Passage de l’homme/11

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Gallimard (p. 86-91).
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XI

On entrait dans l’hiver. Un soir, c’était un peu avant Noël, et nous finissions de souper, l’Homme regarda la Mère, et lui sourit un peu, comme il avait l’habitude de faire, avant de parler. Et à ce sourire, la Mère répondait par son sourire à elle, mais douloureux, et c’était pénible de la voir. L’Homme sourit donc, et il dit : « Mère, vous n’allez pas trouver ça raisonnable, et ce sera peut-être un nouveau deuil pour vous, mais Claire et moi nous allons nous marier. Nous passerons l’hiver ici, et puis, quand viendra le printemps, nous partirons. Voilà quatre ans que je suis ici, et vous savez comme j’y fus bien, mais à présent, il me faut penser à partir. Le temps est venu d’aller aux Iles ».

La Mère reprit doucement : « Le temps est venu ! » Il y avait sur elle une telle souffrance qu’elle n’en savait plus rien dire. Elle ajouta : « Et qui donc, mes enfants, va vous marier ? » L’Homme répondit : « Si le Père était encore là… Mais puisque vous nous restez, et que le Père était consentant… si vous vouliez… »

Elle dit : « C’est bon. Vous me prêterez votre grand livre, vous l’ouvrirez aux pages où il est parlé de ces choses. Je vous lirai. Et si nous prions comme il faut, le Bon Dieu sera avec nous. »

Elle se tut un moment et ajouta : « Le Bon Dieu ? non, pas le Bon Dieu, mais l’Éternel. Et puis, au printemps, vous partirez. Seulement, si vous voulez me revoir, ne tardez pas trop à revenir : il y a loin d’ici aux Iles ! »

Cette année-là, il y avait beaucoup de neige sur nos pays. Un dur hiver. On était là dans la cuisine, presque tout le jour, à se chauffer à la cheminée. L’Homme ne sortait guère que pour aller chercher du bois ou donner à manger aux vaches. Il ne nous venait plus d’enfants, à cause des chemins et du froid. On était comme coupés du monde. L’Homme pensait, les mains sur les genoux, ou s’occupait, de son couteau, à tailler quelque « Chose des Iles », ou il lisait dans sa grosse Bible ; parfois il lisait à voix haute. Parfois aussi il allait chercher dans l’armoire, où elles étaient roulées derrière une pile de draps, de très vieilles cartes, curieusement coloriées, qu’il étendait au mur ou sur la table. Et il restait là-devant, des heures entières, et dessinant du doigt un mystérieux voyage.

Un soir qu’il était, là devant ses cartes, et écrivant sur un carnet — Claire, je me rappelle, était à ses côtés, et c’était avant leur mariage — quelqu’un frappa. Personne n’avait frappé à pareille heure depuis que l’Homme était venu. Je pensai à quelqu’un de perdu, à un mendiant ; ou peut-être quelqu’un du village nous était-il envoyé pour un péril. L’Homme mit beaucoup de temps à se lever. La Mère le regardait avec un peu d’impatience, et Claire était levée déjà lorsque l’Homme l’écarta doucement, et il alla lui-même ouvrir. Un homme entra, emmitouflé dans une pèlerine, un homme très vieux, dont le visage était tout creux de rides et dont les yeux luisaient singulièrement. Il secoua la neige de son manteau et sourit, ou tâcha de sourire : « Bonsoir, dit-il, j’ai eu de la peine à trouver la maison ! » et il serra la main de l’Homme. Et l’Homme, qui paraissait ému, nous dit : « Il vient de mon pays, c’est un Ancien de par-delà le Fleuve. » La Mère le fit asseoir et lui servit la soupe. Il fut aimable avec chacun de nous, mais ne parla que de choses vaines : du long hiver, de la neige, et des bêtes qui pâtissaient, avait le même accent que l’Homme, mais plus marqué, plus rauque aussi ; et à table il avait ces gestes curieux auxquels l’Homme nous avait habitués, mais plus tranchés, et plus étranges encore. La seule chose qu’il dît d’importante, ce fut celle-ci : « Je suis venu à cause des Îles. » — « Est-ce qu’on saurait… ? » dit l’Homme ; le vieillard l’arrêta de la main : « Nous avons la nuit pour parler. »

Ils parlèrent en effet toute la nuit. Nous entendîmes de notre chambre, sans rien saisir, le bruit de leurs voix, la voix de l’Ancien surtout, qui dominait, qui était calme et solennelle, et qui paraissait cependant faire quelquefois un long reproche. Et parfois il y avait de grands silences. Claire me disait : « Écoute ! ils sont partis dormir ». La voix de l’Ancien reprenait, pour un long temps. Claire se dressait : « Tu dors ?… Dis-moi, est-ce que ce n’est pas un mauvais homme ? Dis, tu entends ?… Mais non, ils ne sont pas fâchés. Ils doivent parler du grand voyage… »

À l’aube, l’Ancien n’était plus là. Je ne sus jamais comment il avait trouvé notre maison, ni ce qu’il était venu dire à l’Homme. Je pense qu’il devait s’inquiéter de ce que le grand voyage ne fût pas commencé. Peut-être craignait-il que l’Homme ne restât toute sa vie parmi nous. Là-dessus, je ne peux rien vous dire.

Toujours est-il que, le dimanche d’après, comme nous finissions de dîner, l’Homme se tourna un peu vers Claire, comme pour s’assurer qu’ils étaient bien d’accord, et il demanda à la Mère qu’elle consentît à les marier. Il se leva, alla chercher la Bible dans l’armoire, et il la posa au haut bout de la table, devant la Mère, puis il lui indiqua ce qu’elle devait lire. La Mère lut, très lentement, des passages de l’Écriture où il est parlé du mariage. Claire et l’Homme se tenaient debout en face d’elle. Quand elle eut fini de lire, la Mère se mit doucement à parler du Père, à dire ce que le Père avait été pour elle, combien il était sage, plein de respect et de prévenances, combien il était bon et juste, et combien elle avait été heureuse auprès de lui. Elle dit encore qu’elle croyait que le Père était présentement parmi nous, que pour elle, elle n’avait jamais cru qu’il fût mort. Depuis qu’il nous avait quittés, elle vivait dans cette certitude… Et elle parla encore de leur mariage. Elle dit comme ç’avait été beau, toutes ces cloches, et cette grand’messe où le cousin avait chanté. « Oui, c’était beau, et j’avais cru, un temps, que vous vous marieriez ainsi, mais à présent, je n’en ai plus de regrets. Quand on s’aime bien, quand on est bien clairs l’un et l’autre, alors les cloches ne servent à rien, ni le curé. » Elle se leva, et vint les embrasser, et elle prit leurs deux mains et les mit l’une dans l’autre.