Passage de l’homme/07

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Gallimard (p. 69-72).
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VII

À la fin de cet hiver-là, et avant l’arrivée des malheurs, il y eut pour nous une grande joie : l’Homme dit à Claire toute l’amitié qu’il lui portait. Ils se fiancèrent par un dimanche d’avril, et ce fut quelque chose de beau.

Nous finissions de déjeuner. La porte, je me rappelle, était ouverte sur le jardin. On voyait un pommier en fleurs, et un bourdon allait et venait dans la cuisine et se heurtait parfois aux fenêtres fermées. Il faisait bon, on ne souhaitait rien. C’était un de ces moments, vous avez dû connaître ça, où le monde vous paraît en ordre. L’Homme était assis en face de Claire, comme tous les jours, et moi j’étais auprès de lui, et le Père et la Mère à chaque bout. Le café fumait dans les tasses, on attendait à moitié Celui des Hauts. Il semblait que ç’allait être un dimanche comme tous les dimanches, passé à bavarder et à chanter. Et peut-être aussi qu’après vêpres, les enfants viendraient. Et peut-être encore que l’Homme, vers le soir, nous montrerait une Chose des Iles. Il était là et regardait le Père. Je le vis qui allait parler, et qui pourtant ne parlait pas encore. Et enfin il regarda Claire, un bon moment, et de nouveau le Père, et il parla. « Maître Pierre, dit-il, et c’est la dernière fois qu’il appela ainsi le Père, — Maître Pierre, j’ai quelque chose à vous demander… » Le Père leva la tête. Il tournait le dos à la porte, et son regard, dans l’ombre, parut tout plein de lumière. Et Claire baissait la tête, et la Mère la regardait avec tendresse, comme si elle n’eût été encore qu’une petite fille. L’Homme continua : « Je voulais vous parler de Claire, vous demander… » Il s’arrêta, semblant chercher ses mots, et le Père, lui, souriait toujours, comme s’il eût connu tout d’avance et qu’il eût pris plaisir à l’embarras de l’Homme. « Je voulais vous demander… » Alors, la Mère : « Combien de temps vas-tu les laisser comme ça ? Quand vas-tu te décider à leur répondre ? — À leur répondre ? mais ils n’ont rien dit ! » Et le Père regardait l’Homme et Claire tour à tour ; et Claire souriait, au bord des larmes. Et l’Homme se leva et s’en vint embrasser la Mère, et puis le Père, et puis moi, et il alla vers Claire qui s’était levée, et lui prit la main. Et ils avancèrent tous Père qui leur dit : « Mes chers enfants, si vous avez bien réfléchi, et si c’est oui aussi pour votre mère, alors ce sera oui pour moi. »

Celui des Hauts s’en vint vers les deux heures. Il n’avait pas bu ce jour-là, et il ne chanta rien, mais nous parlâmes ensemble des projets de Claire et de l’Homme. Et je compris alors qu’il y aurait devant eux toutes sortes de difficultés, et que ça n’irait sans doute pas tout seul avec la Mère : si elle consentait bien à ne plus aller à la messe, elle ne comprenait pas que le mariage ne se fît point à l’église, elle savait le village contre nous et redoutait quelque nouveau tourment ; et enfin, bien qu’elle crût aux Iles, elle ne voulait pas que Claire partît avec l’Homme, sur les grands chemins, et pour une quête qui n’en finirait pas.

Le soir, pourtant, fut calme et tout heureux. La Mère elle-même ne semblait plus soucieuse : on avait tout l’été devant soi, avant le mariage, et d’ici là, se disait-elle, Claire et l’Homme changeraient d’idée. Et Claire, chaque jour, à partir de ce soir-là, devint plus belle, et je m’étonnais quelquefois de voir ses yeux comme étoilés. Mais je vous parle de Claire comme si vous la connaissiez. Toutes les images qu’on a faites d’elle ne valent pas cher : les grands messieurs des villes, quand ils parlent des choses, on croirait qu’ils ne les voient pas. Je vous dis ça, et je ne pense pas, moi-même, pouvoir vous dire ce qu’était Claire. On a trop vécu côte à côte. Tout ce que je sais, c’est qu’elle était meilleure que moi. Moi, je comptais, je soupesais, j’étais quelqu’un d’assis devant le monde, et qui ouvrait ses yeux bien grands, et qui épiait, et qui regardait derrière soi ; elle, elle était quelqu’un qui n’était pas quelqu’un. Elle n’était pas devant le monde, non, elle faisait partie du monde.

Mais, vous voyez, tout ce que je vous dis, ça n’a pas de sens. Il vaut mieux que je continue. À force d’entendre répéter son nom, vous finirez par la connaître. N’ayez pas peur de la rêver : elle était plus belle que nos rêves. Et l’Homme aussi : c’étaient des créatures de Dieu.