. Car le sifflet ne s’incorpore à aucun jeu. Bien pis : il paralyse le jeu. De même le pistolet à amorces ne prend part à aucune illusion belliqueuse, et l’étrange est justement là. L’enfant qui a un sifflet siffle et ne fait rien d’autre. L’enfant qui manœuvre un pistolet à amorces glisse une amorce sous le chien de l’arme, la fait éclater et recommence. Quand il a épuisé ses munitions, il en acquiert d’autres — et il recommence. Il ne court pas, il ne poursuit pas d’ennemis imaginaires ; il ne rit pas ni ne dispose stratégiquement des bataillons. Il charge, décharge sa petite arme indéfiniment, comme l’enfant au sifflet siffle à perte de souffle. L’un et l’autre, les uns et les autres semblent frappés d’une sorte d’hypnose. Parfois, les enfants siffleurs, las de siffler debout, s’asseyent pour siffler assis.

Cependant, à cheval sur la margelle de la pièce d’eau vide, les enfants mitrailleurs mitraillent. J’en vois qui quittent le Jardin sans avoir participé à la bonne vie turbulente. Ils n’ont pas joué à la balle, pas grimpé, pas patiné à roulettes, ni improvisé des conversations de médecin à malade, de marchande à client, de manager à coureur pédestre. Ce sont ceux-là pourtant qui ont l’air le plus fatigué.

J’ai souvent envie de demander à l’un de ces vains frappeurs d’air si dans le logis familial ils se livrent à la même morne tâche qui n’a pas plus de fruit que de fin. Je pense que la nervosité maternelle, qui est grande par ces temps d’inquiétude et d’alimentation mal assurée, y mettrait un terme promptement par de convaincants et rapides moyens, bien que la responsabilité du coupable soit limitée. Il n’est pas né avec le goût des sons violents, des discordances et des déflagrations. Le premier tambour lui a fait peur, et aussi le premier revolver pour rire. Mais une certaine sorte de perversité croît, chez l’enfant, comme les petits pois sous la pluie. Déchaîner lui-même ce qui l’effrayait devient un plaisir. Plaisir de peu de pensée : un son répété sans variantes engourdit l’entendement. Mirbeau assure que les bourreaux chinois l’ont élevé à la hauteur d’un supplice.

Beaucoup de choses changent, vont changer autour de nous, chez nous. Quoique je n’aie point de penchant pour embrasser une tardive carrière de réformatrice, et persuadée que je n’aurai aucun succès si je propose d’incliner nos enfants citadins vers des jeux qui ne font pas de bruit, je le propose quand même. Nos cloisons sont minces, et étroits nos logis, et rares, et précieux les jardins urbains, prises d’air, refuges des nourrissons et des jeunes mamans. Celles-ci poussant la petite voiture et le bébé assoupi, de Valois à Beaujolais et de Montpensier à Chartres, cherchent en vain le coin sans fusillade ni sifflets où bébé puisse dormir et sa mère se reposer.

— Si je tirais ici cinq cents coups de revolver chargé à blanc, qu’est-ce que vous me diriez ? demandai-je à l’un des obligeants gardiens du Jardin.

— Je vous dirais : nous ne sommes pas un champ de tir.

— Et si je prenais votre sifflet pour siffler sans relâche pendant des heures ?

— Je vous dirais : nous ne sommes pas une gare.

— Alors dites-le à ceux-ci qui sifflent, à ceux-là qui manœuvrent le pistolet !

Le gardien ne répondit que par un geste évasif et par le sourire d’un brave homme qui trouve tout naturel de morigéner un promeneur incorrect, mais qui y regarde à deux fois avant de faire de la peine à un enfant.


VIII

Un hasard, à tout prendre heureux, me met en contact avec une troupe théâtrale. Je ne cache pas le plaisir que j’y prends, plaisir retrouvé, plaisir nouveau. La réouverture des théâtres, l’annonce des pièces nouvelles, l’animation qui gagne tous les représentants d’une corporation éprouvée, sont parmi les signes les plus certains qu’une capitale veut vivre, se rasséréner, défendre ses droits au divertissement. Paris, qui ne fuit pas les réalités, recourt pourtant à la fable pour les supporter mieux. Il y a à parier que les salles de théâtre et de musique, les cinémas et ce qui nous reste de music-halls s’empliront cet hiver. Insouciance ? Loin de là. Plutôt résolution de réagir contre le souci, et je n’excepte pas cette paresse d’esprit qui se contente du cinéma, même quand il ne mérite pas de nous contenter. La paresse d’esprit, il faut encore la préférer à la mort de tout esprit.

Déjà les « fanatiques » — ainsi j’appelle le public éclairé, obstiné, du Théâtre-Français — ont repris leur station régulière et patiente sous les arcades de leur théâtre préféré. La petite compagnie de comédiens que je rencontre depuis une dizaine de jours attend, elle aussi, et espère, et m’échauffe à son voisinage.

L’euphorie qui me vient d’elle n’a pas sa source que dans une émotion artistique. L’œuvre qu’elle répète est sans origines pures, se réclame un peu de l’opérette, un peu de la comédie, un peu de la charge d’atelier et ne prétend pas plus haut. Outre les genres, la troupe elle-même mêle les valeurs. Une des vedettes de l’œuvrette hybride est une grande artiste du théâtre. Que de larmes coulèrent dans l’auditoire chaque fois que ses pleurs authentiques ruisselèrent sur la scène ! Elle a décidé cette année qu’elle nous ferait rire, le temps d’un sketch. Ce n’est pas seulement un caprice. L’artiste obéit à l’humaine envie de manifester qu’identiques à nous-mêmes et saufs de lésions graves nous sommes tentés par un autre aspect, une autre forme de langage, une « mue » comme celle qui dépouille la couleuvre…

Donc, la grande comédienne a choisi de rire ici, de souffrir là, de donner la réplique à un charmant fantaisiste dont la voix aérienne et le don d’inventer font des répétitions autant de récréations. Sa bonne humeur éclaire le plateau. On veut qu’elle chante ? Elle chantera. On veut qu’elle paraisse couronnée de bigoudis ? Rien de mieux. Elle montre une souplesse de débutante, une autorité d’étoile, la camaraderie tutoyeuse des ateliers ; elle va écouter pour son plaisir la chanson toute neuve que travaille, au piano, la plus blonde des « tour-de-chant »…

Merveille d’une persistante bonne foi ! Cette dernière, habituée à apprivoiser des foules difficiles, experte à placer le mot risqué, le souligner et l’adoucir par une gambade de chèvre, grimacer sans s’enlaidir, ressemble fidèlement à elle-même, en deçà de la rampe. Sa sincérité l’éclaire autant que ses étranges cheveux clair-de-lune. En outre, elle écoute, elle s’étonne, elle applaudit. Elle est le premier spectateur de l’œuvre, son premier critique amical, son premier partisan pur d’arrière-pensée…

La fraîcheur, la faculté de trouver nouveau ce qui est seulement ingénieux, je les ai toujours rencontrées chez les comédiens, encore que beaucoup s’en défendent. On connaît des comédiens aigris ; il n’en est guère de désillusionnés. La nuance est d’importance et démontre l’efficacité, l’étanchéité de leur balcon à planches, de leur chambre de toile à trois faces d’où ils entrevoient, de l’autre côté de la rampe, béant, nébuleux et peuplé, l’espace qui appartient à leurs juges…

En ce moment, la petite compagnie d’artistes qui m’admet à ses répétitions bénéficie de ses derniers jours d’intimité. Elle s’ébat au sein de ses travaux. L’un des deux auteurs, le plus jeune, indique ses propres couplets d’une voix de ténor ravissante, et ses interprètes l’applaudissent. Une pause allume toutes les cigarettes. L’incertitude d’un jeu de scène rassemble des bonnes volontés angéliques pour une collaboration qui s’exprime comme les charades d’enfants : « Et si on faisait comme ci, au lieu de faire comme ça ? Moi je dis ça, alors toi tu entres et tu dis ça… »

Aux instants critiques, les interprètes se massent au bord de la rampe, et je cesse de voir leurs visages, parce que la grande comédienne chausse, si j’ose écrire, ses lunettes fumées de plein air, le charmant comique se protège à l’aide des verres de studio, les autres s’abritent derrière leur cahier de rôle, et une fillette éblouie, qui va débuter, enferme son frais visage dans ses mains comme si elle sanglotait. Silence. Méditation. Le directeur du théâtre mâchonne quelque chose. Une repartie s’échappe du metteur en scène — une réplique sur le plateau s’élance en zigzaguant, entraîne la suite du texte : tout va bien ; un ruisseau aimable, endigué par quelques cailloux, vient de reprendre son cours.

Il y a des jours où, touchée par tant de bon accord, de travail plein de fougue ; des jours où, voyant les interprètes dressés, agressifs, contre un intrus, un « étranger » à la répétition, qui se serait tapi dans un fauteuil des galeries, je me dis qu’il est presque dommage de rompre cette fraternité de veillée d’armes. Car il faut bien qu’un soir prochain je les voie tous à peu près méconnaissables : la grande comédienne foulera comme un fauve son étroite loge, de gauche à droite, de large en long ; le charmant comique ressemblera à un tragédien anxieux ; la gaie vedette clair-de-lune ouvrira des yeux épouvantés dans son halo de cheveux lumineux ; la petite débutante pleurera de vraies larmes dans sa boîte à maquillage toute neuve… Et les trois coups de la générale mettront fin à cet abandon, à des rendez-vous, à un charme de comité secret, à une camaraderie qui m’étaient, je l’avoue égoïstement, bien agréables…

Je crois qu’aucun succès de ma carrière d’écrivain n’égala celui que me valut la recette, publiée dans un quotidien, de la flognarde, l’hiver dernier. Il ne se passe pas de semaine qu’on ne me la redemande. « Vous, qui êtes avant tout une femme pratique, donnez-nous, à l’entrée de la mauvaise saison, quelques recettes… » Gardez, mes chères correspondantes, la conviction que je suis une femme pratique : vous finirez peut-être par me le faire croire.

Quant aux recettes… Je mesure mon impuissance à celle de telles « tantes » et « cousines » qui touchent tantôt au bout de leur rouleau. Elles font pourtant de leur mieux, s’évertuent autour du rôti sans viande, de la crème sans lait et de l’omelette presque sans œufs. Mais il y a présentement, à la fin de toute recette économique, deux petits mots qui font tout chavirer. On les retarde jusqu’à la fin, pour un peu on les imprimerait en texte imperceptible — les mots : deux cuillerées d’huile ou trente-cinq grammes de beurre.

Notre pudeur sous-alimentée use aussi, comme d’un palliatif, de vocables qu’on n’avait jamais tant vus. Le « déchet » remplace l’aloyau, les « reliefs » de lapin suppléent au lièvre à la royale. Mais où prendre le déchet quand on n’a pas eu la pièce ? Avec quelle bonne volonté nos guides culinaires — tes disciples modestes, cher Curnonsky — nous proposent de remplacer la viande par les mollusques ! Mais, puisqu’il n’y a presque pas de mollusques, que met-on en leur lieu et usage ? Un bon adverbe conditionnel, le si. « Si vous avez au fond d’un plat un peu de jus… » C’est la manière précautionneuse. Tâchons d’en sourire. L’humour est une forme du courage.

Ayant ri, allons ensemble vers ce qu’en France on connaît le plus mal. Sur cinquante sortes de salades, nous en cultivons, nous en mangeons, tant cuites que crues, quatre ou cinq. En temps de paix, ce n’est guère ; c’est nettement insuffisant aujourd’hui. Demandez plutôt à M. Pierre Chouard ! « Vous n’avez donc jamais brouté, avec ou sans accommodement, dira-t-il, les sommités tendres de la luzerne ? Ni le séneçon des oiseaux ? » Je ne prétends pas nous mettre au régime des canaris et des chèvres, mais nous pouvons bien — j’oubliais la raiponce — sortir quelquefois, à peu de frais, de nos éternelles et coûteuses scaroles et laitues ! La belle saison n’est pas finie, et l’été reviendra. Si je m’y prends trop tard cette année, je n’oublie pas qu’il est, aux bords un peu dessalés de la mer, une large et molle et tendre fausse laitue marine d’un vert d’émeraude qui s’appelle l’ulve. On la voit de loin et la marée la couvre très rarement.

Mais vous êtes routinières comme les enfants, et parfois autant que les Asiatiques, entêtés à se laisser mourir près d’un tas de blé s’ils n’ont pas leur poignée de riz. Quelle ménagère en est encore à laisser perdre le lait tourné ? J’y mêle sel et poivre et oignon cru, et je le baptise « fontainebleau 41 », pour ce qu’il est beaucoup plus doux que la plupart des yoghourts. Ou bien je l’incorpore à une omelette, qui grossit d’autant.

Je ne saurais faire de la noix de terre un long éloge. Elle est sauvage, mais déserte certains terrains. C’est un menu tubercule ridé, et pas beau. Son frère, en Espagne, sert à préparer la délicieuse émulsion nommée orchata de chufas. Notamment en Limousin, les enfants bergers savent la déterrer et la croquer crue.

Ayant poussé jusqu’au Bois, par un matin humide de la semaine passée, j’ai suivi un chercheur de champignons, qui a gonflé son sac de toile de minuscules champignons au toit pointu, nés de deux heures de rosée. Mais il était bien plus fier d’une assiettée de « violets », larges comme la paume de la main, et d’un si joli mauve bleu qu’on ne risque, en les cueillant, aucune fatale erreur. Pendant que je le suivais, un couple de sittelles — c’est le moment de leur passage — bavardaient dans de hauts pins. Arc-boutées de leur queue en éventail contre le tronc, elles exploraient, épouillaient l’écorce écailleuse. Leur dos bleuté brillait au soleil comme l’ardoise neuve ; elles descendaient assez familièrement pour que je pusse voir la cambrure légère des becs longs et effilés…

Je travaillai un moment pour l’homme aux champignons, qui ne négligeait pas l’ail sauvage. Mais je trouvai une autre merveille, un de ces crapauds-mouches, gros comme une abeille, qui sont si bien ciselés dans une agate presque noire, pourvus d’yeux où tremble une parcelle d’or, et je n’eus plus d’attention que pour lui, bien qu’il ne fût pas comestible. D’ailleurs, je ne consomme pas non plus la grenouille. La longue période pénible pourrait bien faire de nous un peuple détourné de certaines goinfreries, un peu effaré par le goût fort et grisant de la viande grillée, des gibiers, des salaisons. Sans illusions sur les frairies de l’hiver prochain, j’attends la châtaigne, nourriture irréprochable, secours cérébral, et la noix, s’il se peut. Ma dernière ration de viande : quatre-vingts grammes difficiles à convaincre, osseux malgré leur petit volume, m’a découragée. J’en appellerai aussi à la lentille et au fruit de saison. Que n’ai-je imité mon ami Max — treize ans — qui revient de la campagne et que j’interrogeais sur ses devoirs de vacances :

— Bon travail cet été, Max ?

— Vous parlez ! Trente livres d’haricots blancs que je ramène !

— Et quoi encore ?

— De la poire verte-longue. De la pomme précoce.

— Et puis ?

— Un pot de beurre fondu. Une tourte de pain gris de dix livres. En le mettant bien sécher, on peut le garder longtemps, pour le tailler dans la soupe…

Un pot de beurre, une grande tourte farinée… Petit Chaperon Rouge 41, comme vous êtes prévoyant ! Je voudrais effacer, entre vos sourcils, ces trois petits plis soucieux… J’espère que la jeunesse vous reviendra — je cite Labiche — avec l’âge.

Le raisin tarde à mûrir. Il mûrira pourtant, grâce à ces journées de septembre dont rien n’est perdu pour la vigne, où la face du soleil est nette, lavée de nuages, de son lever à son coucher. Beaucoup de vignobles seront vendangés ce mois-ci sous le ciel rouge à l’aurore, rose au crépuscule. Le soleil de ces ciels-là a tôt fait de sécher la rosée des nuits froides, assez abondante pour mouiller la grappe et son jus si les vendangeurs la coupaient trop tôt.

Nous pensons au vin avec d’autant plus de révérence qu’il imite les autres denrées : il se raréfie, ou se cache. Tout ce qui l’approche renchérit. Vide, une bonne bouteille de verre épais devient un vase précieux, pour ce qu’on peut y conserver aussi la tomate et le haricot vert. Elle constitue un appât, un objet de troc. Pleine, nous la couchons douillettement dans la cave. S’il s’agit de la boire, nous y mettons une sage parcimonie. Il y aura toujours assez de vin en France pour que l’usage ne s’en perde pas, mais il se fera modéré. En Provence, depuis des années, à n’importe quelle heure de l’été, nous traitions le vin comme l’eau : « J’ai soif, verse-moi un verre de vin. » Car dans le Midi il n’est pas de boisson plus glissante et plus gaie qu’un vin jeune, couleur de framboise foncée, à égale distance du « rosé », du blanc auquel je reproche d’être souvent, entre Cassis et Fréjus, un peu collant, et du gros « vin noir » qui a plus de couleur que de bouquet…

Je me laisse aller à parler vin et vendanges à cause de septembre, comme en juin j’évoquais la cerise qui nous a manqué, la belle Montmorency à chair transparente, rouge laque. Son cousin le bigarreau noir n’est en comparaison que fadeur et goût de graine de sureau — avec un petit ver blanc près de la queue. Nous n’avons pas vu non plus cette année la noble forme de la pêche nommée « téton de Vénus ». À ceux qui ne la connaissent pas, j’enseigne qu’elle est plus ovale que ronde, avec un sillon peu marqué, et qu’elle porte à son sommet velouté cet ombilic saillant qui lui a valu son nom. Dans la Grande Pomologie, livre inépuisable d’images, on peut l’admirer peinte au naturel avec un art qui imite jusqu’au grain de beauté infligé à son sein divin par un rayon de soleil trop aigu, ou par la morsure d’une guêpe.

N’ayons pas peur de contempler ce qui nous manque. Émoussons, par le regard appuyé, par une pensée approfondie, les traits dont nous blessent toutes les absences. Susciter en ce moment les tableaux de l’abondance, ce n’est pas seulement un jeu un peu mortifiant, c’est une gymnastique, une manière assez brave d’entretenir fraîches les acquisitions de notre mémoire. Point de souvenir qui n’ait ses cavités que le temps obscurcit ; mais d’où nous pouvons déloger tel petit secret, en voie de nous échapper. La vue de l’esprit les fouille. À vous parler vendanges je viens de rencontrer sur un cep d’autrefois, dans un touffu juponnage de feuilles, un gros lézard vert, que j’empoignai à tâtons… Je criai de saisissement, une femme crie toujours. Mais je ne lâchai pas ma prise qui était de belle taille, écailleuse finement, pourvue de longs doigts qui essayaient de desserrer les miens, d’une majestueuse queue verte, d’une tache bleue sur chaque tempe, d’un gosier pourpre de petit glaïeul…

Quand je le lâchai, un matou de la maison sauta dessus. Mais je saisis le matou par la queue ; il se retourna, cria, et lâcha le lézard qu’il ne retrouva pas. Les jours d’après, le chat revenait à la même place, cherchait sous la feuille et chantait naïvement, de sa voix grave et nuancée de matou, quelque appel à la proie ingrate, à moins que ce ne fût un vocero nostalgique sur le thème : « J’avais un lézard… »

Ce lézard égaré, je le retrouve sous un plaisant désordre de frairies méridionales, de cigales et de guêpes poisseuses. Nous sommes, presque tous, trop peu soigneux des biens immatériels dont notre mémoire déborde. Nous ne balayons pas dans les coins. À défaut de recettes culinaires qui soient dignes de mes lecteurs, j’offre le moyen de composer des tableaux savoureux. Oui, oui, je vous entends grommeler contre « l’odeur du festin et l’ombre de l’amour »… Mais je n’en démords pas. Sensible aux saisons — comme est sensible aux marées le petit animalcule marin qui, porté loin de la mer, monte et descend dans l’eau selon l’heure du flux originel — je me félicite d’avoir, juin venu, la fenaison en tête, puis les blés mûrs et leur subtile fragrance poussiéreuse, et aujourd’hui j’en ai à la vendange, à celle que je connais le mieux. Je chevauche mon tapis volant, de Saint-Tropez à Toulon, où la prompte maturité du raisin enrégimente toute la population au service du vin. Pour cette fête égalitaire, la couturière vient avec ses ciseaux, l’aubergiste abandonne son fourneau froid, le pêcheur laisse la barque à la calanque.

L’ « estrangier » n’a plus qu’une ressource : s’embaucher pour la vendange, et c’est ce qu’il fait. Il peut y gagner sa journée, tout au moins sous la forme d’un ou deux seaux de raisins bleus et or, qui lui donneront, s’il veut, quelques litres de vin cuit. Pressez les grappes, mettez à cuire le jus mousseux et ne le retirez que réduit au tiers pour le mettre en bouteilles et le boucher solidement. Son alcool et son sucre, venus tout droit du soleil, rendent superflue l’addition d’un arome. Mais ils ne vous dispensent pas de filtrer avant la mise en flacons. Car ces raisins, chargés de vertus, dégorgent leur excès en une « crasse » fastueuse, qui surnage écumante, s’assemble à la rigole du pressoir, l’engorge de caillots, manifeste la richesse, le tempérament épais et généreux du cru…

Dans ces régions où le soleil règne, accélère le battement du cœur, farde en mai les cerises, j’ai bu du vin âgé de huit jours, qui se comportait comme un vin adulte. Ce n’est pas lui, ni le carafon à panse aplatie qu’il enflamme de rouge clair, que je regrette le mieux. Beau rustre, passant chaleureux, je te retrouverai bien un jour…

Mais retrouverai-je, une fois la grappe pressée, alors qu’elle n’est pas encore sollicitée de se changer en eau-de-vie, retrouverai-je son parfum insigne ? Il montait de la cuve aux parois vernissées, flottait sur le marc composé de vert de grappes, de pépins, de peaux de raisins, et ici j’avoue que mon optimisme évocateur m’abandonne et se tourne en mélancolie. Car pendant quelques heures le marc restitue, fugitif, inoubliable, un parfum de réséda pareil à celui qui erre, les nuits de printemps, sur le vignoble en fleur.


IX

Je ne puis pas rester très longtemps sans parler des bêtes. Mon premier arrondissement est devenu — pour cause ! — pauvre en chats, même en chiens, et la perruche est, au Palais-Royal, une parure interdite. Mais les espèces décimées s’accrochent à vivre. Notre « carré » a comme recrue une très jolie corneille, descendue de quel clocher, de quels abat-sons ? Elle dit, en tout et pour tout : « tiac », chemine à pied dans les gouttières, et se pose sans répugnance sur la tête du « Génie latin », déplorable statue, énorme affliction des parterres. Le Génie latin tourne vers mes fenêtres son dos nu, qui est du haut en bas sans agrément. Mais vu de face il n’est pas mieux.

Sur notre rectangle historique et fleuri un couple s’est formé ; mais puis-je l’appeler couple ? Pierrot, le chat, et Lili, la tortue, ne se quittent plus. En huit ou neuf années, la tortue n’a pas dépassé la taille d’une coquille Saint-Jacques moyenne. Elle est vive, plate, l’œil et l’oreille actifs, et ressemble bien entendu à Voltaire. Elle sursaute joyeusement à entendre son nom, et accourt, si elle n’est pas prisonnière de son cageot. Libre, elle franchit le seuil de son rez-de-chaussée ; puis-je écrire qu’elle s’élance dans le jardin ? C’est alors que commence l’angoisse de son chat affectueux qui la rejoint, lui parle, la repousse de la patte dans le bon chemin. Mais elle est obstinée, et le chat la promène à la manière dont nous promenons un chien, je veux dire qu’il la suit. Quand elle aborde une région dangereuse, trop peuplée d’enfants, il se couche sur elle, la couve de son corps blanc et noir. Il lui fait croire que l’heure de la sieste est venue, et gagnée par la chaleur de son compagnon elle se laisse couver. Hors du ventre blanc pointe la petite tête reptilienne, pavée d’écailles, que le matou contemple avec amour. S’il quitte, le premier, le cageot commun, Lili-la-Tortue se tient debout, appuyée à la paroi, sur ses pattes de derrière, et languit jusqu’à ce qu’une bonne âme la délivre. En cas d’évasion, quelque autre bonne âme la rapporte. Les animaux du « carré » sont tous un peu indivis.

Indivis devient le beau Moulou, esquimau peut-être croisé de colley, blanc, fauve, noir, touffu, la gueule fraîche, l’œil doré. Les animaux ont-ils, tous, un sens de l’architecture et de la limite idéale ? Nos pigeons ne voient qu’à l’intérieur de l’édifice rectangulaire. Le passereau, quelques couples de mésanges, sont installés à demeure, ne font que voleter, ne s’éloignent pas. La ravissante chatte du concierge, à la Comédie-Française, contemple le monde extérieur par un vasistas. Son paradis étroit, la loge, lui suffit. Les chats du jardin ne courent que rarement le risque de traverser une rue. Le beau Moulou s’est mis à l’allure de notre enclos, c’est dire qu’il sort, se promène et rentre seul.

De même que la Société protectrice des animaux mit autrefois, à la disposition des percherons fatigués, un vigoureux côtier, de même Mitsou, chatte du Palais-Royal, va-t-en ville pour l’œuvre de dératisation. Née sur la rive Montpensière, elle traverse et gagne un côté Valoisien, particulièrement giboyeux. Blanche et noire, elle est consanguine de Pierrot. Rase de poil, la griffe courte et aiguë, une grande pupille noire, elle a le flanc plus plat, la narine et la langue plus pâles qu’avant la guerre. Restrictions… Aussi se rend-elle aux tirés où on la prie comme à une cure. Rien n’est plus soudain, plus efficace que son attaque. En période d’abondance, Mitsou était toute au sport, pour l’honneur de vaincre et la haine raciale ! À présent, elle mange ce qu’elle tue, ne laisse que des bouts de queue vermiformes, vomit un peu de peau de rat, boit longuement pour se purifier. Ces repas-là, elle les cache à tout œil humain, et digère sans joie. Nécessité n’est pas gourmandise.

Un chaud automne enrichit notre faune. Avec les asters mauves paraissent les dernières générations de papillons. Cette année le « Paon-de-jour » foisonne, sensiblement plus petit qu’en juillet, mais resplendissant de couleur, fleur sur fleur, marqué de signes en forme d’yeux, grenat, mordoré, presque noir au verso, ensemble actif et paresseux, puisqu’il parcourt « à pied », sur ses sombres petites pattes nerveuses, un buisson de fleurs plutôt que de le survoler.

Samedi, par grande chaleur de midi, sur chaque bouquet d’asters violet clair, ils étaient bien vingt, tant Paons-de-jour que petites Écailles à coloris vifs, que Vulcains imprimés de rouge, de noir et de blanc. La fausse abeille, reconnaissable à son postérieur arrondi qui n’a point d’arme, pullulait. Un coup de brise, le passage brusque d’un enfant soulevait sur les fleurs toutes les ailes, qui s’y reposaient l’instant d’après. Reste-t-il donc si peu d’amants de la beauté gratuite, pour que devant les balisiers rouges dont chaque calice est assez large pour avaler l’oiseau qui y cueille une goutte sucrée, devant les papillons qui effeuillent puis recomposent un bouquet, je sois si souvent le seul regard attentif ?

Ils sont rentrés à l’école. Ici, on s’en aperçoit tout de suite ; le jardin de Richelieu cesse, de deux heures à quatre, de fourmiller d’enfants autant qu’une plage de famille en août. Après quatre heures, ils reviennent, ardents à retrouver les habitudes de leur liberté. Beaucoup sont marqués, les premiers jours d’école, de ces violentes émotions enfantines qui cernent les yeux, creusent les joues. Pour les plus jeunes, les premiers jours d’école sont jours d’appétit coupé, de mâchoires serrées, de petite fièvre. Mais combien l’avouent ? Un certain ordre de confidences n’est pas fait pour les grandes personnes, encore moins pour les parents. Ceux-ci, de leur côté, ravalent leurs soucis. Les mères toisent la saison qui vient d’un regard qui la redoute et la défie.

Avant que se montre le pire ennemi, le froid, il y a bien des « affaires » à arranger, en effet. Un enfant qui débute à l’école peut pâtir de vingt manières ; il commence par souffrir de tout jusqu’à ce qu’il se fiche, comme il dit, de tout. Sa délicatesse est blessée d’un tablier de fortune, d’une culotte trop large, d’une couleur de cheveux qu’on raille. Je me souviens encore, quand ma famille connut la ruine, d’un petit blouson taillé dans les parties non mitées d’un ancien frac de mon père, en drap d’Elbeuf. J’avais quatorze ans. Ce n’est pas l’habitude qu’une fillette de quatorze ans porte un corsage en drap d’Elbeuf noir, mal coupé… Je m’élançais au-devant des questions et des étonnements :

— Vous avez vu mon corsage ? Il est fait avec l’ancien habit noir de papa, c’est une bonne idée, n’est-ce pas ?

Chacun de nous compte, Dieu merci, à son actif deux ou trois petits traits de courage, bien camouflés de frivolité…

L’uniforme scolaire, fût-il réduit au tablier, avait du bon. Il pansait l’amour-propre des enfants. N’y songeons plus. Songeons à des semelles chaudes, à des chaussettes chaudes, à tout ce qui peut tenir chaud. Les enfants — du moins ceux de Paris, d’où je ne bouge — n’ont que trop usé pendant l’été ce qui leur eût couvert les pieds en mauvaise saison. Ils abordent l’automne et l’hiver avec des petits pieds pâles, mous et frileux, qui n’ont pas assez reçu le bienfait de la lumière et du soleil, pas assez durci leurs plantes nues, pas assez pataugé, fût-ce dans la prise d’eau du trottoir.

Il est difficile de se soucier des enfants sans raviver dans notre mémoire l’ombre misérable et suppliciée des plus récents « enfants-martyrs ». Je déteste cette appellation, empreinte d’une sorte d’officialité. On dit enfant-martyr comme on dit agent-voyer. Comment la France, patrie des enfants gâtés — ce mot-là aussi est laid — de l’éducation relâchée, de la fréquente faiblesse maternelle, totalise-t-elle autant de parents terrifiants ? Après la condamnation à mort d’une maman tortionnaire, d’un papa féroce, une lettre me parvient. Son début est un cri, jailli d’une maternité sauvage et vengeresse : « La mort ? C’est tout ? Mais ce n’est pas assez ! » Cette clameur poussée, la mère irritée qui m’écrit s’en prend à d’autres responsables : « Et que méritent les voisins qui se sont tus ? L’institutrice muette, qui voyait tous les jours, sur un petit corps en chemin de mourir, des marques ? »

À un autre procès — hélas ! il y en aura donc toujours ? — des parents bourreaux furent à peine punis. Au reporter qui me demandait : « Si vous aviez fait partie du jury, qu’auriez-vous décidé ? » je répondis : « Un mois de prison pour les voisins. » Car les voisins, interrogés sur le long martyre de deux enfants, avaient déclaré qu’ils étaient « habitués à les entendre crier. » Habitués, mais oui, habitués comme au timbre du tramway ou à la T.S.F. Habitués, comme au son de l’angélus.

Ce genre de propos monstrueux donna autrefois sa fleur sur les lèvres d’une femme riche, devant qui l’on déplorait la secrète misère d’une grande artiste : « Comment peut-on laisser ignorées et sans secours de pareilles détresses ? Est-ce possible ? Est-ce seulement vrai ? » Mme X… hocha un front désabusé : « Il y en a plus qu’on ne croit. Ainsi, tenez, moi qui vous parle, j’ai une parente qui est dans la dernière misère. »

Mais que penserons-nous du témoin qui vint déposer, la semaine passée, et dépeindre le spectacle de la petite fille pendue à l’espagnolette par les poignets, qui ne criait plus et avait « les yeux hagards » ? Le témoin en dit assez pour que nous imaginions un dialogue entre les deux mères :

— Et pourquoi donc que vous la mettez comme ça votre petite ?

— Ah ben, c’est qu’elle n’est pas sage.

— Des fois, s’pas, les enfants, c’est ben agaçant. Allons, à revoir. Merci pour le fer à repasser. Je vous le rapporte demain.

Demain… Le témoin n’a pas raconté si le lendemain la petite fille était encore « pas sage », ou bien comprimée dans son lit-cage refermé, ou bien morte. On aime mieux ne pas en savoir davantage.

Ce qu’il serait utile de connaître, ce sont les raisons du silence gardé par l’institutrice de l’école que fréquentait, chaque jour un peu plus condamnée, l’enfant proche de sa fin. Qu’on ne voie pas, dans ma curiosité, une soif de sanctions, au contraire. Je sais trop que le sort d’une institutrice, dans certains cantons, est peu enviable. Elle pourrait se comparer à un régime de terreur, la vie d’une éducatrice jeune, solitaire, étrangère à la région, entre des familles jalouses d’inspirer la crainte et la considération. Tout ce qui approche de l’enfant devrait être héroïquement pur…

Comptons aussi, à la décharge de l’institutrice muette, qu’un surprenant empire sur soi scelle la bouche d’un enfant. La plupart des écoliers des deux sexes sont enclins à taire, au sein de leur famille, ce qui concerne les heures scolaires. Combien dévoilent, à un instituteur affectueux, les conditions atroces d’une vie familiale ? Un inflexible silence, inspiré moins par la terreur que par la pudeur, que par un amour filial sans espoir, forge, prolonge, aggrave le malheur des enfants opprimés. Ils sont plus prompts à mourir qu’à se réfugier en nous.

Ils sont, me dit-on, quarante-cinq mille. Quarante-cinq mille exemplaires de ce que la nature a voulu créer de plus éphémère, de plus apte à s’évanouir sous un souffle, sous un choc, à périr de froid, à s’écraser sous une goutte de pluie, à s’éteindre si notre doigt interroge la poudre multicolore de leurs ailes ; quarante-cinq mille papillons…

Ce n’est pas la première fois que cette collection exotique, sans seconde, s’entr’ouvre pour moi. Je suis déjà allée lui demander asile contre le temps présent, contre l’attente, la réalité de ses soucis. Je me dis qu’ils sont quarante-cinq mille papillons et insectes ; que je n’ai aucune chance, Dieu merci, de les connaître tous, même si je les visitais fréquemment, et, confiante dans cette réserve de prodiges que je n’épuiserai point, je puis les admirer sans hâte et sans gloutonnerie.

L’ensemble des ailes qui ont franchi, immobiles, les océans, repose loin des salles nues, de la froide illumination du musée, lieu d’exil de toute entomologie. La curiosité expire sur le seuil des expositions publiques, quand elles sont aménagées pour des trésors de petite dimension et de grand nombre. Confiée aux visites du public, qu’adviendrait-il d’une collection particulièrement gardée dans sa fraîcheur, sous la poudre qui adhère au papillon aussi légèrement que la pruine au fruit ? Elle gît actuellement dans les cases d’un édifice d’ébénisterie créé pour elle. Le génie féminin qui veille à sa sécurité comme à son développement imagina de donner, à chaque poignée de chaque case, la forme d’un bombyx de bronze.

La nature a décide que l’âge d’un vieux papillon est environ — ou je me trompe — de quarante à cinquante jours ; mais l’homme refuse de souscrire au gaspillage de la nature, et il choisit sa victime pour l’embaumer parmi les êtres qui empruntèrent à leur climat le minimum de substance et le maximum d’éclat ; il les tue subtilement au loin et les rapporte, pliés comme un billet doux, à travers les marais fiévreux, les forêts qui sentent le fauve, les sentiers barrés de serpents, sur le dos des houles marines…

Les chasseurs de papillons exotiques sont-ils jamais assez payés de leur peine ? Oui, si l’on considère que cette peine est grande, que multiples sont les dangers et que les périls mêmes constituent un attrait, une part de la récompense. L’orchidée, le papillon, qui hantent les mortels édens, fascinent souvent le traqueur. L’homme que l’amour du gain décide au voyage, mais qui chasse avec passion, oublie la prudence : plus loin l’entraîne l’aile enduite d’un feu vert ; plus loin l’orchidée charnue ; plus loin encore un papillon à quatre pétales inimaginables et une fleur qui, ailée et sans racines, va peut-être prendre son vol…

Je ne puis me défendre de contempler le chasseur de papillons exotiques, trafiquant aventureux, sous son aspect romanesque d’homme tenté, sa tentation se bornât-elle à la capture d’une proie connue et cataloguée, mais sans rivale par le feu des couleurs, la taille, le surprenant détail, par une monstruosité rutilante, une variation d’hermaphrodisme, d’albinisme…

Ici j’apprends, je vois qu’une régression peut bouleverser le type de lépidoptère établi avec un luxe de soins tel qu’il semblait immuable. Mais une décision venue de très haut, une volonté qui n’avait pas encore dit son dernier mot se remet en marche, décide que l’Agrias, merveille qu’on croyait décorée à jamais de rouge pur, de bleu incandescent, perdra ce rouge, le troquera contre une teinte de sang sec et orangé. Puis la fantaisie souveraine se ravise, amende les taches de nacre bleue, l’arabesque récemment troublée d’ocre, avertit dédaigneusement le chercheur que là-bas, de l’autre côté de la terre, une partie de la création n’est pas encore achevée et que les espèces animales innovent, comme à l’âge malléable de la planète.

Le soleil a tourné, touchant au passage les casiers vitrés dans chacun desquels quarante-huit papillons identiques témoignent que ce serait folie d’imaginer qu’un quarante-neuvième exemplaire pourra être plus richement imprimé, porteur d’un arc-en-ciel plus complet, d’oxydations plus imprévues. Ce qui était un joyau vert il y a une heure tourne au violet, disons violet, puisqu’il faut, dans la pauvre nomenclature des couleurs, décerner un nom à cette lueur changeante qui, sur l’un de ses bords, se souvient encore de la pourpre et, sur l’autre bord, confine mystérieusement à un présage de bleu très pâle…

Une contemplation pure dévore le temps avec rapidité. Éloignés, pour un moment, des drames de notre époque, nous n’avons écouté que le silence ou bien les propos d’un savant esprit qui, patiemment, nous renseignait quand nous lui posions quelque grosse question d’ignorant. Nos « pourquoi ? » bien lourds s’écrasent devant le mystère des symbioses. « Pourquoi ?… » Celui qui sait tant de choses avoue parfois son ignorance avec simplicité, car, ayant beaucoup appris, il est devenu humble devant ce qui ne s’est pas encore ouvert au savoir humain.

L’ombre éteint peu à peu les ailes des papillons, c’est déjà la nuit. Mais, dans une vitrine, les minéraux fluorescents n’ont pas encore abdiqué leurs lumières de cinabre, leurs bleus de cauchemar glaciaire, leurs verts de luciole. Informes, arrachés à des gisements capteurs de clartés, aucun d’eux ne se réclame de l’art humain. Dans cette « Maison des merveilles » nous nous reposons de notre semblable et l’écartons avec douceur. Personne n’a parlé d’inimitié dans cette jungle paisible que gouvernent le grand portrait d’une panthère souriante à demi, celui d’un serval qui fut un ami sans reproche, et un python de bronze satiné comme un bras nu.

Quelques nuits froides, autant de journées fraîches : c’est assez pour que tout change et qu’à descendre dans le métro, à rencontrer ce flot d’air ascendant qui charrie une odeur si profondément humaine, nous nous écriions : « Ah ! il fait bon ici… » Non, il ne fait pas bon dans le métro. Mais il est notre unique ressource. Il est partout présent, il nous sert et nous fatigue, nous lie à nos semblables, nous imprègne d’eux, nous édifie sur leur degré de misanthropie, de sociabilité et même de soins corporels. Moyen rapide de transport, lieu de contact, wagon chauffé, il est le tumultueux refuge du silence. Personne ne parle plus en métro, personne n’aime plus l’échange, à tue-tête, des paroles inconsidérées.

Mais le temps n’est pas passé du déplacement inutile, favorisé par la tiédeur torpide du souterrain. Fermées la porte-fenêtre d’un balcon, la fenêtre d’en face, la croisée mansardée de l’étage supérieur, c’est la rupture de beaucoup de contacts, l’extinction de certaines voix familières, et les visages connus sont pour des mois derrière un rideau retombé.

Les expertes en isolement sont au fait d’une différence qui marque le passage de la saison chaude à la saison froide. D’une chambre ouverte, accueillante à tout écho, hantée des présences immatérielles que créent la lumière, le son, les signes échangés, l’indiscrétion des oiseaux, il faut nous résigner à la même chambre close, à l’univers relégué derrière la vitre. Seuls le travail, une infirmité acceptée, les soins qu’exigent l’enfant ou le compagnon conjurent alors une crise que les femmes solitaires connaissent, et qu’elles nient par dignité. Pour y remédier inconsciemment, elles sortent sous le moindre prétexte, en dépit du temps maussade et du froid. « J’ai oublié d’acheter… J’ai promis d’aller… On m’a dit qu’à tel endroit je trouverais… Micheline est toujours chez elle à cette heure-ci, je l’entraînerai boire une tasse de quelque chose de chaud… » Le manteau, le petit chapeau ridicule, et hop ! dans le métro, au clac-clac-clac des semelles de bois.

Il va pourtant falloir organiser la mauvaise saison, femmes, autrement qu’en empruntant la noire chaleur du métro, la vapeur d’une infusion dans un « thé », et l’atmosphère tonique des officines épicières qui se parent d’un petit air clandestin pour vous vendre un innocent bâton de vanille, un sachet de poivre et une livre de sel, garanti marin. Vous que le froid, au lieu d’assagir, mobilise sans but, je me sens autorisée à vous conseiller, la pire saison venue, un rythme d’existence moins agité, disons moins extérieur. Vous avez, en faveur de votre mobilité, des arguments solides ? Vous en appelez à l’hygiène morale et physique ? Moi aussi, pour plaider contre vous. Ce n’est pas votre absence mais votre présence qui expulsera de chez vous l’animal noir et symbolique : j’ai nommé le cafard. Non, votre médecin ne vous a pas recommandé d’arpenter l’asphalte après votre repas du midi, par bise d’est. Non, l’escalier du métro, escaladé en tant que terrain sportif, n’accroît pas l’endurance du cœur. Non, le souci d’attraper à la course la dernière rame ne constitue pas une performance digne d’intérêt…

Je pourrais continuer. Mais à vous suivre en pensée je m’essouffle, ô fantassines qui ménagez les pneus de votre bicyclette. Je voudrais vous ramener au logis, je voudrais surtout que ce logis méritât plus d’amour que vous ne lui en donnez. L’arrangement de votre appartement date d’un temps heureux, tout au moins paisible, il vous arrive de lui en faire grief. Que ne l’avez-vous bouleversé ? Que ne l’exploitez-vous mieux ? Vous limitez ses ressources, au nom d’une discutable économie ou d’un fétichisme sentimental. Un fauteuil un peu élimé est un vieil ami ; mais sa housse l’attriste. Ôtez la housse. Si vous possédez un tapis, ne le rangez pas, roulé, au fond de la penderie.

Par contre, vous qui vous sustentez de peu, en peu de temps, qu’avez-vous besoin d’une salle à ne pas manger ? Changez-la en n’importe quoi d’autre : en atelier de couture, en ouvroir amical, en salle de dessin pour des jeunes filles, en sanctuaire du bricolage… Vos repas, vous les prendrez sur un plateau, dans le coin le plus clair et le plus chaud de votre case.

Vous possédez des livres, et même vous les aimez. Les livres aujourd’hui coûtent cher, ils se remplacent malaisément. Pourquoi les avoir parqués dans le couloir obscur, du haut en bas d’un panneau que vous jugiez trop sombre pour y accrocher des tableaux De sorte que quand vous cherchez un livre vous devez monter sur une chaise et promener le long des rayons le halo pâle de votre lampe de poche. Mettez vos livres à l’honneur. Si vous les traitez bien, c’est eux qui vous retiendront casanière et occupée, le front chaud, étonnée de n’avoir pas senti couler les heures. Prolongez leur durée, pansez leurs blessures, vous qui vous entendez si bien à camoufler un vêtement, à détricoter un vieux pull-over pour le retricoter sous forme de socquettes et de gants. Livres, images, meubles font partie, eux aussi, de votre ligne de défense contre les maux de l’esprit et du corps.

Et puis, n’ayez donc pas honte d’être frileuse. Vous n’étiez déjà pas très potelée, avant la guerre. Maintenant, il vous manque le sous-vêtement type, le tissu douillet insinué entre épiderme et chair. Et comme vous êtes des braves petites, vous mentez valeureusement : « Moi, je n’ai jamais froid… Moi, je suis habillée l’hiver comme l’été… » Réservez pour l’extérieur cette honorable crânerie. Vous n’avez pas de feu chez vous ? Recourez à la robe de chambre. Faites « cocher de fiacre », roulée comme un saucisson dans une couverture de voyage. Vous entreprenez une lecture, une correspondance, une besogne un peu longue ? Installez-vous, et mieux que sur une… moitié de votre séant, s’il vous plaît… Choisissez le fauteuil, le coussin, le meilleur éclairage, ayez les genoux et les pieds couverts. Ce genre d’égoïsme, qui constitue une économie de forces et de chaleur, rendra aimables les heures que vous vouliez vouer à la pluie fine, au vent ennemi des oreilles découvertes et des courtes jupes froncées, au suffocant métro…

Encore un conseil : fuyez le miroir. Tournez-lui le dos en écrivant, en cousant, en lisant. Il n’a généralement rien de bon à vous apprendre. Vous n’êtes pas toujours capable d’apprécier la beauté qu’empreignent sur des traits féminins la détente, le silence environnant, une profitable résignation, la mélancolie et la fierté de vivre plusieurs heures sans quêter le secours d’autrui.

C’est peut-être dans l’esprit féminin, dans ce qu’il a de primitif, d’attaché au prodige, que l’or a retrouvé une estime qui ne correspond d’ailleurs à aucune réalité. Que mes lecteurs ne craignent donc pas de trouver ici des considérations générales sur le métal jaune, les tractations défendues qu’il inspire, la convoitise que son éclat fait naître. N’est-ce pas les rassurer d’abord que de parler de l’or comme s’il n’existait qu’en tant que féerie, matière talismanique, au même titre que l’imaginaire escarboucle ?

Je pense souvent à l’or, sans but et agréablement, parce que j’entends souvent parler de lui, de ses aventures et de ses méfaits.

Dans les contes d’autrefois, le diable et ses follets se glissaient, invisibles, à la veillée, entre le chat sommeillant et la craintive jeune fille. Ils écoutaient les pieuses malédictions des conteurs du village et, pour pimenter la veillée, ils changeaient les louis d’or en feuilles sèches, en tisons ardents, en yeux de hibou. Fallacieuses escarcelles, parchemins magiques signés d’une encre prise à la veine du poignet, pactes funestes… Puis matines sonnaient au clocher proche, et tout rentrait dans l’ordre…

Ma connaissance de l’or est superficielle et ancienne. Née aux champs, ayant vécu aux champs mes vingt premières années, j’ai toujours vu que les campagnes révèrent l’or. Mais je ne savais pas jusqu’où, ni comment. Je voyais seulement que l’or et l’eau, où qu’ils apparussent, recevaient, dans mon pays sans cours d’eau, la même dévotion, qu’on se penchait sur un puits nouveau et généreux comme si le miroir rond, tout au fond, fût une fabuleuse monnaie…

Je me souviens que, sur les champs de foire, les marchés se débattaient en pistoles, que si la pistole tout court valait trois francs, la « pistole d’or » s’échangeait contre deux pièces de cent sous… Je voyais peu d’or, sauf une montre de mon père, le bracelet de ma mère, serpent de cheveux châtains, dont la tête et la queue d’or brillaient d’écailles ciselées. Mais les plus modestes en ce temps lointain avaient, au profond d’une armoire, ce qui s’appelait « la boîte aux brins d’or ». Son nom dépeint assez son contenu. Chaînons brisés, anneau de breloque faussé, bout de porte-mine, fermoir hors d’usage d’un collier, parfois quelqu’une de ces minuscules pièces de cinq francs en or que je trouvais si jolies — la boîte aux brins d’or ne recélait rien que l’on jugeât négociable. Les parents enseignaient seulement aux enfants que « ça ne se jette pas, parce que c’est de l’or ».

Durant que je grandissais, l’or me sembla perdre peu à peu son innocence. Une histoire de menus vols troubla de chuchotements la maison que nous habitâmes avec mon frère aîné, le médecin de campagne. J’y vis ma mère les joues empourprées d’indignation, j’entendis sangloter la servante, je distinguai les mots : « Une épingle à tête d’or… Le bouton de chemise de ton père, qui est en or… » Un tel malaise se dénoua, par un jour de fin d’été, après des orages qui avaient sévèrement écaillé le toit de tuiles. Il y eut de grands : « Hella t’y possible ! Bonnes gensses ! Quel butiau que c’te bête ! » et la pie familière tourbillonnait au-dessus du toit… Le maçon venait de découvrir le trésor de l’unique voleuse, la « ziasse ». Rien n’y manquait, du bouton de chemise à la petite cuiller en vermeil, et jusqu’à un poids de dix grammes en cuivre. La « ziasse » aimait le métal jaune et protesta à grands cris grinçants contre la reprise…

Depuis, j’ai écouté comme tout le monde les histoires, grossies de fantastique et d’immoralité, qui s’attachent à un caillou d’or, à un ruisseau d’or. Des légendes de pépites, de pirates, de mendiants couchés sur un grabat d’or… L’or en faits divers, l’or en coups de théâtre… J’ai vu que l’homme peut aimer l’or pour lui-même, d’un étrange amour désintéressé. J’ai connu un homme riche — il est mort depuis peu — qui portait dans sa poche une vingtaine de louis bien fourbis. « Pourquoi ? » lui demandai-je. Il les tira à poignée de sa poche, les respira : « Vous ne savez donc pas que l’or sent bon ? » me dit-il. Je cite encore un autre mot, échappé l’autre jour aux lèvres d’une jeune femme qui se pare, tous les jours, d’une grande croix d’or magnifiquement travaillée. « Ma chère, lui reprochait une amie, on ne porte pas en ce moment un bijou aussi… évident ! — Peut-être, dit la jeune femme, mais c’est que l’or tient chaud. »

De tels mots se réclament de la névrose ? Mais la névrose est aussi vieille que l’or immémorial, fauteur de vésanies. Je pense à un fou véritable, interné depuis des années, et qui ne quittait ni jour ni nuit son fétiche : une monnaie d’or. Aux visiteurs qui lui inspiraient confiance il faisait flairer la pièce d’or : « Vous ne sentez rien ? J’en étais sûr ! Vous avez un odorat grossier. Odeur très agréable, légèrement alliacée, sous un parfum de cuir de Russie. Je sens toutes les odeurs. Tenez, par exemple, ma douche sent bon et rappelle curieusement le parfum de l’or. Qui sait si le sous-sol qui conduit l’eau jusqu’ici n’est pas aurifère ? »

Un jour on m’a montré un lingot. Je l’ai trouvé triste et moins joli qu’une brique qui, au moins, eût été rose. Mais j’admets que la frappe embellit l’or et qu’alliagé, monnayé, il roule, avec un son, si j’ose écrire… argentin. Les âmes simples l’exigent jaune, encore que la malice humaine sache maintenant le décolorer et le rendre aussi morne que le platine. « Pourquoi aimes-tu l’or ? » demandait une aïeule à l’arrière-petite-fille, âgée de six ans, qui jouait avec les bracelets et les bagues de ses vieilles mains. « Grand-mère, c’est parce qu’il est jaune », répondit la petite, sibylline sans le savoir.

Jaune, variable du jaune très pâle au jaune souci, si pesant que son poids suffit à le révéler, il traverse les guerres, les suscite et les paie. C’est sans doute dans les jours les plus dénués que les femmes se plaisent à son éclat solaire, qu’elles exhument un pendentif hors de mode, agrafent sur leur poignet un gros « jonc » familial où l’art a autant de part que dans une casserole. De la broche qui représente une pensée d’or émaillée çà et là de noir, elle disent que « ça a un certain charme désuet ». Je n’y contredis pas. Mais je crois que nos braves ravitailleuses, nos courageuses ménagères discernent mal le point et l’espèce de leur penchant pour le métal solaire et despotique. Elles le comprennent peu — et qui donc le comprend ? Nous savons de lui qu’il est terriblement lourd, qu’il est apte à descendre au fond des mers, à dormir oublié sous la terre, quitte à reparaître soudain, tout chargé d’anciens crimes… Nous savons que les femmes ont toujours aimé qu’il tiédisse sur leur gorge…

— C’est une poire pour la soif, me dit l’une d’elles en touchant sous sa robe, entre ses seins, une large monnaie antique au bout d’une chaîne.

Mais je l’ai déjà vue vendre un brillant, un meuble ancien, des livres rares, et elle a gardé la pièce d’or.


X

— Tu n’en fais rien, de tes deux charnières en cuivre ?

— Rien, actuellement.

— Si tu me les donnes, je te les échange contre de la solution à coller le caoutchouc qui te permettrait de réparer ta boule à eau chaude. Et, tu sais, c’est de la solution d’avant-guerre, de celle qui sent le chloroforme !

— Tu m’en donneras combien ?

Mon camarade l’astucieux réfléchît, soupesa les deux charnières de cuivre :

— Trois centimètres cubes.

— Mesurés dans quoi ?

— Dans une petite cuiller à sel, qui fait juste le centimètre cube. Peut-être même une ou deux gouttes de plus. Penses-y. Je me sauve. Je suis sur une affaire de bois, dit-il d’un air important.

— Veinard ! C’est du bois scié ?

— Pas exactement scié… sculpté.

— Tu ne partagerais pas ?

— Ça dépend. Prendrais-tu le râble ou le train de devant ?

— Le train… quoi ?

— Voilà : dans une petite maison, à Boulogne, je connais deux occasions : un cerf et un chien terre-neuve, tous deux en bois, grandeur nature. À eux deux, ils occupent une chambre, et la locataire veut les expulser. Le cerf, à lui tout seul, fait dans les trois cents.

— Francs ?

Mon camarade hausse les épaules.

— Est-ce qu’on parle d’argent, à présent, quand on achète ? Kilos. Trois cents kilos. Pour moi, c’est le chien qui est le plus avantageux. Un terre-neuve, énorme : il fait le beau et il porte un lièvre dans sa gueule.

— Un terre-neuve qui chasse le lièvre ?

— Fantaisie d’artiste. À côté du chien, il y a un gros tronc d’arbre, en bois…

— En quel bois ?

— En bois de chien — je veux dire le même bois, et un fusil.

— Un vrai ?

— En vrai bois, Dieu merci. Au-dessus du chien s’arrondit gracieusement une branche d’aubépine fleurie, en bois. Ce qu’on pouvait gaspiller le bois dans ce temps-là ! Tout ça en chêne. J’achète le chien, le cerf, je les débite, je les brûle dans mon poêle. Je perds sur les jambes du cerf qui sont minces, mais je gagne sur la toison du chien, travaillée tout en frisures plein bois. Ah ! si le sculpteur du second Empire s’était senti du goût pour les éléphants, mon hiver était assuré.

— Et qu’est-ce que tu lui donnes en échange, à la femme qui liquide sa ménagerie ?

— Un harnais complet pour un poney.

— Elle a un poney ?

— Non, elle a un couple de perruches.

— Ça n’ira jamais, même si c’est un très petit harnais. La perruche dépasse rarement six centimètres au garrot.

— Aussi ma bonne femme refilera-t-elle le harnais au grainetier, qui attellera son cheval miniature.

— Tu m’en diras tant… Tu n’aurais pas un tuyau pour les sous-vêtements en indémaillable ?

— J’en ai un. Je l’ai exploité à mon profit. Ce que je porte en guise de caleçons, ce sont de ravissantes petites culottes de dame, en coton rose, avec une bordure en dentelle mécanique bleu ciel, qui proviennent directement d’une mercerie connue de Dieu seul et de moi. Quand je me déshabille le soir, je rappelle Barbette — en mieux. Mais ma femme dit qu’elle ne m’aime pas en travesti. À propos, si tu avais des morceaux de lainage…

Pour toute réponse, je glissai un regard ironique à mon camarade bricoleur. Mais il insista :

— De très petits morceaux de lainage : je te ferais à façon une paire de pantoufles d’Arlequin. Tu me donnes, supposons, beaucoup de petits morceaux de lainage…

— Ce n’est, en effet, qu’une supposition.

— Entre mes mains, ça devient une superposition. Je les raboute, je les matelasse l’un par l’autre, je les pique sur mon patron de pantoufle. Rouge, vert, jaune, violet. Les pantoufles d’Arlequin. C’est confortable et gai.

— Et les semelles ?

— Je t’attendais là, dit mon malicieux camarade. Pour les semelles, j’ai une chausse.

— Une chausse ? Un chausson ne conviendrait pas mieux ?

— Une chausse à filtrer l’eau-de-vie, une authentique chausse charentaise, en feutre ! Je te laisse éblouie et je vais à mon bois par le Bois.

— C’est plus court ?

— Non, c’est plus mou. Dans le Bois, je ne marche que sur l’herbe, ça épargne les chaussures. Il suffisait d’y penser !

Il faut les admirer, ceux que l’état de perpétuel défi à l’incommodité, à la pénurie, à la rigueur des saisons, pourvoit de résistance, d’humour et d’invention. Mon ancien filleul de la Grande Guerre, légionnaire âgé, relégué dans un pays déjà durci de froid, m’écrit que l’habitude d’emporter avec soi, sans nécessité précise, une musette ou un sac crée le prurit de les remplir, tout au moins de ne pas les rapporter vides : « Rapporter quoi ? La forêt est proche, mais battue en tous sens. Quelques châtaignes ont échappé aux chercheurs ; il faut les retirer de l’argile où elles s’enlisent, où elles auraient tôt fait de se gâter. J’ai pressé des faines, ci : un demi-litre d’huile ; savez-vous ce que je fais sécher autour de ma cheminée quand j’ai du feu ? Des morceaux de bois pourri et travaillé par les insectes, qui se défait en brins comme l’amiante. Bien sec, léger comme l’éponge, il n’a besoin que d’une allumette, tandis que les fagotins trop verts fument et s’éteignent. Vous n’imaginez pas l’odeur étrange qui règne dans ma petite case, porte et volets fermés, quand le feu échauffe la vapeur qui sort de mes bois pourris et des nattes de roseaux que j’ai tressés moi-même en guise de tapis et de bourrelets ! »

Émouvante, humaine envie de ne pas mourir… Hâtons-nous d’en rire, comme c’est notre devoir. Rions de mon camarade, l’industrieux qui marche sur le mou. Rions aussi des échanges que propose ce petit journal, duquel je serai bientôt, je pense, la plus ancienne abonnée : On échangerait belle mandoline signée contre chaussures garçonnet bon état… On donnerait n’importe quel objet valeur contre millet pour oiseaux… Bon piano droit contre petit poêle genre brûle-tout et miel. Je souhaite que l’amateur de piano se trouve nanti justement d’un brûle-tout superflu, que la mandoline signée fasse envie au possesseur des chaussures. Nous n’avons plus honte de « faire les peillarots », ni de proposer, en place d’argent, son équivalence approximative :

Donn’moi d’quoi qu’t’as,
T’auras d’quoi qu’j’ai,


chantait une des étoiles — Thérésa ? Judic ? — d’une époque qui voulait le sein exubérant et rondes toutes les beautés féminines. Plus de rondeur, n’en parlons pas, mais chantons le troc qui nous tient éveillés, suspendus aux espoirs saugrenus, attentifs aux convoitises entrevues que pourraient allumer un toucan naturalisé ou un uniforme — authentique — de préfet de la Restauration.

Petits bouts de ficelle ne pouvant servir à rien… Le poète des Hortensias bleus, le comte Robert de Montesquiou, m’affirmait qu’une de ses parentes, et aucune des autres personnes à qui l’on attribua depuis ce trait d’économie, étiqueta parmi cent tiroirs le tiroir où elle rangeait les petits bouts de ficelle inutiles. Mais y a-t-il maintenant des bouts de ficelle sans utilité ?

Quand je reçois de la campagne un colis de légumes, des mains plus soigneuses que les miennes dénouent les ficelles usagées qui lient les barres du cageot, lui-même précieux et d’un bois aussi léger que le carton. N’est-ce pas déjà prodigieux que ces lattes de bois ne soient pas retenues en route pour un âtre sans feu ? N’empêche que ma patience trouve sa fin quand il s’agit de certains nœuds, et je coupe… Aussitôt les petits bouts sacrifiés disparaissent, et je n’ai pas connu tout de suite qu’ils avaient un emploi : détordus, cardés en courte charpie de chanvre, figurez-vous qu’une femme les traite comme kapok et plume, et bourre ce qui a besoin d’être bourré. Une sorte de hachis de chanvre et de papier compose l’intérieur des courtepointes, qui rendent un grand service. Et quand toutes les ficelles seront de papier tordu ? Nous verrons bien. L’état de choses actuel nous dispense de prévoir, et ne nous convainc que de ne rien laisser perdre.

Mais où sont les armoires d’antan ? Des profondes excavations du « corridor d’en haut » il ne me reste qu’une jupe crinoline bleue, joliment brodée de guirlandes blanches au point de chaînette. Toile de lin bleue, fine taille, grand tour de jupe, cette jupe là me vient de « Sido ». C’est dire que je n’y découperai ni napperons artistiques, ni housse de fauteuil-crapaud, ni blouse chemisier.

Les autres trésors hérités d’une mère provinciale — « Ne jette rien, tout peut servir » — ont disparu, émiettés par mes mains irrespectueuses. Le châle en cachemire des Indes a jeté son dernier feu de couleurs sous la forme d’un sac à main monté sur écaille blonde — sur fausse écaille blonde. Du moins il aura échappé au plus fâcheux destin des cachemires, qui est de finir tapis de table.

Si je cherchais bien, ne retrouverais-je pas une de ces blouses en « vraie dentelle », où le goût de 1900 faisait entrer quelques fleurons d’irlande véritable, des entre-deux de cluny, des fonds de bonnet en valenciennes et plumetis, des lambeaux de point de Bruxelles ? Je ne chercherai pas. Un pareil corsage-puzzle n’a sa place ni dans notre mode ni dans cette saison. Autrefois, j’avais aussi un gentil lot d’étoffes anciennes, utilisables dans l’ameublement. Bien mieux — mais je pense : bien pis — j’eus à me défendre contre la trouvaille que je fis, dans une demeure conjugale, d’un lot de reps… Un lot ? Une marée de reps, venue jusqu’au centre de la France à travers la catastrophe et les exodes du second Empire… Un scandale de reps, tout en rideaux et portières, en lambrequins et courtines, de ce grenat qui prend aux lumières un ton de funeste et vénéneux chocolat. Un métrage, un kilométrage de reps, de quoi fuir, de quoi fondre en larmes, et je ne parle qu’à peine de ses franges torses que nul incendie n’anéantit, qu’aucune haine d’héritiers ne se disputa après un décès.

Pendant plusieurs années, je pus croire à un maléfice. Le reps grenat se faisait jour peu à peu, filtrait hors des caves, descendait à plis nobles du grenier, et quand nous nous mîmes à faire gaiement le sac d’une demeure réputée pour cacher un trésor, le reps grenat — lui toujours, lui partout, ligoté en ballots, plié dans des caisses mystérieuses — nous leurra plus d’une fois. Belle étoffe sévère, je te trouverais maintenant les vertus dont un pacha faisait celles de la beauté : abondante et immobile. Et le marché de Saint-Ouen te lotirait entre un verre de cristal ébréché et un petit bourdaloue que la marchande nomme « saucière ». Étoffes d’autrefois, étoffes à pleines mains…

— Vous n’auriez pas une toile cirée en mauvais état ? interrompt une de mes amies.

— Si. Allez voir celle qui est sur la table de la cuisine, et laissez-moi écrire.

— Quand vous la retirerez, donnez-la-moi, et j’en fais un semble-wassingue.

― ?…

— J’enlève par lanières et morceaux l’enduit ciré superficiel et, dessous, je trouve un tissu de coton encore assez bon pour essuyer ou laver. Pas bête, hein ?

Non, certes ! Pas assez bête. L’émulation et l’improvisation vont souvent un peu loin. Témoin cette femme, élégante malgré tout, qui se refusait pour sa boutonnière un œillet mauve parce qu’il coûtait dix francs… Elle trouva dans son tiroir une pochette de soie, la cisailla et la chiffonna le mieux du monde en manière d’œillet, la planta sur son revers de veste et s’applaudit… Puis elle soupira et s’assombrit : « C’est idiot. Le mouchoir m’a coûté vingt francs. »

— Mais, objectai-je, c’est une fleur qui durera longtemps.

— Nous n’aimons pas les fleurs qui durent, dit-elle.

C’était répondre en femme, et sagement. Toutes nous aimons soigner, prolonger une rose, mais nous faisons peu de cas d’une rose imitée. Nous ne pleurons que l’éphémère.

— La belle rose-thé ! dis-je à une jeune femme fleurie.

— Je l’ai volée ! répliqua-t-elle en riant.

Peut-être se vantait-elle, quoique beaucoup d’entre nous se tiennent en équilibre précaire sur une passerelle qui relie la débrouillardise au chapardage.

— Pourquoi écrivez-vous sur un seul côté des feuillets ? me demanda la peleuse de toiles cirées.

— Parce qu’à l’imprimerie du journal la composition typographique exige…

Je m’arrête. Ce qui était vrai n’est plus vrai, puisqu’une dactylo tape mes manuscrits. J’obéis, nous obéissons à une habitude gâcheuse qui est presque une nécessité. Raturer largement, dessiner, autour d’un « pâté », des pattes, des ailes et des moustaches, et surtout déchirer, déchirer, déchirer, c’est notre luxe. Mais il est bien vrai que notre léger matériel s’épuise. D’ailleurs, pourquoi froisserais-je bruyamment la feuille condamnée, que guettait la chatte ? À quoi bon la rouler et la jeter au loin, puisque celle qui courait après la boule de papier, la chatte, n’est plus de ce monde…

« Si vous disposiez d’un pouvoir sans limites, qu’aimeriez-vous donner, enfants, à celle qui ne cesse, depuis votre naissance, de vous donner tout ? »

À un pareil referendum, qui demandait aussi un dessin de l’objet souhaité, les réponses n’ont pas manqué, les récompenses non plus. Par centaines, sur une feuille de cahier, sur un bout de whatman, sur un papier d’emballage, les enfants de six à treize ans ont peint, dessiné, employé les crayons, l’encre, l’aquarelle. Un grave jury de peintres, d’hommes de théâtre, d’écrivains, s’est assemblé autour d’une œuvre enfantine multicolore, et l’a jugée sans rire. D’ailleurs il n’y avait pas sujet de rire. Tout juste s’il n’y eut pas, çà et là, lieu de cacher une larme.

Chaque fois qu’un enfant, merveille aussi bien de dissimulation que de spontanéité, se croit à l’abri de notre pénétration, il s’abandonne et se montre tel qu’il est, sans âge mental, plein de passion, jaloux, achevé. Mais ce sont là des minutes brèves. Il est ressaisi promptement par son devoir d’être un enfant, un consentement à demeurer dans son état de croissance et d’ingénuité d’où lui échappent pourtant des mots qui nous surprennent, des aveux d’une maturité propre à nous inquiéter. Dieu merci, il avoue aussi sa naïveté, et nous la trouvons d’autant plus charmante qu’elle s’attarde et le rajeunit.

« Si vous disposiez, enfants, d’un pouvoir illimité… » La suggestion leur offrait une occasion sans seconde de rêver, même de divaguer… Ce qui nous assombrit, nous jury, c’est que parmi tant d’enfants des deux sexes nous ayons rencontré si peu de déraison, une si timide extravagance. La résignation n’est pas une vertu du premier âge, et sachant quelle est la longue habitude qui les rend sages, nous aimerions mieux trouver nos enfants un peu fous…

Quelque deux cents dessins coloriés habillent gaiement le mur. D’un côté les garçons, de l’autre les filles, comme au catéchisme. Le soin que l’on prit de séparer les sexes rend sensible — nous ne nous y attendions pas — que les garçons sont plus émus que les fillettes, et plus poètes. Un douze-ans offre à sa mère « pour qu’elle se repose » la paix entre tous les peuples. Il sait de quoi il parle, et le peint en vives couleurs. Petit garçon pur et laborieux, il n’imagine la paix que représentée par le travail. Son mineur mine, son faucheur fane, son pêcheur tire sur le trémail, et les poules elles-mêmes, attachées à leur devoir, pondent avec zèle autour d’une femme enfin oisive, enfin assise dans un fauteuil d’osier. Deux grands rêves irréalisés planent au-dessus d’elle dans le ciel : un manteau d’hiver et un manteau d’été. Quand je vous disais qu’il n’y a pas de quoi rire…

Un autre poète prend ses crayons les plus roses et campe sur quatre courtes pattes un cochon gras, la queue nouée de bleu-ciel, et le dédie « À ma chère maman, qui a sept enfants ». Je n’ai pas fini de vous émouvoir, et de m’attendrir : voici un grand cœur, qui tient toute la page. Au centre du cœur, un clocher, une maison sous les arbres, des fleurs, et ces mots : « Pour quand tes cheveux seront blancs. » C’est aussi un garçon qui offre une « maison magique où on n’a pas besoin de balayer, où le manger cuit tout seul, où les enfants sont toujours sages ». Un garçon, encore, guide mal son crayon, mais son texte nous atteint au vif : « Maman, je voudrais te donner papa, qui est prisonnier. Mais je ne sais pas dessiner un camp. »

Les utilitaires, les petits gars pratiques organisent un bonheur où ils se font place contre le flanc maternel. Une poignée de pionniers, tous frères, s’écrie : « Nous sommes sept garçons, et nous voulons un mas provençal ! » Ils délèguent à l’artiste du septuor, qui s’en tire très bien, le soin de donner une forme précise à leur souhait. Le plus peintre de tous, c’est peut-être ce garçonnet qui d’une page blanche fait une montagne de neige, rien qu’en y traçant des chemins qui serpentent, jalonnés de petits sapins verts. Là-haut, en plein oxygène glacé, il veut hisser une mère qui s’épuise à vivre. Un autre donne, à ses parents, la campagne. Il les y voit si heureux qu’il figure toute la famille en habits de Pierrot et dansant la ronde sous un soleil chevelu de longs rayons…

Pour se laisser dominer par un esprit de mode et de coquetterie, le clan des fillettes n’est pas dénué d’intérêt. Une carriole, offerte à une maman « parce que sa bicyclette est usée », brille ensemble de naïveté et d’art, et son poney fait feu des quatre pieds. Le poney est rose, la carriole est bleue, le peintre est âgé de sept ans, et le jury, rajeuni, ne cesse de sourire qu’en se penchant sur le dessin qui suit : une petite villa de banlieue, en meulière, neuve, propre, que soulignent trois mots : La maison perdue… Vite, reprenons notre courage en regardant les arbres bleus et verts, la prairie, paradis de deux cochons gras ! Paradis menacé, car du haut d’un nuage tout ballonné de victuailles tombe un couteau, figuré adroitement en papier d’étain, qui vise la gorge d’un des gorets…

Feuilletons rapidement la série des cochons, la série des villas, la série des T.S.F. et des tables à thé, attardons-nous à la kyrielle, plus touchante, des « élevages modèles », étonnons-nous que tant de fillettes n’aient trouvé, comme panacée, à guérir les fatigues d’une mère dévouée, qu’un sac à main, une paire de gants, et même un « ensemble » de couturier.

Arrivons à la poignante évocation que trace un orphelin ; inspiré, visionnaire, il tire du tombeau sa jeune mère, pâle et gracieuse morte, appelle autour d’elle les tableaux, les séductions d’une existence terrestre, et veut lui rendre ce qu’il a reçu d’elle : la vie… J’espère qu’un tel enfant pourra grandir sans s’écarter d’un lyrisme étrange, dû au grand regret fervent qui guide sa main. Déjà n’emprunte-t-il pas le truchement de la couleur et du dessin, la voie élevée, lente, difficile, d’un art ? C’est sans doute le seul chemin par où rejoindre, à la faveur d’un crayon rêveur et inexpérimenté encore, celle qu’un petit garçon solitaire ne veut pas cesser de chérir.

— Vous avez un bien joli portrait au Salon d’hiver, me dit un ami.

— N’est-ce pas ?

Et je me rengorge à penser que des amis, que des inconnus ont rêvé devant le profil d’une jeune femme de vingt-cinq ans, chargée d’un chignon châtain, un pavot rouge sous l’oreille… Même j’insiste :

— Un talent officiel, évidemment, le père Ferdinand Humbert ; mais ce portrait inachevé est l’une des plus jolies choses de ma jeunesse…

— Votre jeunesse ? À quel âge faites-vous remonter votre enfance ? Un portrait où vous paraissez bien trois ans !

Nous ne nous entendions pas. Il s’agit d’une petite gouache blanche et rose, signée d’un peintre obscur qui rencontre, en 1941, son premier succès. C’est vrai qu’à dix-huit mois — l’âge du portrait — j’étais bien gentille. L’autre portrait, personne ne m’en parle. Et pourtant il date de l’époque où le « père Humbert », comme on disait, peignait des hommes d’État, des femmes de grands industriels ornées d’enfants et de chiens, sur fond de parc ou de salon Louis XV. J’étais assez fière qu’il m’eût voulu peindre telle que j’étais le plus souvent, c’est-à-dire les yeux baissés et plutôt triste. Entre deux portraits, voilà que la faveur va à une effigie de dix-huit mois, fraîche et léchée comme si elle datait de 1830…

Plus loin, une lithographie de J.-L. Forain n’attire guère l’attention. Elle est gracieuse, mais je n’y ai qu’un œil. Intimidée par Forain, jeune, barbu, rieur, j’osai pourtant lui demander :

— Pourquoi ne m’avez-vous fait qu’un œil ?

— Sans doute parce que vous n’en aviez qu’un ce jour-là, répondit-il.

Il travaillait dans un atelier où le désordre ressemblait au commencement incohérent du monde, et sombre comme s’il eût plu tout le temps sur son vitrage gris. Je ne servis pas longtemps de modèle à Forain. Les quelques séances pendant lesquelles je le regardais guider sur la pierre — il en détruisit plusieurs — un trait merveilleusement tournant et gras, me laissaient isolée. Son regard brillant et agile courait sur moi en me dédaignant. Les très jeunes femmes ne se résignent pas à compter pour nature morte.

Entre tant de portraits rassemblés et la spectatrice que je suis s’interpose le souvenir du lieu qui les vit naître. Leurs peintres ne sont pas tous morts. Du temps que Jacques-Émile Blanche peignait le grand portrait qui est à Barcelone, je luttais contre le sommeil d’après-midi en glissant un regard sur l’enviable jardin, le ruisseau de myosotis, les charmilles d’un Passy ombreux que j’ai habité et vu détruire, où René Boylesve, sous des marronniers d’un parc, centenaire, rêvait déjà de La Leçon d’Amour. Quand J.-E. Blanche travaillait, les traits de son visage penchaient tous du même côté, comme entraînés par le poids d’une migraine…

Atelier de Léandre, duquel j’ai tout oublié sauf les chats montmartrois qui, dans le jardin, se toisaient en battant de la queue et paradaient à grands pas comme s’ils jouaient Cyrano… Atelier de Boldini, encombré des portraits de milliardaires américaines jugulées de perles. Mais sur un couvercle de boîte à cigares, sur la couverture d’un livre, sur une feuille d’album arrachée et poussiéreuse, une, deux, dix petites esquisses habiles valaient mieux que les tableaux…

Atelier de Pascau : présente sur une grande toile, Mme Rosemonde Gérard y souriait, le coin de l’œil tiré vers la tempe et les cils en fer de flèche. Atelier, enfin, d’Antonio de la Gandara, miroitant d’un luxe glacé auquel suffisaient le parquet de chêne poli, une psyché à l’eau sombre, quelque vaste bergère d’un blanc sourd. Un atelier peut-être presque vide, mais la personne et la personnalité de l’artiste le peuplaient redoutablement. Du haut d’un prestige physique sans égal, la Gandara peignait, comme avec condescendance, des femmes, toujours des femmes. La princesse de Caraman-Chimay cuirassée de satin rose ; sa sœur, la comtesse de Noailles, en bleu pâle ; Polaire en rose, Polaire debout sur ses pieds fins, la taille dans un bracelet ; Polaire, échelon gracieux entre l’espèce humaine et une animalité douce ; Polaire palpitante, inquiète comme l’antilope captive…

Atelier de Fix-Masseau, et le beau marbre blanc d’où il tira ma ressemblance, plancher gris empâté d’argile, odeur de cellier et de terre humide… Je ne risquais pas de m’ennuyer auprès d’un artiste, jeune par l’âge et de tout ébloui, qui quittait une statue pour modeler un encrier d’après une châtaigne d’eau, une théière inspirée par le poisson-lune… Je ne me réjouissais pas de ce que l’on donnât à mes traits des chances de durer. Mais j’étais contente de connaître des artistes sur le champ de leur travail : l’un bougon, harcelant son œuvre de touches brusques et de paroles ; un autre halluciné et muet ; un autre chantant comme un berger et m’oubliant ; un autre minutieux et plein de doute…

Ce qui ne s’efface pas de mes vieux portraits, ce sont les visages de leurs auteurs. Les derniers, où j’appartiens presque allégoriquement à un paysage, dans le coin d’une eau-forte, ne sont pas tant pour moi mes propres traits que ceux, par exemple, de Segonzac et de Luc-Albert Moreau. Je vois à une vigne l’œil vert, à un mas la joue colorée. Que vient-on me parler de la mélancolie qu’une femme puise dans son passé à regarder ses jeunes portraits ? Si regrets il y a, les miens vont aux peintres, qui ont disparu ou se sont éloignés. Mais si brièvement que nous ayons connu un artiste, il a toujours été nôtre dans la mesure où nous l’avons contemplé aux prises avec son œuvre, et tout occupé de son enfantement.

— Vous serez gentille de me garder vos boîtes d’allumettes vides. C’est promis ? Je vous montrerai à quoi je les utilise. Et puis, si vous pouviez me garder les papiers de soie qu’on trouve encore dans les colis bien faits… Non, ce n’est pas pour ce que vous croyez. En roulant le papier de soie entre les doigts, de façon à obtenir des rouleaux de la grosseur d’un cordonnet… Je vais vous expliquer ça l’article en main…

Et mon amie fouille dans son sac no 1, qui est en cuir usagé.

― Ah ! non ! ça c’est ma récolte de glands de cordelières de vieux peignoirs de bain… Vous n’avez pas encore remarqué que les franges de ces glands en coton sont d’une seule pièce ? Vous trouvez le bout, vous tirez, vous pelotonnez, et de deux glands vous faites une bonne pelote de ficelle… Attendez que je voie dans mon sac no 2.

— Ne vous agitez pas, dis-je, ce sera pour une autre fois. Reposez-vous.

— Comme si j’avais le temps ! On m’a dit que la dépositaire des appareils de T.S.F. avait reçu des raies salées de son pays…

— De quel pays est-elle ?

— De Rambouillet, je crois. C’est-à-dire que…

— Oui, oui, oui… Assez. Assez d’utilité. Assez pour moi, du moins.

— Bon, je m’en vais. Qu’est-ce que vous voulez que je vous rapporte ?

— Une poupée.

— Une… quoi ?

— Poupée. Un vide-poche. Un éventail en plumes d’autruche…

Mon amie fuyait déjà. Mais n’y a-t-il pas des jours où la saine raison se change en une déraison qui n’est pas, je crois, moins saine ? Des jours où on échangerait l’irremplaçable râpe à fromage contre un porte-bouquet, une boîte de sardines contre une roulette à tracer la broderie anglaise ?… Des jours où on taillerait une paire de moufles dans une couverture de laine ; des jours, enfin, de perversité pure ? Puisque nous résistons, nous pouvons bien l’avouer. Nous savons jouer avec les tentations. Non, nous ne nous verserons pas une baignoire d’eau très chaude, le matin en pleine aurore de poix. Nous ne boirons pas d’un coup, à cinq heures de l’après-midi, le lait du café au lait du lendemain matin, et nous ne rongerons pas jusqu’à l’os, en cachette, le quart de beurre…

C’est la rançon de notre sagesse, la décongestion de notre patience que ces crises en vase clos. Quand elles me saisissent, je m’en prends à la névrose qui prétend transformer tout objet agréable ou simplement inutile en matière de première nécessité, et je demande, par manière de protestation, une poupée, un éventail. Je serais bien attrapée si on me les donnait. Une mise en scène ingénieuse groupe cette semaine les personnages et les accessoires d’une collection de poupées. Et tout de suite le mot « document » couvre, austère pavillon, tant d’objets réservés aux jeux de l’enfance, mais qui jusqu’ici plaisent surtout aux grandes personnes.

Beaucoup de femmes cherchent à prolonger le contact avec leurs poupées. Il n’y a pas tant d’années qu’en pénétrant dans un salon les visiteuses risquaient de s’asseoir sur des princesses impassibles, que l’hôtesse appelait « mes filles » et habillait chez les couturiers. Mais dois-je parler de ce que je ne comprends pas ? Avant l’adolescence j’avais déjà dispersé un lot de poupées hérité de ma demi-sœur, beaucoup moins poupines et boursouflées qu’on ne les fit depuis. Une surtout était délicatement articulée, avec une longue figure de jeune dame. Les autres, je les oublie… Je les rangeais assises dans le fond d’un des grands fauteuils de reps vert, et je m’en allais à mes jardins, à mes bêtes, à mes plantes…

— Tu ne joues pas avec tes poupées ? demandait Sido la clairvoyante.

— Oh ! elles jouent entre elles, répondais-je.

L’une se fracassa la tête sur une terrasse, une autre tourna mal, j’entends par là que lui ayant coupé les cheveux « à la chien », infligé une basquine à l’espagnole, deux bracelets, un chapeau à plumes, son visage et toute sa personne y gagnèrent une expression d’impudence telle que je la reléguai au fond d’un grand placard…

Sauf quelques enfants, comme moi privilégiés, les fillettes de mon village n’avaient d’autre progéniture que des poupées de son, corps insexués dont l’épiderme était de percaline rose. À toute blessure, un sang poudroyant et blanc giclait… Et je trouvais leurs têtes affreuses, mais je n’eus pas moins d’éloignement pour les « bébés dormants » qui abaissaient sur des yeux de verre des paupières de porcelaine et entraient dans le sommeil au prix d’un petit déclic macabre. Pis encore, ils miaulaient ! À leurs cris, les petites mères de sept à huit ans accouraient, qui portant un biberon minuscule empli de graviers fins et d’eau, qui tournant dans une tasse, grande comme un dé, une cuiller aussi fragile qu’une patte de grillon, qui servant le potage dans une soupière comme une clochette de campanule.

Là je me rassérénais, et m’associais au jeu. « Tu n’as pas de poupée ? » J’avais tôt fait d’en fabriquer une, moyennant que l’été me fournît un pavot rouge, une noix verte ; vous prenez un grand pavot écarlate, à la rigueur un coquelicot suffit. Vous rabattez délicatement les pétales sur la tige comme un tutu de danseuse romantique, et déjà votre poupée a l’air de danser Coppélia. Elle a une verte tête, un petit chaperon naturel en velours à godrons. Mais le jouet apprêté, il fallait jouer, c’est-à-dire improviser le drame : « Moi, j’entre et je te dis : « Bonjour, madame. » Alors toi tu me dis : « J’ai pas le temps, pensez mon enfant qu’est dans les convulsions. » Alors moi je te dis : « C’est bien fait, votre enfant il a battu le mien hier en sortant de l’école… »

Manquais-je d’invention, ou de férocité ? Je restais court et préférais jouer « à la maison », maison vitrée, cloisonnée, close et couverte que savait si bien construire mon père. Je la détournais immédiatement de sa destination et j’en chassais les poupées pour y enfermer des hannetons, des cétoines, une longue mante religieuse que j’accoudais, sa jupe de gaze derrière elle, à une des lucarnes…

— Regarde, disais-je à Sido, cette dame attend son mari à la fenêtre.

— Oui, disait Sido, implacablement véridique. Elle attend son mari pour le manger.

Je n’en croyais rien. Peut-être que si j’avais assisté au festin conjugal de la mante religieuse, j’aurais délogé de la case vitrée la réalité bien vivante et féroce, et j’y aurais remis à l’honneur le rêve froid et inoffensif des poupées que je n’aimais pas…


XI

Je ne sais pas s’il faut donner, à nos diverses attitudes, le nom de bravoure. Mais je crois qu’un étranger — je veux dire quelqu’un qui serait originaire d’un pays étranger à la guerre — emporterait quelque étonnement, s’il passait ici en temps d’alerte suivie de bombardement. Nos diversités le frapperaient d’abord, puis nos ressemblances. Ne parlons pas du comportement des enfants, qui n’est qu’une manifestation de leur inconscience et de leur impertinence de Paris. Au cri des sirènes, ils répondent par l’imitation du cri, après quoi ils sautent et courent comme sous une averse soudaine ; certains feignent la peur par maniérisme, puis ils n’y pensent plus, reprennent leurs billes et leur corde effilochée — le chanvre est rare. Si un garde du Palais-Royal a l’ordre de vider le jardin à cause du canon et des avions passants, l’enfance s’intéresse de nouveau à l’actualité, mais seulement pour réagir contre les ukases et les porteurs du pacifique uniforme noir à bandes rouges : « Non, mais quoi, alors, on fait pas de mal, non mais où qu’ils veulent qu’on joue, et puis quoi c’est jamais que des avions, ah ! ben, si on les écoutait… » etc., etc…

Les adultes, surtout les femmes, leur donnent l’exemple, non de la bravade, mais de l’indifférence. Je n’ai jamais vu une jeune femme s’arrêter de coudre, jusqu’à ce qu’intervienne, brassard jaune sur la manche, un des agents de la défense passive. Même si elle est pourvue d’un très petit enfant couché dans sa voiture, aucune ne fait mieux, ni pis, que lever un moment le regard vers les nues ou l’azur, puis reprendre couture ou lecture. Aucune ne gagne l’abri officiel — je crois qu’il est rue de Valois — c’est déjà bien beau que voitures, enfants et jeunes mamans se rangent sous les arcades, auxquelles le public du jardin accorde un crédit illimité… « On n’est pas dehors, on est sous les galeries ! »

Il m’arrive, en cas d’alerte, de me réfugier un moment sous ces mêmes arcades, pour le plaisir d’écouter, et de regarder. Nos plaisirs en ce moment ne sont pas nombreux. Plaisir de me reconnaître, dans ceux-là qui m’entourent, qui sont ensemble fidèles et frondeurs, attachés au même superflu, dédaigneux du même nécessaire. Passées trois années de guerre, nous affichons — le moins possible ! — les mêmes privations. Vieilles ou jeunes, chargées ou non de progéniture, nous aspirons aux mêmes trésors hors de portée : « Ce que j’aimerais bien, c’est des petites culottes en jersey de laine. Moi, c’est des doublures pour les manches de veston d’homme. La doublure partie, le dessus n’est pas long à s’en aller… »

Des signes nouveaux, et déplorables, apparaissent : l’homme a le coude droit de son vêtement plus blanc que le gauche. Presque toutes les anses des sacs à tout mettre, surmenées, sont raccommodées avec des ficelles. On voit encore, sur la sveltesse des femmes, beaucoup d’ « ensembles » bleu-marine. Mais n’exigeons pas que le bleu de la jupe ait trempé dans le même bleu que la jaquette… Au claquement des semelles de bois, je puis rêver que je suis encore à Belle-Isle-en-Mer, à l’heure où la marée, ramenant les bateaux, appelle les sardinières sur le quai. Il ne s’agit pourtant que d’un lâcher de jeunes filles, qui sabotent sous les galeries au sortir de la Comédie-Française…

Jeunes femmes et jeunes filles sont encore bien jolies cette année, malgré les chapeaux, malgré l’absence de chapeaux, l’indiscrétion des cheveux nus, le gâteau de Savoie en boucles sur la tête — retour de l’affreux crêpage ! — les boucles trop longues : « Un cheveu d’or sur ton épaule… » et les tempes tirées « à la petite fille ». Encore bien jolies, mais leur style a changé depuis 1941 et 42. Elles se sont lassées, sinon de leurs vertus, du moins des apparences de la vertu. La terrible hâte de vivre — ainsi appellent-elles l’exigence d’éprouver le plaisir — qui embrasait les prisons de la Terreur est sur elles, surtout sur les plus jeunes.

Filles et garçons, à peine adolescents, profitent du métro pour des prises de contact qui commencent aux lèvres, finissent aux chevilles dans l’obscur piétinement du wagon. Dans le Jardin, je les vois sous mes fenêtres s’abattre joints et vaincus, comme font aux bords des étangs les libellules, et s’embrasser immobiles.

Les plus impudents sont peut-être ceux qui sont encore encombrés d’une malhabile innocence et attendent, couplés, sous les marronniers roses, le miracle de la volupté. Scandaleux, ils restent touchants, de par la grâce d’une effarante jeunesse. Leurs longs baisers, appris sur l’écran, tiennent à honneur de se faire avides, et bouche à bouche ils ont l’air de déglutir. Ce n’est pas beau. Mais on les prend en pitié.

Deux par deux, ils se promènent le long des galeries où déambulaient, une par une, les dernières péripatéticiennes du Palais-Royal que je vis, des années durant, graves et circonspectes, et réservées au point que je ne pouvais croire qu’une profession humiliée guidait leur promenade. Mûres, de noir vêtues, et si peu liantes… La fatigue, le froid, la canicule leur tiraient de rares propos concis, touchant la température ou l’actualité. Où est maintenant celle qui brodait debout, se reposant d’une jambe sur l’autre, accotée à un pilier ? L’approche d’une silhouette masculine l’arrachait à sa tâche préférée, et elle cachait promptement son ouvrage dans sa poche. Une rencontre quotidienne justifie bien le salut qu’on échange dans un regard. La brodeuse clandestine répondit au mien en me tendant la collerette qu’elle brodait :

— Dites voir, est-ce que ce n’est pas perlé ? me dit-elle d’un air ravi.

Et comme je m’extasiais, elle continua, sur le ton de l’aveu :

— Et si vous voyiez mon napperon au plumetis, pour mettre sous le bocal de mon poisson rouge !

Je ne fis rien pour borner les confidences de cette couseuse, qui se reposait debout comme les chevaux de fiacre. Mais elle se montrait discrète, assez farouche et même énigmatique.

— Elles m’ont battue, hier, chuchota-t-elle un jour.

— Battue ? Qui, elles ?

Elle désigna, du menton, la galerie opposée :

— Celles de par-là.

— Mais pourquoi ?

Sur sa figure de quadragénaire encore fraîche parut une malice de petite fille :

— Ah ! voilà… Elles sont jalouses. Y a de quoi. Songez donc, j’ai pas d’homme dans ma vie. Je ne supporte pas la société. Alors elles sont jalouses. À la nuit, des fois, elles se mettent deux, trois après moi, et paf ! un bon coup en passant, sans avoir l’air.

Elle haussa les épaules.

— Allez, elles ne me tueront pas.

Depuis un an, ma brodeuse n’est plus là. Dans quelle ombre définitive tire-t-elle un fantôme d’aiguille ? Elle avait les cheveux teints en rouge rosé, des yeux gris, la jambe solide et bien faite. Avant de disparaître, elle m’a fait une suprême confidence. Elle m’a dit :

— Je m’appelle Renée, et je suis du Cher.

À cause de la durée de la guerre, et d’une existence dont les conditions chaque jour empirent, beaucoup d’enfants vont perdant la douceur de leur âge. Cela est, hélas ! inévitable. Que de regards inexorables sous les boucles dansantes, que de paroles dont aucun enfant ne rougit plus, que de dureté dans la tactique même de la séduction ! Les fillettes ne se sont pas déprises des héros de l’écran. Mais il y a manière d’admirer, et de chérir…

L’un des premiers rôles du cinéma habite tout près d’ici, sous les arcades. Les jeunes filles et les petites filles ne l’ignorent pas. Elles se massent sous sa fenêtre cintrée d’entresol, et quêtent, à voix suraiguës, des « cartes » et des « dédicaces », jusqu’à ce qu’une tête frisée, cendrée, se montre, la tête connue d’un grand garçon simple, bien plus timide au fond que ses admiratrices… Celles-ci l’appellent « Jeannot ! » à tue-tête, mais il n’est pas jaloux d’une popularité si tutoyeuse. Les petites lèvent vers lui leurs visages de fraîches pirates, tout menaçants d’enthousiasme. Elles gravissent l’étage, s’asseyent sur les degrés, piaillent, réclament : « Non, on s’en ira pas ! On veut des cartes ! Et des cartes signées, pas avec le nom imprimé ! C’est l’habitude ! Marie Bell nous en a donné, dans la cour ! Quoi, vous n’êtes tout de même pas plus que Marie Bell. »

Jeannot — vous avez reconnu Jean Marais — me raconte son état de siège, hoche sa huppe blonde et bouclée :

— Elles ne sont pas gentilles. Souvent elles sont jolies, mais je les voudrais gentilles… Il leur manque d’être douces, d’avoir un son de voix flexible, contenu, féminin, au lieu de cette récrimination criée… Une, l’autre jour, était si exceptionnellement douce… Je ne la connais pas, mais j’ai causé longtemps avec elle, elle levait les yeux comme ça en parlant parce que je suis beaucoup plus grand qu’elle. Elle m’appelait « monsieur » au lieu de me dire : « Hé, Jeannot ! » Sauf une fois… Je lui demandais en la quittant : « Mais est-ce que vous n’allez pas être grondée pour rentrer si tard ? » Elle a encore une fois levé les yeux comme ça et m’a dit : « Oh ! non, monsieur… Je dirai à maman : J’étais avec Jeannot. »

Cette douceur, à laquelle aspire et s’attache mon voisin le beau jeune homme, il est de fait qu’elle devient tellement rare… Un coup de sonnette arrache à son chevalet le même Jean, passionnément occupé à peindre, qui va ouvrir et voit à ses pieds sur le tapis-brosse, un de ces minuscules enfants de Paris, qui ont cinq ans par la stature, vingt par l’expression du regard…

— Qu’est-ce que tu veux, mon petit ?

— Une carte. Avec une « orthographe » dessus.

— J’ai déposé des cartes chez la concierge, tu n’as qu’à aller lui en demander une.

Un regard sagace, qui ne rit ni ne s’intimide, remonte tout le long de Jean Marais :

— Et vous croyez que ça suffira ?

— Naturellement. Puisque je te le dis.

— Et si a’m’demande jusqu’à des dix ronds pour me la donner ?

Jeannot éclate de rire, mais le psychologue, à ses pieds, secoue gravement la tête :

— On voit, dit-il, que vous ne connaissez pas la vie…

Je n’ai pas beaucoup ri, moi non plus, de l’histoire. Les enfants ne nous font plus rire. C’est une denrée trop fragile, et chez nous exposée à trop de trépas divers. J’aime mieux entendre la chronique des faits et gestes de Moulou, chien-esquimau, presque aussi « vedette » que son maître.

À son premier contrat cinématographique, en Italie, Moulou, qui fût mort de quitter Jean Marais, toucha, comme on dit, des haricots. Même symboliques, les haricots ne constituent pas un menu digne d’un premier rôle à quatre pattes ; mais on objecta que Moulou n’était pas dressé. Sa beauté, sa muette et vive intelligence, l’attachement fanatique qui le liait à son idole firent mieux qu’un dressage. À Paris, il savait déjà se glisser invisible dans le métro, se déguiser en doublure de « canadienne ». Au studio, il se forma a sauter sur le dos de son maître à bicyclette, puis à cravater de ses pattes le col de son maître lancé sur un cheval galopant. Suivre à travers les obstacles, rapporter, nager, se taire, obéir, il savait tout cela, qui est facile pour un chien de qualité…

Depuis Carmen, depuis L’Éternel Retour, Moulou voit grossir ses cachets. Quant à ses prérogatives, elles sont au Palais-Royal entièrement personnelles, et à peu près sans limites. Il échappe à la rigueur des ordonnances qui imposent la laisse. Et le jour où un de nos gardes prétendit sévir contre un Moulou libre, le chœur de jeunes fanatiques s’éleva d’entre les ormes pour lui remontrer son erreur :

— Mais c’est Moulou, monsieur le garde ! Touchez-y pas, monsieur ! C’est Moulou, qu’on vous dit !

Et l’autorité du garde se détourna du chien-vedette, Moulou sur les affiches, qui continua, libre, à lever sa patte célèbre contre les vieux ormeaux taillés en charmille, bossués de loupes, débiles, hors d’âge, qui ne consentent pas à mourir.

Il s’en faut que je coure, dans le Jardin, des risques aussi nombreux que Jeannot et Moulou. Les jeunes filles et les jeunes hommes qui m’abordent se disent souvent poètes. Si je les en crois, la France meurtrie compte beaucoup de poètes des deux sexes, qui ne dédaignent pas les conseils d’un prosateur. Je les écoute sans ironie aucune, en me souvenant que le moindre humour blesse grièvement tout ce qui est jeune, inspiré, avide de grandir et de souffrir. J’admire que la fleur qui éclôt d’une jeunesse mal alimentée, mal logée, humiliée dans sa vêture, s’égale à un poème, comme au temps où le romantisme trouvait naturel de manquer de pain et de feu. La mansarde, l’estomac creux, la pâleur, et jusqu’à cette résignation qui s’exhale par le rythme, voilà donc ce que 1830 transmet à 1940 ? Cela est poignant, cela est quasi intolérable, entre les murs ornés d’un enclos royal, où nous ne voudrions rencontrer que les fantômes heureux du silence et de la paix. Mais la guerre traverse les murailles, les franchit, les illumine. Mes petits poètes partis, et le soleil ayant quitté son tremplin de l’est pour s’abîmer derrière la paroi d’ouest, ce n’est pas la nuit, la nuit de notre ville sans réverbères ni phares qui, paisible et digne d’eux, leur succède, mais les fusées en chapelet, les lampes d’un vert sulfureux, pendues immobiles à un clou d’astre, la vaste palpitation rosée des explosifs lointains. Tout l’appareil lumineux de la destruction et de la défense force nos murailles, tire de l’ombre leurs reliefs, bleuit les gazons. N’était le son des sirènes et de la canonnade, nous nommerions féeries ces nuits troublées.

À l’intérieur, nous sommes assourdis, entre nos cloisons fallacieuses qui n’employèrent, sous diverses époques, que le verre et le bois mince. L’air, déplacé par les explosions, empoigne nos vieilles portes salonnières, les secoue dans leurs cadres, les ouvre irrésistiblement, arrache aux portes-fenêtres décrépites une grosse toux, et les éclats projetés par la D.C.A. dansent cristallins sur les toits d’ardoise.

C’est l’heure, pour ceux qui préfèrent aux caves-abris la plupart des risques, c’est l’heure où l’honorable curiosité humaine vérifie sa propre endurance. Rideaux fermés sur les vitres entrebâillées (« attention à la chasse d’air ! ouvrez aussi une fenêtre de l’escalier ! ») les uns jouent aux cartes. Un écrivain élève en l’air sa feuille commencée : il veut savoir si sa main tremble…

— Est-ce que le chien a peur ?

— Pas plus que la dernière fois.

— Rassure-le.

— Et comment ?

— En lui parlant, naturellement.

— Qu’est-ce qu’il faut lui dire ?

— Ce que tu voudras, c’est le ton qui fait tout. Parle-lui en majeur. Dis-lui que ce bruit ne signifie rien. Dis-lui que ce sera ainsi tous les jours, et qu’il doit s’habituer… Donne-lui un morceau de sucre. Dis-lui huisipisi, huisipisi !

— Ça veut dire ?

— Je ne sais pas ; mais c’est souverain.

Un jeune couple se repose en lisant dans le jardin, l’homme lit un épais numéro fatigué d’une revue d’avant-guerre, la femme un roman si j’en juge, de ma fenêtre, d’après le format. L’alerte mugit. Ni le liseur ni la liseuse ne sont atteints par le bruit.

Aucun des deux n’a levé la tête, n’a porté son regard vers le ciel. L’enfant au seau et à la pelle n’a pas interrompu son monologue chantonné. Les réflexes de l’alerte sont émoussés. Si le garde estime qu’il faut chasser de l’Éden ce couple ravi à l’heure présente, les deux absorbés se lèveront, diront : « Quoi ?… Ah ! oui… » et d’un pas lent s’en iront lire debout sous les arcades.

Pour réveiller le réflexe, le tressaillement, appeler la contraction du cœur qui pâlit le visage, il faut maintenant que le sang coule, que les yeux voient, que le cri de l’urgence nous rende à la logique du danger. Cette guerre, en dépit du ton excédé que nous prenons pour dire : « Assez, on n’en peut plus… » cette guerre — je parle pour ceux, avec ceux qui ne bougèrent pas de Paris — est trop vieille pour nous.

Quand elle était jeune, aux premières alertes sur Paris, je me suis jointe une fois aux amis et voisins qui descendaient dans un abri. Je rends hommage à la vérité : tout le monde y fit bonne figure. L’enjouement, la patience ne manquèrent à personne. Et quel aimable mépris des incommodités ! L’unique et funèbre lampe Pigeon, la bougie pleureuse ? Bagatelle ! L’impérieuse présence des poubelles ! On en rit. Quelques poutres moisies et deux tonneaux vides en guise de sièges ? Camping ! Jamais mauvaise fortune ne se vit opposer meilleurs visages. La surface de la terre nous transmettait des secousses profondes, peu sonores, un tumulte enchaîné, et lorsqu’il se tut nous eûmes licence de remonter.

Le petit jour levant éclaira notre retour dans la courte rue de Beaujolais. Nous n’étions pas jolis, mais bien cordiaux : « C’était très gentil… ça ne m’a pas paru long. — Ni à moi. — Ni à moi ! »

C’est alors que la concierge, qui remontait avec nous des abîmes de la sécurité, s’avisa qu’elle avait laissé dans sa loge la clef de notre immeuble, et qu’ainsi nous étions, dit-elle, « enfermés dehors ». L’un de nous, révélant avec modestie une vocation de monte-en-l’air, pénétra, en écartant des palissades, sur les chantiers de la Banque de France, et y cueillit une longue échelle au moyen de laquelle il nous rendit l’accès de nos domiciles…

— C’est le comble du comique ! s’écria notre chœur. On recommencera ! À la prochaine !

Mais le jour, ou plutôt la nuit, la prochaine et toutes les prochaines qui suivirent, je crois que les optimistes firent comme moi, ils restèrent dans leur lit.

Ô lit chaud, refuge du malade, paradis du bien portant, quel « abri » te vaut quand le pauvre corps humain, en proie au sommeil ou à la peur, veut trembler et dormir à l’aise, lit qui nous reçois horizontaux, résignés à vivre et prêts à mourir ?

Nous nous souvenons d’avoir été, au commencement puis au recommencement des périodes d’alertes, d’innocents fanfarons. La peur, la juste peur, se compose en nous à l’aide d’éléments variés. Un animal acquiert son expérience par accumulation. Chez nous, ce n’est pas la bravoure, c’est la peur qui constitue le progrès, et les moyens de parer au péril ou de le fuir. En même temps intervient une sorte de décorum, qui nous donne, fût-ce en apparence, l’attitude de la frivolité, la désinvolture du risque-tout. Nous sommes sages dès que notre peur est assez éloignée de l’inconscience, dès que le danger nous devient intelligible, dès que devant le danger traitable, négociable, nous sommes capables d’être saisis autrement que par la gorge étranglée, les entrailles surprises, les jambes liées comme dans le cauchemar, et que nous échappons à ces supplications et folles prières involontaires, qui s’agitent intestinalement, dirais-je, en un esprit défait.

Encore, éduqués par elle, guérissons-nous trop vite de la peur. Le pigeon du jardin qui traîne à sa patte un bout de piège rompu ne sera plus jamais la victime d’un piège analogue. Il sait. Il sait en une fois ce que nous apprenons mal, et à la longue. Quatre années de guerre ont passé sur nous autres étourneaux, qui n’eûmes d’autre sagesse que de ne pas bouger de notre ville. Ici nous nous sommes formés à des obstinations, des accoutumances, des patiences diverses, en foi desquelles nous nous déclarons aguerris, mot particulièrement impropre qui nous flatte.

Il m’est arrivé d’écrire que la ménagère française, échouée sur un récif désert, parviendrait à restituer au lieu de son naufrage la plupart des caractères du confort qu’elle inflige à son petit trois-pièces sur cour. En imprimant cette boutade, je me moque premièrement de moi-même, comme chaque fois que j’affirme : « À ma troisième guerre je ne craindrai plus personne au point de vue pratique. » C’est une plaisanterie sans sel. N’empêche que la routine de ma deuxième guerre, celle-ci, me tient bien, et que je la tiens. Outre qu’une impotence vous enseigne toujours quelque chose — quand ce ne serait qu’à la supporter — une arthrite de la hanche vaut un bon conseiller. Sans elle, n’aurais-je pas follement couru les routes jusqu’à ce que nous nommions un coin tranquille ?

Rien qu’à m’imaginer campée dans un chef-lieu de canton au sud-ouest, ou respirant l’air savoisien, ou comptant jours et mois à même l’herbage bleuté de la Normandie, je frémis et je tourne vers le Jardin quadrangulaire un œil épris. Vous toutes, mes provinces tant aimées, se peut-il que je vous envisage sans désir ? Mais c’est qu’aussi Paris, pendant la guerre, ne se compare à rien.

Qu’il a fait de chemin dans nos cœurs, en quatre ans… Il est noir, la nuit tombée, et nous pestons bien haut : « Noir comme le derrière du diable ! » Tout bas, nous chérissons cette Sulamite à la face obscure. Qui vient l’enlaidir nous blesse. Nous ne séparons plus, dans les rites de notre étroite vie, ce qui participe du culte rendu à la Ville de ce qu’exigent les gestes de notre propre préservation. Devant telle œuvre, tel édifice ancien jusqu’ici respectés, nous regrettons que féeriquement ils ne puissent descendre, quand la nuit est porteuse de menaces, dans un abîme protecteur…

Pour nous, rompus à l’avertissement des sirènes, nous connaissons notre affaire : s’il fait jour, éviter le métro-trappe ; s’il fait nuit, entre-bâillons les fenêtres (comme en 1916), posons à portée de bras la robe de chambre, la carafe d’eau qui ne remplace pas les succulentes oranges d’avant-guerre, et ouvrons le frais asile des draps. Un gros vieux volume se tient prêt à nous porter en Afrique australe, au cours d’un vénérable voyage tout festonné de serpents et de lianes…

Parmi nos passives défenses contre les raids, il y a place aussi pour la belote, la conversation, et… mon travail d’écrivain ? Oh ! non, pas pour le travail. C’est déjà assez difficile d’écrire quand le ciel ne tonne pas. L’organisme humain réclame, pour le service de ses sens, le maximum de vacance. Il lui faut accueillir les claquants drapeaux de lumières, les sons lointains et proches. Il liquide excédé celui des sirènes, pour s’occuper du bond élastique et parfait que suggère le canon, du chapelet ambitieux et sec expulsé par les mitrailleuses, de l’écroulement qui suit la chute des bombes. Il suppute, il erre. Il décrète : « Ça, c’est sur Versailles. Ça, c’est encore sur Juvisy. » Il fait le malin : « Ça, c’est la troisième vague d’avions, la dernière », comme s’il en savait quelque chose, et prenant ses désirs pour des réalités.

Un murmure est né, au loin, et possède déjà l’horizon. C’est le chant nuancé des avions, si prompt à s’enfler. Le cœur se défend en s’accélérant, un muscle dans le mollet danse sa danse indépendante. La musicale « tenue » des avions s’aggrave, vibre dans une vitre fendue comme au secret de nos lombes, et le pourchas conjugué — défense contre avions et projecteurs — vise au sein des nues, rejoint entre les astres les avions que nous ne voyons pas, au-dessus de nous… Nous avons… Oui, nous avons peur. J’ai peur. La peur n’est pas, Dieu merci, une épreuve que je ne puisse soutenir. C’est une sollicitation qui interroge tous les membres, suscite le second cœur qui bat dans les amygdales. Tant que nous pouvons tenir en mains le troupeau d’organes, tant qu’il ne s’égaille pas pour suivre l’ouaille la plus égarée qui veut courir aux abîmes, ou cette folle brebis qui sottement brave des fauves qu’elle ne connaît pas, tout va bien. Au compagnon qui soucieux de moi me demande : « Tu as peur ? » je suis assez sûre de moi pour répondre : « Oui, sois tranquille, j’ai peur. »

Le tout est que la peur trouve en nous à qui parler, et non une chambre vide aux portes battantes, non un désert balayé par un vent furieux… Nous allumerons une cigarette, pour bien montrer que la petite flamme ne vacille pas dans notre main. Nous soulèverons une page commencée, nous emplirons un verre : la page ne doit pas trembler, ni le verre grelotter contre la bouteille inclinée.

Il ne faut pas que nous valions moins qu’en 1918, où sous la plus longue attaque aérienne j’entreprenais par orgueil d’expliquer clairement, à une amie que j’abritais chez moi, pourquoi l’un des yeux de la sole est toujours campé de travers et comme à la diable, parce que placé primitivement en dessous de la bête, il se fraye avec peine un chemin dans les cartilages de la tête et émerge au petit bonheur, un peu n’importe où…

Cependant la maisonnette d’Auteuil tendait le dos, toussait, et nous prêtait son ardoise fragile… La fureur de l’attaque, sa proximité et ses éclats étaient tels qu’obéissant à l’instinct qui pousse l’animal et l’humain effrayés vers le trou et la tanière en forme de grotte, nous nous étions assises par terre dans une ancienne alcôve aménagée en penderie, où il nous semblait que le vacarme parvenait moins intense. Nous n’étions que deux femmes isolées dans un quartier désert, parmi la nuit, l’attaque et la guerre…

C’est là que, rassemblant comme on dit mes esprits, je m’entraînais à assembler idées et mots : « Comprends-moi bien : la sole dans son enfance n’est pas encore un poisson plat, elle a donc, comme les autres poissons ronds, com-me-les-au-tres-pois-sons-ronds… » J’articulais avec force, mais ne m’entendais guère. Un effilé de perles, qui frangeait une robe suspendue au-dessus de nous, me frôla la joue. En l’écartant, je reconnus le perlage irisé d’une robe de soirée. À revoir inopinément la parure d’un soir heureux, je perdis la parole, l’histoire de la sole et la conscience de l’heure. Tant est qu’un moment présent, même terrible, n’est pas toujours vainqueur du passé délicieux. Mais combien de fois vient-il à notre rencontre, le vestige opportun et tangible, à travers des ténèbres qu’il affronte et dissipe ?

La mémoire que nous gardons de nos heures effrayées est inégale. Un accident d’auto ne nous laisse rien, sinon les souvenirs d’une clinique et d’une convalescence, car nous ne l’avons ni préparé ni vu venir à nous. La peur ne menace pas — j’allais, Dieu me pardonne, écrire : ne récompense pas — ce que l’esprit n’a pas prévu. J’ai connu des êtres qui, de par une existence exceptionnelle, avaient perdu l’habitude de la peur. Ils n’étaient pas des foudres de guerre, loin de là, plutôt des inaptes. En eux une sensibilité, capable d’ailleurs de noblesse, s’était poncée, en même temps que s’éteignaient les réflexes physiques et sans âge qui mettent sur le visage d’un enfant effrayé la pâleur, la bouche entr’ouverte, l’expression d’une sorte d’extase qu’on voit à certains suppliciés. Ainsi le vieux Furth… Il n’y a aucun intérêt pour mon lecteur à savoir qui était le vieux Furth, aussi bien je ne le sais pas moi-même, et il mourut quand j’étais encore fort jeune. Donc le vieux Furth me parla une seule fois de la peur. Il avait coutume de parcourir des pays lointains, et de se taire sur ce qui l’y appelait.

Il s’y trouva un jour nez à mufle, seul à seul, avec un lion…

— … Le lion sortait d’un taillis de brousse. Nous nous sommes arrêtés l’un devant l’autre. Je vois encore le beau jaune foncé de ses yeux, et le poil de sa crinière comme de l’herbe brûlée. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je suis tombé à genoux, j’ai joint les mains comme ça. Il m’a regardé d’un air… mais d’un air… tellement supérieur… Et puis il a passé à côté de moi. Il était déjà loin que moi j’étais encore à genoux et les mains jointes.

— Vous n’aviez pas d’arme, monsieur Furth ?

— Pas plus que d’habitude, un bon bibelot, grandement suffisant. Je n’y ai pas pensé une seconde. À genoux, les mains jointes… Quand je me suis relevé, savez-vous ce que je me demandais ? Au lieu de me dire que je l’échappais belle, que j’étais chançard, je me demandais ce que le lion pouvait penser de moi… Avouez que ce n’est pas ordinaire !

Je l’avouais volontiers. L’œil d’écumeur, l’antique barbiche roussâtre et blanche, la bouche scellée sur une pipe, tout l’évocateur appareil qui composait le vieux Furth avait eu peur. Mais il l’ignorait, pour se souvenir seulement d’avoir mis genou à terre devant son seigneur qui l’avait méprisé.

— Mais si l’entrevue s’était prolongée, monsieur Furth, à qui des deux fût revenu l’avantage ?

Là le père Furth riait comme une chaîne de puits, en montrant ses crocs jaunes d’octogénaire. Puis il retournait à sa sérénité de vieux bandit qui n’avait jamais été assez intelligent pour trembler de peur plus d’une fois dans sa vie.

Un sec printemps désole encore une année. Les blés courts ne fourniront ni paille ni épis pleins. En vain les pigeons au plumage altéré déploient une aile, puis l’autre aile, pour implorer l’eau bienfaisante. Nous n’aurons pas de fruits en juin, en juillet. Nous n’aurons pas… La liste de ce qui nous sera refusé serait longue.

Sous ma fenêtre défilent, chacun à son heure, les voisins familiers. En quatre ans certains sont, de passants, devenus amis : c’est dire que la guerre et mon immobilité ne m’ont pas trop dépouillée. Mais d’autres ne passent plus, ne passeront plus jamais. Parmi les obstinés à vivre, beaucoup s’emploient à rester reconnaissables. C’est une activité avouable à qui vieillit au sein d’une si longue peine. C’est même une dépense de force. Que fais-je d’autre ? Volonté de nous tenir droits, de ne pas autoriser que se forme, au-dessous de la nuque, la « bosse du chameau », bourrelet qui courbe la tête et le cou, entraînant les épaules…

— Tenez-vous droite, ma fille, disaient autrefois les mères cambrées.

Leurs arrière-filles, aujourd’hui, bombent le dos et creusent l’estomac. Mauriac assure qu’une indélébile fringance marque l’âge des femmes qui portèrent la cruelle armature des baleines et des buscs…

— Ah ! s’écrie une de ces aimables femmes, tantôt vieilles, tantôt un peu jeunes, j’en ai assez ! Que la guerre finisse, et je m’en paierai tout mon saoûl !

— Et de quoi, ma chère ?

— De vieillir, donc ! Mais pendant la guerre, je n’ose pas. J’aurais honte.

Et elle me dépeignit avec délectation sa future chevelure blanche, son épiderme futur, fin, ridé, sans poudre, ses proches robes confortables et sa nonchalante vie de demain…

— Un an de guerre, dit-elle pour finir, c’est interminable. Deux ans de guerre, c’est très long. Trois, quatre ans… on en vient à bout. Mais au prix de consentements qui sont comme un art de la passivité. Et pendant tout ce temps-là, il s’agit, en plus, de ne pas déchoir physiquement… Je suis bien fatiguée.

En l’écoutant, je cherchais sur elle son ancienne forme, la championne de l’activité féminine qu’elle fut entre 1914 et 1918. Quelles magnifiques suppléantes elle fournit pendant la Grande Guerre ! D’usines en bureaux, d’hôpitaux en maisons de commerce, les femmes et leurs initiatives outrepassaient parfois ce qu’on espérait d’elles. La guerre les virilisait, les vêtait de la succincte tunique d’Éliacin, les tondait en pomme d’escalier, les gominait en danseurs argentins…

Une des singularités de la guerre actuelle, c’est l’aspect exclusivement, dangereusement féminin qui s’impose aux femmes. Est-ce à cause de l’occupation totale de notre territoire, de l’omniprésence d’une multitude étrangère et virile, que la femme assume des dehors de gamine et des façons de pupille ? Je n’incrimine aucune de ses arrière-pensées, sachant bien qu’elle n’expose jamais le meilleur d’elle-même. Mais sur elle la profusion éparse des cheveux, l’indiscrétion des boucles, la jupe insuffisante en longueur, dans la largeur de laquelle le vent et le regard se jouent, sont des erreurs dont la grâce française a fait autant de provocations. On a envie de dire, à ces fillettes sans limite d’âge, échevelées et découvertes : « Chut… Nous ne sommes pas seuls… »

Mais quoi, elles sont souvent belles, et chérissent leurs parures de peu de prix. Et sans doute elles sauraient très bien me répondre que le printemps, même ingrat, ramène l’urgence de fleurir. Qu’il y a mérite à rehausser la beauté, à l’affûter de cent manières, et que l’orner, fût-ce comme une châsse un peu barbare, c’est attendre et déjà honorer la paix…



TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

I. 
 15
II. 
 23
 33
IV. 
 43
V. 
 53
VI. 
 63
 71
 81
IX. 
 89
X. 
 101
XI. 
 115