Pascal Œuvres complètes Hachette, tome 2/Lettres/03

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Hachette (tome 2p. 102-104).


III. A sa sœur Jacqueline.


Ce 26 janvier 1648.
Ma chère sœur,

Nous avons reçu tes lettres. J’avois dessein de te faire réponse sur la première que tu m’écrivis il y a plus de quatre mois ; mais mon indisposition et quelques autres affaires m’empêchèrent de l’achever. Depuis ce temps-là, je n’ai pas été en état de t’écrire, soit à cause de mon mal, soit manque de loisir ou pour quelque autre raison. J’ai peu d’heures de loisir et de santé tout ensemble. J’essayerai néanmoins d’achever celle-ci sans me forcer ; je ne sais si elle sera longue ou courte. Mon principal dessein est de t’y faire entendre le fait des visites que tu sais, où j’espérois d’avoir de quoi te satisfaire et répondre à tes dernières lettres. Je ne puis commencer par autre chose que par le témoignage du plaisir qu’elles m’ont donné ; j’en ai reçu des satisfactions si sensibles, que je ne te les pourrai pas dire de bouche. Je te prie de croire qu’encore que je ne t’aie point écrit, il n’y a point eu d’heure que tu ne m’aies été présente, où je n’aie fait des souhaits pour la continuation du grand dessein que Dieu t’a inspiré. J’ai ressenti de nouveaux accès de joie à toutes les lettres qui en portoient quelque témoignage, et j’ai été ravi d’en voir la continuation sans que tu eusses aucunes nouvelles de notre part. Cela m’a fait juger qu’il avoit un appui plus qu’humain, puisqu’il n’avoit pas besoin des moyens humains pour se maintenir. Je souhaiterois néanmoins d’y contribuer quelque chose, mais je n’ai aucune des parties qui sont nécessaires pour cet effet. Ma foiblesse est si grande que, si je l’entreprenois, je ferois plutôt une action de témérité que de charité, et j’aurois droit de craindre pour nous deux le malheur qui menace un aveugle conduit par un aveugle. J’en ai ressenti mon incapacité sans comparaison davantage depuis les visites dont il est question, et bien loin d’en avoir remporté assez de lumières pour d’autres, je n’en ai rapporté que de la confusion et du trouble pour moi, que Dieu seul peut calmer et où je travaillerai avec soin, mais sans empressement et sans inquiétude, sachant bien que l’un et l’autre m’en éloigneroient. Je te dis que Dieu seul le peut calmer et que j’y travaillerai, parce que je ne trouve que des occasions de le faire naître et de l’augmenter dans ceux dont j’en avois attendu la dissipation : de sorte que me voyant réduit à moi seul, il ne me reste qu’à prier Dieu qu’il en bénisse le succès. J’aurois pour cela besoin de la communication de personnes savantes et de personnes désintéressées : les premiers sont ceux qui ne le feront pas ; je ne cherche plus que les autres, et pour cela je souhaite infiniment de te voir, car les lettres sont longues, incommodes et presque inutiles en ces occasions. Cependant je t’en écrirai peu de chose. La première fois que je vis M. Rebours, je me fis connoître à lui et j’en fus reçu avec autant de civilités que j’eusse pu souhaiter ; elles appartenoient toutes à M. mon père, puisque je les reçus à sa considération. Ensuite des premiers complimens, je lui demandai la permission de le revoir de temps en temps ; il me l’accorda. Ainsi je fus en liberté de le voir, de sorte que je ne compte pas cette première vue pour visite, puisqu’elle n’en fut que la permission. J’y fus à quelque temps de là, et entre autres discours je lui dis avec ma franchise et ma naïveté ordinaires que nous avions vu leurs livres et ceux de leurs adversaires ; que c’étoit assez pour lui faire entendre que nous étions de leurs sentimens. Il m’en témoigna quelque joie. Je lui dis ensuite que je pensois que l’on pouvoit, suivant les principes mêmes du sens commun, démontrer beaucoup de choses que les adversaires disent lui être contraires, et que le raisonnement bien conduit portoit à les croire, quoiqu’il les faille croire sans l’aide du raisonnement.

Ce furent mes propres termes, où je ne crois pas qu’il y ait de quoi blesser la plus sévère modestie. Mais, comme tu sais que toutes les actions peuvent avoir deux sources, et que ce discours pouvoit procéder d’un principe de vanité et de confiance dans le raisonnement, ce soupçon. qui fut augmenté par la connoissance qu’il avoit de mon étude de la géométrie, suffit pour lui faire trouver ce discours étrange, et il me le témoigna par une repartie si pleine d’humilité et de modestie, qu’elle eût sans doute confondu l’orgueil qu’il vouloit réfuter. J’essayai néanmoins de lui faire connoître mon motif ; mais ma justification accrut son doute et il prit mes excuses pour une obstination. J’avoue que son discours étoit si beau, que, si j’eusse cru être en l’état qu’il se le figuroit, il m’en eût retiré ; mais, comme je ne pensois pas être dans cette maladie, je m’opposai au remède qu’il me présentoit. Mais il le fortifioit d’autant plus que je semblois le fuir, parce qu’il prenoit mon refus pour endurcissement : et plus il s’efforçoit de continuer, plus mes remercîmens lui témoignoient que je ne le tenois pas nécessaire. De sorte que toute cette entrevue se passa dans cette équivoque et dans un embarras qui a continué dans toutes les autres et qui ne s’est pu débrouiller. Je ne te rapporterai pas les autres mot à mot, parce qu’il ne seroit pas nécessaire ni à propos. Je te dirai seulement en substance le principal de ce qui s’y est dit ou, pour mieux dire, le principal de leur retenue.

Mais je te prie avant toutes choses de ne tirer aucune conséquence de tout ce que je te mande, parce qu’il pourrait m’échapper de ne pas dire les choses avec assez de justesse ; et cela te pourroit l’aire naître quelque soupçon peut-être aussi désavantageux qu’injuste. Car enfin, après y avoir bien songé, je n’y trouve qu’une obscurité où il seroit dangereux et difficile de décider, et pour moi j’en suspends entièrement mon jugement, autant à cause de ma foiblesse que pour mon manque de connoissance.