Passage de l’homme/10

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Gallimard (p. 83-85).
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X

Et le Père se mit à décliner. Et un beau jour, il fut allongé dans le lit de la grande chambre, souriant, comme s’il eût été endormi. Sa fin avait été heureuse. Il y a des gens qui s’arrachent de terre tout d’un coup, et c’est dur. Lui, il avait mis, peu à peu, de la distance entre la terre et lui. On ne savait plus trop ce qu’il disait ; et ce qu’il faisait, bien qu’il le fît toujours avec le même soin, on voyait qu’il ne le faisait qu’en s’y prêtant. Tout lui était devenu égal. La Mère s’en agaçait un peu, et elle le rudoyait parfois, mais il lui répondait avec un tel sourire, qu’elle se mettait à lui sourire aussi, et la dispute était finie. Il n’était vraiment attentif qu’à nos chansons. Il nous arrivait, à Claire ou à moi, de chanter un des airs de Celui des Hauts, et alors le Père écoutait, de tous ses yeux et de tout son cœur. Sûrement, s’il a eu regret de la terre, au moment de partir, c’est à cause de ce qu’on y chante. Il lui arriva quelquefois, surtout dans la dernière semaine, de demander une Chose des Iles et de la caresser en fermant les paupières. Le dernier jour, il dit à l’Homme, qui était assis à son chevet : « Peut-être, l’Homme, que je verrai les Iles avant vous. Peut-être que les Iles… » Et il sourit, sans achever sa phrase.

Le Père était donc là, allongé sur le lit. C’était l’automne. Nous étions debout dans la grande chambre, le chien était au milieu de nous, et nous regardait, et regardait aussi le Père. Un curieux silence nous gagnait. J’avais connu, près de l’Homme, au soir tombant, devant le ciel, de beaux silences qui nous emmenaient loin, mais on gardait toujours, au milieu de ces silences, le sentiment d’être quelqu’un. Cette fois, je ne savais plus rien. Le Père, la Mère, l’Homme, Claire, le chien, la maison, tout avait disparu. J’étais une petite chose toute traversée du monde. Mais non, ce n’était même pas cela. Après la mort, Monsieur, on doit exister pareillement. Quand je m’éveillai de ce silence, il y avait dans la grande chambre quelques voisins, et deux fillettes se tenaient à l’embrasure de la porte, les yeux rougis et n’osant entrer. Et l’Homme parlait. Il gardait les yeux baissés, et ce qu’il disait, c’était comme une prière. À Celui des Hauts, il avait parlé semblablement. Cette fois c’était encore plus tendre, pourtant personne ne songeait à pleurer.

Il fallait penser à l’enterrement. La Mère eût voulu qu’il se fît à l’église et elle envoya chercher Monsieur le Curé. Mais il refusa de venir, disant que la Maison du Diable — c’est ainsi qu’il nommait à présent notre maison — se passerait fort bien de Dieu, et qu’au surplus il ne comprenait pas que le Père fût mort : « Est-ce que les « Choses des Iles » n’empêchaient plus de mourir ? »

Le Père fut donc conduit au cimetière sans curé. Et nous n’étions que quelques-uns derrière son cercueil. Il fallait traverser le village. Les gens regardaient derrière leurs vitres. Je savais combien le Père était aimé et combien il leur en coûtait de ne pas marcher derrière lui jusqu’au cimetière. Mais il y avait comme une terreur sur le village. Le Curé avait rassemblé quelques jeunes hommes, intimidé quelques vieillards, et leur projet était de nous faire tellement malheureux, que l’Homme, nous voyant souffrir par sa faute, se sentît obligé de partir. Et s’ils échouaient, ils se chargeraient eux-mêmes de chasser l’Homme.