Paroles d’un révolté/La nécessité de la Révolution

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C. Marpon et E. Flammarion (p. 17-24).


LA NÉCESSITÉ DE LA RÉVOLUTION




Il y a des époques dans la vie de l’humanité, où la nécessité d’une secousse formidable, d’un cataclysme, qui vienne remuer la société jusque dans ses entrailles, s’impose sous tous les rapports à la fois. À ces époques, tout homme de cœur commence à se dire que les choses ne peuvent plus marcher ainsi ; qu’il faut de grands événements qui viennent rompre brusquement le fil de l’histoire, jeter l’humanité hors de l’ornière où elle s’est embourbée et la lancer dans les voies nouvelles, vers l’inconnu, à la recherche de l’idéal. On sent la nécessité d’une révolution, immense, implacable, qui vienne, non seulement bouleverser le régime économique basé sur la froide exploitation, la spéculation et la fraude, non seulement renverser l’échelle politique basée sur la domination de quelques-uns par la ruse, l’intrigue et le mensonge, mais aussi remuer la société dans sa vie intellectuelle et morale, secouer la torpeur, refaire les mœurs, apporter au milieu des passions viles et mesquines du moment le souffle vivifiant des passions nobles, des grands élans, des généreux dévouements.

À ces époques, où la médiocrité orgueilleuse étouffe toute intelligence qui ne se prosterne pas devant les pontifes, où la moralité mesquine du juste-milieu fait la loi, et la bassesse règne victorieuse, — à ces époques la révolution devient un besoin ; les hommes honnêtes de toutes les classes de la société appellent la tempête, pour qu’elle vienne brûler de son souffle enflammé la peste qui nous envahit, emporter la moisissure qui nous ronge, enlever dans sa marche furieuse tous ces décombres du passé qui nous surplombent, nous étouffent, nous privent d’air et de lumière, pour qu’elle donne enfin au monde entier un nouveau souffle de vie, de jeunesse, d’honnêteté.

Ce n’est plus seulement la question du pain qui se pose à ces époques ; c’est une question de progrès contre l’immobilité, de développement humain contre l’abrutissement, de vie contre la stagnation fétide du marais.

L’histoire nous a conservé le souvenir d’une pareille époque, celle de la décadence de l’empire romain ; l’humanité en traverse aujourd’hui une seconde.




Comme les Romains de la décadence, nous nous trouvons en face d’une transformation profonde qui s’opère dans les esprits et ne demande plus que des circonstances favorables pour se traduire dans les faits. Si la révolution s’impose dans le domaine économique, si elle devient une impérieuse nécessité dans le domaine politique, elle s’impose bien plus encore dans le domaine moral.

Sans liens moraux, sans certaines obligations, que chaque membre de la société se crée vis-à-vis des autres et qui bientôt passent chez lui à l’état d’habitudes il n’est point de société possible. Aussi retrouvons-nous ces liens moraux, ces habitudes sociables, dans tous les groupes humains ; nous les voyons très développés et rigoureusement mis en pratique chez les peuplades primitives, débris vivants de ce que l’humanité entière fut à ses débuts.

Mais l’inégalité des fortunes et des conditions, l’exploitation de l’homme par l’homme, la domination des masses par quelques-uns, sont venues miner et détruire dans le cours des âges ces produits précieux de la vie primitive des sociétés. La grande industrie basée sur l’exploitation, le commerce basé sur la fraude, la domination de ceux qui s’intitulent « Gouvernement », ne peuvent plus coexister avec ces principes de morale, basés sur la solidarité de tous, que nous rencontrons encore chez les tribus refoulées sur les confins du monde policé. Quelle solidarité peut-il exister en effet entre le capitaliste et le travailleur qu’il exploite ? entre le chef d’armée et le soldat ? le gouvernant et le gouverné ?

Aussi voyons-nous qu’à la morale primitive, basée sur ce sentiment d’identification de l’individu avec tous ses semblables, vient se substituer la morale hypocrite des religions ; celles-ci cherchent, par des sophismes, à légitimer l’exploitation et la domination, et elles se bornent seulement à blâmer les manifestations les plus brutales de l’une et de l’autre. Elles relèvent l’individu de ses obligations morales envers ses semblables et ne lui en imposent qu’envers un Être suprême, — une abstraction invisible, dont on peut conjurer le courroux et acheter la bienveillance, pourvu qu’on paie bien ses soi-disant serviteurs.

Mais les relations de plus en plus fréquentes qui s’établissent aujourd’hui entre les individus, les groupes, les nations, les continents, viennent imposer à l’humanité de nouvelles obligations morales. Et à mesure que les croyances religieuses s’en vont, l’homme s’aperçoit que, pour être heureux, il doit s’imposer des devoirs, non plus envers un être inconnu, mais envers tous ceux avec lesquels il entrera en relations. L’homme comprend de plus en plus que le bonheur de l’individu isolé n’est plus possible ; qu’il ne peut être cherché que dans le bonheur de tous, — le bonheur de la race humaine. Aux principes négatifs de la morale religieuse : « Ne vole pas, ne tue pas, etc. » viennent se substituer les principes positifs, infiniment plus larges et grandissant chaque jour de la morale humaine. Aux défenses d’un Dieu, que l’on pouvait toujours violer quitte à l’apaiser plus tard par des offrandes, vient se substituer ce sentiment de solidarité avec chacun et avec tous qui dit à l’homme : « Si tu veux être heureux, fais à chacun et à tous ce que tu voudrais que l’on te fît à toi-même. » Et cette simple affirmation, induction scientifique, qui n’a plus rien à voir avec les prescriptions religieuses, ouvre d’un seul coup, tout un horizon immense de perfectibilité, d’amélioration de la race humaine.

La nécessité de refaire nos relations sur ce principe — si sublime et si simple, — se fait sentir chaque jour de plus en plus. Mais rien ne peut se faire, rien ne se fera dans cette voie, tant que l’exploitation et la domination, l’hypocrisie et le sophisme, resteront les bases de notre organisation sociale.




Mille exemples pourraient être cités à l’appui. Mais nous nous bornerons ici à un seul, — le plus terrible, — celui de nos enfants. Qu’en faisons-nous dans la société actuelle ?

Le respect de l’enfance est une des meilleures qualités qui se soient développées, dans l’humanité, à mesure qu’elle accomplissait sa marche pénible, de l’état sauvage à son état actuel. Que de fois n’a-t-on pas vu, en effet, l’homme le plus dépravé désarmé par le sourire d’un enfant ? — Eh bien, ce respect s’en va aujourd’hui et l’enfant devient chez nous une chair à machine, si ce n’est un jouet pour satisfaire les passions bestiales.




Nous avons vu récemment comment la bourgeoisie massacrait nos enfants en les faisant travailler de longues journées dans les usines[1]. Là, on les tue au physique. Mais, c’est peu. Pourrie jusqu’à la moelle la société tue encore nos enfants au moral.

En réduisant l’enseignement à un apprentissage routinier qui ne donne aucune application aux jeunes et nobles passions et au besoin d’idéal qui se révèlent à un certain âge chez la plupart de nos enfants, elle fait que toute nature tant soit peu indépendante, poétique ou flore, prend l’école en haine, se renferme en elle-même ou va trouver ailleurs une issue à ses passions. Les uns vont chercher dans le roman la poésie qui leur a manqué dans la vie ; ils se bourrent de cette littérature immonde, fabriquée, par et pour la bourgeoisie, à deux ou quatre sous la ligne, — et ils finissent, comme le jeune Lemaître, par ouvrir un jour le ventre et couper la gorge à un autre enfant, « afin de devenir assassins célèbres ». Les autres s’adonnent à des vices exécrables, et seuls, les enfants du juste-milieu, ceux qui n’ont ni passions, ni élans, ni sentiments d’indépendance, arrivent sans accidents « jusqu’au bout ». Ceux-là fourniront à la société son contingent de bons bourgeois à moralité mesquine, qui ne volent pas, il est vrai, les mouchoirs aux passants, mais qui volent « honnêtement » leurs clients ; qui n’ont pas de passions, mais qui font en cachette leur visite à l’entremetteuse pour « se débarrasser de la graisse si monotone du pot-au-feu », qui croupiront dans leur marais, et qui crieront haro ! sur quiconque osera toucher à leur moisissure.

Voilà pour le garçon ! Quant à la fille, la bourgeoisie la corrompt dès le bas âge. Lectures absurdes, poupées habillées comme des camélias, costumes et exemples édifiants de la mère, propos de boudoir, — rien ne manquera pour faire de l’enfant une femme qui se vendra au plus donnant. Et cet enfant sème déjà la gangrène autour d’elle : les enfants ouvriers ne regardent-ils pas avec envie cette fille bien parée, aux allures élégantes, courtisane à douze ans ? Mais, si la mère est « vertueuse », — à la manière dont les bonnes bourgeoises le sont, — ce sera encore pis ! Si l’enfant est intelligente et passionnée, elle appréciera bientôt à sa juste valeur cette morale à double face, qui consiste à dire : « Aime ton prochain, mais pille-le quand tu peux ! Sois vertueuse, mais jusqu’à un certain point, etc. », — et étouffant dans cette atmosphère de moralité à la Tartufe, ne trouvant dans la vie rien de beau, de sublime, d’entraînant, qui respire la vraie passion, elle se jettera tête baissée dans les bras du premier venu, — pourvu qu’il satisfasse ses appétits de luxe.




Examinez ces faits, méditez-en les causes et dites si nous n’avons pas raison d’affirmer qu’il faut une révolution terrible pour enlever enfin la souillure de nos sociétés, jusque dans leurs racines, car, tant que les causes de la gangrène resteront, rien ne sera guéri.

Tant que nous aurons une caste d’oisifs, entretenue par notre travail, sous prétexte qu’ils sont nécessaires pour nous diriger, — ces oisifs seront toujours un foyer pestilentiel pour la moralité publique. L’homme oisif et abruti, qui toute sa vie est en quête de nouveaux plaisirs, celui chez lequel tout sentiment de solidarité avec les autres hommes est tué par les principes mêmes de son existence, et chez lequel les sentiments du plus vil égoïsme sont nourris par la pratique même de sa vie, — cet homme-là penchera toujours vers la sensualité la plus grossière : il avilira tout ce qui l’entoure. Avec son sac d’écus et ses instincts de brute, il prostituera femme et enfant ; il prostituera l’art, le théâtre, la presse, — il l’a déjà fait à présent, — il vendra son pays, il en vendra les défenseurs et, trop lâche pour massacrer lui-même, il fera massacrer l’élite de sa patrie, le jour où il aura peur de perdre son sac d’écus, l’unique source de ses jouissances.

Cela est inévitable et les écrits des moralistes n’y changeront rien. La peste est dans nos foyers, il faut en détruire la cause, et dussions-nous procéder par le feu et le fer, nous n’avons pas à hésiter. Il y va du salut de l’humanité.



  1. Ces lignes furent écrites à propos, du rapport de madame Emma Brown sur le travail des enfants dans les manufactures du Massachusetts, publié par l’Atlantic Monthly. — Madame Brown, après avoir visité la plupart des manufactures de l’État, en compagnie d’un économiste de renom, constata que nulle part la loi sur le travail des enfants n’était respectée. Dans chaque fabrique, elle trouvait ces chiourmes d’enfants, et l’aspect de ces pauvres créatures lui démontrait qu’elles portaient déjà dans leurs frêles corps les germes de maladies chroniques : anémie, difformités physiques, phtisie, etc. Quarante-quatre pour cent, — près de la moitié de tous les ouvriers travaillant dans les manufactures de Massachusetts, — sont des enfants au-dessous de quinze ans. Et pourquoi cette préférence des fabricants pour les enfants ? — Parce qu’ils ne sont payés que le quart (24 0/0) de ce que l’on paie à un ouvrier majeur.

    On sait que, malgré les lois soi-disant protectrices de l’enfance, les manufactures et jusqu’aux mines houillères de l’Europe fourmillent d’enfants, qui font même fréquemment leurs douze heures de travail.