Paroles d’un révolté/La guerre

La bibliothèque libre.
C. Marpon et E. Flammarion (p. 77-85).


LA GUERRE




Le spectacle offert en ce moment par l’Europe est bien triste à voir, mais il est aussi très édifiant. D’une part, un va-et-vient de diplomates et de courtiers qui s’augmente à vue d’œil chaque fois que l’air commence à sentir la poudre sur le vieux continent. On fait, on défait des alliances ; on marchande, on vend le bétail humain pour s’assurer des alliés. « Tant de millions de têtes que notre maison garantit à la vôtre ; tant d’hectares pour les paître, tels ports pour exporter leur laine ! » et c’est à qui saura le mieux duper les autres dans ces marchés. C’est ce que l’on appelle en jargon politique de la diplomatie.

D’autre part des armements à n’en plus finir. Chaque jour nous apporte de nouvelles inventions pour mieux exterminer nos semblables, de nouvelles dépenses, de nouveaux emprunts, de nouveaux impôts. Criailler patriotisme, faire du chauvinisme, souffler les haines internationales, devient le métier le plus lucratif en politique, en journalisme. L’enfance même n’a pas été épargnée : on enrôle les bambins en bataillons, on les élève dans la haine du Prussien, de l’Anglais, de l’Italien ; on les dresse dans l’obéissance aveugle aux gouvernants du moment, qu’ils soient bleus, blancs, ou noirs. Et quand vingt et un ans auront sonné pour eux, on les chargera, comme des mulets, de cartouches, de provisions, d’ustensiles, on leur donnera en mains un fusil, et on leur enseignera à marcher au son du clairon, à s’égorger en bêtes féroces à droite et à gauche, sans jamais se demander pourquoi ? dans quel but ? Qu’ils aient devant eux des meurt-de-faim allemands ou italiens, ou bien même leurs propres frères ameutés par la disette, — le clairon sonne, il faut tuer !

Voilà à quoi aboutit toute la sagesse de nos gouvernants et éducateurs ! Voilà tout ce qu’ils ont su nous donner pour idéal, et ceci à une époque où les misérables de tout pays se tendent la main à travers les frontières !




« Ah ! vous n’avez pas voulu du socialisme ? Eh bien vous aurez la guerre, — la guerre de trente ans, de cinquante ans ! » disait Herzen après 1848. Et nous l’avons ; si le canon cesse un instant de tonner dans le monde, c’est pour reprendre haleine, c’est pour recommencer ailleurs et de plus belle, tandis que la guerre européenne, — la mêlée générale des peuples, — menace depuis dix ans, sans qu’on sache pourquoi l’on se battra, avec qui ? contre qui ? au nom de quels principes ? dans quel intérêt ?

Au temps jadis, s’il y avait guerre, on savait, au moins, pourquoi on se faisait tuer. — « Tel roi a offensé le nôtre, — égorgeons donc ses sujets ! » Tel empereur veut enlever au nôtre des provinces ? — mourons donc pour les conserver à Sa Très Chrétienne Majesté ! » On se battait pour des rivalités de rois. C’était bête, aussi les rois ne pouvaient-ils enrôler pour une pareille cause que quelques milliers d’hommes. Mais pourquoi, diable, des peuples entiers vont-ils se ruer aujourd’hui les uns sur les autres ?

Les rois ne comptent plus dans les questions de guerre. Victoria ne se formalise pas des insultes qu’on lui prodigue en France : pour la venger les Anglais ne bougeront pas, et cependant, pouvez-vous affirmer que d’ici à deux ans, Français et Anglais ne s’entre-égorgeront pas pour la suprématie en Égypte ? — De même en Orient. Si autocrate et si méchant despote qu’il soit, si grand personnage qu’il s’imagine, l’Alexandre de toutes les Russies avalera toutes les insolences d’Andrassy et de Salisbury sans bouger de sa tanière de Gatchina, tant que les financiers de Pétersbourg et les fabricants de Moscou, — ce sont eux qui s’appellent aujourd’hui les « patriotes », ne lui auront pas intimé l’ordre de mettre en branle ses armées.

C’est qu’en Russie, comme en Angleterre, en Allemagne comme en France, on ne se bat plus pour le bon plaisir des rois ; on se bat pour l’intégrité des revenus et l’accroissement des richesses de messieurs les Très Puissants Rothschild, Schneider, compagnie d’Anzin, pour l’engraissement des barons de la haute finance et de l’industrie.

Aux rivalités des rois sont venues se substituer les rivalités entre sociétés bourgeoises.




En effet, on parle bien encore de « prépondérance politique ». Mais traduisez cette entité métaphysique en faits matériels, examinez comment la prépondérance politique de l’Allemagne, par exemple, se manifeste en ce moment, et vous verrez qu’il s’agit tout simplement de prépondérance économique sur les marchés internationaux. Ce que l’Allemagne, la France, la Russie, l’Angleterre, l’Autriche, cherchent à conquérir en ce moment, ce n’est pas la domination militaire : c’est la domination économique. C’est le droit d’imposer leurs marchandises, leurs tarifs douaniers à leurs voisins ; le droit d’exploiter des peuples arriérés en industrie ; le privilège de construire des chemins de fer chez ceux qui n’en ont pas et de devenir sous ce prétexte les maîtres des marchés : le droit, enfin, d’enlever de temps en temps à un voisin, soit un port pour activer leur commerce, soit une province pour y écouler le trop-plein de leurs marchandises.

Quand nous nous battons aujourd’hui, c’est pour assurer à nos grands industriels un bénéfice de trente pour cent, aux barons de la finance, la domination à la Bourse, aux actionnaires des mines et des chemins de fer des rentes de cent mille francs. Si bien que, si nous étions tant soit peu conséquents, nous remplacerions les oiseaux de proie de nos drapeaux par un veau d’or, leurs vieux emblèmes, par un sac d’écus, et les noms de nos régiments, empruntés autrefois aux princes du sang, par ceux des princes de l’industrie, de la finance : « Troisième Schneider, dixième d’Anzin, vingtième Rotschild. » On saurait du moins pour qui on égorge.




Ouvrir de nouveaux marchés, imposer ses marchandises, bonnes ou mauvaises, — voilà le fond de toute la politique actuelle, européenne et continentale, — la vraie cause des guerres du dix-neuvième siècle.

Au siècle passé, l’Angleterre fut la première à inaugurer le système de la grande industrie pour l’exportation. Elle entassa ses prolétaires dans les villes, les attela à des métiers perfectionnés, centuplant la production, et commença à accumuler dans ses magasins des montagnes de produits. Mais ces marchandises n’étaient pas destinés aux va-nu-pieds qui les fabriquaient. Payés juste de quoi vivoter et se multiplier, que pouvaient acheter ceux qui tissaient les cotonnades et les laines ? Et les vaisseaux anglais partaient pour sillonner l’Océan, cherchant des acheteurs sur le continent européen, en Asie, en Océanie, en Amérique, sûrs de ne pas trouver de concurrents. La misère, une misère noire, régnait dans les villes, mais le fabriquant, le négociant, s’enrichissaient à vue d’œil ; les richesses soutirées à l’étranger s’accumulaient entre les mains du petit nombre, et les économistes du continent d’applaudir, d’inviter leurs compatriotes à suivre le même exemple.

Mais, déjà à la fin du siècle passé, la France commençait à faire la même évolution. Elle, aussi, s’organisait pour produire en grand en vue de l’exportation. La Révolution, en transférant le pouvoir, en refoulant vers les villes les va-nu-pieds campagnards, en enrichissant la bourgeoisie, vint donner un nouvel élan à l’évolution économique. Alors, la bourgeoisie anglaise s’en émut, bien plus encore que des déclarations républicaines et du sang versé à Paris ; secondée par l’aristocratie, elle déclara une guerre à mort aux bourgeois français qui menaçaient de fermer les marchés européens aux produits anglais.

On sait l’issue de cette guerre. La France fut vaincue, mais elle avait conquis sa place sur les marchés. Les deux bourgeoisies, anglaise et française, ont même fait un moment une touchante alliance : elles se reconnaissaient sœurs.

Mais, d’une part, la France dépasse bientôt le but. À force de produire pour l’exportation, elle veut s’accaparer les marchés, sans tenir compte du progrès industriel qui se propage lentement de l’Occident en Orient et gagne de nouveaux pays. La bourgeoisie française cherche à agrandir le cercle de ses bénéfices. Elle subit, pendant dix-huit ans, la botte du troisième Napoléon, espérant toujours que l’usurpateur saura imposer à l’Europe entière sa loi économique, et elle ne l’abandonne que le jour où elle s’aperçoit qu’il en est incapable.

Une nouvelle nation, en effet, l’Allemagne, introduit chez elle le même régime économique. Elle aussi dépeuple ses campagnes et entasse ses meurt-de-faim dans les villes, qui, en quelques années, doublent leur population. Elle aussi commence à produire en grand. Une industrie formidable, armée d’un outillage perfectionné et secondée par une instruction technique et scientifique semée à pleines mains, entasse à son tour des produits destinés non pas à ceux qui les produisent, mais à l’exportation, à l’enrichissement des maîtres. Les capitaux s’accumulent et cherchent des placements avantageux en Asie, en Afrique, en Turquie, en Russie : la Bourse de Berlin rivalise avec celle de Paris, et elle veut la dominer.

Un cri retentit alors au sein de la bourgeoisie allemande : s’unifier sous n’importe quel drapeau, fût-ce même celui de la Prusse, et profiter de cette puissance pour imposer ses produits, ses tarifs, à ses voisins, pour s’emparer d’un bon port sur la Baltique, sur l’Adriatique, si possible ! Briser la force militaire de la France qui menaçait, il y a vingt ans, de faire la loi économique en Europe, de lui dicter ses traités commerciaux.

La guerre de 1870 en fut la conséquence. La France ne domine plus les marchés : c’est l’Allemagne qui cherche à les dominer et, elle aussi, par la soif du gain, cherche toujours à étendre son exploitation, sans tenir compte des crises, des krachs, de l’insécurité et de la misère qui rongent son édifice économique. Les côtes de l’Afrique, les moissons de la Corée, les plaines de la Pologne, les steppes de la Russie, les puszlas de la Hongrie, les vallées couvertes de roses de la Bulgarie — tout excite la convoitise des bourgeois allemands. Et chaque fois que le négociant allemand parcourt ces plaines à peine cultivées, ces villes qui n’en sont qu’à la petite industrie, ces rivières muettes, son cœur saigne à la vue de ce spectacle. Son imagination lui dessine comment il saurait, lui, retirer des sacs d’or de ces richesses incultes, comment il courberait, lui, ces êtres sous le joug de son capital. Il jure donc de porter un jour « la civilisation », c’est-à-dire l’exploitation, en Orient. En attendant, il essayera d’imposer ses marchandises, ses chemins de fer à l’Italie, à l’Autriche et à la Russie.

Mais ceux-ci s’émancipent à leur tour de la tutelle économique de leurs voisins. Eux aussi entrent peu à peu dans l’orbite des pays « industriels » ; et ces jeunes bourgeoisies ne demandent pas mieux que de s’enrichir à leur tour par l’exportation. En peu d’années la Russie, l’Italie ont fait un bond prodigieux dans l’extension de leurs industries, et comme le paysan, réduit à la plus noire des misères, ne peut rien acheter, c’est aussi pour l’exportation que les fabricants russes, italiens et autrichiens essayent de produire. Il leur faut donc des marchés, et ceux de l’Europe étant déjà occupés, c’est sur l’Asie, sur l’Afrique, qu’ils sont forcés de se rabattre, condamnés nécessairement à en venir un jour aux mains, faute de pouvoir s’entendre sur le partage des gros lots.




Quelles alliances pourraient tenir dans cette situation, créée par le caractère même que donnent à l’industrie ceux qui la dirigent ? L’alliance de l’Allemagne et de la Russie est de pure convenance ; Alexandre et Guillaume peuvent s’embrasser tant qu’ils voudront : mais la bourgeoisie naissante en Russie déteste cordialement la bourgeoisie allemande, et celle-ci la paie de la même monnaie. On se souvient du tolle général soulevé dans la presse allemande lorsque le gouvernement russe augmenta d’un tiers ses droits d’entrée. — « La guerre contre la Russie — disent les bourgeois allemands et les ouvriers qui les suivent, — serait chez nous bien plus populaire encore que la guerre de 1870 ! »

Mais quoi ! Cette fameuse alliance de l’Allemagne et de l’Autriche n’est-elle pas aussi écrite sur le sable, et les deux puissances, — les deux bourgeoisies, — sont-elles si éloignées d’une brouille sérieuse à propos de tarifs ? Et les deux sœurs jumelles, l’Autriche et la Hongrie, ne sont-elles pas aussi sur le point de se déclarer une guerre de tarifs, — leurs intérêts étant diamétralement opposés quant à l’exploitation des Slaves méridionaux ? Et la France elle-même, n’est-elle pas divisée sur des questions de tarifs ?




Oui, certes, vous n’avez pas voulu du socialisme, et vous aurez la guerre. Vous en auriez pour trente ans de guerre, si la Révolution ne venait mettre fin à cette situation aussi absurde qu’ignoble. Mais, sachons-le bien aussi. Arbitrage, équilibre, suppression des armées permanentes, désarmement, — tout cela ce sont de beaux rêves, mais sans aucune portée pratique. Il n’y a que la Révolution qui, après avoir remis l’instrument, la machine, la matière première et toute la richesse sociale aux mains du producteur et réorganisé toute la production de manière à satisfaire les besoins de ceux qui produisent tout, pourra mettre fin aux guerres pour les marchés.

Chacun travaillant pour tous, et tous pour chacun, — voilà la seule condition pour amener la paix au sein des nations, qui la demandent à grands cris, mais qui en sont empêchées par les accapareurs actuels de la richesse sociale.