Paris ou les sciences, les institutions et les mœurs au XIXe siècle/Le cabinet du docteur Gall

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Comptoir des Imprimeurs unis (tome 1p. 333-379).

III. — Le cabinet du docteur Gall.


Derrière le gros marronnier du Jardin des Plantes, à côté des pièces de verdure, entourées de treillages, où parquent en demi-liberté les cerfs, les daims et les chèvres apprivoisées, s’élève un bâtiment qu’on nomme le Musée d’anatomie. Entrez : dès vos premiers pas dans ces galeries froides et silencieuses, vous vous trouvez au milieu d’ossements dépareillés qui viennent de grandes races aquatiques. Ces anciens habitans des mers, contemporains pour la plupart d’un monde où l’homme était encore inconnu, ressemblent dans leur grandeur et leur désordre, aux ruines, d’une création bouleversée. Montez : vous voici à la hauteur du déluge, les premiers mammifères étaient autour de vous les débris de leurs mâchoires gigantesques, leurs puissantes vertèbres, leurs dents monumentales, comme autant de traces indestructibles de leur lourd passage sur le globe. Ce sont les ancêtres de notre univers : saluez ! Ce monde sec, ces espèces éteintes, ces vestiges incohérents d’une nature immense et disparue, font bientôt place à une autre nature et à d’autres débris. À mesure que vous avancez, la force créatrice s’apaise et se modère : l’animalité s’élève et t’ennoblit. — Enfin nous voici arrivés à l’homme ! — De longues armoires grises, fermées de treillis en fil d’archal, servent tristement de cages à des squelettes suspendus en l’air. Les uns sont les restes de pauvres étrangers morts à l’hôpital de la Pitié dans les salles de M. Serres : comme nul ne réclamait leurs os, la science s’en est emparée. D’autres ont été ramenés de loin par des voyageurs à titre de pièces curieuses. Voici le squelette d’une femme Ganche, ancien peuple, aujourd’hui éteint, de l’île de Ténériffe ; la ruine d’une ruine ! D’autres fois une chronique de sang s’attache à ces restes méconnaissables. Au-dessus d’un de ces sujets de la science on lit sur un écriteau : Soliman-El-Haleby, jeune Syrien instruit, mais très fanatique, assassin de Kléber en Égypte, donné par Larrey. Avant de lui faire subir le dernier supplice, on brûla à SolimanEl-Haleby la main droite pour la punir de ce qu’elle avait fait. Cette main est restée noire. — Plus loin, vous rencontrez un bel enfant de cire endormi dans une cage de verre. Prenez garde, le serpent est sous la fleur ; la mort est sous ce sommeil. Cet enfant se démonte pièce à pièce et laisse voir intérieurement tout le travail anatomique du cadavre. Ces lieux sont pleins de notre néant. Partout la destruction et la forme équivoque de ce qui n’est plus. C’est au bout de ces longues galeries, faiblement éclairées, jonchées sur tous leurs murs de débris d’hommes et d’animaux, vaste ossuaire de la nature, que l’on arrive à une dernière salle où sous des armoires vitrées se montre la collection cranologique du docteur Gall.

Cette collection, riche d’un grand nombre de bustes en plâtre, de masques moulés sur nature, de crânes curieux, a été achetée, moyennant une très modique pension viagère, à la veuve de Gall : c’est le seul héritage qu’elle ait recueilli du savant célèbre. Gall est là tout entier. Le fondateur de la phrénologie a laissé sur les rayons de ces armoires le résultat de ses études, ses voyages, ses amitiés, ses liaisons : il a fini par s’y laisser lui-même. Dans le commencement Gall avait essayé sa doctrine à des portraits historiques ; Les adversaires de la phrénologie lui ont fait un crime de ses expériences sur les bustes de Moïse, d’Homère, de Socrate et d’autres personnages célèbres de l’antiquité. On peut répondre à ces attaques par des raisons de sentiment. Tout grand homme a deux figures, l’une réelle, que le temps efface et dont la perte n’est pas toujours très regrettable ; l’autre idéale, qui se forme au contraire, après sa mort dans l’imagination des autres hommes, et que l’artiste dégage. C’est celle-là qui reste ; j’oserais même dire c’est celle-là qui ressemble. — Gall n’attribuait d’ailleurs à ce genre de preuves qu’une valeur très secondaire ; il entendait seulement démontrer par là que la manière dont les artistes se représentaient la tête de tel ou tel grand génie de l’antiquité était favorable à sa doctrine. Il reconnut bientôt lui-même l’inconvénient de cette méthode, Quand les peintres rencontrent sur la tête d’un homme éminent des formes insolites, qui effraient l’œil, ils ont la manie de les adoucir. Il eut donc recours au moulage pour obtenir l’empreinte fidèle des contours de la tête sur tous les individus qu’il se proposait d’étudier. Ce procédé, le moins inexact de tous, n’est pas encore très parfait. Nous n’avons jamais vu que les masques moulés sur nature ressemblassent tout-à-fait à leurs modèles. Le plâtre, en recevant les saillies que le créateur avait confiées à la tête de l’homme, les altère toujours un peu. Aussi toutes les fois que Gall en trouva le moyen, s’empara-t-il du crâne, comme de la meilleure pièce à conviction. Notre médecin inventa même une méthode pour préparer ces tristes images de ce qui a été. Il admirait à son point de vue le dessein de la nature, qui, tout en faisant des restes de l’homme, après la mort, un je ne sais quoi indéfinissable, a pris la peine de garantir la forme de la tête, contre cette entière et commune dissolution, par la solidité de la matière.

Se promener dans le cabinet du docteur Gall, c’est passer en revue une partie de l’histoire de ces dernières années, écrites en caractères indélébiles sur le crâne des hommes qui en ont composé les principaux événemens. Une telle collection sera précieuse pour l’avenir. Nos descend ans ne verront pas sans intérêt ces débris humains, immortalisés dans la mort. Gall a pris vis-à-vis des personnages de son temps moulés en plâtre le même soin qu’a pris la nature vis-à-vis des animaux antédiluviens, en conservant leur empreinte durcie sur la glaise molle. Quelque Cuvier à venir pourra, à l’aide de ces fossiles historiques, reconstruire construire l’image vivante de notre société, avec ses monstres et ses prodiges, ses révolutions et ses cataclysmes. Le cabinet crânologique du Jardin des Plantes n’est d’ailleurs pas le seul qui existe à Paris. La tête de tout grand homme vivant est retenue d’avance par les successeurs de Gall. Chaque jour ces catacombes de notre histoire contemporaine se meublent des ruines que fait la mort en brisant l’existence de plusieurs. Tous les individus qui ont joué un rôle y figurent. — Ainsi, courez la terre, conquérans ! orateurs, réformez le monde par la tribune ! grands hommes, faites savoir votre nom aux extrémités de l’universel si le sort vous favorise, vous aurez un jour votre place sur les rayons poudreux d’une armoire ; et un vieux professeur, montrant l’image de votre crâne à quelques écoliers ébahis, leur dira : ceci fut Napoléon ; ceci fut le général Foy ; ceci fut Chateaubriand : admirez quelles bosses !

Le crâne était aux yeux de Gall une page solide sur laquelle la nature avait tracé en traits reconnaissables le caractère et le génie de chaque homme. Il prétendait donc qu’on pouvait reconstruire l’histoire d’un individu éteint, d’après les seules indications de la tête. La vérité est même qu’il donna des preuves extraordinaires telle clairvoyance. S’étant rendu, un jour, chez le docteur Caille qui possédait un cabinet d’ostéologie assez curieux ; Gall examina une à une, avec entraînement, toutes les têtes rangées dans les armoires. Notre savant avait la monomanie du toucher. Tout-à-coup il ne peut contenir les mouvemens d’une joie exagérée et se met bondir au milieu de la chambre ; Caille, inquiet pour l’état mental de son confrère, lui demande ce qu’il vient de trouver. « J’ai trouvé un parricide ; répond Gall enchanté de sa découverte. » En disant ces mots, le savant montre avec le doigt un des crânes anonymes de la collection ; « Je veux que vous me le vendiez, ajoute Gall transporté ; je vous le couvrirai d’or, s’il le faut, comme un tableau de Raphaël. » Caille ne partageait pas l’enthousiasme de son ami pour la science phrénologique. Il lui répondit très froidement que ce crâne ne valait pas tant d’honneur ; qu’il le donnerait volontiers si ce présent pouvait lui être agréable, mais que Gall était le jouet d’une erreur de son imagination ; ce crâne avait appartenu à un émigré. C’est tout ce que Caille en savait ; Gall persistait et affirmait : « C’est impossible ; vous vous trompez ; je vous dis que cet homme-là doit avoir assassiné son père ou sa mère : j’en suis sûr. » Le moyen de se mettre d’accord était d’aller aux renseignemens. Nos deux amis y allèrent. Voici ce qu’ils apprirent : ce crâne était effectivement celui d’un émigré français qui avait été exécuté pendant la révolution. Monté sur l’échafaud, cet homme en cheveux blancs s’était avancé vers le peuple, et il avait dit : « Je meurs innocent du crime que vous m’imputez ; je n’ai pu violer le territoire français où je suis né et où je suis rentré pour obéir à l’amour invincible de la patrie ; mais je n’en reconnais pas moins en tout ceci le doigt de Dieu. Il y a dix ans, j’ai fait mourir mon père, et son sang retombe sur ma tête. C’est justice. » Jugez du triomphe de Gall[1] !

La collection du fondateur de la science phrénologique a été conservée telle que Gall l’a laissée en mourant. Les numéros et quelques-unes des annotations qui accompagnent les pièces diverses sont tracées de la main même du maître. Si le docteur Gall descendait des cases de son armoire avec la parole sur les lèvres, il pourrait recommencer son cours et nous expliquer les figures de son cabinet. Nous allons suppléer à son silence. Le père de cette collection commençait par montrer de quelle manière l’ensemble de la tête se présentait chez les hommes d’élite. Il faisait observer, notamment sur le buste de Voltaire, que le volume du crâne était considérable, relativement surtout au visage qui était petit. Il racontait à ce propos que Napoléon, : n’étant encore qu’officier d’artillerie, entra, un jour, dans la boutique d’un chapelier et essaya plusieurs chapeaux sans en trouver un seul à la mesure de sa tête. « Qu’est-ce qu’il faudrait donc pour vous coiffer ? » demanda le boutiquier interdit. Il fallait une couronne[2].

Ce serait toutefois aller contre les idées de Gall que de juger du volume de l’intelligence uniquement par la grosseur de la tête. Le docteur était d’avis qu’aucune faculté de l’âme ne se prononce par la forme générale du crâne, mais par des divisions dont il s’efforça de marquer la limite. Gall croyait avoir à-peu-près fixé le nombre d’organes qui dessinent au moral les principaux traits de notre nature. La tête humaine était à ses yeux un clavier de vingt-sept notes. En accentuant ces notes à différens degrés d’intensité, et en les combinant entre elles diversement, le créateur produit l’innombrable variété des talens et des caractères. Quoique la configuration du cerveau change autant de fois qu’il y a d’individus, elle peut être ramenée dans les cas ordinaires à deux états principaux. Tantôt la tête accuse à un degré médiocre différentes doses d’aptitudes dont pas une n’envahit précisément les autres ; tantôt, au contraire, plusieurs facultés utiles manquent presque entièrement, tandis que d’autres non moins essentielles, sont en grande puissance. Ces dernières organisations, quoique incomplètes, vont souvent plus loin que les autres, à cause de l’angle caractérisé qu’elles marquent sur leurs ouvrages. L’idéal d’une tête bien conformée serait néanmoins celle qui à un développement convenable de toutes les parties du cerveau joindrait une ou deux facultés dominantes pour préciser une vocation. On peut voir un bel exemple de ce type remarquable sur le buste de Gœthe.

Nous apportons notre caractère à tout ce que nous

faisons. De là, sans aucun doute, la possibilité de reconnaître les principaux traits de la manière d’être d’un individu par ses habits, par la physionomie de son écriture, par la forme de son habitation, et en général par toutes les traces qu’il laisse de lui-même sur ses ouvrages. Ce penchant à se reproduire au-dehors n’éclate nulle part si visiblement que dans la forme de nos pensées. Le style est l’empreinte idéale de l’homme. En littérature, surtout, l’écrivain opère sur la langue avec la masse de ses qualités et de ses défauts. Les facultés qui doivent concourir particulièrement à l’éclat du style, sont celles de l’individualité qui isole les objets, qui les détermine, de la configuration qui les dessine, du coloris qui les peint et du sens des mots qui les exprime dans une langue convenue. Le buste de Buffon présente cette combinaison à un degré particulier. Quand à ces forces qui communiquent avec le monde extérieur viennent se joindre des capacités d’un ordre plus élevé encore, comme le sens du beau incréé, l’esprit et la recherche des causes, alors le style est complet ; il embrasse à-la-fois, dans ses transformations, la sphère des faits et celle des idées. Si en outre, les instincts bilieux et colères sont soutenus chez un homme par de grandes facultés intellectuelles et par le sentiment de la justice, il en résultera chez lui, à la vue du mal, cette noble indignation qui fait les écrivains satiriques. Le docteur Gall montrait cette dernière condition exprimée sur la tête de Jean-Jacques Rousseau.

Gall plaçait à la base du front, autour de l’arcade sourcilière, les organes qui limitent l’horizon des facultés chez les natures artistes. Il faisait voir sur le buste des peintres, des statuaires et des musiciens, que la force d’exercice de chacun de ces organes était en raison directe de leur développement. MM. Horace Vernet. Lemot et Foyatier, dont la tête avait été moulée par Gall lui-même, servaient à démontrer la place du sens des arts, de l’imitation et du dessin. La musique est représentée par Mme Barilli, cantatrice du théâtre des Italiens, le violoniste Lafond, Grétry, Gluck et quelques autres. Newkom, chez lequel la faculté musicale était soutenue et pour ainsi dire attirée en haut par l’organe de la vénération ou du sentiment de Dieu, ne composa, durant toute sa vie, que de la musique religieuse. Gall cherchait l’organe de la poésie sur la tête de l’abbé Delille, de Legouvé et de M. Dupaty, auteur, dit la note, d’un grand nombre de compositions dramatiques ; il le trouvait sur le buste du Tasse. On a reproché à la science de Gall d’expliquer les hommes après qu’ils sont connus, et de ressembler en cela à certains oracles qui prédisent très juste les événemens accomplis. Notre inventeur voulut sans doute aller au-devant de cette objection en moulant dans sa collection la tête d’enfans inconnus une dont il détermine le caractère et le genre de talent. De ce nombre est le masque d’une petite fille de six ans sur lequel le docteur faisait remarquer de belles facultés précoces unies à une grande vanité. Cette petite fille est aujourd’hui une femme du monde très célèbre. Gall prétendait que la forme future de la tête était empreinte à celle de l’enfant dès le plus bas âge. Il donna encore des gages de cette prévision de la science sur deux masques adolescens qui figurent dans son cabinet. L’un est celui du jeune Flandrin, auquel le docteur avait reconnu la bosse du dessin ; le second est celui de Franz Listz : on lit sa bas ces mots écrits de la main même de Gall : Organe de la musique remarquablement développé ; organes de l’imitation, de la poésie et de l’éducabilité bien exprimés. Par éducabilité, Gall entendait le sens du progrès chez l’homme. Il existe un troisième adolescent dont la science pronostique la gloire. Ce dernier n’avait encore que quinze ans, quand à son aspect, Gall poussa une exclamation significative : Tu Marcellus eris ! Ce futur grand homme était Champollion, le lecteur d’hiéroglyphes.

En attachant à l’exercice répété de chaque organe du cerveau un attrait qui lui est propre, la nature a voulu que chaque homme fût continuellement actif dans la sphère de ses facultés. Ceci explique comment certains individus ont persiste obscurément dans leur goût pour un art, malgré toutes sortes d’obstacles, par la seule satisfaction qu’ils trouvaient à se mouvoir autour du cercle que Dieu même leur avait tracé. Gall montrait à ce propos le buste d’un cordonnier, nommé François, chez lequel les soucis et les travaux de son état n’avaient pu étouffer un talent naturel pour la poésie. François était auteur d’une tragédie que Gall trouvait remarquable. Notre docteur ajoutait avoir vu des cas où une ou deux facultés dominantes comprimées par les circonstances ou par une volonté forte, s’égaient vengées de leur pénible inaction en troublant toutes les autres puissances de l’individu. La mélancolie est la suite d’un penchant naturel en souffrance ; la tristesse est une privation. Gall attribuait volontiers au manque d’exercice libre et illimité d’une aptitude dominante la cause de la plupart des suicides. C’est également le cas de Gilbert, d’Imbert Gallois, d’Hégésippe Moreau, de Louis Bertrand et de tous ceux qui, dans ces dernières années, sont morts de poésie. Gall avait vu un de ses amis, né poëte, chez lequel la résistance à cette disposition naturelle avait amené la folie ; l’organe émancipé reprenait son rôle dans les accès de délire, durant lesquels cet aliéné ne parlait jamais autrement qu’en vers. Suivant le docteur Gall, les principaux traits de l’organisation d’un individu impriment leur caractère à tous les états excentriques de sa vie, à la folie, à l’ivresse, au sommeil ; les rêves habituels d’un homme sont dans le sentiment général de sa nature.

L’esprit philosophique résulte, d’après les exemples que nous avons sous les yeux, du sens des phénomènes qui fournit les matériaux, de celui de la comparaison qui les confronte entre eux, et de la faculté qui en recherche les causés. Toutefois, cet ensemble est modifié selon chaque nature. Gall professait une grande vénération pour la tête de Socrate. L’artiste avait su, disait-il, donner à ce buste les organes qui disposent aux sentimens religieux, combinés avec ceux d’une vaste capacité intellectuelle. Gall, pas plus que les autres physiologistes, ne me paraît d’ailleurs avoir saisi le vrai caractère de cette tête qui est tout un événement. Ce qui me frappe, ce que j’admire sur ce buste, c’est l’apparition de la tête moderne dans celle du fondateur de la philosophie. On ne retrouve rien de semblable dans les autres types conservés par le ciseau grec. Faut-il en conclure que celui-ci n’existait pas, ou qu’il appartenait alors à des races dites barbares, dont la main des artistes dédaignait de reproduire les traits ! Quoi qu’il en soit de la destinée d’un tel masque, il n’en est pas moins curieux de retrouver, chez le précurseur du christianisme, le modèle de la tête du peuple dans nos sociétés contemporaines. Quelles belles études il reste à faire sur l’origine et sur la filiation des types !

La tête de Burdach offrait à Gall un bel exemple de l’organisation qui constitue les profonds penseurs et les esprits méditatifs. Celle d’Isaac Newton joint à de hautes facultés réflectives le sens des rapports de l’espace et des nombres. Les mathématiques ont, en outre, leurs représentans dans le masque d’un religieux nommé David, qui avait la passion des chiffres, et dans celui du jeune Américain Zérah Colborn. Dès l’âge de huit ans, ce petit prodige avait montré une aptitude extraordinaire pour résoudre de tête des problèmes arithmétiques très compliqués. L’esprit de saillie dont Gall indiquait la marque sur le front du jeune Colborn donnait du piquant à cette prédominance pour le calcul improvisé. Une femme du monde, s’étant divertie à lui demander combien font trois zéros multipliés par trois zéros : « Précisément ce que vous dites, répliqua l’enfant : rien du tout. »

Quelques mécaniciens distingués posent dans les armoires pour le talent à construire. On remarque l’horloger Bréguet et le baron de Drais, auteur de tites voitures auxquelles il a attaché son nom, et d’autres inventions curieuses. On riait beaucoup de ce que le professeur montrait la présence du même organe sur le crâne d’une modiste de Vienne. Mais Gall, toujours sérieux quand il s’agissait de la science, répondait pondait sans s’émouvoir ? Si vous enlevez de la tête de l’homme tous les organes de sa supériorité, et que vous réduisiez cette tête à l’organe de la mécanique, alors le même penchant qui, combiné avec la réflexion et le sentiment de l’idéal, eût dicté d’admirables inventions, peut-être eût produit la machine de Marly, les églises de Michel-Ange ou les statues du Puget ; ce même organe, dis-je, ne fera plus naître, comme chez les animaux, qu’un penchant aveugle, soit à bâtir un nid, soit à creuser un terrier. Placez maintenant cet organe, toujours le même, sur la tête d’une femme : à l’absence des facultés supérieures joignez l’amour-propre vain et frivole (son doigt indiquait en même temps le siège de ce sentiment sur le crâne de la modiste allemande), et vous aurez un talent pour construire des petites choses, des colifichets, des chapeaux, des fleurs, des nœuds de rubans. C’est ainsi, ajoutait le maître, qu’il faut considérer l’influence des facultés les unes sur les autres, ou leur absence, dans le jugement qu’on porte d’un individu : la tête de l’homme est une, et ses puissances sont calculées dans un but unique.

Un masque anonyme termine cette série d’hommes à vocations spéciales. On lit au bas ces mots, toujours tracés de la main du père de la science : Médecin naturaliste, qui « fait un voyage autour du monde. Ce médecin est M. Gaimard ; Le docteur Gall avait rencontré ce même instinct voyageur chez certains oiseaux. Un coucou mis en cage avait subi durant trois mois sa captivité avec assez d’insouciance ; mais, l’époque de la migration venue, il s’agita dans sa prison avec angoisse, et donne les marques du plus sombre malaise. L’oiseau finit par refuser toute nourriture et par mourir de chagrin. Les anciens avaient déjà remarqué cette voix intérieure qui appelle les animaux deux fois par an vers de nouveaux climats. Gall constata que le même sens voyageur rend certains hommes d’humeur inquiète, vague et errante. On retrouve chez de tels individus, dans leurs accès de migration, cette mélancolie de l’espace qui atteint les oiseaux en automne. Un de ces voyageurs-nés, revenu de faire le tour de l’Afrique, nous disait un jour : « Chaque fois que je voyais, étant enfant, le palmier, le dattier, le magnolia et les autres arbres exotiques, mon cœur remuait comme si j’avais vu des arbres de mon pays. » Il disait juste : la patrie pour les hommes ainsi organisés est partout où ils ne sont pas. Le docteur Broussais affirmait avoir trouvé l’instinct des lieux très fort et celui de l’habitation très faible sur la tête de tous les vagabonds. Certaines provinces de France imprimeraient, selon lui, la susdite conformation à leurs enfans, l’Aμvergne, per exemple, d’où nous viennent en hiver ces jeunes hirondelles de cheminées, connues sous le nom de ramoneurs, tandis que la Bretagne marquerait la disposition contraire. On sait que la plupart des conscrits bretons sont pris au régiment du mal du pays, et meurent souvent au bout de quelques mois.

À côté des hommes à talens, on a rangé dans les armoires les bustes d’hommes à caractères. Voici Constantin Faucher, mis à mort avec son frère César. en 1815, pour crime politique. Gall racheta leur tête au bourreau. Plus loin gît le crâne du statuaire italien Ceracchi, exécuté pour tentative d’assassinat sur la personne du premier consul. Gall avait remarqué deux conformations bien différentes qui produisent les esprits révolutionnaires. Les uns sont poussés à l’insurrection par le sentiment de la justice, et les autres par le mobile de l’orgueil. Presque tous les hommes de 89, i dont Gall aimait à considérer les figures, présentent sur leurs bustes ou leurs portraits un exemple de ces caractères fermes et justes qui ne peuvent voir les droits d’autrui violés sans en ressentir une offense personnelle. Ceracchi est un conspirateur d’une autre nuance ; son crâne indique toutes les qualités qui font les natures indépendantes. De tels individus ont le sentiment de la dignité humaine porté à un point intraitable. Leur vie tout entière est une énergique et véhémente protestation du moi. Geracchi était d’un caractère noble et très estimé de ses confrères. Il n’avait d’autre motif de haine contre Bonaparte que son amour pour la liberté, contre laquelle il accusait le premier consul de conspirer. Gall faisait remarquer que le dévoûment est, pour ainsi dire, naturel à de telles organisations. Elles jouissent même en se sacrifiant pour leur cause. Le docteur admirait à ce propos la sagesse et la libéralité de la nature, qui avait donné ce penchant aux hommes et aux peuples pour les affranchir de l’esclavage que d’autres organes tendent à faire peser sur eux.

Quelquefois le sentiment de l’orgueil s’associe à l’organe destructeur et à d’autres propensions farouches. Il en résulte ce qu’on nomme dans la langue des partis un homme d’action. Agir en pareil cas, c’est tuer. Le masque du fameux George Cadoudal offre un exemple de cette brutale combinaison. On lit au bas : « Les organes de l’instinct carnassier, de la rixe, de la ruse, de l’amour physique et des rapports de l’espace, sont très développés. » On sait que la vie de ce Vendéen est le tableau animé de tous ces penchans mis en action. George était fils d’un meunier. La guerre civile lui offrit l’occasion de dessiner son caractère. Il devint le seul général en chef de l’armée royaliste qui ne fût pas gentilhomme. Depuis longtemps il s’était fait connaître, dans la chouannerie, par sa force et son courage. Son aptitude à calculer les distances et à se reconnaître dans les pays perdus tenait du prodige. C’était une de ces natures remuantes et belliqueuses qui s’obstinent à rejeter la paix. Quand la Vendée fut soumise, George se glissa de la guerre civile dans les complots. Il était depuis quelques semaines à Paris, où il préparait une attaque à main armée contre la vie de l’empereur. Traqué par la police comme une bête fauve, il allait de retraite en retraite. Enfin, voyant que son dernier asile était découvert, il essaya de prendre la fuite en cabriolet. Son cheval fut arrêté près du Luxembourg. C’était le moment de déployer tout son caractère. George décharge alors ses pistolets sur deux agens de la police qui tombent à ses pieds ; en même temps, il cherche encore à s’évader, mais des émissaires ont jeté l’alarme. Cet homme d’une force physique extraordinaire est enfin arrêté dans la foule par un boucher, qui lui jette un nœud de corde autour du cou. On le conduit ensuite à la préfecture de police. George fut exécuté. La tête de ce terrible conspirateur annonce une sorte de puissance sauvage et indomptable ; c’est un beau monument pour la science de Gall.

L’orgueil, au point de vue de la phrénologie, n’est pas un des sept vieux péchés capitaux. Contenu dans de justes bornes, ce sentiment devient le mobile des grandes actions. Gall rapportait à cet organe l’émulation, le désir de l’autorité et du commandement, l’estime de soi, le sentiment de sa propre valeur. C’est en vertu de ce penchant que l’on s’affirme et que l’on s’impose au monde. Tous les hommes d’État qui se croient nés pour gouverner les autres hommes ont le derrière de la tête élevé. M. Thiers présente, dit-on, cette conformation à un degré remarquable. On la retrouve encore plus accusée sur la tête des conquérans. C’est la cet organe incitateur que Gall attribuait l’ambition insatiable et la direction personnelle que certains grands hommes ont donnée aux événemens. Deux ou trois lignes de moins d’élévation à cet endroit de la tête sur le crâne de Cromwell ou de Bonaparte, et, selon la phrénologie, le monde n’eût pas été remue par eux comme le monde l’a été ; les deux révolutions de France et d’Angleterre auraient bien pu aboutir à un autre dénomment, et rien de ce qui nous étonne encore à cette heure n’aurait été vu. On a accuse une telle doctrine de conduire au fatalisme historique. Il est pourtant juste d’ajouter que ce petit organe, cause de si grandes perturbations, n’a pas été mis à l’insu ni malgré la volonté de Dieu.

Quand l’orgueil se trouve combiné avec de hautes facultés intellectuelles, il en résulte, chez certains hommes éminens dans la science ou dans la poésie, ce sentiment de concentration en soi-même que l’on pourrait qualifier d’égoïsme du génie. De tels êtres peuplent l’univers de leur individualité et de leur solitude. Ils sont graves, dignes et froids. On peut voir cette disposition indiquée sur le buste de George Cuvier. Quand l’orgueil s’allie, au contraire, à des moyens médiocres et à la misère, il produit ces mendians superbes qui s’admirent dans leurs haillons. Broussais avait constaté la saillie énorme de cet organe sur la tête de Chodruc Duclos. Le docteur Gall avait également fait des remarques sur la configuration du crâne chez les différens peuples ; il avait trouve que les Espagnols ont le siège de l’orgueil plus élevé que les Anglais, et les Anglais que les Français. Il attribuait à cette circonstance le sentiment exagéré de nationalité qui rend ces deux premiers peuples injustes pour leurs voisins. Il rencontra également cet organe très développé sur la tête de fous qui se croyaient rois ; l’organe paraissait même s’élever, chez ces malheureux insensés, avec le but de leur ambition. Un aliéné se croyait Dieu : c’est celui qui avait le sommet de la tête le plus en hauteur. Notre presque que homonyme, M. Esquirol, quoique peu favorable à la doctrine de Gall, montrait le crâne de ce Dieu, qui mourut pour avoir voulu s’affranchir, en sa qualité de pur esprit, du vulgaire et grossier usage de la nourriture.

Le buste de Casimir Périer représentait à Gall le modèle de la fermeté. Cette disposition, dont le docteur montrait le siège sur la partie dominante de cette forte tête, donne à l’homme une empreinte individuelle qu’on nomme le caractère. De pareilles organisations ont une volonté. On sait que Casimir Périer mit long-temps la sienne comme un mur entre la France et le gouvernement de Charles X. Plus tard, il appliqua cette énergie naturelle à consolider pour la dynastie des d’Orléans les suites d’une révolution, et il y parvint, tout en mourant à l’œuvre. Cette conformation se montre également sur la tête de tous les fondateurs de systèmes, Gall, Fourier, Saint-Simon, Broussais. En italien, le même mot signifie talent et volonté. Cette faculté n’est pas étrangère aux œuvres d’art ; on la rencontre principalement sur la tête des chefs d’école. Celle de M. Ingres si le système est vrai, doit prononcer fortement le siégé de cet organe. La résolution morale donne aux peintres ce qu’on nomme en argot d’atelier une manière, un parti pris. Elle influe également, en poésie, sur le style pour en arrêter le caractère.

En face des natures hautaines et décidées, Gall aimait à placer des exemples de bienveillance ; il en trouvait un sur le masque de l’abbé Gautier. Dans la langue des phrénologues la bienveillance est, comme la définissait Broussais, une jouissance intellectuelle à faire le bien. Les hommes chez lesquels cet attrait est fort éprouvent instinctivement une sorte de charité universelle qui s’étend même à toute la nature. L’empereur Joseph II, que Gall préconisait comme un modèle de sympathie pour les classes laborieuses, unissait à cet organe celui de la musique. On voit à côté de son buste le buste de Kreibig, son maître de violon et son ami. La musique s’allie volontiers aux sentimens affectueux : la fable d’Orphée est un mythe du pouvoir qu’exerce l’harmonie sur les instincts animaux. L’ancien directeur de la Porte-Saint-Martin, M. Harel, répondait un jour à l’auteur de Lucrèce Borgia qui se plaignait de la longueur des violons pendant les entr’actes : — Monsieur Hugo, vous avez tort, la musique adoucit le cœur de l’homme.

Gall en esquissant, au moyen des organes, les principaux traits de chaque caractère, avait coutume d’ajouter que ces organes dominans étaient les derniers à s’éteindre chez l’individu, ultinum moriens. Ils survivaient, pour ainsi dire, de quelques instans à la décomposition générale. Le maître en citait plusieurs exemples. Il assistait un jour, en qualité de médecin, les derniers momens d’une vieille femme chez laquelle le sentiment de l’ordre était très prononcé. La moribonde, insensible à tout le reste, interrompit le râle de l’agonie pour indiquer à la garde embarrassée le tiroir d’une commode où elle serrait son linge. Le mathématicien Lagny, au lit de mort, ne reconnaissait déjà plus personne, lorsque Maupertuis lui demanda : — Quel est le carré de douze ? — 144, répondit Lagny sans hésiter. Un assassin, tourmenté par le bourreau et à moitié rompu vif, se mit à éclater de rire. L’exécuteur, stupéfait, lui demanda le motif de cet accès de gaîté. — Je songeais, répond l’homme, à la grimace d’un fondeur de cuillers auquel j’ai versé de l’étain liquide dans la bouche avant de le faire mourir.

L’armoire que nous allons visiter dans le cabinet de Gall contient des masques de voleurs et de meurtriers. La voûte surbaissée de ces crânes n’appartient presque plus à des êtres humains. Cette disposition faible et bornée, jointe à la masse puissante des instincts qui se traduisent sur le derrière de la tête, a dû, selon Gall, entraîner la volonté. Selon les adversaires de cette physiologie du cerveau, une telle doctrine conduit tout droit à la négation de la liberté morale. Gall s’en défendait en disant que cette force de l’organisation n’était point irrésistible. Il convenait seulement que le manque d’éducation, en livrant de pareilles natures à leur propre mouvement, les livrait presque infailliblement au mal. Nous avons été à même de vérifier les observations de Gall sur des détenus, et nous les avons quelquefois trouvées justes. Le crâne de ces malfaiteurs présente, dans certains cas, une ressemblance indubitable avec le crâne des animaux dont ils partagent les instincts bas, rapaces ou féroces. Nous avons été également frappé de la différence qui existe entre eux. Les voleurs reconnaissent au premier coup-d’œil les confrères qui ont l’esprit du métier et ceux qui ne l’ont pas. Ces derniers jouissent de peu de considération. Ils leur reprochent de manquer de trugg. On nous a amené sur les cours un célèbre voleur à la main, connu dans le royaume d’argot sous le nom fourtineur. Cet individu, d’une grande adresse, avait décroché avec la main, à la sortie de l’Opéra, une épingle d’or et de diamans engagée dans la chevelure de la reine des Belges. Il racontait ce fait et un grand nombre d’autres exploits aussi audacieux avec une satisfaction de vanité extraordinaire. Cet homme aimait son état ; non pas seulement, comme il disait, à cause des profits, mais à cause des émotions que ce métier lui procurait. Il décrivait avec ùn enthousiasme lyrique l’air déconcerté du pantre (l’homme volé) au moment où, s’apercevant de l’absence de sa montre où de son argent, il fouille son habit, son gilet, ses bottes, se fouille lui-même, cherchant des poches partout, se tourne et se retourne en tous sens, regarde autour de lui avec une angoisse risible, revient sur ses pas, cherche à ses pieds, cherche en l’air, recherche encore, interroge en silence les yeux des passans et ne peut croire à sa déroute. — Notre voleur aurait, disait-il, donné de l’argent au lieu d’en prendre pour jouir de cette scène comique.

Le docteur Gall avait coutume de montrer un assez fort développement de l’orgáne du vol sur la tête de Henri IV. Il rapportait à ce penchant naturel, toujours renaissant, ce mot du Béarnais conservé dans les chroniques de son règne : — « Si je n’eusse été roi de France, j’aurais été pendu. » L’impulsion de cet organe n’entraîne pas seulement dérober ; il tend en général à acquérir. On le retrouve, selon Gall, chez tous les grands conquérans, qu’on peut nom- “ mer en un sens des voleurs de provinces. Cet organe fait aussi naître dans le cœur de l’homme l’instinct légitime de la propriété, le sentiment du mien. De tels caractères ne se laissent pas déposséder aisément ; ils reviennent la charge jusqu’à ce qu’ils aient repris leur bien sur leurs ennemis. Gall faisait observer que ce penchant n’avait pas dû rester étranger à la longue et pénible guerre soutenue par Henri IV, à dessein de recouvrer son royaume. Le professeur aimait en outre à rapprocher ce masque de celui de Cartouche et des autres voleurs de profession, chez lesquels l’exercice d’un tel organe n’était point soutenu, comme chez le roi de France, par des sentimens de bienveillance et de justice. Cartouche ne manquait pas d’intelligence, sa tête l’annonce. Mais cette intelligence, dominée par la ruse, par le sens des convoitises, par une circonspection outrée, n’a contribué qu’à servir et qu’à mettre en œuvre tous les penchans dangereux. Enfin, descendant de degré en degré l’échelle de l’organisation humaine, Gall arrivait à montrer des têtes de voleurs sur lesquelles cet instinct de rapines dominait seul, tandis que le devant de la tête, basse et découronnée, manquait presque entièrement des organes de réaction. Le crâne numéroté 200 appartient à un voleur de quinze ans, mort dans les prisons de Prusse. Le vol était déjà passé chez lui à l’état chronique. Ses récidives furent si nombreuses que les autorités du pays se décidèrent à l’enfermer pour le reste de ses jours. Dans la prison il continuait à voler ses camarades. Gall le visita et le déclara incurable. L’opinion de ce médecin était que les individus chez lesquels un extrême développement de certaines inclinations vicieuses coïncide avec une grande faiblesse des facultés supérieures, doivent être regardés, surtout dans les classes ignorantes, comme très peu capables de liberté morale. Il y a même des cas où le vol semble pour certains individus (on hésite à dire cela) une nécessité de leur nature. Ce sont toujours des êtres mal conformés, des demi-hommes, comme les appelait Gall. Voici, par exemple, le crâne d’un jeune Kalmouck que le comte de Stahremberg, ambassadeur d’Autriche à Petersbourg, avait amené avec lui à sa résidence de Vienne. Au bout de quelque temps ce pauvre diable tomba dans une grande mélancolie. On ne manqua pas d’attribuer cette tristesse à la privation du ciel sous lequel il était né. Le confesseur qui l’instruisait dans la religion et la morale, homme d’esprit, devina mieux la cause de ce malaise. Il jugea que son élève souffrait de la défense qu’il lui avait faite, au nom de l’Évangile, de ne plus voler. Il retira donc cette défense, à condition que son élève rendrait ce qu’il déroberait. Le jeune Kalmouck profita de la permission : il escamota la montre de son confesseur tandis que celui-ci disait la messe, et au moment même de la consécration. La messe dite, il lui rendit l’objet soustrait, en faisant un saut de joie. Ce jeune homme n’avait pas le mal du pays, mais le mal du vol.

Une résistance subite à un penchant naturel très fort produit de la sorte dans toute l’organisation un repos violent dont l’effet trop prolongé serait d’amener inévitablement la mort ou la folie : — Mais, ajoutait Gall avec tristesse, l’hygiène morale est presque encore tout entière à créer. Le professeur hasardait en même temps, sur le crâne de ces voleurs-nés, une foule de considérations très ingénieuses. Il peut se faire, résinait-il, que des natures mal conformées ne se livrent point à leurs penchans pour le vol, si le hasard leur a ménagé dans la société une part d’aisance convenable. L’organe réprimé par la volonté, si faible qu’elle soit, par les usages du monde et par la crainte du déshonneur, pourra malgré sa tendance, ne commettre aucun acte infamant. Mais, qu’au lieu de œla le besoin pousse, que l’occasion naisse, et voilà que l’attrait naturel, abandonné à toute sa violence, provoqué même, se satisfera avidement au mépris de toutes les lois. Le penchant au vol s’associe quelquefois à l’aisance et à de hautes facultés intellectuelles ; mais dans ce cas-là l’individu, ne dérobant qu’avec l’intention de rendre, se laisse entraîner sans crainte à sa nature. Un grand musicien de notre temps est sujet à commettre de ces larcins insignifians que l’indulgent Spurzheim nomme chez les personnes riches, et de bonnes mœurs des distractions. Ôtez maintenant à cet homme ses facultés, sa fortune, ses sentimens moraux, et vous aurez un des obscurs malfaiteurs qui viennent s’asseoir tous les jours sur les bancs de la cour d’assises.

À côté, ou pêle-mêle avec les voleurs, se détachent dans les armoires les pâles figures d’assassins. Voici Boutiller, nature grossière et brutale, tête construite en forme de toit, instinct carnassier très prédominant, intelligence nulle. On sait que Boutiller, après avoir frappé sa mère de vingt-sept coups de couteau, passa la nuit près de son cadavre, puis se rendit au matin à la Courtille, où il dépensa la journée du lendemain en débauches. Il est impossible, quand même on n’accorderait pas une confiance servile au système de Gall, de ne point reconnaître sur ce front rampant et sur la masse saillante du derrière de la tête, l’empreinte des convoitises les plus bestiales. Le professeur, tout en montrant sur le masque de Boutiller l’organe du meurtre en relief, ne manquait pas de faire remarquer, chez Boutiller comme chez tous les assassins, l’absence des organes qui concourent aux sentimens élevés. Il ne faut jamais perdre de vue, disait le maître, que ces êtres durs et sanguinaires auraient pu ne pas se livrer à leurs goûts de destruction s’ils en avaient été distraits par d’autres facultés plus nobles. Le crime résulte moins d’un penchant isolé que du caractère général d’un individu ; celui de Boutiller n’était formé dans son ensemble que des plus mauvais instincts sans aucun contrepoids moral. Le docteur ne voyait de remèdes à de pareilles maladies du crime, surtout en l’absence de toute éducation, que dans un système de répression très forte qui verrouillât, dans la cage osseuse du crâne, les bêtes fauves de ces dangereuses natures.

Poursuivons notre voyage dans ces sombres régions du mal. Sous chacun de ces crânes a couvé la pensée d’un forfait qui étonne la nature. Lisons les inscriptions attachées à ces voûtes basses qui ont servi de cavernes à des âmes plus basses encore. Sur l’une, on voit ces mots tracés : Homme affligé de mélancolie, et qui, après avoir commis un inceste, a tué la personne qui fut l’objet de sa brutalité. La masse dégoûtante du cervelet, siège, selon Gall, de l’amour physique, coïncide sur ce crâne avec un développement funeste de l’organe carnassier. Cet autre crâne anonyme est celui de Voirin. Tourmenté par le démon de l’homicide, Voirin avait plus d’une fois essayé de tourner contre lui-même les forces de destruction qu’il sentait fatalement dans sa nature. On lui arracha plusieurs fois le couteau des mains ; c’est un mauvais service qu’on lui rendit. Comme il fallait que Voirin tuât quelqu’un à toute force, s’étant manqué lui-même il n’en manqua pas un autre, un de ses parens, dont il mordit le cadavre. Ce qui nous reste de ce misérable, d’accord avec le témoignage de ses camarades, annonce fort peu de tête. Il se grisait très aisément, et l’ivresse se changeait tout de suite chez lui en férocité. Le vin tournait au sang. On s’arrête effrayé devant ces énigmes et ces épouvantables mystères de notre nature, dont Gall croyait avoir écrit le mot à un endroit du crâne : Instinct du meurtre.

On se souvient de Léger, qui, à vingt-huit ans, poussé par la mélancolie sauvage de sa nature, s’était retiré sous un rocher, du côté de la Ferté-sous-Jouarre, au milieu des bois. Là, seul et farouche, il vivait au hasard du gibier dont il s’emparait à la course et qu’il dévorait tout sanglant. Un jour, il s’élança sur une jeune fille qui suivait gaîment son chemin, le long d’une haie. Léger lui passa un nœud autour du cou et l’emporta au fond des bois, à demi morte. Après l’avoir violée, il mangea ses restes. Cette bête humaine dormit trois nuits à côté du cadavre. Les cris des corbeaux qui lui disputaient sa proie le chassèrent de ces lieux dégoût ans. C’est alors qu’il s’enfuit et tomba entre les mains de la justice. Il ne témoigna aucun remords, rien qui fût de l’homme. Quand on lui demanda pourquoi il avait dévoré cette jeune fille, Léger répondit avec une naïveté féroce : « Si j’ai bu son sang. c’est que j’en avais soif. » C’était l’instinct meurtrier qui parlait. Le crâne de Léger offre le modèle de ces organisations affreuses qui du sein des sociétés civilisées retournent fatalement à la sauvagerie et au cannibalisme. On n’est pourtant pas d’accord sur l’impression que cette tête causa au docteur Gall. Les uns prétendent qu’il vit uniquement dans l’action de Léger le fait d’un délire monstrueux, d’autres racontent que, l’exécution ayant eu lieu à Versailles, le crâne de Léger fut déposé le soir même sur la table de Gall par ses élèves. — Oh ! la vilaine tête ! — se serait écrié le professeur, nullement prévenu des antécédens et du nom de l’homme auquel cette tête avait appartenu. Puis il aurait raconté l’histoire de Léger, son caractère sombre, son appétit aveugle aux voluptés animales, son peu d’intelligence, ses goûts de destruction, exaltés parla solitude, tout cela sur la seule vue et sur le toucher du crâne.

Plus loin vous apercevez le buste anonyme de Papavoine. Ici la science avoue elle-même ses ténèbres. Gall, ne trouvant pas sur cette tête l’organisation qui constitue d’ordinaire les assassins, fut obligé de rapporter le meurtre des deux enfans tués par Papavoine dans le bois de Vincennes à un état de dérangement mental. Au fond, cette explication n’est qu’un aveu d’impuissance. Le travail de nos novateurs consiste peut-être trop souvent à changer les notions de l’inconnu connu et à déplacer l’abîme. Mettre sur le compte de la folie un crime dont on ne trouve pas là trace sur les organes du cerveau, c’est éluder un mystère par un mystère. Mieux vaudrait avouer que l’homme rencontre à chaque instant dans sa nature même la limite éternelle de son intelligence finie. Au-delà, il a beau questionner le ciel et la terre, rien ne répond : c’est comme s’il interrogeait le silence.

La tête de Lacenaire, dont Gall n’a pu avoir connaissance, a eu l’honneur malheureux de servir de champ de bataille aux disciples et aux détracteurs du maître. Suivant les phrénologistes, le terrain est demeuré, bien entendu, à la phrénologie. Il est constant qu’à côté de certaines facultés intellectuelles médiocres, dont Lacenaire a fourni de son vivant la preuve manifeste, le crâne de cet assassin célèbre, que j’ai vu, traduit d’assez mauvais penchans ; les besoins physiques l’ont emporté. Mais ce qui domine sur cette tête, c’est un amour-propre excessif. On sait que Lacenaire se glorifiait de ses crimes, et croyait les relever aux yeux du monde en les nommant des protestations. Béranger racontait un jour, devant nous, un trait de cet orgueil singulier. L’illustre chansonnier, étant à la Force, avait reçu des vers de un voleur-poëte détenu sur les cours. Lacenaire préludait, dans ce temps-là, obscurément et par de modestes délits à ses exploits futurs. Une lettre veut une réponse. Béranger répondit ; mais il fut mal la signature des veis et estropia, sur l’adresse de son billet, le nom, de Lacenaire. Ce nom n’avait, pas alors la honte d’être célèbre. Notre voleur piqué réclama. Il écrivit une seconde lettre à Béranger, et l’obligea, à, rétablir exactement l’orthographe, de son nom. Nous pourrions citer d’autres faits de cet amour-propre ridicule, si la mémoire de Lacenaire n’était comme la personnification la plus hardie de l’héroïsme d’échafaud. Broussais, dans ses cours publics, revenait souvent à cette tête formidablement curieuse. Il montrait, pièces en main, qu’entre la masse des facultés réflectives et celle des instincts aveugles la balance était à-peu-près égale sur le crâne de Lacenaire ; mais que le manque de conscience et là force penchans égoïste :’ai/aient dû entraîner le plateau du côte du mal. La société, ajoutait-il, avait fait le reste. Nous ne savons trop comment la morale s’arrange de pareilles démonstrations. Une telle doctrine demanderait de nouvelles bases sociales. C’est sur elle, en effet, qu’édifient depuis cinquante ans tous les systèmes qui veulent introduire un ordre nouveau dans nos institutions. La phrénologie et le magnétisme, ces deux sciences nouvelles, apparues douteusement à l’aurore du xixe siècle, semblent toutes deux incompatibles avec la société qui les a vues naître. L’avenir donnera-t-il raison à la société contre la science, ou à la science contre la société ? ou, mieux encore, trouvera-t-il le moyen de réunir par des côtés imprévus ce qui nous parait maintenant inconciliable ? C’est le secret de Dieu, et nous n’essaierons pas encore de le pénétrer.

Le docteur Gall prétendait que le caractère de l’assassin, visible sur le crâne, imprimait ses traits à l’exécution même du crime. Les organes de la ruse et du meurtre combinés avec l’absence de courage produisent les empoisonneurs. Il y en a plusieurs exemples sur les bustes d’assassins qui figurent dans cette galerie. L’instinct à cacher, l’esprit d’intrigue et de dissimulation à son siège marqué par la main de Gall. Cet organe est très fort sur la tête de certaines femmes. Il porte à ourdir des trames secrètes, à agir ténébreusement et sourdement, à ruser même avec sa propre conscience. Quand ce penchant se trouve uni à la destruction et à des facultés intellectuelles bien ouvertes, il produit certaines natures très puissantes pour le mal. Cette combinaison est, assure-t-on, frappante sur la tête de madame Lafarge.

Gall mettait encore sur le compte de l’organe destructeur toutes les professions qui exigent, comme celle du boucher, l’intervention de la force brutale et du carnage. Il trouvait aussi à cet endroit du cerveau le fiat lux de la puissance divine, que M. de Maistre déclarait nécessaire pour inventer cet homme-miracle, le bourreau. Combinée avec le sentiment religieux, la destruction produit les fanatiques sanguinaires. Gall montrait cette coïncidence sur le buste de Cromwell. Associé à de hautes facultés intellectuelles, ce même instinct carnassier donne au génie une direction sombre et tragique. William Shakespeare en est un exemple. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que Shakespeare était fils d’un boucher et que les formes caractéristiques de la tête se transmettent souvent dans les familles. Quel rapport entre un poète dramatique et un boucher ? Lorsqu’on se récriait contre cette assimilation bizarre, Gall avait coutume de répondre : Tel qui avec le même organe solitaire aurait fait un assassin, un boucher ou un bourreau, peut devenir un grand poète dramatique, lorsque le sentiment de l’idéal et la passion du beau transportent ses instincts dans l’imagination.

Les autres crânes qui nous restent à visiter, ont appartenu à des amis ou à des maîtresses du docteur. L’explication de leurs organes donnait lieu à de petites silhouettes de caractères où l’esprit fin et observateur de Gall se montrait dans toute sa netteté. Voici comment notre interprète a traduit le langage de la nature sur le crâne de la comtesse Oro : « Jalouse, altière, ambitieuse, active, infatigable, persévérante, encline à la querelle, et sans cesse prête à frapper son amant ou ses domestiques. Elle se livrait à l’amour et au jeu avec ardeur. Elle avait beaucoup de pénétration, de cette sagacité qui distingue les femmes et qui ressembles un instinct particulier. » La comtesse Oro, malgré ses défauts, et peut-être à cause de ses défauts, était une femme tout-à-fait dans l’idéal du docteur. Ce maître de la science enseignait que chaque sexe était lié à un ordre de pensées et de sentimens infranchissables. « Ce n’est pas l’éducation, disait-il dans ses cours, mais la nature, qui, moyennant une organisation variée, a assigné in chaque sexe sa sphère particulière d’activité morale et intellectuelle. » Pour mieux faire comprendre son idée, il montrait la tête d’une petite fille de six ans qui était très tendre et très soigneuse envers son jeune frère encore au berceau. Gall comparait cette tête à celle d’un garçon du même âge, et montrait combien, à cette époque de la vie, l’organe de l’amour des enfans est plus développé chez les filles que chez les garçons. L’âge prononce encore beaucoup d’autres différences. En général, le groupe des organes qui disposent à l’attachement, à la famille, au mariage, est plus fort chez la femme que chez l’homme. Quand le docteur Gall ne rencontrait pas sur la tête des jeunes personnes le siège de l’amour maternel bien exprimé, il augurait mal de leur caractère. Suivant ce médecin, la principale destination de telles créatures était manquée. Spurzheim était d’avis que le défaut de cet instinct devait être considéré dans le crime d’infanticide. Sur trente femmes qui avaient fait mourir leurs enfans, il en reconnut vingt-six sur la tête desquelles l’organe de la maternité était en défaut ; les quatre autres avaient été entraînées par la violence des circonstances particulières. « Lorsque je ne vois pas cet organe très prononcé chez les jeunes femmes, nous disait Broussais dans son cours, et que je leur en fais faire l’observation, elles ne manquent pas de me dire, pour s’excuser, que les cris, les caprices, la saleté des enfans les dégoûtent. Messieurs, quand l’attrait est fort et que la nature parle, rien ne dégoûte les femmes. » Les auteurs de la phrénologie rapportent encore à ce penchant le goût des petites filles pour les poupées. Elles préludent, selon eux, par les amusemens aux devoirs de mère ; car elles soignent et caressent, pour ainsi dire, dans ces poupées leurs enfans à venir.

La tête de la femme a généralement moins de volume que celle de l’homme, et les os, selon Gall, en sont plus minces. La nature semble avoir pris sa main la plus délicate pour construire cet ouvrage frêle et admirable. Les facultés intellectuelles qui siègent sur le devant de la tête paraissent avoir perdu en développement ce que la masse des sentimens a gagné. Aussi, le crâne des femmes est-il ordinairement attiré en arrière. La coiffure grecque qui noue les cheveux sur le fond de la tête exprime très bien cette forme naturelle. Nous venons d’esquisser la configuration la plus générale. Quand individus, hommes ou femmes, sortent des conditions et des limites prescrites par le sexe, ils changent dans la même mesure les caractères de leur organisation. Catherine II de Russie et madame de Staël ont avancé la direction des lignes droites du front sur la lisière des deux sexes. Le front de George Sand est homme et femme. La même incertitude de sexe qui se fait remarquer dans le talent du romancier célèbre se prononce avec autant de fermeté sur la forme générale de son crâne. Nous avons au contraire, sous les yeux, dans la collection de Gall, le buste de l’abbé Gautier, connu par son amour pour l’enfance, et auteur d’un grand nombre de livres d’éducation, chez lequel le derrière de la tête présente des plans arrondis et des dimensions féminines. Cet homme était né mère.

Une remarque non moins curieuse faite par Gall et par son ami Spurzheim, c’est que les liaisons entre les individus des deux sexes sont presque toujours fondées sur une identité de conformation du crâne. Les frères et sœurs qui dans les familles se plaisent à être ensemble, qui partagent les mêmes goûts et se conviennent mutuellement, autant que le permet la différence de l’âge et du sexe, présentent toujours dans la forme de leur tête des rapports de ressemblance très marqués. On a étendu la même observation aux hommes et aux femmes, unis ensemble par les liens de l’amour ; et lorsque ce sentiment est réel, lorsqu’il dure surtout depuis plusieurs années, on a cru reconnaître qu’il prenait naissance dans une conformité d’inclinations traduite en caractères équivalens sur la boite osseuse du cerveau. Quand des hommes et des femmes ainsi associés par l’organisation se rencontrent, il est difficile qu’il ne se déclare pas entre eux un attachement indissoluble. Le crâne d’Héloïse, provenant du musée des Augustins, et conservé dans la collection de Gall, présente avec le crâne d’Abeilard, appartenant au cabinet de M. Dumoutier, ces traits d’analogie qu’on pourrait définir la fraternité de l’amour. On avait cru, avant Gall, que l’amour naissait des contrastes ; mais le docteur faisait observer que la différence du sexe suffisait dans la plupart des cas à imprimer aux formes légèrement semblables de la tête toutes les variations nécessaires pour exclure la monotonie.

On a appliqué la même remarque aux individus du même sexe. Spurzheim découvrit deux jumeaux qu’il était difficile de distinguer l’un de l’autre, et qui offraient une ressemblance frappante dans leurs inclinations et leurs facultés intellectuelles. Il compara soigneusement les différentes parties de leur tête et les reconnut conformes dans tous les traits qui avaient rapport à l’analogie de leur caractère. Je rencontrai moi-même, un jour, dans le bateau à vapeur qui remonte la Seine jusqu’à Corbeil, un homme dont la tête offrait une grande similitude avec celle d’un autre homme de ma connaissance qui joint à un grand amour de la bonne chère une suffisance excessive. Cet inconnu fixa à ce titre toute mon attention. Je fis le sacrifice du soleil qui miroitait dans l’eau avec des étincelles, et je suivis mon sujet dans l’intérieur du bateau, où il ne tarda guère à descendre. C’était une sorte de tabagie ambulante où l’on respirait une âpre odeur de vin et de cuisine. Notre homme se mit à table. Puis il commanda un déjeuner confortable qui dura toute la route. C’était plaisir de le voir. Ni les regards observateurs que je tenais arrêtés sur lui, ni le bruit des conversations entassées à fond de cale, ni les mouvemens du bateau ne purent le faire sortir un seul instant de son assiette. Il mangeait gravement et amplement. On voyait, du reste, qu’il y mettait de l’amour-propre. Quand le bateau eut touché terre, il s’essuya fièrement la bouche, demanda la carte d’une voix emphatique, et sortit fort content de lui-même, en jetant sur les autres voyageurs à jeun un regard d’arrogante pitié. C’était bien l’homme que j’avais deviné[3].

Souvent les indiscrétions de Gall portaient sur les mœurs de ses anciens amis. Il montrait le masque d’un maître de langue, qu’il avait connu, comme un exemple de tempérament lubrique. Le docteur avait coutume de comparer ce masque par opposition au crâne d’un médecin nommé Hett, qu’il avait connu également, et qui présentait la conformation toute contraire. Il accusait chez Hett le trop faible développement du cervelet, siège du penchant érotique, d’être la cause de l’antipathie excessive que son ancien ami manifestait pour les femmes. Cette répugnance était si forte que Gall le vit un jour changer de couleur et presque se trouver mal, parce qu’une femme du monde avait voulu l’embrasser ; et cette dame était jolie ! Combinée avec l’étroitesse du front et l’organe de la circonspection que Hett avait très développé, cette faiblesse du penchant générateur imprimait à toute la personne de ce médecin une manière d’être particulière. Il vivait habituellement seul ou dans des maisons habitées par des vieillards, parlait peu et bas, et ne pouvait souffrir d’entendre du bruit à ses oreilles.

Gall attribuait à une conformation semblable les traits de continence et de chasteté qu’on lit dans la vie des saints. « Est-il étonnant, concluait-il avec une bonhomie fine et malicieuse, que saint Thomas à Kempis, dans le portrait duquel je reconnais les mêmes caractères, se soit armé d’un tison pour repousser loin de lui une jeune fille remplie d’attraits ! » Le maître avait coutume de nommer de pareils individus des êtres sortis eunuques du ventre de leur mère. L’absence de l’amour physique se rencontre de même sur le crâne d’une femme. Et de quelle femme ! une prostituée. On y lit ces mots « Les organes les plus développés sur cette tête sont ceux d’où résulte le caractère vain et cupide, deux sentimens qui entraînent les femmes sans éducation dans de grands écarts de conduite. » Le docteur Broussais, ce grand maître de la science après Gall, nous faisait un jour remarquer que toutes les femmes, dont l’habitude est d’attacher un prix à leurs faveurs, ont l’organe du penchant libidineux très faible. Quand la sœur de Lélia lui conseille de se faire courtisane, et que Lélia répond : « Je n’ai pas de sens, » Lélia dit tout le contraire de ce qu’elle devrait dire. L’absence de tempérament sensuel (c’est toujours Broussais qui parle) est la première condition qui fait les courtisanes.

La conformation du crâne de Hett, légèrement modifiée, se retrouve encore sur le crâne d’un émigré français nommé l’abbé Laclôture, qu’on remarquait à Vienne pour sa galanterie. Il n’y a pas de jolis soins dont cet abbé ne s’acquittât auprès des femmes du monde. Gall, qui l’avait connu, le donnait pour le modèle des petits maîtres français. L’abbé Laclôture se plaisait même aux ouvrages d’aiguille, dans lesquels il montrait une adresse surprenante. Sa tête présente des traits de ressemblance avec la tête d’un individu de l’autre sexe. L’absence de l’instinct amoureux répond en même temps à un énorme développement de la vanité. Aussi l’abbé Laclôture avouait-il qu’il se contentait de faire la cour aux femmes, de leur plaire et d’en être applaudi, sans jamais songer à leur demander autre chose. Quand cette combinaison se rencontre par hasard sur le crâne de jeunes beautés circonspectes et rusées, elle produit le sentiment de la coquetterie. Gall faisait, au contraire, voir le siège de l’amour physique très indiqué sur les portraits de Piron et de Mirabeau. Le docteur attribuait un rôle à cet organe dans toutes les compositions érotiques. M. Dumoutier possède le crâne du marquis de Sade, sur lequel on remarque, dit M. Thoré, un développement extraordinaire de la destructivité, de l’amour physique et des facultés réflectives. Singulier assemblage qui devait enfanter un livre monstrueux !

Gall retrouvait ce même organe combiné avec le sens du merveilleux et de l’imitation mimique sur la tête d’une tireuse de cartes, nommée Éva Cattel, qui fut long-temps célèbre à Vienne. Toutes les femmes du beau monde venaient chez elle se faire dire la bonne aventure. L’habileté de cette Mlle Lenormand aux arts divinatoires se compliquait d’un penchant très décidé à la galanterie. Elle avait plusieurs amans avec lesquels elle partageait les bénéfices de son don de prophétie. Le sens du merveilleux, dont Gall avait négligé le siège, indiqué plus tard par Spurzheim, est l’esprit qui inspire les mystiques, les illuminés, les visionnaires, quand ils croient avoir commerce avec les êtres d’un monde surnaturel. On fait observer que cet organe se trouve plutôt chez les Allemands que chez les Français. C’est lui qui conduisait le crayon d’Albert Dürer. C’est encore lui qui dirigeait la pensée de Swedenborg, d’Hoffmann, de Jean Paul Richter. Cette disposition influe sur le style pour lui donner une tournure étrange et mystérieuse. Associé avec le sens des nombres, ce penchant au merveilleux se tourne chez les savans vers les sciences occultes ou les calculs aléatoires. Gall comparaît ensemble deux têtes de sa collection, ayant appartenu, l’une à un homme crédule et visionnaire, l’autre à un très habile mathématicien qui cherchait dans des combinaisons cabalistiques le moyen de gagner à la loterie. Ils sont morts l’un et l’autre dans une espérance folle. Cet organe est celui des fantômes, et la fortune pour les joueurs n’est guère que l’apparence d’une ombre.

Le sens de l’imitation mimique est indiqué par Gall sur le crâne d’un bateleur qui faisait des parades en plein vent. Quand la même faculté s’allie à d’autres facultés sombres et puissantes, elle produit les grands tragédiens et les grandes tragédiennes. Cette disposition est remarquable sur le beau front de mademoiselle Rachel. Le docteur Gall avait trouvé la mimique combinée avec le sentiment religieux sur le crâne d’un prédicateur qui se faisait remarquer par ses gestes et par son débit oratoire. Il montrait encore l’organe du sentiment religieux uni à celui de la rixe et de la violence sur la tête d’un prédicateur tonnant, sans cesse armé en chaire de la vengeance céleste. Un autre, qui avait le sens de la comparaison très décidé, ne parlait à ses ouailles qu’en paraboles. Tout ceci faisait dire au professeur, que nous voyons Dieu a travers nos organes comme à travers des lunettes. En religion, en poésie, en art, nous donnons à connaître notre caractère par la manière dont nous nous représentons les objets et les idées. Le maître de cette science allait même jusqu’à assigner un langage particuliers chaque organe. Les écrivains qui ont le siège de l’orgueil très développé aiment à mettre toujours leur personnalité en avant. Ils disent moi, sans cesse moi. Ceux chez lesquels règne la vanité recherchent les coquetteries et les afféteries de mots. Le docteur Gall distinguait soigneusement l’orgueil de la vanité. L’orgueil est le désir de plaire à soi-même, la vanité le besoin de plaire aux autres. Quand ce dernier sentiment prédomine, il conduit souvent à des formes mes maniérées. On l’accuse en outre de produire les courtisans et les courtisanes. L’amour-propre très absolu enfante d’autres excès non moins funestes. Voici comment Broussais me définissait un jour dans le tête-à-tête un des hommes d’État de ce temps-ci : La fermeté s’associe chez lui à une estime de soi révoltante, la vanité est en même temps fort déprimée : il en résulte un de ces caractères raides, inflexibles et durs, qui bravent hautement l’opinion qu’on peut avoir d’eux. Le meilleur correctif de cette combinaison fâcheuse serait un développement convenable du besoin d’obtenir l’approbation des autres. De tels hommes sont dangereux au pouvoir, soit parce qu’ils tendent sans cesse à la domination, soit parce qu’ils compromettent l’autorité dans des luttes personnelles dont l’issue est toujours douteuse ; L’orgueil et la vanité réunies sur une même tête produisent ces caractères servilement ambitieux qui s’élèvent en rampant comme le lierre.

Il ne nous reste plus à visiter que l’armoire des crétins et des fous. La science reconnaît des crétins et des demi-crétins. Il y a des êtres incomplets dans tout, même dans l’idiotisme. Vous avez là, devant vous, de beaux types de dégradation humaine. Ce crâne étroit, comprimé vers le haut, d’une forme conique, vient d’une fille de quatorze ans que Spurzheim découvrit à Cork, en Irlande. Elle avait l’usage de ses sens extérieurs, reconnaissait les personnes qu’elle voyait ordinairement, caressait ceux qui avaient soin d’elle, craignait les coups, mais ne savait pas parler. La plupart de ses facultés étaient dans un état d’enfance. Voici encore d’autres pauvres êtres humains, moralement avortés, qui ne montraient que le commencement de la vie animale. On peut comparer leur crâne à celui d’un Bacon, d’un Descartes, d’un Gœthe, d’un Burdach : c’est ici le triomphe de la science ! Tandis que toutes les lignes du front suivent étroitement et timidement, chez ces malheureux idiots, un plan incliné, on voit, au contraire, le front de tous ces grands hommes s’élever et s’élargir avec une sorte de fierté sublime. On rencontre bien, parmi les êtres privés d’intelligence renfermés dans cette armoire, quelques crânes enflés outre mesure ; ce sont ceux d’individus hydrocéphales. De tels crânes ne contiennent que beaucoup d’eau. Belles têtes ! mais de cervelle point. On remarque sur ces mêmes rayons des têtes d’aliénés chez lesquels un organe dominant avait tracé une direction là la folie. Témoin cette jeune fille qui berçait dans ses bras des morceaux de bois auxquels elle voulait faire partager sa chétive nourriture. On la voyait alors pleurer, car ces mauvais nourrissons s’obstinaient à refuser le pain de leur mère. Elle était désignée, à la Salpétrière, sous le nom de la fille aux enfans. Une autre avait la monomanie de se croire reine de France et de se parer, par manière de dignité, de tous les haillons qu’elle rencontrait sous sa main. Le crâne de ces deux femmes dévoile le caractère de leur folie ; chez la première le sentiment de l’amour maternel, et chez la seconde la vanité. Le docteur Gall prétendait que l’organe de la poésie, combiné avec celui du merveilleux, imprimait son style à la démence du Tasse ; c’est dans ses accès de délire que l’auteur de la Jérusalem délivrée composait, dit-on, ses plus beaux vers, et qu’il croyait communiquer avec les esprits. Le maître ajoutait que, le cerveau étant double dans tous ses organes, un homme peut être aliéné d’un côté et libre de l’autre, au point d’observer lui-même sa folie. Il en citait pour exemple Blaise Pascal. Notre docteur avait donné ses soins à un malade qui, pendant trois ans, entendait constamment du côté gauche des injures qu’on lui adressait, et il regardait toujours dans cette direction. Du côté droit il jugeait parfaitement que cet état provenait d’une altération de son esprit. Il suit de là qu’un hémisphère de la tête peut être endommagé ou même entièrement détruit sans que l’homme discontinue ses fonctions intellectuelles. L’auteur de l’Atlantiade, d’Agamemnon, de Pinto, de la Panhypocrisiade, a composé ces grandes œuvres avec une moitié de cerveau.

Un ami, une ancienne et fidèle connaissance, manque, nous ne savons trop comment, à cette collection crânologique du docteur Gall. C’est une grave lacune, une omission fort regrettable. Nous voulons parler du chien que ce savant avait élevé. Un médecin allemand, le docteur Koreff, qui a vu Gall dans l’intimité, nous le définissait ainsi : « Gall était l’homme qui connaissait le mieux les animaux et que les animaux connaissaient le mieux. » Vous allez juger s’il avait donné une bonne éducation à son chien. Gall racontait dans ses cours publics avec un grand sérieux les marques d’intelligence que cet animal modèle avait données. Son maître lui attribuait surtout l’organe de la mémoire des mots. Fox ne parlait point, mais ce n’était pas une raison pour lui refuser le don des langues. « J’ai fait à ce sujet, racontait le docteur Gall, les observations les plus suivies. J’ai parlé souvent avec intention d’objets qui pouvaient intéresser mon chien, en évitant de le nommer lui-même, et sans laisser échapper aucun geste qui pùt réveiller son attention. Il n’en témoigna pas moins du plaisir ou du chagrin, suivant l’occasion ; il manifestait ensuite par sa conduite qu’il avait très bien compris quand la conversation le concernait. » Fox était très instruit, mais il n’était pas polyglotte. Jugez de la déconvenue de ce bon et brave Allemand, lorsque Gall Peut amené de Vienne à Paris. Au lieu de sa chère langue germanique qui était, pour ainsi dire, sa langue naturelle, l’animal contristé entendit plus retentir à ses oreilles qu’un idiome barbare, indéchiffrable. Mais en peu de temps notre élève, grâce à sa bosse de la mémoire des mots, apprit le français aussi bien que l’allemand « Je m’en suis assuré, affirmait Gall, en disant devant lui des périodes dans l’une et l’autre langue. » Fox mourut ; c’est la loi commune ; mais si son crâne ne figure pas ici, son nom vivra dans les fastes de la science phrénologique. Ce que c’est pourtant que la gloire !

Comme couronnement à cette riche collection, on a posé le buste de Spurzheim et celui de Gall. Nous vîmes le docteur Spurzheim, quelque temps avant son départ pour l’Amérique, dont il ne revint pas. C’était une forte et large tête d’Allemand, bien sérieuse, bien patiente, bien morale ; un peu le type du bœuf, comme l’histoire nous représente qu’était la tête de saint Thomas d’Aquin, ce grand bœuf de Sicile dont le beuglement emplit l’univers durant deux siècles. Le front était surtout d’une bienveillance infinie. Il eut l’obligeance de nous toucher la tête avant son départ. part. Nous l’entendîmes alors nous prédire une destinée de voyageur. L’oracle s’est bien peu réalisé, car nous n’avons guère perdu de vue jusqu’ici l’horizon des deux tours de Notre-Dame. Il est vrai d’ajouter que ce n’est pas l’envie qui nous a manqué, et que notre plus grand plaisir est de voyager dans les livres des navigateurs. La tête de Gall, dont il existe deux épreuves à deux âges différens, est une magnifique confirmation de sa doctrine. Quelques traits de ressemblance semblante avec la tête de Socrate achèvent de lui donner le caractère propre aux initiateurs. Tous les organes d’où dérivent, selon le maître, l’esprit d’analyse et une merveilleuse finesse d’observation, sont fortement prononcés sur ce vaste front de génie. On y lit en même temps les deux dispositions qui font dans la science les esprits aventureux, un profond mépris pour les livres, et un profond respect pour la nature. Le dernier buste de Gall a été pris sur la tête du mort. Les tempes sont horriblement rentrées ; tous les signes la souffrance physique et de l’angoisse morale, apparaissent sur cette tête ravagée, mais sans obscurcir le dernier reflet d’une grande intelligence. Le docteur avait émis lui-même, en mourant, le vœu suprême que son masque et celui de Spurzheim fussent réunis aug autres figures de sa collection, Au milieu de ces savans célèbres, de ces inventeurs fameux, de ces grandit hommes éteints dont il ne reste plus que le souvenir et l’image, Gall, avec cette morne figure de plâtre que la mort lui a faite, est plus que jamais dans ces lieux en pays de connaissances.

  1. Nous tenons ce fait d’une personne qui l’a entendu raconter au docteur Gaille lui-même.
  2. Cette anecdote que Gall avait eu tort l’accueillir est évidemment controuvée. La tête de Napoléon, moulée à Sainte-Hélène, ne présente pas une circonférence extraordinaire (20 pouces).
  3. Je ne connais pas de meilleure étude pour contrôler les idées de Gall et de Lavater que de rapprocher mentalement les têtes et les figures qui présentent entre elles des liens de famille. Me promenant au jardin du Luxembourg, je rencontrai plusieurs jours de suite, deux femmes, dont l’une était la mère, l’autre la fille, et qui me frappèrent par la disposition semblable de leur traits. La mère, âgée d’environ quarante-cinq ans, était d’un embonpoint remarquable : sa tête présentait des caractères que je fus curieux d’analyser. Le front était court, effacé, flétri, toute la vie était attirée chez elle vers le bas du visage. La bouche, extrêmement dilatée et florissante, était, pour ainsi dire, le foyer autour duquel convergeaient les principales lignes de la face. J’observai attentivement la fille, qui, jeune, fraîche et assez jolie, indiquait néanmoins une tendance au même type de figure basse et bourgeoise. Cette disposition se dessina en effet avec le temps ; car, ayant rencontré, quelques années après ces deux personnes, je fus étonné de leur trouver cette fois le bas de la figure ignoble et le même front dégradé. Ces observations ne persuadent jamais que ceux qui les pratiquent ; nous engageons donc le lecteur à les répéter.