Pascal Œuvres complètes Hachette, tome 2/Lettres/05

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Hachette (tome 2p. 106-109).


V. Lettre de Pascal et de sa sœur Jacqueline
à Mme Périer, Leur sœur.


A Paris, ce 5 novembre, après-midi, 1648.
Ma chère sœur,

Ta lettre nous a fait ressouvenir d’une brouillerie dont on avoit perdu la mémoire, tant elle est absolument passée. Les éclaircissemens un peu trop grands que nous avons procurés ont fait paroître le sujet général et ancien de nos plaintes, et les satisfactions que nous en avons faites ont adouci l’aigreur que mon père en avoit conçue. Nous avons dit ce que tu avois déjà dit, sans savoir que tu l’eusses dit, et ensuite nous avons excusé de bouche ce que tu avois depuis excusé par écrit, sans savoir que tu l’eusses excusé ; et nous n’avons su ce que tu as fait qu’après que nous l’avons eu fait nous-mêmes ; car comme nous n’avions rien caché à mon père, il nous a aussi tout découvert et guéri ensuite tous nos soupçons. Tu sais combien ces embarras troublent la paix de la maison extérieure et intérieure, et combien dans ces rencontres on a besoin des avertissemens que tu nous as donnés trop tard.

Nous avons à t’en donner nous-mêmes sur le sujet des tiens. Le premier est sur ce que tu mandes que nous t’avons appris ce que tu nous écris. 1° Je ne me souviens point de t’en avoir parlé, et si peu que cela n’a été très-nouveau, et de plus, quand cela seroit vrai, je craindrois que tu ne l’eusses retenu humainement, si tu n’avois oublié la personne dont tu l’avois appris pour ne te ressouvenir que de Dieu qui peut seul e l’avoir véritablement enseigné. Si tu t’en souviens comme d’une bonne chose, tu ne saurois penser le tenir d’aucun autre, puisque ni toi ni les autres ne le peuvent apprendre que de Dieu seul. Car, encore que dans cette sorte de reconnoissance on ne s’arrête pas aux hommes à qui on s’adresse comme s’ils étoient auteurs du bien qu’on a reçu par leur entremise, néanmoins cela ne laisse point de former une petite opposition à la vue de Dieu, et principalement dans les personnes qui ne sont pas entièrement épurées des impressions charnelles qui font considérer comme source de bien les objets qui le communiquent.

Ce n’est pas que nous ne devions reconnoitre et nous ressouvenir des personnes dont nous tenons quelques instructions, quand ces personnes ont le droit de les faire, comme les pères, les évêques et les directeurs, parce qu’ils sont les maîtres dont les autres sont les disciples. Mais quant à nous, il n’en est pas de même ; car comme l’ange refusa les iorations d’un saint serviteur comme lui, nous te dirons, en te priant à n’user plus de ces termes d’une reconnoissance humaine, que tu te gardes de nous faire de pareils complimens, parce que nous sommes disciples comme toi.

Le second est sur ce que tu dis qu’il n’est pas nécessaire de nous répéter ces choses, puisque nous les savons déjà bien ; ce qui nous fait craindre que tu ne mettes pas ici assez de différence entre les choses dont tu parles et celles dont le siècle parle, puisqu’il est sans doute qu’il suffit d’avoir appris une fois celles-ci et de les avoir bien retenues, pour n’avoir plus besoin d’en être instruit, au lieu qu’il ne suffit pas d’avoir une fois compris celles de l’autre sorte, et de les avoir connues de bonne manière, c’est-à —dire par le mouvement intérieur de Dieu, sur en conserver la connoissance de la même sorte, quoique l’on en conserve bien le souvenir. Ce n’est pas qu’on ne s’en puisse souvenir, qu’on ne retienne aussi facilement une épître de saint Paul qu’un livre de Virgile, mais les connoissances que nous acquérons de cette façon aussi bien que leur continuation, ne sont qu’un effet de mémoire, au lieu que pour y entendre ce langage secret et étranger à ceux qui le sont du ciel, il faut que la même gràce qui peut seule en donner la première intelligence. la continue et la rende toujours présente en la retraçant sans cesse dans le cœur des fidèles pour la faire toujours vivre ; comme dans les bienheureux Dieu renouvelle continuellement leur béatitude, qui est un effet et une suite de sa grâce, comme aussi l’Eglise tient que le Père produit continuellement le fils et maintient l’éternité de son essence pour une effusion de sa substance qui est sans interruption aussi bien que sa fin.

Ainsi la continuation de la justice des fidèles n’est autre chose que la continuation de l’infusion de la gràce, et non pas une seule grâce qui subsiste toujours ; et c’est ce qui nous apprend parfaitement la dépendance perpétuelle où nous sommes de la miséricorde de Dieu, puisque, s’il en interrompt tant soit peu le cours, la sécheresse survient nécessairement. Dans cette nécessité, il est aisé de voir qu’il faut continuellement faire de nouveaux efforts pour acquérir cette nouveauté continuelle d’esprit, puisqu’on ne peut conserver la grâce ancienne que par l’acquisition d’une nouvelle grâce, et qu’autrement on perdra celle qu’on pensera retenir, comme ceux qui, voulant renfermer la lumière, n’enferment que des ténèbres. Ainsi, nous devons veiller à purifier sans cesse l’intérieur, qui se salit toujours de nouvelles taches en retenant aussi les anciennes, puisque sans le renouvellement assidu on n’est pas capable de recevoir ce vin nouveau qui ne sera point mis en vieux vaisseaux.

C’est pourquoi tu ne dois pas craindre de nous remettre devant les yeux les choses que nous avons dans la mémoire, et qu’il faut faire rentrer dans le cœur, puisqu’il est sans doute que ton discours en peut mieux servir d’instrument à la grâce que non pas l’idée qui nous en reste en la mémoire, puisque la gràce est particulièrement accordée à la prière, et que cette charité que tu as eue pour nous est une prière du nombre de celles qu’on ne doit jamais interrompre. C’est ainsi qu’on ne doit jamais refuser de lire ni d’ouïr les choses saintes, si communes et si connues qu’elles soient ; car notre mémoire, aussi bien que les instructions qu’elle retient, n’est qu’un corps inanimé et judaîque sans l’esprit qui doit les vivifier. Et il arrive très-souvent que Dieu se sert de ces moyens extérieurs pour les faire comprendre et pour laisser d’autant moins de matière à la vanité des hommes lorsqu’ils reçoivent ainsi la gràce en eux-mêmes. C’est ainsi qu’un livre et un sermon, si communs qu’ils soient, apportent bien plus de fruit à celui qui s’y applique avec plus de disposition, que non pas l’excellence des discours plus relevés qui apportent d’ordinaire plus de plaisir que d’instruction ; et l’on voit quelquefois que ceux qui les écoutent comme il faut, quoique ignorans et presque stupides, sont touchés au seul nom de Dieu et par les seules paroles qui les menacent de l’enfer, quoique ce soit tout ce qu’ils y comprennent et qu’ils le sussent aussi bien auparavant.

Le troisième est sur ce que tu dis que tu n’écris ces choses que pour nous faire entendre que tu es dans ce sentiment. Nous avons à te louer et à te remercier également sur ce sujet : nous te louons de ta persévérance et te remercions du témoignage que tu nous en donnes. Nous avions déjà tiré cet aveu de M. Périer, et les choses que nous lui en avions fait dire nous en avoient assurés : nous ne pouvons te dire combien elles nous ont satisfaits, qu’en te représentant la joie que tu recevrois si tu entendois dire de nous la même chose.

Nous n’avons rien de particulier à te dire, sinon touchant le dessein de votre maison. Nous savons que M. Périer prend trop à cœur ce qu’il entreprend pour songer pleinement à deux choses à la fois, et que ce dessein entier est si long, que, pour l’achever, il faudrait qu’il fût longtemps sans penser à autre chose. Nous savons aussi bien que son projet n’est que pour une partie du bâtiment ; mais, outre qu’elle n’est que trop longue elle seule, elle engage à l’achèvement du reste aussitôt qu’il n’y aura plus d’obstacle, de quelque résolution qu’on se fortifie pour s’en empêcher, principalement s’il emploie à bâtir le temps qu’il faudroit pour se détromper des charmes secrets qui s’y trouvent. Ainsi nous l’avons conseillé de bâtir bien moins qu’il ne prétendoit et rien que le simple nécessaire, quoique sur le même dessein, afin qu’il n’ait pas de quoi s’y engager, et qu’il ne s’ôte pas aussi le moyen de le faire. Nous te prions d’y penser sérieusement, de t’en résoudre et de l’en conseiller de peur qu’il arrive qu’il ait bien plus de prudence et qu’il donne bien plus de soin et de peine au bâtiment d’une maison qu’il n’est pas obligé de faire qu’à celui de cette tour mystique, dont tu sais que saint Augustin parle dans une de ses lettres, qu’il s’est engagé d’achever dans ses entretiens. Adieu. B. P. — J. P.

Post-scriptum de Jacqueline. J’espère que je t’écrirai en mon particulier de mon affaire, dont je te manderai le détail ; cependant prie Dieu pour son issue.

Si tu sais quelque bonne âme, fais-la prier Dieu pour moi aussi.