Patriotisme et christianisme

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Traduction par des contributeurs de wikisource.
Jonathan Cape (p. 1).

Patriotisme et christianisme

I.

Les peuples russes et français ont vécu pendant plusieurs siècles avec une connaissance l’un de l’autre – entrant parfois en rapports amicaux, et plus souvent, malheureusement, en rapports très inamicaux, à l’instigation de leur gouvernement respectifs – quand tout à coup, parce qu’un escadron français est venu à Kronstadt il y a deux ans, et que ses officiers, ayant atterri, mangé beaucoup, bu une variété de boissons en divers endroits, entendu et prononcé bien des paroles hypocrites et insensées ; et parce qu’un escadron russe est arrivé à Toulon l’an dernier, et que ses officiers ayant été à Paris, ont mangé et bu là copieusement, entendu et prononcé encore plus de paroles stupides et mensongères, – on en vint à ce que non seulement ceux qui avaient mangé, bu et parlé, mais tous ceux qui était présent, et même ceux qui avaient simplement entendu parlé de ces évènements ou lu à leur propos dans les journaux – tous ces millions de français et de russes – ont soudain imaginé que d’une manière toute particulière ils étaient épris les uns des autres ; c’est-à-dire que tous les français aimaient tous les russes, et que tous les russes aimaient tous les français.

Ces sentiments ont été exprimés en octobre dernier en France des manières les plus incroyables. La description suivante de ces évènements est parue dans la Revue du Village, un journal qui recueille ses informations dans la presse quotidienne : –

« Quand les escadrons français et russe se sont rencontrés, ils se sont salués l’un l’autre avec des salves d’artillerie, et avec des cris passionnés et enthousiastes de "Hourra ! " "Vive la Russie ! " "Vive la France ! "

« Les orchestres de marine (il y a avait aussi des orchestres sur la plupart des bateaux loués) contribuaient à tout ce tapage, le russe jouant "Dieu bénisse le Tsar ! ", et le français la "Marseillaise", le public sur les bateaux (à vapeur) agitant ses chapeaux, drapeaux, mouchoirs et bouquets de fleurs. Plusieurs péniches étaient complètement remplies d’hommes et de femmes des classes populaires avec leurs enfants, brandissant des bouquets de fleurs et criant "Vive la Russie ! " de toute leur force. À la vue d’un tel enthousiasme national, nos marins ne pouvaient pas contenir leurs larmes.

« Tous les bâtiments de guerre français présents dans le port étaient alignés en deux divisions, et notre flotte est passée entre eux, le vaisseau de l’amiral en tête. On approchait d’un splendide moment.

« Un salut en l’honneur de la flotte française est parti de quinze canons du navire amiral russe, et le navire amiral français a répondu avec trente. L’hymne national russe retentissait des lignes françaises ; les marins français montaient sur leurs mâts et gréement ; des vociférations de bienvenu s’échappaient sans interruption des deux flottes et des bateaux environnants. Les marins faisaient signe de leurs bonnets, les spectateurs de leurs chapeaux et mouchoirs, en l’honneur des invités bien-aimés. De toutes parts, la mer et la côte, tonitruait le cri universel "Vive la Russie ! " "Vive la France ! "

« Suivant la coutume dans les visites navales, l’Amiral Avellan et les officiers de son état-major sont venus à terre présenter leurs hommages aux autorités locales. Ils ont été rencontrés par l’état-major français et les fonctionnaires seniors du Port de Toulon sur le débarcadère. Des salutations amicales ont suivies, accompagnées du tonnerre de l’artillerie et du carillon des cloches.

« L’orchestre maritime jouait l’hymne national russe "Dieu bénisse le Tsar ! ", "Vive le Tsar ! ", qui a été accueilli d’un hurlement de "Vive le Tsar ! " "Vive la Russie ! " par les spectateurs. La clameur s’est enflée en un seul boucan majestueux qui étouffait la musique et même la canonnade. Ceux qui étaient présents disent que l’enthousiasme de la foule immense a atteint son paroxysme à ce moment-là, et qu’il serait impossible d’exprimer en paroles les sentiments qui ont submergés les cœurs de tous ceux qui assistaient à la scène.

« L’amiral Avellan, avec la tête découverte et accompagné des officiers français et russes, s’est ensuite rendu aux bâtiments administratifs de la marine, où il a été reçu par le ministre français de la marine. En souhaitant la bienvenue à l’amiral, le ministre a dit : "Kronstadt et Toulon ont plusieurs fois été témoins de la sympathie qui existe entre les peuples français et russe. Vous serez reçu partout comme le plus bienvenue des amis. Notre gouvernement et toute la France vous saluent, vous et vos camarades, à votre arrivée en tant que représentants d’une grande nation honorable."

« L’amiral a répondu qu’il était incapable de trouver le langage pour exprimer ses sentiments."La flotte russe et toute le Russie vous seront reconnaissant pour cette réception," dit-il.

« Après quelques paroles additionnelles, l’amiral a encore remercié le ministre pour sa réception en prenant congé de lui. "Je ne peux pas vous quitter sans prononcer ces paroles qui sont écrites dans les cœurs de chaque russe : Vive la France ! " »

Telle fût la réception à Toulon. L’accueil et les festivités ont été encore plus extraordinaires à Paris : –

« Tous les yeux sont dirigés vers le Boulevard des Italiens, d’où l’on attend l’émergence des marins russes. Enfin, au loin, le grondement de tout un ouragan de cris et d’acclamations se fait entendre. Le grondement devient plus retentissant, plus net. L’ouragan s’approche manifestement. La foule se répand sur la Place. La police se hâte pour dégager le parcours du Cercle Militaire, mais la tâche n’est pas facile. Parmi les spectateurs, la bousculade et la dispute dépassent toute description. Finalement, la tête du cortège apparaît sur la Place. Il s’élève immédiatement un cri assourdissant de "Vive la Russie ! " "Vivent les russes ! "

« Toutes les têtes sont découvertes ; les spectateurs emplissent les fenêtres et les balcons, ils couvrent même les toits, agitent leurs mouchoirs, drapeaux, chapeaux, poussent des hourras d’enthousiasme, et lancent des cocardes de drapeaux tricolores des fenêtres supérieures. Une mer de mouchoirs, chapeaux et drapeaux flotte au dessus des têtes de la foule au-dessous ; cent milles voix crient frénétiquement, "Vive la Russie ! " "Vivent les russes ! " ; Le public fait de rudes efforts pour entrevoir les chers invités, et essaie de toutes les manières d’exprimer son enthousiasme. »

Un autre correspondant écrit que le ravissement de la foule était comme un délire. Un journaliste russe qui était à Paris à ce moment-là décrit ainsi l’entrée des marins russes : -

« En vérité, on peut dire que cet évènement est d’importance universelle, renversant, assez touchant pour provoquer des larmes, une influence édifiante sur l’âme, la faire vibrer de cet amour qui voit dans les hommes des frères, qui hait le sang et la violence et le rapt d’un enfant à sa mère. J’ai été dans une sorte de torpeur pendant les dernières heures. Ce semblait presque excessivement étrange de se tenir dans le terminus de la gare des chemins de fer de Lyon, au milieu des représentants du gouvernement français dans leurs uniformes brodés d’or, parmi les autorités municipales en grandes tenues, et d’entendre les cris de "Vive la Russie ! " "Vive le Tsar ! " et notre hymne nationale joué et rejoué.

« Où suis-je, me demandais-je ? Qu’est-il arrivé ? Quelle courant magique a uni tous ces sentiments, toutes ces aspirations en un seul flot ? N’est-ce pas là la présence sensible du Dieu d’amour et de fraternité, la présence de l’idéal le plus noble descendant dans Ses moments les plus suprêmes sur l’homme ?

« Mon âme est si remplie de quelque chose de beau, de pure et d’élevé, que ma plume est incapable de l’exprimer. Les mots sont faibles en comparaison de ce que j’ai vu et ressenti. Ce n’était pas de l’extase, le mot est trop banal ; c’était mieux que de l’extase. Plus pittoresque, plus profond, plus heureux, trop différent. Il est impossible de décrire ce qui a eu lieu au Cercle Militaire quand l’amiral Avellan est apparu au balcon du deuxième étage. Ici les mots sont inutiles. Durant le "Te Deum," pendant que le chœur était en train de chanter dans l’église "O Seigneur, sauve ton peuple," à travers la porte ouverte, dans la rue, les fanfares jouaient les accords triomphaux de la "Marseillaise."

« Cela produisit une impression incroyable, inexprimable. » [Novoye Vremya (New Time), Oct. 1893]

II

À leur arrivée en France, les marins russes sont passés pendant quinze jours d’une festivité à l’autre, et pendant ou après chacune, ils ont mangé, bu, et prononcé des discours. L’information quant à où et quoi ils ont mangé et bu le mercredi, et où et quoi le vendredi, et ce qu’ils ont dit à ces occasions, était diffusée par télégraphe à toute la Russie.

Dès que l’un des commandants russes avait bu à la santé de la France, c’était connu du monde entier ; « Je bois à la belle France, » son effusion était communiquée autour du globe. Par ailleurs, la sollicitude des journaux était telle qu’elle ne commémorait pas simplement les toasts, mais aussi les plats, sans même omettre les hors-d’œuvre, ou zakouskas, qui étaient consommés.

Par exemple, le menu suivant a été publié, avec le commentaire que le dîner qu’il constituait était une œuvre d’art : —

Consommé de volailles ; petits pâtés. Mousse de homard parisienne. Noisette de bœuf à la béarnaise. Faisans à la Périgueux. Casseroles de truffes au champagne. Chaud-froid de volailles à la Toulouse. Salade russe. Croûte de fruits toulonnaise. Parfaits à l’ananas. Dessert. [Fr.]

Dans un deuxième numéro, on dit : « D’un point de vue culinaire, on n’aurait rien pu désirer de meilleur. » Le menu était comme suit : — Potage livonien et Saint-Germain. Zéphyrs Nontua. Esturgeon braisé moldave. Selle de daguet grand veneur. …etc. [Fr.]

Et un numéro subséquent a encore donné un autre menu. Avec chacun d’entre eux se trouvait une description minutieuse des boissons que les amateurs de bonnes chères ont avalées – telle vodka, tel vieux Bourgogne, Grand Moët, etc.

Un journal anglais a présenté une liste de toutes les boissons enivrantes bues pendant les festivités. La quantité mentionnée était tellement énorme qu’on pourrait à peine croire qu’il aurait été possible que tous les ivrognes de France et de Russie puissent rendre compte de tant d’alcool en un temps si bref.

Les discours prononcés ont aussi été publiés, mais le menu était plus varié que les discours. Ces derniers, sans exception, se composaient toujours des mêmes mots dans différentes combinaisons.

Le sens de ces paroles était toujours le même – On s’aime, et nous sommes émerveillé d’être si tendrement en amour. Notre but n’est pas la guerre, pas une revanche [Fr.], pas la récupération des provinces perdues : notre but n’est que la paix, l’avancement de la paix, la sécurité de la paix, la tranquillité et la paix de l’Europe.

Longue vie à l’empereur et à l’impératrice russes ! Nous les aimons et nous aimons la paix. Longue vie à la France, la Russie, leurs flottes et leurs armées ! Nous aimons l’armée, et la paix, et le commandant de la flotte russe.

Pour la plupart, les discours se concluaient comme une chanson populaire, avec un refrain, « Toulon-Kronstadt, » ou « Kronstadt-Toulon. » Et la réitération des noms de ces endroits, où tant de plats différents avaient été mangés et tant de boissons avaient été bues, était prononcée comme des paroles qui devraient stimuler les représentants de chaque nation aux actions les plus nobles – comme des mots qui ne demandent aucun commentaire, étant chargé en eux-mêmes d’une signification profonde.

« On s’aime ; nous aimons la paix. Kronstadt-Toulon ! Que peut-on dire de plus, surtout au son de la glorieuse musique, jouant à un moment deux hymnes nationaux en même temps » – l’un glorifiant le Tsar, priant pour tout son bonheur possible, l’autre maudissant tous les tsars et leur promettant la destruction ?

Ceux qui exprimaient leurs sentiments d’amour particulièrement bien lors de ces occasions ont reçus des décorations et des récompenses. D’autres, pour les mêmes raisons ou à cause des sentiments d’exubérance des donneurs, se faisaient offrir les articles les plus étranges, et du genre le plus inattendu. La flotte française a présenté une sorte de livre d’or dans lequel il n’y avait rien d’écrit, semble-t-il – ou en tout cas rien de quelque intérêt que ce soit ; et l’amiral russe a reçu une charrue en aluminium couverte de fleurs, et plusieurs autres vétilles tout aussi curieuses.

Par ailleurs, tous ces actes singuliers s’accompagnaient de cérémonies religieuses et d’offices publics encore plus bizarres, tels qu’on pourrait supposer que les français en étaient devenus inaccoutumés depuis longtemps.

Depuis l’époque du Concordat, il n’y a guère que durant cette courte période qu’autant de prières aient été présentées. Tous les français sont subitement devenus extrêmement religieux, et déposaient soigneusement dans les chambres des marins russes les images mêmes qu’ils avaient précédemment retirées de leurs écoles comme des instruments nuisibles de superstition ; et ils disaient sans cesse des prières. Les cardinaux et les évêques enjoignaient partout la dévotion, et ont présenté eux-mêmes certaines des prières les plus étranges. Ainsi, au lancement d’un certain cuirassé à Toulon, un évêque s’est adressé au Dieu de la Paix, laissant toutefois sentir en même temps qu’il pouvait communiquer tout aussi facilement, si la nécessité s’en faisait sentir, avec le Dieu de la Guerre.

« Quelle sera sa destination, » dit l’évêque en faisant allusion au vaisseau, « Dieu seul le sait. Vomira-t-il la mort de sa terrible gueule ? Nous ne savons pas. Mais ayant intercédé aujourd’hui auprès du Dieu de Paix, si nous avons dans la vie à venir à invoquer le Dieu de Guerre, nous pouvons être sûrs qu’il avancera contre l’ennemi en rang avec le puissant bâtiment de guerre dont les équipages sont entré aujourd’hui en union si fraternelle avec les nôtres. Mais que cette éventualité soit oubliée, et que le festival actuel ne laisse à personne que des souvenirs pacifiques, comme ceux du Grand Duc Constantin [Constantin Nicolaevich a visité Toulon en 1857.], qui était là au lancement du « Quirinal, » et que l’amitié de la France et de la Russie fasse de ces deux nations les gardiennes de la paix ! »

À la même heure, des dizaines de télégrammes volaient de la Russie vers la France et de la France vers la Russie.

Les femmes françaises ont exprimé des vœux obligeants et respectueux aux femmes russes, et les femmes russes ont présenté leurs remerciements aux françaises. Une troupe d’acteurs russes a salué et complimenté les acteurs français ; les acteurs français ont répondu qu’ils avaient déposé les expressions de bienveillance de leurs collègues russes au fond de leurs coeurs.

Les étudiants en droit d’une ville russe quelconque ont exprimé leur ravissement à la nation française. Le général Untel a remercié madame Unetelle ; madame Unetelle a assuré le général Untel de la ferveur de ses sentiments envers la nation russe. Les enfants russes ont écrit des lettres de salutations et de bons vœux en vers aux enfants français ; et les enfants français ont répliqué en vers et en prose. Le ministre russe de l’éducation a assuré le ministre français de l’éducation de l’amitié soudaine de tous les enfants, clercs et scientifiques de son département envers la France. Les membres de la Société pour la Prévention de la Cruauté envers les Animaux ont exprimé leur attachement chaleureux à l’égard des français. La municipalité de Kazan a fait la même chose.

Le canon d’Arrare a transmit au révérendissime archiprêtre de la cour du clergé l’assurance qu’une profonde affection existe dans le cœur de tous les cardinaux et évêques français envers la Russie, sa majesté l’empereur Alexandre III et toute la famille impériale, et que les clergés russe et français professaient presque la même foi, et vouaient pareillement un culte à la Sainte Vierge. Le révérendissime archiprêtre a répondu à cela que les prières du clergé français pour la famille impériale étaient joyeusement répétées dans les cœurs de tous les habitants russes, affectueusement attachés au Tsar, et que la France pouvait compter sur elle pour toujours, puisque la nation russe adorait aussi la Sainte Vierge. Le même genre de message a été envoyé par divers généraux, employés de télégraphe et fournisseurs d’épiceries. Chacun envoyait des félicitations à tous les autres, et remerciait quelqu’un pour quelque chose.

L’excitation était tellement grande qu’il se faisait des choses singulières ; néanmoins personne ne remarquait leur bizarrerie, et au contraire chacun les approuvait, en était charmé, et comme s’il avait peur d’être laissé derrière, se pressait d’accomplir quelque chose d’un genre similaire pour ne pas être dépassé par le reste.

Si par moments des protestations, prononcées ou même écrites et imprimées, paraissaient contre cette folie, démontrant son caractère déraisonnable, elles étaient étouffées ou cachées. (« Une lettre ouverte aux étudiants français »[1]

Sans parler des millions de jours de travail consacrés à ces festivités ; l’ivrognerie commune parmi tout ceux qui y ont participé, impliquant même ceux qui commandaient ; sans parler de l’absurdité des discours qui étaient prononcés, — les actes les plus fous et brutaux étaient commis, et personne n’y prêtait attention.

Par exemple, plusieurs vingtaines de gens ont été écrasés à mort, et personne n’a jugé nécessaire de relater le fait.

Un correspondant a écrit qu’il avait été informé à un bal qu’il n’y avait guère une femme à Paris qui ne serait pas prête à oublier ses devoirs pour satisfaire les désirs de n’importe quel marin russe.

Et tout cela passait inaperçu, comme si c’était tout à fait dans l’ordre des choses. Il y a aussi eu nettement des cas de démence occasionnés par l’agitation.

Ainsi une femme, ayant revêtu une robe composée des couleurs du drapeau franco-russe, attendait sur un pont l’arrivée des marins russes, et criant « Vive la Russie, » se jeta dans la rivière et se noya.

En général, à toutes ces occasions les femmes jouaient le rôle principal, et dirigeaient même les hommes. En plus du lancement de fleurs et de divers petits rubans, et la présentation de cadeaux et d’adresses, les femmes françaises se jetaient dans les rues dans les bras des marins russes et les embrassaient.

Des femmes amenaient leurs enfants, pour une raison quelconque, afin qu’ils soient embrassés, et quand les marins russes avaient acquiescé à cette requête, tous ceux qui était présents, transporté de joie, versaient des larmes.

Cet étrange émoi était si communicatif que, comme un correspondant relate, un marin russe qui paraissait être en parfaite santé, après avoir été témoin de ces scènes surexcitantes pendant quinze jours, a sauté par-dessus bord au milieu de la journée, et a nagé en criant « Vive la France. » Quand il a été sorti de l’eau et questionné sur sa conduite, il a répondu qu’il avait fait le vœu de nager tout autour de son navire en l’honneur de la France.

Ainsi, l’enthousiasme démesuré croissait et croissait comme une boule de neige, et est finalement parvenu à des telles dimensions que non seulement ceux qui était sur les lieux, ou simplement les personnes prédisposées nerveusement, mais des hommes solides et en santé étaient affectés par la tension générale et se révélaient dans un état d’esprit anormal.

Je me souviens encore que pendant que je lisais distraitement une description de ces festivités, j’ai été brusquement bouleversé par une émotion puissante et j’était presque au bord des larmes, ayant à retenir avec effort cette expression de mes sentiments.

III.

Il n’y a pas longtemps, un professeur de psychiatrie du nom de Sikorsky a décrit, dans la Revue de l’Université de Kiev, ce qu’il appelle l’épidémie psychopathique de Malevanshchina, qu’il a étudié dans le district de Vasilkof. Selon Sikorsky, l’essence de cette épidémie était que les paysans de certains villages, sous l’influence de leur chef Malevanni, étaient devenus convaincus que la fin du monde était proche ; en conséquence de quoi ils ont changé leur mode de vie et ont commencé à se débarrasser de leur propriété, porter des vêtement vifs, manger et boire du meilleur et cesser de travailler. Le professeur a étudié cette condition anormale. Il dit :

« Leur bonne humeur remarquable atteignait souvent l’exaltation, une condition de gaieté manquant de tout motif extérieur. Ils étaient enclins à la sentimentalité, polis à l’excès, loquaces, émotifs, des larmes de joie leurs venaient facilement aux yeux et disparaissaient sans laisser de trace. Ils vendaient les nécessités de la vie pour acheter des ombrelles, des mouchoirs de soie et des articles semblables, qu’ils ne portaient toutefois que comme ornements. Ils mangeaient une grande quantité de sucreries. Leur état d’esprit était toujours joyeux, ils menaient une vie complètement oisive, se visitant l’un l’autre et marchant ensemble ci et là. … Quand ils étaient réprimandé pour la folie de leur conduite et leur désoeuvrement, ils répondaient invariablement avec la même phrase : « Si ça me plaît, ça va marcher ; sinon, pourquoi me contraindre à le faire ? »

L’éminent professeur considère l’état de ces gens comme une épidémie psychopathique bien déterminée, et en conseillant le gouvernement d’adopter des mesures pour prévenir sa propagation, il conclut : « Malevanshchina est le cri d’une population malade, une prière pour la délivrance de l’ivrognerie et pour une amélioration des conditions d’hygiène et d’éducation. »

Mais si Malevanshchina est le cri d’une population malade pour une délivrance de l’ébriété et des conditions sociales pernicieuses, quel tollé affreux de gens malades et quelle pétition pour un sauvetage des effets de la boisson et d’une existence sociale fausse est cette nouvelle maladie apparue à Toulon et à Paris avec une soudaineté effrayante, infectant la plus grande partie de la population urbaine de la France, et presque toutes les classes gouvernementales, privilégiés et civilisées de Russie ?

Mais si nous admettons que le danger existe dans les conditions psychiques de Malevanshchina, et que le gouvernement a bien fait de suivre l’avis du professeur en confinant certains des chefs de Malevanshchina dans des asiles d’aliénés et des monastères, et en bannissant d’autres de ces personnes à des endroits éloignés ; combien devons-nous considérer encore plus dangereuse cette nouvelle épidémie qui est apparue à Toulon et à Paris, et s’est répandue de là dans toute la Russie et la France, et combien est-il encore plus nécessaire que la société – si le gouvernement refuse d’intervenir – prenne des mesures décisives pour empêcher la maladie de se répandre ?

L’analogie entre les deux maladies est complète. La même bonne humeur remarquable, qui se transformait en une vague extase joyeuse, la même politesse exagérée, la même loquacité, les mêmes larmes sentimentales, sans motif de commencement ou de cessation, la même humeur de fête, les mêmes promenades et visites, les mêmes ports de vêtements somptueux et choix d’aliments de fantaisie, les mêmes discours brumeux et insensés, la même indolence, les mêmes chants et musiques, la même conduite de la part des femmes, le même état clownesque d’attitudes passionnées [Fr.], que Sikorsky a observés et qui correspond, comme je le comprend, aux diverses attitudes physiques anormales adoptées par les gens pendant les réceptions triomphales, acclamations et discours d’après-dîner.

La ressemblance est absolue. La différence, énorme pour la société dans laquelle ces choses ont lieu, est simplement que dans un cas c’est la folie de quelques vingtaines de pauvres gens pacifiques de la campagne qui, vivant de leurs propres petits gains, ne peuvent pas commettre de violence à l’endroit de leurs voisins, et infecter les autres rien que par la communication verbale personnelle de leur situation, tandis que dans l’autre cas, c’est la folie de millions de gens qui possèdent des sommes d’argent et des moyens de violence immenses – fusils, canons, forteresses, cuirassés, mélinite [un explosif], dynamite, — et qui ont en outre à leur disposition les moyens les plus efficaces pour communiquer leur démence ; poste, télégraphe, téléphone, toute la presse, et chaque catégorie de magazines, qui impriment l’infection avec la plus grande hâte, et la distribuent à travers le monde.

Une autre différence est que non seulement les premiers restent sobres, mais ils s’abstiennent de toute boisson intoxicante, tandis que les deuxièmes sont dans un état continuel de semi-ivresse qu’ils font de leur mieux pour favoriser.

En conséquence, pour la société dans laquelle de telles épidémies se produisent, la différence entre celle de Kiev, où d’après Sikorsky aucune violence ou meurtre n’a été enregistré, et celle de Paris, où plus de vingt femmes ont été écrasées à mort en un seul défilé, est équivalente à celle de la chute sur le plancher d’un petit morceau de charbon qui brûle lentement, et d’un feu qui a déjà pris possession des planchers et des murs de la maison.

Au pire, le résultat de l’épidémie de Kiev sera qu’un millionième des paysans de Russie dépenseront les salaires de leurs labeurs et seront incapables de subvenir aux taxes du gouvernement ; mais les conséquences de l’épidémie de Toulon-Paris qui a affectée des gens qui ont un grand pouvoir, des sommes d’argent immenses, des armes de violence, et des moyens de propagation de leur démence, peuvent et doivent être épouvantable.[2]

IV.

On peut écouter avec compassion les déclamations d’un faible idiot, vieux et désarmé, dans son bonnet et sa chemise de nuit, sans le contredire, et même en lui donnant gaiement l’assentiment, mais quand une bande d’aliénés robustes échappent à son confinement, armés jusqu’aux dents avec des couteaux, épées et revolvers, fous d’enthousiasme, agitent leurs armes meurtrières, non seulement on cesse d’acquiescer mais on est incapable de se sentir en sécurité pendant un seul moment.

C’est la même chose avec l’état d’enthousiasme qui a été provoqué par les festivités françaises et qui entraîne les sociétés russe et française. Ceux qui ont succombé à cette épidémie psychopathique sont les maîtres des armes de meurtre et de destruction les plus terribles.

Il est vrai qu’on proclamait constamment dans tous les discours, dans tous les toasts prononcés à ces festivités, et dans tous les articles à leur sujet, que le but de ce qui avait lieu était l’établissement de la paix. Même les partisans de la guerre, incluant le correspondant russe précédemment cité, ne parlait pas de haine envers les conquérants des provinces perdues, mais d’un amour qui d’une manière ou d’une autre haï.

Cependant, nous sommes tous conscients de la ruse de ceux qui souffrent de maladies mentales, et cette itération continuelle d’un désir de paix, et d’un silence quant aux sentiments dans l’esprit de tout homme, est précisément une menace de la pire espèce.

L’ambassadeur russe, dans sa réplique au dîner à l’Élysée, a dit : -

« Avant de proposer un toast auquel tout le monde répondra du fond de son âme, non seulement ceux qui sont dans cette enceinte, mais aussi, avec le même enthousiasme, tous ceux dont les cœurs battent actuellement à l’unisson avec les nôtres, loin d’ici ou autour de nous, dans cette grande et belle France comme en Russie, permettez-moi d’exprimer ma plus grande gratitude pour l’accueil que vous avez adressé à l’amiral que le Tsar a délégué pour rendre la visite de Kronstadt. Dans la haute position que vous occupez, vos paroles expriment la signification entière des festivités glorieuses et paisibles qui sont maintenant en train d’être célébrées avec une unanimité, une loyauté et une sincérité si remarquables.

La même référence dénuée de fondement à la paix se retrouve dans le discours du président français.

« Les liens d’amour qui unissent la Russie et la France, » dit-il, « ont été renforcés il y a deux ans par les manifestations touchantes dont notre flotte a été l’objet à Kronstadt et deviennent chaque jour plus engageants ; et l’échange honnête de nos sentiments amicaux doit inspirer tous ceux qui ont à cœur le bonheur de la paix, de la sécurité et de la confiance, » etc.

Dans les deux discours, on fait allusion aux avantages de la paix et aux festivités paisibles de façon tout à fait inattendue et sans aucune raison.

La même chose est perceptible dans les échanges de télégrammes entre l’empereur russe et le président de la République. L’empereur télégraphie : -

« Au moment où la flotte russe quitte la France, c’est mon désir ardent de vous exprimer à quel point je suis touché et ému par la réception courtoise et splendide dont mes marins ont fait l’expérience partout sur le sol français. Les expressions chaleureuses de sympathie qui ont été manifestées encore une fois avec tant d’éloquence ajouteront un nouveau lien à ceux qui unissent les deux pays, et j’en ai confiance, contribueront à renforcer la paix générale, qui est le but de nos efforts et de nos désirs les plus constants. »

Le président français répond : -

« La magnifique flotte sur laquelle j’ai eu la grande satisfaction de saluer la flamme[3] russe dans les eaux françaises, la réception cordiale et spontanée que vos braves marins ont partout reçue en France, témoignent glorieusement une fois de plus des sympathies sincères qui unissent nos deux pays. Ils démontrent en même temps une foi profonde dans l’influence bienfaisante qui peut souder ensemble deux grandes nations dévouées à la cause de la paix. »

Encore une fois, dans les deux télégrammes, il y a des allusions à la paix qui n’ont rien à voir avec l’accueil des marins, sans la moindre nécessité.

Il n’y a pas un seul discours ou un seul article dans lequel il n’est pas dit que le but de toutes ces orgies est la paix de l’Europe. À un dîner donné par les représentants de la presse russe, tous parlaient de paix. M. Zola, qui avait écrit peu de temps avant que la guerre était inévitable, et même utile ; M. de Voguë, qui a déclaré la même chose par écrit plus d’une fois, — n’ont pas dit un mot au sujet de la guerre, mais n’ont parlé que de paix[4]. Les sessions parlementaires s’ouvrent avec des discours sur les festivités passées ; les orateurs mentionnent que de telles festivités sont une assurance de paix en Europe.

C’est comme si un homme arrivait dans une société paisible et commençait par garantir énergiquement à tout ceux qui sont présents qu’il n’a pas la moindre intention de casser les dents à qui que ce soit, de leur pocher les yeux, ou de leur casser les bras, et n’a que les idées les plus pacifiques pour passer la soirée.

« Mais personne n’en doute, » est-on enclin à dire, « et si vous avez vraiment des mauvaises intentions pareilles, au moins n’ayez pas l’audace d’en parler. »

Dans plusieurs des articles décrivant les festivités, une satisfaction naïve était clairement exprimée que, pendant leur durée, personne ne faisait allusion à ce qui était décidé par consentement silencieux, à cacher de tous le monde, et que seul un homme imprudent, qui a été immédiatement emmené par la police, a exprimé ce que tous le monde avait à l’esprit, en criant, « À bas l’Allemagne » [Fr.]- « À bas l’Allemagne ! »

De la même façon que les enfants sont souvent tellement ravis d’être capables de dissimuler une frasque que leur entrain même les trahit.

Pourquoi, à vrai dire, être si heureux que personne n’ait dit quoi que ce soit au sujet de la guerre, si le sujet n’était pas de la plus grande importance dans nos esprits ?

V.

Personne ne pense à la guerre ; mais des milliards sont en train d’être dépensés à ses préparatifs, et des millions d’hommes sont sous les armes en France et en Russie.

« Mais tout cela est fait pour assurer la paix. Si vis pacem para bellum. ["Si tu veux la paix, prépare la guerre"] L’empire c’est la paix. La République c’est la paix. »

Mais si tel était le cas, pourquoi est-ce que les avantages militaires d’une alliance franco-russe dans l’éventualité d’une guerre avec l’Allemagne sont-ils non seulement expliqués dans chaque journal et magazine publié pour des gens soi-disant instruits, mais aussi dans le Messager du Village, un journal publié pour le peuple par le gouvernement russe ? Pourquoi est-il inculqué à ce peuple infortuné, trompé par son gouvernement, que « d’être en rapports amicaux avec la France est avantageux pour la Russie, parce que, si de façon inattendue les états mentionnés ci-dessus (Allemagne, Autriche et Italie) se décidaient à déclarer la guerre à la Russie, alors, bien qu’avec l’aide de Dieu elle puisse leur résister par elle-même, et vaincre même une si grande alliance, l’exploit ne serait pas facile, et le succès occasionnerait de grands sacrifices et pertes. [Siel’sky Viestnik 1893, No.43]

Et pourquoi dans toutes les écoles françaises l’histoire est-elle enseignée avec le premier livre de lecture de M. Lavisse, dans lequel le passage suivant est inséré : -

« La France n’a plus connu d’autres désordres depuis que l’insurrection de la Commune a été réprimée. Le premier jour après la guerre, elle a encore repris le travail. Elle a payé sans difficulté à l’Allemagne les énormes indemnités de cinq milliards.

« Mais la France a perdu sa renommée militaire pendant la guerre de 1870. Elle a perdue une partie de son territoire. Plus de quinze milles habitants de nos départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle qui étaient de bons français ont été contraint à devenir allemands ; ils continuent d’espérer qu’ils pourront encore redevenir français une fois de plus.

« Mais l’Allemagne apprécie sa victoire, et c’est un grand pays dont tous les habitants aiment leur patrie, et dont les soldats sont braves et bien disciplinés. Afin de recouvrer de l’Allemagne ce qu’elle nous a pris, nous devons être de bons citoyens et soldats. C’est pour faire de vous de bons soldats que votre professeur vous enseigne l’histoire de la France.

« L’histoire de la France prouve que dans notre pays les enfants ont toujours vengé les malheurs de leurs pères.

« À l’époque de Charles VII, les français ont vengé la défaite de leurs pères à Crécy, Poitiers et Agincourt.

« C’est à vous, garçons instruits dans nos écoles, de venger la défaite de vos pères à Sedan et à Metz.

« C’est votre devoir – le grand devoir de votre vie. Vous devez toujours vous souvenir de cela. »

Au bas de la page se trouve une série de questions sur les paragraphes précédents. Les questions sont les suivantes : - « Qu’est-ce que le France a perdu en perdant une partie de son territoire ? »

« Combien de français sont devenus allemands par la perte de son territoire ? »

« Est-ce que ces français aiment l’Allemagne ? »

« Que devons-nous faire pour recouvrer un jour ce que l’Allemagne nous a pris ? »

En supplément à cela, il y a certaines « Réflexions sur le chapitre VII, » dans lesquelles il est dit que : « Les enfants de la France se doivent de ne pas oublier la défaite de 1870. » ; qu’ils doivent conserver dans leurs cœurs le poids de ce souvenir, » mais que « ce souvenir ne doit pas les décourager, au contraire, il doit provoquer leur courage. »

De sorte que si la paix est mentionnée avec une telle emphase dans les discours officiels, en coulisse, on fait voir au peuple, à la jeune génération, et en général à tous les français et les russes, la légalité, l’avantage et la nécessité de la guerre.

« Nous ne pensons pas à la guerre, nous ne travaillons que pour la paix. »

On se sentirait incité à s’informer : « Qui diable trompe-t-on ici ? [Fr.], si la question valait la peine d’être posée, s’il n’était pas déjà assez évident qui sont les malheureux induits en erreur.

Les induits en erreur sont toujours les mêmes trompés éternellement, les travailleurs inconsidérés, ceux qui avec des mains calleuses, fabriquent tous ces navires, forteresses, arsenaux, casernes, canons, bateaux [à vapeur], ports, jetées, palaces, palais de justice, et places avec des arches de triomphe, et qui impriment tous ces livres et journaux, et qui procurent et transportent tous ces faisans et ortolans et huîtres et boissons qui seront mangés et bues par ceux qui ont été élevés, éduqués et entretenus par la classe ouvrière, et qui en retour l’abusent et lui préparent les pires désastres.

Toujours les mêmes travailleurs, accommodants, inconsidérés, qui baillant, montrant leurs saines dents blanches, puérilement et naïvement content à la vue d’amiraux et de présidents en grandes parures, de drapeaux qui s’agitent au-dessus de leurs têtes, de feux d’artifices et de musique triomphale ; pour qui, avant qu’ils aient eu le temps de regarde alentour, il n’y aura plus d’amiraux, ou de présidents, ou de drapeaux ou de musique ; mais rien qu’un champ de bataille humide et vide, le froid, la faim et la souffrance ; devant eux un ennemi meurtrier ; derrière des officiers implacables empêchant leur fuite ; le sang, les blessures, les corps en putréfaction, et la mort insensée, inutile.

Pendant que d’autre part, ceux dont on a fait grand cas à Paris et à Toulon seront assis, après un bon dîner, avec des verres de vins fins à leurs côtés, et des cigares entre les dents, dans un coutil chaud, indiquant telles et telles places avec des épingles sur une carte, ou une certaine quantité de « chair à canon » doit se déployer – « chair » composée de ces même gens bêtes – pour enfin saisir cette place fortifiée ou un autre, et obtenir a petit ruban ou grade quelconque.

VI.

« Mais il n’y a rien de tel qui soit ; nous n’avons aucune intention belliqueuse, » réplique-t-on. « Tout ce qui est arrivé est l’expression de sympathie mutuelle entre deux nations. Que peut-il y avoir de malvenu dans la réception triomphale et honorable des représentants d’une nation amicale par les représentants d’une autre nation ? Que peut-il y avoir de mal à cela, même si nous reconnaissons que l’alliance est significative d’une protection d’un voisin dangereux qui menace l’Europe de guerre ? »

C’est mauvais parce que c’est faux – une fausseté des plus évidente, insolente, inexcusable et inique.

Il est hypocrite cet amour engendré soudain des russes pour les français et des français pour les russes. Et elle est hypocrite cette insinuation de notre haine et de notre manque de confiance à l’égard des allemands. Et encore plus hypocrite est-il que le but de toutes ces orgies indécentes et insensées soit la préservation de la paix en Europe.

Nous sommes tous conscients que nous n’avons jamais ressentis avant, ni depuis, quelque amour spécial que ce soit pour les français, ou quelque animosité que ce soit envers les allemands.

On nous dit que les allemands ont des projets contre la Russie, que la Triple Alliance[5] menace d’anéantir notre paix et celle de l’Europe, et que notre alliance avec la France assurera un balance égale du pouvoir et sera une garantie de paix. Mais cette affirmation est si manifestement stupide que j’ai honte de la réfuter sérieusement. Pour qu’il en soit ainsi – c’est-à-dire pour que l’alliance garantisse la paix – il serait nécessaire de rendre les Pouvoirs mathématiquement égaux. Si la prépondérance était du côté de l’alliance franco-russe, le danger serait le même, ou même plus grand, parce que si Wilhelm qui est à la tête de la Triple Alliance est une menace à la paix, la France qui ne peut pas se résigner à la perte de ses provinces serait une menace encore plus grande. La Triple Alliance a été appelée une alliance de paix, alors que pour nous elle s’est révélée être une alliance de guerre. Exactement comme l’alliance franco-russe ne peut être considérée maintenant que comme une alliance de guerre.

Par ailleurs, si la paix dépend d’une balance égale du pouvoir, comment seront définies les unités entre lesquels l’équilibre sera établi ?

L’Angleterre affirme que l’alliance franco-russe est une menace à sa sécurité, ce qui rend nécessaire une nouvelle alliance de sa part. Et en combien d’unités exactement l’Europe sera-t-elle divisée pour qu’on parvienne à cet équilibre égal ?

À dire vrai, s’il faut un tel équilibre, alors dans toute société humaine un homme plus fort que ses semblables est déjà dangereux, et les autres doivent prendre part à une alliance défensive afin de lui résister.

On demande : « Qui a-t-il de mal dans le fait que la France et la Russie expriment leur sympathie mutuelle pour la préservation de la paix ? L’expression est mauvaise parce qu’elle est fausse, et une fois prononcée, une fausseté ne finit jamais sans faire de mal.

Le diable était un meurtrier et le père du mensonge [Jean, VIII, 44]. La fausseté mène toujours au meurtre ; et surtout dans un cas tel que celui-là.

Ce qui se produit aujourd’hui est exactement comme ce qui est arrivé avant notre dernière guerre Turque, alors qu’il était supposé qu’un amour avait soudain été réveillé de notre part envers des frères slaves dont personne n’avait entendu parler depuis des siècles ; quoique les français, les allemands et les anglais nous ont toujours été incomparablement plus proches et plus précieux que quelques bulgares, serbes ou monténégrins. Et c’est exactement le même enthousiasme, les mêmes réceptions et les mêmes solennités qui étaient observées en cette occasion, arrivées à l’existence par des hommes comme Aksakof et Katkof qui sont déjà mentionné à Paris comme des patriotes modèles. Puis, comme maintenant, l’amour engendré soudainement des russes pour les slaves n’était que des mots.

Puis à Moscou comme à Paris maintenant, quand l’affaire a commencée, les gens mangeaient, buvaient, disaient des idioties l’un à l’autre, étaient très affectés par leurs nobles sentiments, parlaient d’union et de paix, passant sous silence le sujet principal – le projet contre la Turquie.

La presse aiguillonnait l’enthousiasme, et le gouvernement s’est graduellement mêlé au jeu. La Serbie s’est révoltée. Des notes diplomatiques ont commencées à circuler et des articles semi-officiels à apparaître. La presse mentait, inventait et rageait de plus en plus, et à la fin, Alexandre II qui ne souhaitait vraiment pas la guerre, a été obligé d’y consentir ; et ce que nous savons a eu lieu, la perte de centaines de milliers d’hommes innocents, et l’abrutissement et la duperie de millions de personnes.

Ce qui est arrivé à Paris et Toulon, et a depuis été fomenté par la presse, mène à l’évidence à une calamité semblable ou pire.

D’abord, de la même manière, aux accents de la « Marseillaise » et de « Dieu bénisse le Tsar, » certains généraux et ministres buvaient à la France et à la Russie en l’honneur de divers régiments et flottes ; la presse publiait ses faussetés ; des foules oisives de gens en santé, ne sachant pas comment utiliser leur force et leur temps, jabotaient des discours patriotiques, attisaient l’animosité contre l’Allemagne ; et à la fin, aussi pacifique qu’Alexandre II puisse être, les choses se combineront de telle façon qu’il sera incapable d’éviter la guerre, qui sera demandée par tous ceux qui l’entourent, par la presse, et comme ce semble toujours être le cas, par toute l’opinion publique de la nation. Et, avant qu’on puisse jeter un coup d’œil alentour, l’habituelle proclamation absurde de mauvaise augure paraîtra dans les journaux ; –

« Nous, par la grâce de Dieu, le Grand Empereur autocratique de Russie, Roi de Pologne, Grand Duc de Finlande, etc., proclamons à tous nos fidèles sujets que, pour le bien-être de ces bien-aimés sujets nôtres, légués par Dieu à nos soins, nous avons jugé de notre devoir devant Dieu de les envoyer au massacre. Que Dieu nous aide. »

Les cloches carillonneront, des hommes à cheveux longs s’habilleront en fourreaux or et prieront pour un heureux carnage. Et la vieille histoire recommencera, les effroyables actions habituelles.

Les éditeurs de la presse quotidienne heureux de recevoir un plus grand revenu commenceront, au nom du patriotisme, à inciter avec virulence les hommes à la violence et au meurtre. Les manufacturiers, marchands, entrepreneurs pour les magasins militaires se hâteront joyeusement autour de leur commerce, dans l’espoir de doubler les recettes.

Toutes sortes de fonctionnaires s’activeront en entrevoyant une possibilité de dérober quelque chose de plus que d’habitude. Les autorités militaires se presseront ici et là, touchant paye et ration doubles, et dans l’espérance de recevoir, pour le meurtre d’autres hommes, divers ornements stupides dont ils font grand cas tel que rubans, croix, décorations et étoiles. Des dames et des messieurs paresseux feront un tas d’histoires, inscrivant leurs noms à la Société de la Croix-Rouge, prêts à panser les blessures de ceux que leurs pères et frères mutileront, et ils s’imagineront qu’en faisant cela ils accomplissent une œuvre des plus chrétiennes.

Et dissimulant le désespoir de leurs âmes par des chansons, de la licence et du vin, les hommes se tireront en avant, arrachés au travail pacifique, à leurs femmes, mères et enfants, — des centaines de milliers d’hommes accommodants et simples avec des armes meurtrières dans leurs mains, — ils peuvent être poussés n’importe où.

Ils marcheront, gèleront, auront faim, souffriront de maladie, et en mourront, ou iront finalement quelque part où ils seront tués par milliers, ou tueront eux-mêmes des milliers de personnes sans aucune raison – des hommes qu’ils n’ont jamais vu avant, et qui ne leur ont causé aucun problème, ni ne le pouvaient.

Et lorsque le nombre de malades, de blessés et de tués deviendra si grand qu’il ne restera pas assez de mains pour les ramasser, et lorsque l’air sera si infecté par l’odeur de putréfaction de la « chair à canon » que même les autorités trouveront cela désagréable, une trêve sera faite, les blessés seront ramassés n’importe comment, on fera rentrer les malades et les entassera les uns contre les autres en foules, les morts seront couvert de terre et de chaux, et encore une fois toute la multitude d’hommes abusés seront trompés et dupés jusqu’à ce que ceux qui ont imaginé le projet s’en lassent, ou jusqu’à ce que ceux qui pensaient trouver cela profitable reçoivent leur butin.

Et ainsi, les hommes seront une fois de plus rendus sauvages, furieux et brutaux, et l’amour s’attiédira dans le monde, et la conversion de l’humanité au Christianisme, qui a déjà commencée, déchoira pendant des dizaines et des centaines d’années. Et ainsi, une fois de plus, les hommes qui en auront recueilli du profit affirmeront tous que, puisqu’il y a eu une guerre ce devait être nécessaire qu’il y en ait une, et que d’autres guerres doivent suivre, et ils prépareront encore les générations futures à une continuation de tuerie en les corrompant à partir de leur enfance.[6]

VII.


En conséquence, quand ont lieu des manifestations patriotiques telles que les festivités de Toulon, — quoiqu’elles contraignent les volontés des hommes seulement à distance, et les rendent aveugles à ces infamies coutumières qui sont toujours le résultat du patriotisme, — chacun qui prend conscience de la signification véritable de ces festivités ne peut que protester contre ce qu’elles contiennent tacitement. Et par conséquent, quand ces messieurs, les journalistes, affirment que tout russe sympathise avec ce qui est arrivé à Kronstadt, Toulon et Paris, et que cette alliance pour toujours est scellée par le désir de toute la nation ; et quand le ministre russe de l’éducation assure le ministre français que toutes ses brigades d’enfants, de clercs et de scientifiques partagent ses sentiments ; ou quand le commandant d’un escadron russe assure les français que toute la Russie leur sera reconnaissante pour leur réception ; ou quand des archiprêtres se portent garant de leur troupeau, et prétendent que les prières des français pour le bien-être de la maison impériale sont joyeusement répétées dans les cœurs de la nation russe amoureuse du Tsar ; et quand l’ambassadeur russe à Paris déclare, en tant que représentant du peuple russe, après un plat d’ortolans à la soubise, ou de lagopèdes glacés [Fr.], avec un verre de champagne Grand Moët à la main, que tous les cœurs russes, battant à l’unisson avec son cœur, sont remplis d’un amour soudain et exclusif pour la belle France [Fr.], — alors nous, hommes pas encore idiots, considérons comme un devoir sacré, non seulement pour nous-mêmes mais pour les dizaines de millions de russes, de protester très énergiquement contre une pareille déclaration, et d’affirmer que nos cœurs ne battent pas à l’unisson avec ceux de ces messieurs,- les journalistes, ministres de l’éducation, commandants d’escadrons, archiprêtres et ambassadeurs ; mais au contraire, nos cœurs sont remplis d’indignation et d’écoeurement à la fausseté pernicieuse et au mal qu’ils répandent, consciemment ou inconsciemment, par leurs paroles et leurs actions. Qu’ils boivent autant de Moët qu’ils le souhaitent ; qu’ils écrivent des articles et prononcent des discours d’eux-mêmes et pour eux-mêmes ; mais nous, qui nous considérons chrétiens, nous ne pouvons pas reconnaître que tout ce que ces messieurs écrivent et disent nous engage.

Nous ne pouvons admettre cela parce que nous savons ce qui se cache dessous ces ravissements ivres, discours et embrassements, qui ressemblent non à une confirmation de paix comme on nous assure, mais plutôt à ces orgies et réjouissances auxquelles les criminels s’adonnent quand ils planifient leurs crimes.

VIII.

Il y environ quatre ans, la première hirondelle de ce printemps de Toulon, un français célèbre agitateur pour une guerre avec l’Allemagne, est venu en Russie pour préparer la voie à une alliance franco-russe, et nous rendit visite à la campagne. Il est venu chez nous lorsque nous étions tous occupé à couper la récolte de foin, et quand nous sommes arrivés au dîner et avons fait la connaissance de notre invité, il a immédiatement commencé à nous raconter comment il s’était battu, avait été fait prisonnier, s’était évadé, et s’est finalement engagé comme patriote – un fait dont il était à l’évidence fier – ne cessant jamais de mener une campagne en faveur d’une guerre contre l’Allemagne jusqu’à ce que les frontières et la gloire de la France aient été rétablies.

Tous les arguments de notre convive quant à la nécessité d’une alliance de la France avec la Russie pour rebâtir l’ancienne frontière, la puissance et la gloire de son pays, et pour assurer notre sécurité contre les intentions mauvaises de l’Allemagne, n’avaient aucun succès dans notre cercle.

À son argument que la France ne pourrait jamais redevenir normal jusqu’à ce qu’elle ait reprise ses provinces perdues, nous avons répliqué que la Russie ne pouvait pas non plus reposer en paix jusqu’à ce qu’elle ait été vengée pour Jena, et que si la revanche [Fr.] de la France devait réussir, l’Allemagne désirerait à son tour une revanche, et ainsi de suite sans fin.

À ses arguments que c’était le devoir de la France de recouvrer les fils qui lui avaient été enlevés, nous avons répondu que la situation de la majorité des travailleurs de l’Alsace-Lorraine sous l’autorité de l’Allemagne n’avait probablement subit aucun changement pour le pire depuis les jours où elle était gouvernée par la France, et le fait que certains des Alsaciens préférait être inscris comme français, et non comme allemands, n’était pas une raison pour renouveler les effroyables désastres qu’une guerre pourrait causer, ou même pour sacrifier une seule vie humaine.

À ses arguments qu’il était facile de parler comme ça pour nous qui n’avions jamais enduré ce que la France avait enduré, et que nous parlerions très différemment si les provinces Baltiques ou la Pologne nous étaient retranchés, nous avons répliqué que, même du point de vue impérial, la perte des provinces Baltiques ou de la Pologne ne pourrait en aucune façon être considérée comme une calamité, mais plutôt comme un avantage, puisque cela réduirait le besoin de forces armées et de dépense d’États ; et que d’un point de vue chrétien on ne peut jamais reconnaître que la guerre soit juste, puisque la guerre demande le meurtre ; tandis que non seulement le christianisme interdit tout meurtre, mais il nous demande l’amélioration de tous les hommes, de considérer tous les hommes comme des frères, sans distinction des nationalités.

Nous disons qu’une nation chrétienne qui s’engage dans la guerre, se doit, pour être logique, non seulement de descendre la croix de ses clochers d’églises, de transformer les églises pour un autre usage, de donner au clergé d’autres tâches, ayant premièrement interdit de prêcher l’Évangile, mais se doit aussi d’abandonner toutes les exigences de la moralité qui découle de la loi chrétienne.

« C’est à prendre ou à laisser, » [Fr.] avons-nous dit. Avant que le Christianisme soit abolit, il n’est possible d’attirer l’humanité vers la guerre que par la ruse et la tromperie, telles que pratiquées actuellement.

Puisque, pendant la conversation, il n’y avait pas de musique, de champagne ou quoi que ce soit pour embrouiller nos sens, notre invité a simplement haussé les épaules et, avec l’amabilité d’un français, a dit qu’il nous était reconnaissant pour l’accueil cordial dont il avait fait l’expérience dans notre maison, mais qu’il était désolé que ses opinions n’étaient pas aussi bien reçues.

IX.

Après cette conversation nous sommes sortis dans le champ de foin, où notre invité, espérant constater que les paysans partageraient plus ses idées, m’a demandé de traduire à un vieux moujik [paysan russe] maladif, du nom de Prokophy, qui travaillait encore énergiquement avec nous bien que soufrant d’une hernie sévère,- son plan pour exercer une pression sur l’Allemagne des deux côtés, le russe et le français.

Le français lui expliquait cela de façon très vivante, en appuyant de ses doigts blancs sur chaque côté de la chemise grossière du faucheur, qui était moite de sueur.

Je me souviens bien du sourire d’étonnement bon enfant de Prokophy, lorsque j’expliquait la signification des paroles et des actions du français. Il a évidemment pris le projet de pressurer les allemands pour une blague, ne concevant pas qu’un homme adulte et instruit parlerait calmement et sobrement de la guerre comme étant désirable.

Il répondit : « mais alors, si nous la pressons des deux côtés comme il suppose, » rendant une plaisanterie pour une autre, « elle sera immobilisée trop solidement pour aller d’un endroit à un autre. Nous devrions la laisser sortir quelque part. »

	J’ai traduit cette réponse à mon invité. 

	« Dis-lui que nous aimons les russes, » dit-il.

Ces paroles ont encore plus étonnées Prokophy que la proposition de pressurer les allemands, et ont éveillé en lui un certain sentiment de méfiance.

	Il s’informa, « d’où vient-il ? »
	J’ai répondu qu’il était un riche français.
	« Et quelle affaire l’a amené ici ? » demanda-t-il ?

Quand j’ai répliqué que le français était venu dans l’espoir de persuader les russes de s’allier avec les français en cas de guerre avec l’Allemagne, Prokophy était clairement tout à fait mécontent et, se retournant vers les femmes qui étaient assises à proximité sur un meulon de foin, leur cria d’une voix courroucée, qui manifesta involontairement les sentiments qui avaient été éveillés en lui, d’aller mettre en meule le reste du foin.

« Eh bien, espèce de corneilles, » cria-t-il « vous êtes endormis ! Aller mettre en meule ! Un beau temps pour pressurer les allemands ! Écoutez ça, le foin n’a pas encore été retourné, et il semble qu’on pourrait avoir à commencer sur le grain mercredi. » Et comme s’il craignait alors d’avoir offensé notre visiteur, il ajouta, en souriant doucement et montrant ses dents usées, « Feriez mieux de venir travailler avec nous, et amenez aussi les allemands. Et quand nous aurons fini, nous aurons un festin, et nous verrons à ce que les allemands se joignent à nous. Ce sont des hommes comme nous. »

Et disant cela, Prokophy enleva sa main musclé de la fourche du râteau sur lequel il s’était appuyé, la leva à son épaule, et s’en alla rejoindre les femmes.

« Oh le brave homme ! [Fr.] s’exclama le français poli, en riant. Et pour le moment c’est ainsi que s’est conclut sa mission diplomatique au peuple russe.

Les différents aspects de ces deux hommes – l’un brillant de fraîcheur et de verve, vêtu d’un manteau de la dernière coupe, exposant avec ses mains blanches qui n’avaient jamais connu le travail, comment le gouvernement allemand devrait être pressuré ; l’autre grossier, avec des brins de foin dans les cheveux, tassé par le travail assidu, brûlé par le soleil, toujours fatigué, et malgré sa plainte sévère, toujours au travail ; Prokophy, avec ses doigts enflés par le dur labeur, dans ses grands pantalons fait à la maison, ses souliers usés, et un grand tas de foin sur ses épaules, se déplaçant lentement, avec cette économie d’enjambée circonspecte commune à tous les travailleurs, — les différents aspects de ces deux hommes m’ont bien fait comprendre à ce moment-là, qui m’est revenu vivement depuis les festivités de Toulon-Paris.

L’un d’entre eux représentait la classe nourrie et supportée par le travail du peuple, et qui en retour utilise la totalité de ces gens comme « chair à canon » ; tandis que l’autre était cette même « chair à canon » qui nourrit et supporte ceux qui disposent ensuite d’elle de cette façon.

X.

« Mais la France a perdu deux provinces – des enfants arrachés à leur mère bien-aimée. Et la Russie ne peut pas permettre que l’Allemagne fasse des lois pour elles et la prive de sa mission historique en Orient, et ne peut pas non plus courir le risque de perdre, comme la France, ses provinces Baltes, la Pologne ou le Caucase.

« Et l’Allemagne ne peut pas entendre parler de la perte des avantages qu’elle a gagnés à un tel sacrifice. Et l’Angleterre ne cédera pas sa suprématie navale à personne. »

Après de telles paroles, il est généralement supposé qu’un français, un russe, un allemand ou un anglais serait prêt à sacrifier n’importe quoi pour reprendre possession de ses provinces perdues, pour établir son influence en Orient, ou pour garder son contrôle des mers.

Il est présumé, premièrement que le patriotisme est un sentiment naturel à tous les hommes et, deuxièmement, qu’il est si éminemment moral qu’il devrait être provoqué chez tous ceux qui ne l’ont pas.

Mais ni l’un ni l’autre n’est vrai. J’ai vécu un demi-siècle au milieu du peuple russe, et dans la grande masse de travailleurs, pendant cette période, je n’ai jamais vu ou entendu une seule fois quelque manifestation ou expression que ce soit de ce sentiment de patriotisme, à moins qu’on compterait ces phrases patriotiques qui sont apprises par cœur dans l’armée, et répétées de livres par la populace la plus superficielle et avilie. Je n’ai jamais entendu quelque expression de patriotisme que ce soit de la part des gens, mais au contraire, j’ai souvent entendu des expressions d’indifférence, et même de mépris, pour toute espèce de patriotisme, par les travailleurs les plus sérieux et vénérables. J’ai observé la même chose parmi les classes ouvrières d’autres nations, et j’en ai reçu la confirmation de français, allemands et anglais instruits, de l’observation de leurs classes ouvrières respectives.

Les classes ouvrières sont beaucoup trop occupées à pourvoir à leurs vies et à celles de leur famille, une tâche qui absorbe toute leur attention, pour être capable de s’intéresser à ces questions politiques qui sont les principaux mobiles du patriotisme.

Les questions quant à l’influence de la Russie en Orient, l’unité de l’Allemagne, la récupération de ses provinces perdues par la France, ou la concession de telle partie d’un état à un autre, n’intéressent pas le travailleur, non seulement parce que, pour la plupart, il ne connaît pas les circonstances qui évoquent de telles questions, mais aussi parce que les intérêts de sa vie sont entièrement indépendants de l’État et de la politique. Parce qu’un ouvrier est tout à fait indifférent à savoir où telle et telle frontière est établie, à qui appartient Constantinople, si la Saxe ou le Brunswick devrait faire partie ou non de la fédération allemande, si l’Australie ou Montebello appartiendra à l’Angleterre, ou même à quel gouvernement ils ont à payer des taxes, ou dans quelle armée ils envoient leurs fils.

Mais c’est toujours pour eux une affaire importante de savoir quelles taxes ils auront à payer, servir combien de temps dans l’armée, payer combien pour leur terre, et recevoir combien pour leur labeur – toutes des questions complètement indépendantes de l’État et des intérêts politiques. C’est la raison pourquoi, en dépit des moyens énergiques employés par les gouvernements pour inculquer le patriotisme, qui n’est pas naturel aux gens, et pour détruire le socialisme, ce dernier continue de pénétrer davantage dans les masses ouvrières ; tandis que le patriotisme, même inculqué si assidûment, non seulement n’avance pas, mais disparaît continuellement de plus en plus, et est maintenant le fait des classes supérieures seulement, à qui il est profitable. Et si, comme il arrive parfois, ce patriotisme saisit les masses, comme dernièrement à Paris, c’est seulement lorsque les masses ont été assujetties à une influence hypnotique spéciale par le gouvernement et la classe dirigeante, et un tel patriotisme ne dure qu’aussi longtemps que l’influence se poursuit.

Ainsi, par exemple en Russie, où le patriotisme sous forme d’amour et de dévotion pour la foi, le Tsar et le pays est inspiré aux gens avec une énergie extraordinaire, par tous les moyens entre les mains du gouvernement, — l’Église, écoles, littérature, et toutes sortes de cérémonies pompeuses – le travailleur russe, les centaines de millions de travailleurs, malgré leur réputation imméritée de dévouement à la foi, au Tsar et au pays ne se laissent vraiment pas duper par le patriotisme et une telle dévotion.

Pour la plupart, ils ne connaissent même pas la foi officielle orthodoxe à laquelle ils sont présumés être tellement attachés, et toutes les fois qu’ils en font vraiment la connaissance, ils l’abandonnent et deviennent rationalistes, — c’est-à-dire qu’ils adoptent un credo qui ne peut être attaqué et n’a pas besoin d’être défendu ; et en dépit de l’insistance constante et énergique de dévotion au Tsar, d’une manière générale, ils regardent toute autorité basée sur la violence avec une condamnation ou une indifférence totale ; leur pays, si par ce mot on veut dire quoi que ce soit en dehors de leur village et district, ils ne le considèrent pas du tout, et s’ils le faisait, ne feraient aucune distinction entre celui-là et d’autres pays. De sorte qu’où les russes émigraient autrefois en Autriche et en Turquie, ils vont maintenant avec une indifférence semblable en Russie ou en dehors de la Russie, en Turquie ou en Chine.

XI.

Un de mes vieux amis qui passait l’hiver seul au pays, alors que sa femme qu’il visitait de temps en temps vivait à Paris, conversait souvent pendant les longues soirées d’automne avec son intendant, un paysan analphabète mais sagace et vénérable, qui avait l’habitude d’aller chez lui le soir pour recevoir ses ordres ; et mon ami a une fois mentionné, entre autres choses, les avantages du système français de gouvernement comparé au nôtre. L’occasion était un peu de temps avant la dernière insurrection polonaise et l’intervention du gouvernement français dans nos affaires. À cette époque là, la presse patriotique russe brûlait d’indignation à propos de cette ingérence, et avait tant soulevé les classes dirigeantes que nos relations politiques étaient devenues très tendues, et qu’il y avait des rumeurs d’une guerre prochaine avec la France.

Ayant lu les journaux, mon ami expliqua la mésentente entre la France et la Russie à son paysan ; et subissant l’influence du journal, et étant un vieux militaire, dit qu’il réinsérerait l’armée et se battrait avec la France si la guerre était déclarée. À cette époque là, une revanche contre les français était considérée nécessaire par les patriotes russes pour Sébastopol.

« Pourquoi devrions-nous nous battre avec eux ? demanda le paysan.

« Pourquoi, comment peut-on permettre à la France de nous donner des ordres ?

« Eh bien, vous avez dit vous-mêmes qu’ils sont mieux gouvernés que nous », répondit le paysan tout à fait sérieusement ; « qu’ils arrangent les choses ainsi qu’en Russie. »

Et mon ami m’a raconté qu’il avait été si décontenancé par cet argument qu’il ne savait pas quoi répondre, et a éclaté de rire, comme quelqu’un qui venait juste de se réveiller d’un rêve trompeur.

Le même argument peut être entendu de tout travailleur russe s’il n’a pas subit l’influence hypnotique du gouvernement. Les gens parlent de l’amour du russe pour sa foi, son Tsar et son pays ; et cependant il ne se trouverait pas une seule communauté de paysans qui hésiterait un moment s’ils avaient à choisir entre deux endroits d’émigration – un en Russie, sous le « Père-Tsar » (comme il n’est désigné que dans les livres) et la sainte foi orthodoxe de son pays idolâtré, mais avec moins de terre ou une qui est plus mauvaise ; et l’autre sans le « Père-Tsar-Blanc, » et sans la foi orthodoxe, quelque part en dehors de la Russie, en Prusse, Chine, Turquie, Autriche, mais avec plus de terre ou une qui soit meilleure – le choix serait en faveur de ce dernier, comme nous avons souvent eu l’occasion de l’observer.

Pour le paysan russe, la question quant à qui le gouvernera (et il sait que sous n’importe quel gouvernement il sera également volé) est d’importance infiniment moindre que la question (laissant de côté même la question de l’eau), Est-ce que l’argile est tendre et que les choux se développeront ?

Mais on supposera peut-être que cette indifférence de la part des russes provient du fait que n’importe quel gouvernement sous lequel ils pourraient vivre serait une amélioration sur le leur, parce qu’il n’y en n’a pas de pire en Europe. Mais ce n’est pas cela ; car pour autant que je puisse en juger, on peut être témoin de la même indifférence parmi les paysans anglais, danois et allemands qui émigrent en Amérique, et parmi les diverses nationalités qui ont émigré en Russie.

Passer du contrôle d’un gouvernement européen à un autre – de turque à autrichien, ou de français à allemand – change si peu la situation des classes travaillantes véritables, que le changement ne provoquerait de mécontentement en aucun cas, si seulement il n’est pas effectué artificiellement par le gouvernement et les classes dirigeantes.

XII.

Pour preuve du sentiment patriotique, on se réfère habituellement à la démonstration du sentiment patriotique par le peuple lors de certaines occasions solennelles, comme en Russie, au couronnement d’un Tsar, ou sa réception après l’accident de chemin de fer du 29 octobre ; en France, à la proclamation de la guerre avec la Prusse ; en Allemagne aux réjouissances après la guerre ; ou durant les festivités franco-russes.

Mais on doit prendre en considération la façon dont ces manifestations sont arrangées. En Russie, par exemple, pendant chaque voyage du souverain, il est demandé à des délégués de chaque communauté paysanne de se montrer, et le matériel est réquisitionné pour la réception et l’accueil du Tsar.

La plus grande partie de l’enthousiasme de la foule est préparé artificiellement par ceux qui en ont besoin, et le degré d’enthousiasme dont la foule fait preuve est seulement un indice des raffinements dans l’art de ceux qui organisent de telles manifestations. Cet art a été mis en pratique pendant longtemps, en conséquence, ceux qui en sont les spécialistes ont acquis une grande habileté dans ses préparatifs.

Quand Alexandre II était encore héritier présomptif, et commandait comme c’est la coutume le régiment Preobrazhensky, il rendit un jour une visite d’après-dîner au régiment, qui était à ce moment-là en campement. Aussitôt que sa calèche est apparue, les soldats, qui étaient encore en chemises à ce moment-là, sont accourus dehors pour accueillir leur « auguste commandant, » comme on dit, avec un tel enthousiasme qu’ils ont tous suivis la voiture, et plusieurs ont fait le signe de croix tout en courant, les yeux fixés sur le prince. Tous ceux qui ont été témoins de cette réception ont été profondément émus de l’attachement candide du soldat russe au Tsar et à son fils, et par l’enthousiasme sincèrement religieux, à l’évidence spontané, exprimé dans leurs visages et mouvements, et spécialement le signe de croix.

Et pourtant tout cela avait été arrangé de la manière suivante : -

Après un passage en revue le jour précédent, le prince a dit au commandant de la brigade qu’il revisiterait le régiment le jour suivant.

« Quand devons-nous attendre votre Altesse Impériale ? »

« Probablement dans la soirée, seulement, priez, ne m’attendez pas : et qu’il n’y ait pas de préparatifs. »

Aussitôt que le Prince est parti, le commandant de brigade a appelé tous les capitaines de compagnies ensemble, et leur a donné des ordres pour que le jour suivant tous les hommes aient des chemises propres, et qu’au moment où la voiture du prince apparaîtrait (des signaleurs devait être mis dehors pour en donner l’avertissement), tout le monde courrait pour le rencontrer, et courrait après lui aux cris de "Hourra ! ", et par ailleurs, que chaque dixième homme de chaque compagnie fasse le signe de croix en courant. Les sergents porte-drapeaux ont aligné les compagnies et désigné chaque dixième homme pour faire le signe de croix. "Un, deux, trois, … huit, neuf, dix Sidorenko, vous ferez le signe de croix. Un, deux, trois, … Ivanof, faire le signe de croix."

Ainsi, ce qui a été ordonné a été accompli, et une impression d’enthousiasme spontané a été produit sur le Prince et sur tout ceux qui l’ont vu, même sur les soldats et les officiers, et même sur le commandant de brigade lui-même.

La même chose se fait, quoique de façon moins péremptoire, partout où des manifestations patriotiques ont lieu. Ainsi, les festivités franco-russes qui nous ont impressionné comme la conséquence directe des sentiments de la nation, ne sont pas arrivées spontanément, mais étaient préparées et arrangées très ingénieusement par la prévoyance du gouvernement français.

Aussitôt que l’arrivée de la flotte russe a été décidée, « tout de suite, » je cite encore cet organe officiel, Le Messager du Village, « l’organisation des festivités a été débuté par des comités spéciaux, non seulement dans les grandes villes sur la route un peu longue de Toulon à Paris, mais en plusieurs endroits qui en sont éloignés.

« Des contributions étaient reçues de partout pour défrayer les dépenses de l’accueil. Plusieurs villes ont envoyé des délégations à notre ambassadeur de Paris, priant qu’il soit permis à nos marins de les visiter, même pour une journée ou une heure.

Les municipalités de toutes ces villes que nos marins étaient ordonnés de visiter ont votés d’immenses sommes d’argent – plus de cent milles roubles – pour faire la promotion des festivités et réjouissances, et exprimaient qu’ils étaient prêts à consacrer une somme encore plus grosse, si nécessaire, dans le but de rendre l’accueil aussi magnifique que possible.

« À Paris même, en plus de la somme votée par la municipalité de la ville, un gros montant d’argent à été quêté en contributions volontaires par un comité privé pour la gamme des divertissements, et le gouvernement français a décrété plus de cent milles roubles pour la réception des visiteurs russes par les ministres et autres autorités. En plusieurs endroits que nos marins étaient dans l’impossibilité de visiter, il a été décidé de garder le 13 octobre comme un jour de fête en honneur de la Russie. Un certain nombre de villes et de départements ont décidé d’envoyer des députés spéciaux à Toulon et Paris pour accueillir les visiteurs russes, pour leur donner des présents en souvenir de la France, ou de leur envoyer des adresses et des télégrammes de bienvenu.

« Il a été décidé partout de considérer le 13 octobre comme un jour de fête nationale dans les annales de la France, et de donner un jour de vacance à tous les écoliers, et à Paris deux jours.

Les soldats en train de subir certaines sentences étaient pardonnés, afin qu’ils puissent se souvenir avec gratitude de l’heureux 13 octobre dans les annales de la France.

« Pour mettre le public qui le souhaitait en état de visiter Toulon et de participer à la réception de l’escadron russe, les chemins de fer ont réduit leurs tarifs de moitié, et organisés des trains spéciaux.

Et de cette manière, quand par une série de mesures entreprises partout et au même moment, — toujours grâce au pouvoir entre les mains du commandement du gouvernement, — une certaine partie des gens, principalement l’écume, les foules des villes, est mis dans un état anormalement excité, on dit : Regardez cette action spontanée de la volonté de toute la nation !

Des manifestations telles que celles de Toulon et Paris, telles que celles qui ont eu lieu en Allemagne aux réceptions de l’Empereur ou de Bismarck, ou aux manœuvres à Lothringen, comme celles qui se répètent en Russie à toutes les réceptions organisées pompeusement, démontrent seulement que les moyens d’exciter une nation artificiellement qui sont actuellement dans les mains des gouvernements et des classes dirigeantes, peuvent toujours évoquer n’importe quel manifestation patriotique qu’ils choisissent, et qu’ils étiquettent ensuite de résultat des sentiments patriotique des gens.

Au contraire, rien ne prouve si nettement l’absence de patriotisme chez les gens que les démarches excessives qui sont maintenant utilisées pour son animation artificielle et les petits résultats atteint avec tant d’efforts.

Si les sentiments patriotiques sont naturels pour un peuple, pourquoi ne leur est-il pas alors permis de s’exprimer de leur propre gré, plutôt que d’être activés par tous les moyens ordinaires et extraordinaires ?

Si seulement on entreprenait en Russie pour un certain temps d’abolir au couronnement du Tsar le serment d’allégeance par le peuple, et la répétition solennelle des prières pour le Tsar à chaque office de l’église ; de renoncer aux fêtes de sa naissance et aux jours des saints, avec les éclairage et les carillons, et la fainéantise obligatoire, de cesser l’exposition publique de son portrait, de ne plus imprimer ses noms et ceux de sa famille, ainsi que les pronoms qui leur font allusion, en grosses lettres dans les livres de prière, calendriers et livres d’étude ; de cesser de l’honorer avec des livres spéciaux et des journaux distribués dans ce but ; de mettre fin à l’emprisonnement pour le moindre mot de manque de respect envers lui, — que ces choses changent pour un temps, et nous pourrions alors savoir jusqu’à quel point il est inhérent dans le peuple, dans la classe authentiquement travaillante. Comme ils en ont toujours l’assurance et comme tout étranger est en assuré, Prokophy et Ivan, les aînés du village, idolâtrent le Tsar, qui d’une façon ou d’une autre les trahit aux mains des propriétaires terriens et des riches en général.

Ainsi en est-il en Russie. Mais si seulement, de manière semblable, les classes dirigeantes en Allemagne, en France, en Italie, en Angleterre et en Amérique [ne] faisaient [pas] ce qu’ils accomplissent avec tant de persistance dans l’inculcation du patriotisme, l’attachement et l’obéissance au gouvernement actuel, nous serions capables de voir jusqu’à quel point ce supposé patriotisme est naturel pour les nations de notre époque.[7]

À partir de l’enfance, et par tous les moyens, — livres de classe, offices d’église, sermons, discours, livres, journaux, chansons, poésie, monuments, — le peuple est dans un sens rendu stupide ; ensuite, plusieurs milliers de gens sont rassemblés par la force ou à prix d’argent, et lorsque ceux-là, rejoints par les paresseux toujours présents à chaque spectacle, au son du canon et de la musique, enflammés par l’éclat et la brillance autour d’eux, commencent à crier ce que les autres crient en face d’eux, on nous dit que c’est là l’expression du sentiment de la nation entière.

Mais en premier lieu, ces milliers ou même dizaines de milliers de personnes qui crient une chose ou l’autre à ces occasions, ne sont rien qu’un dix millième de la nation entière ; et en second lieu, la plus grande partie de ces dix milles hommes qui crient et agitent leurs chapeaux, si elle n’est pas réunie par les autorités, comme en Russie, est attirée avec art par quelque sorte d’appât ; et en troisième lieu, de ces milliers de personnes, il n’y en a guère qu’une centaine qui connaît la signification véritable de ce qui arrive, et la majorité crierait et agiterait leurs chapeaux précisément de la même façon dans une intention exactement contraire ; et en quatrième lieu, la police est présente avec le pouvoir de tranquilliser et de réduire immédiatement au silence quiconque pourrait tenter de crier d’une manière qui n’est pas désirée ou demandée par le gouvernement, comme cela a été fait si énergiquement durant les festivités franco-russes.

En France, la guerre avec la Russie a été accueillie exactement avec le même zèle pendant le règne de Napoléon 1, puis la guerre contre Alexandre I, puis celle des forces alliés sous Napoléon III ; les Bourbons ont été accueillis de la même manière que la Maison d’Orléans, la République, Napoléon III et Boulanger. Et en Russie, le même accueil a été accordé à Pierre, Catherine, Paul, Alexandre, Constantin, Nicolas, le Duc de Lichtenberg, les "slaves fraternels," le Roi de Prusse, les marins français, et n’importe quel autre à qui les autorités désiraient faire bon accueil. Et c’est exactement la même chose que est arrivé en Angleterre, en Amérique, en Allemagne et en Italie.

Ce qu’on appelle aujourd’hui patriotisme est, d’un côté, seulement une certaine disposition d’esprit constamment produite et soutenue dans les esprits des gens, par les écoles, la religion et une presse subventionnée, dans le sens désiré par le gouvernement existant ; et d’un autre côté, c’est une excitation temporaire de la couche du peuple la plus basse moralement et intellectuellement, produite par des moyens spéciaux par les classes dirigeantes, et finalement acclamée comme l’expression permanente de la volonté du peuple.

Le patriotisme des états opprimés par un pouvoir étranger ne présente pas une exception. Il est également anormal aux masses travaillantes et provoqué artificiellement par les classes supérieures.

XIII.

« Mais si les gens ordinaires n’ont pas de sentiment de patriotisme, c’est parce qu’ils n’ont pas encore développé ce sentiment élevé, naturel à tous les hommes instruits. S’ils ne possèdent pas cette noblesse de sentiment, on doit la cultiver en eux. Et c’est ce que fait le gouvernement. »

C’est ainsi que parlent généralement les classes dirigeantes, avec une telle assurance que le patriotisme est un sentiment noble, que le simple peuple, qui en est ignorant, se pense en conséquence coupable, et essaie de se convaincre qu’il l’a vraiment, ou prétend au moins de l’avoir. Mais quel est ce sentiment élevé qui, selon l’opinion de la classe dirigeante, doit être inculqué aux gens ?

Dans sa définition la plus simple, le sentiment [patriotique] n’est rien que la préférence de son propre pays ou de sa nation sur le pays ou la nation de n’importe qui d’autre ; un sentiment exprimé complètement dans la chanson patriotique allemande, « Deutschland, Deutschland über Alles, » dans laquelle il suffit de remplacer les deux premiers mots par « Russland », « Frankreich, » « Italien, » ou le nom de n’importe quel autre pays, pour obtenir une formule du sentiment élevé de patriotisme pour ce pays.

Il est tout à fait possible que les gouvernements tiennent ce sentiment pour utile et désirable, et au service de l’unité de l’État ; mais on doit reconnaître que ce sentiment n’est en rien élevé, et qu’il est au contraire très stupide et immoral. Stupide, parce que si chaque pays devait se considérer supérieur aux autres, il est évident qu’un seul ne serait pas dans l’erreur ; et immoral parce qu’il mène tous ceux qui l’ont à chercher l’avantage de leur propre pays ou nation au dépend de celui ou celle de tous les autres – une tendance qui est tout à fait en contradiction avec la loi morale fondamentale que tous reconnaissent, « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’ils te fassent. »

La patriotisme a pu avoir été une vertu dans le monde antique lorsqu’il obligeait les hommes à servir l’idée la plus élevée de ces temps-là, — la patrie. Mais comment le patriotisme peut-il être une vertu de nos jours alors qu’il demande des hommes un idéal exactement contraire à celui de notre religion et moralité, — une admission, non de l’égalité et de la fraternité de tous les hommes, mais de la prédominance d’un pays ou d’une nation sur les autres ? De nos jours, non seulement ce sentiment n’est pas une vertu, mais il est indubitablement un vice ; ce sentiment de patriotisme ne peut subsister maintenant parce qu’il n’a aucune base matérielle ou morale pour fondement.

Le patriotisme a peut-être eu une signification dans le monde antique lorsque chaque nation était de composition plus ou moins uniforme, professait une seule foi nationale, et était soumise à l’autorité effrénée de son grand souverain adoré, représentant, pour ainsi dire, une île dans un océan de barbares qui cherchaient à s’y répandre.

Dans de telles circonstances, il est possible que le patriotisme – le désir de protection contre les assauts des barbares, non seulement prêts à détruire l’ordre social mais le menaçant de pillage, massacre, captivité, esclavage et viol de ses femmes – était un sentiment naturel ; et il est concevable que les hommes, afin de se défendre ainsi que leurs compatriotes, préféraient leur propre nation à n’importe quel autre, entretenaient un sentiment de haine pour les barbares environnant et les détruisaient par protection de soi.

Mais quelle signification ce sentiment peut-il avoir au temps des chrétiens ?

Sur quelles bases et pour quelles raison un homme d’aujourd’hui pourrait-il suivre cet exemple – un russe, par exemple, tuer des français ; ou un français des allemands ? – alors qu’il est parfaitement conscient, aussi peu éduqué qu’il soit, que les hommes du pays ou de la nation contre lequel son animosité patriotique est excité ne sont pas des barbares, mais des hommes, des chrétiens comme lui, souvent de la même croyance que lui, et désireux comme lui de paix et d’échange paisible du travail ; et en plus, pour la plupart liés à lui, soit par l’intérêt ou un effort commun, soit par des entreprises mercantiles ou spirituelles, ou même les deux ? Si bien que les gens d’un pays sont très souvent plus près et ont un plus grand besoin de leurs voisins que ces derniers les uns des autres, comme dans le cas des travailleurs au service d’employeurs étrangers de main-d’œuvre, de maisons commerciales, des scientifiques et des disciples de l’art.

De plus, les conditions mêmes de vie sont tellement différentes à présent, que ce que nous appelons patrie, ce qu’on nous demande de distinguer de tout le reste, a cessé d’être aussi clairement défini que c’était le cas avec les anciens, lorsque les hommes du même pays était d’une seule nationalité, d’un seul état et d’une seule religion.

Le patriotisme d’un égyptien, d’un juif ou d’un grec était compréhensible parce qu’en défendant son pays il défendait sa religion, sa nationalité, sa patrie et son état. Mais en quels termes peut-on exprimer aujourd’hui le patriotisme d’un irlandais des États-Unis, qui par religion appartient à Rome, par sa nationalité à l’Irlande, et par sa citoyenneté aux États-Unis ? Un bohémien en Autriche, un polonais en Russie, en Prusse ou en Autriche ; un Hindou en Angleterre ; un tatar ou un arménien en Russie ou en Turquie se trouvent dans la même situation. Sans parler des gens de ces nations conquises particulières, les gens des pays les plus homogènes, la Russie, la France, la Prusse, qui ne peuvent plus avoir le sentiment de patriotisme qui était naturel aux anciens parce que très souvent, le principal intérêt de leurs vies – par exemple celui de la famille quand un homme est marié à une femme d’une autre nationalité ; commercial quand son capital est investit à l’étranger ; spirituel, scientifique ou artistique – n’est plus borné aux limites de son pays, mais à l’extérieur de celui-ci, dans l’état même contre lequel son animosité patriotique se fait provoqué.

Mais le patriotisme est surtout impossible aujourd’hui parce qu’autant qu’on puisse avoir tenté de cacher la signification du christianisme pendant dix-huit cents ans, il a néanmoins transpiré dans nos vies à un tel point que l’homme le plus ordinaire et le moins raffiné doit comprendre l’incompatibilité totale entre le patriotisme et la loi morale par laquelle nous vivons.

XIV.

Le patriotisme était nécessaire dans la formation et la consolidation d’états puissants composés de différentes nationalités et agissant en défense mutuelle contre les barbares. Mais dès que les lumières chrétiennes ont transformées ces pays de l’intérieur, donnant à tous un statut d’égal, le patriotisme est non seulement devenu inutile mais, entre les nations, le seul empêchement d’une union pour laquelle ils étaient préparée en raison de leur conscience chrétienne.

Le patriotisme est aujourd’hui la tradition cruelle d’une époque révolue qui n’existe pas seulement par son inertie mais parce que les gouvernements et les classes dirigeantes, conscients que leur pouvoir et leur existence même en dépendent, le provoquent et le soutiennent continuellement parmi le peuple, par la ruse et la violence.[8]

Le patriotisme est aujourd’hui comme un échafaudage qui était jadis nécessaire pour élever les murs d’un bâtiment, et qui est conservé parce que son existence profite à certaines personnes, malgré le fait qu’il présente le seul obstacle à ce que la maison soit occupée.

Depuis longtemps, il n’y a et ne peut y avoir aucun motif de dissension entre les nations chrétiennes. Il est même impossible d’imaginer comment et pourquoi les travailleurs russes et allemands, oeuvrant paisiblement ensemble aux frontières et dans les capitales se querelleraient. Et on imaginerait encore plus difficilement une hostilité entre un paysan Kazan qui fournit le blé aux allemands, et un allemand qui lui fournit des faux et des machines.

Il en est de même entre les travailleurs français, allemands et italiens. Et il serait même ridicule de parler de la possibilité d’une querelle entre les hommes de science, d’art et des lettres des différentes nationalités qui ont les mêmes buts d’intérêt commun, indépendants des nationalités ou des gouvernements.

Mais les divers gouvernements ne peuvent pas laisser les nations en paix parce que la principale, sinon la seule, justification de l’existence des gouvernements est la pacification des nations, et le règlement de leurs relations hostiles. En conséquence, les gouvernements évoquent de telles relations hostiles sous la bannière du patriotisme afin de montrer leurs pouvoirs de pacification. Un peu comme un gitan qui, ayant mis du poivre sous la queue d’un cheval et l’ayant battu dans sa stalle, le sort dehors, se cramponnant à ses rennes, et prétend qu’il peut difficilement contrôler l’animal énervé.

On se fait dire que les gouvernements sont très prudents de maintenir la paix entre les nations. Mais comment la maintiennent-ils ? Les gens vivent en relation paisible les uns avec les autres dans le Rhin. Tout à coup, une guerre commence à cause de quelques querelles ou intrigues entre les rois et les empereurs ; et nous apprenons que le gouvernement français considère nécessaire de tenir ces habitants paisibles pour français. Les siècles passent, la population est devenue accoutumée à sa situation lorsque l’animosité recommence entre les gouvernements des grandes nations, et une guerre débute sur la base des prétextes les plus vides, parce que le gouvernement allemand considère nécessaire de tenir ces habitants pour allemands : et un sentiment mutuel de mauvaise volonté est allumé entre tous les français et tous les allemands.

Ou encore les allemands et les russes vivent de manière amicale à leurs frontières, échangeant pacifiquement le fruit de leur travail ; quand tout d’un coup ces mêmes institutions, qui n’existent que pour maintenir la paix des nations, commencent à se quereller, se rendent coupables d’une stupidité après l’autre, et sont finalement incapables d’inventer quoi que ce soit de mieux qu’une des méthode les plus puériles d’autopunition, afin d’en faire à leurs têtes et de jouer un mauvais tour à leurs adversaires, — ce qui est spécialement facile dans ce cas puisque ceux qui organisent une guerre de tarifs ne sont pas ceux qui en souffrent ; ce sont les autres qui souffrent, — et ils organisent alors une guerre de tarifs comme celle qu’il y a eu récemment entre la Russie et l’Allemagne. Et un sentiment d’animosité est ainsi favorisé entre les russes et les allemands, qui est encore plus envenimé par les festivités franco-russes, et peut conduire à un moment ou l’autre à une guerre sanglante.

J’ai mentionné ces deux derniers exemples de l’influence d’un gouvernement qui est utilisée sur les gens pour exciter leur animosité contre d’autres gens, parce qu’ils sont arrivés à notre époque ; mais dans toute l’histoire, il n’y a aucune guerre qui n’a pas été tramée par les gouvernements, les gouvernements seuls, indépendants des intérêts des gens, pour qui la guerre est toujours pernicieuse même si elle est victorieuse.

Le gouvernement assure les gens qu’ils sont en danger d’invasion par une autre nation, ou d’ennemis en leur sein, et que la seule manière d’échapper à ce danger est par l’obéissance servile des gens à leur gouvernement. Ce fait est mis le plus en évidence pendant les révolutions et les dictatures mais il existe toujours et partout où le pouvoir du gouvernement existe. Chaque gouvernement explique son existence et justifie ses actions par la violence, avec l’argument que l’état des choses serait bien pire s’il n’existait pas.

Après avoir assuré le peuple de son danger, le gouvernement le subordonne au contrôle, et lorsqu’il se trouve dans cette condition, le force à attaquer une autre nation. Et l’assurance du gouvernement quant au danger d’une attaque de la part d’autres nations est ainsi corroborée aux yeux du peuple.

"Divide et impera" ["Divise et règne"]

Dans sa signification la plus simple, la plus nette et la plus indubitable, le patriotisme n’est rien d’autre que, pour les dirigeants un moyen de satisfaire leurs ambitions et désirs de convoitise, et pour les dirigés l’abdication de la dignité humaine, de la raison et de la conscience, et une fascination servile pour ceux qui sont au pouvoir. Et il est recommandé comme tel partout où il est prêché.

Le patriotisme est esclavage.

Ceux qui prêchent la paix par l’arbitrage plaident ainsi : deux animaux ne peuvent pas se séparer leur proie autrement qu’en se battant ; comme c’est aussi le cas avec les enfants, les sauvages et les nations barbares. Mais les gens raisonnables règlent leurs différents par la discussion et la persuasion, et en soumettant la décision à d’autres personnes raisonnables et impartiales. C’est ainsi que les nations devraient agir aujourd’hui. Cet argument semble tout à fait valable. Les nations d’aujourd’hui sont arrivées à l’époque du caractère raisonnable, de n’avoir aucune animosité l’une envers l’autre, et pourraient décider leurs différents de manière pacifique. Mais cet argument ne s’applique que dans la mesure où il réfère aux gens, et seulement aux gens qui ne sont pas sous le contrôle d’un gouvernement. Mais les gens qui se subordonnent à un gouvernement ne peuvent pas être raisonnables parce que la subordination est en elle-même le signe du besoin d’une raison.

Comment pouvons-nous parler du caractère raisonnable d’hommes qui promettent d’avance de tout accomplir, y compris le meurtre, que le gouvernement – c’est-à-dire certains hommes qui ont atteint une certaine position – peuvent ordonner ? Les hommes qui acceptent de telles obligations et se subordonnent de façon résignée à tout ce qui peut être prescrit par des personnes qu’ils ne connaissent pas à Pétersbourg, Vienne, Berlin ou Paris ne peuvent pas être considérés raisonnables ; et les gouvernements, c’est-à-dire ceux qui sont en possession d’un tel pouvoir, peuvent encore moins être considérés raisonnables, et ne peuvent que mal l’utiliser, et devenir étourdis par un pouvoir si fou et terrible.

C’est pourquoi la paix entre les nations ne peut être réalisée par des moyens raisonnables, des conventions et l’arbitrage, aussi longtemps que la subordination des gens au gouvernement continue, une condition toujours déraisonnable et toujours pernicieuse.

Mais la subordination des gens au gouvernement existera aussi longtemps que le patriotisme existera, parce que toute autorité gouvernementale est fondée sur le patriotisme, c’est-à-dire sur l’empressement des gens à se subordonner à l’autorité pour défendre leur nation, pays ou état des dangers qui les menacent supposément.

Avant la révolution, le pouvoir des rois français sur leur peuple était basé sur le patriotisme ; après la Révolution, le pouvoir du Comité du Bien-être Public était aussi fondé sur celui-ci ; le pouvoir de Napoléon, comme consul et comme empereur, était érigé sur celui-ci ; après la chute de Napoléon, le pouvoir des Bourbons, puis de la République, de Louis-Philippe et encore de la République était basé sur celui-ci ; ensuite celui de Napoléon III, puis encore de la République, et enfin le pouvoir de M. Boulanger reposait sur celui-ci.

C’est terrible à dire, mais il n’y a pas et il n’y a jamais eu de violence conjointe d’un peuple contre un autre qui n’ait été accomplie au nom du patriotisme. En son nom, les russes ont combattus les français et les français les russes ; en son nom, russes et français se préparent à combattre les allemands et les allemands à faire la guerre sur deux frontières[9]. Et tel est le cas non seulement avec les guerres. Au nom du patriotisme, les russes ont étouffé les polonais, les allemands persécuté les slaves, les hommes de la Commune tué ceux de Versailles, et ceux de Versailles tué les hommes de la Commune.

XV.

Il semblerait qu’en raison de la diffusion de l’éducation, des transports plus rapides, des rapports plus grands entre les nations, de l’extension de la documentation et, surtout, de la diminution du danger des autres nations, la fraude du patriotisme devrait devenir quotidiennement plus difficile et finalement impossible à pratiquer. Mais le fait est que ces mêmes moyens d’éducation générale libre, de transport et de relations facilités, spécialement l’extension de la documentation, en étant de plus en plus continuellement saisis et contrôlés par le gouvernement, confèrent à ce dernier de telles possibilités d’exciter un sentiment d’animosité mutuel entre les nations, que le pouvoir du gouvernement et des classes dirigeantes d’exciter l’animosité entre les nations s’est aussi accru en proportion où l’inutilité et le danger du patriotisme est devenu manifeste.

La différence entre ce qui était et ce qui est consiste uniquement au fait que beaucoup plus d’hommes participent aujourd’hui aux avantages que le patriotisme confère aux classe dirigeantes et, en conséquence, que beaucoup plus d’hommes sont employés pour répandre et maintenir cette renversante superstition.

Plus le gouvernement trouve difficile de garder son pouvoir, plus les hommes qui le partagent sont nombreux.

Autrefois, un petit groupe de dirigeants tenaient les rennes du pouvoir, empereurs, rois, ducs, leurs soldats et assistants ; alors que maintenant le pouvoir et son profit sont partagés non seulement par les fonctionnaires du gouvernement et par le clergé, mais aussi par les capitalistes – grands et petits, propriétaires terriens, banquiers, membres de Parlement, professeurs, fonctionnaires de village, hommes de science, et même les artistes, mais particulièrement les auteurs et les journalistes.

Et tous ces gens, consciemment ou inconsciemment, répandent la supercherie du patriotisme qui leur est indispensable si les avantages de leur situation doivent être préservés.

Et la fraude, grâce aux moyens de sa propagation et à la participation de beaucoup plus de personnes à son existence, est devenue si puissante, se poursuit de façon si efficace que, malgré la difficulté accrue de tromper, l’étendue de la tromperie des gens est le même que depuis toujours.

Il y a cent ans, les classes sans instruction, qui n’avaient aucune idée de ce qui composait leur gouvernement ou de quelles nations ils étaient entourées, obéissaient aveuglément aux fonctionnaires locaux du gouvernement et aux nobles, par qui ils étaient réduit à l’esclavage, et il était suffisant au gouvernement de rester en bons termes avec ces nobles et ces fonctionnaires, par des pots-de-vin et des récompenses, pour extorquer aux gens tout ce qui était exigé.

Tandis que maintenant, alors que pour la plupart, les gens lisent, savent plus ou moins en quoi consiste leur gouvernement et quelles nations les entourent ; alors que les travailleurs se déplacent constamment et facilement d’un endroit à un autre, rapportant des informations sur ce qui se passe dans le monde, — la simple demande que les ordres du gouvernement soient accomplis n’est plus suffisante ; il est aussi nécessaire d’embrouiller ces idées véritables que les gens ont au sujet de la vie, et d’inculquer des idées anormales quant à la condition de leur existence, et le rapport à celle-ci d’autres nations.

Et donc, grâce aux développement de la documentation, de la lecture et des facilités de voyage, les gouvernements qui ont leurs agents partout, au moyen des règlements, sermons, écoles et presse, inculquent partout aux gens les idées les plus barbares et les plus erronées quant à leurs avantages, et la relation des nations, leurs qualités et leurs intentions ; et les gens, tellement écrasés par le travail qu’ils n’ont ni le temps ni la capacité de comprendre la signification ou de tester la vérité des idées qui leurs sont imposées ou des demandes qui leurs sont faites au nom de leur bien-être, se mettent sans murmure sous le joug.

Les travailleurs se sont émancipés des labeurs harassants et sont devenus éduqués, et ont donc, on pourrait le supposer, le pouvoir de comprendre la fraude qui est exercée sur eux, tandis qu’ils sont soumis à une telle contrainte de menaces, de séductions à prix d’argents ["bribes"] et à toute l’influence hypnotique des gouvernements que, presque sans exception, ils désertent du côté du gouvernement et entrent dans quelque emploi profitable et bien payé, comme prêtre, professeur ou fonctionnaire, et deviennent participants à la propagation de la supercherie qui détruit leurs camarades.[10] C’est comme s’il y avait des filets tendus à l’entrée de l’éducation, dans lesquels étaient attrapés inévitablement ceux qui échappent par quelques moyens des masses accablées par le travail.

Quand on comprend toute la cruauté d’une telle supercherie, on se sent d’abord indigné malgré soi contre ceux qui, par ambition personnelle ou pour des profits cupides, propagent cette fraude cruelle qui détruit les âmes ainsi que les corps des hommes, et on se sent enclin à les accuser de ruse sournoise ; mais le fait est qu’ils sont trompeurs sans désir de tromper, parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Et ils trompent, non pas comme des machiavéliens, mais sans conscience de leur tromperie, et habituellement avec la naïve assurance qu’ils font quelque chose d’excellent et d’élevé, une opinion dans laquelle ils sont constamment encouragés par la sympathie et l’approbation de tous ceux qui les entourent.

Il est vrai qu’en étant si peu conscient que leur pouvoir et leur position avantageuse est établie sur la fraude, ils sont inconsciemment poussés vers elle ; mais leur action n’est basée sur aucun désir d’induire les gens en erreur, mais parce qu’ils croient qu’ils rendent service aux gens.[11]

Ainsi les empereurs, les rois et leurs ministres, avec leurs couronnements, manœuvres, revues militaires, visites mutuelles, se costumant de divers uniformes, allant de place en place, et délibérant les visages graves quant à comment ils peuvent garder la paix entre des nations supposées être hostiles les unes aux autres, — des nations qui ne penseraient jamais à se quereller,- se sentent tout à fait sûrs que ce qu’ils font est très raisonnable et utile.

De la même façon, les divers ministres, diplomates et fonctionnaires – costumés de divers uniformes, avec toutes sortes de rubans et de croix, écrivant et enregistrant avec grand soin, sur le meilleur papier, leur communications, conseils, projets nébuleux, compliquées et entièrement inutiles – sont tout à fait assurés que sans leur activité toute l’existence des nations cesserait ou deviendrait dérangée.

De manière similaire, les militaires déguisés en costumes ridicules, discutant sérieusement avec quel fusil ou canon les hommes peuvent être détruit le plus promptement, sont tout à fait certains que leurs jours de grandes manœuvres et revues sont des plus importantes et essentielles pour le peuple.

De même les prêtres, les journalistes et les auteurs de chansons patriotiques et de livres d’écoles qui prêchent le patriotisme et reçoivent des rémunérations libérales sont aussi tout à fait satisfaits.

Et il n’y a pas de doute que les organisateurs de festivités – telles que les fêtes [Fr.] franco-russes – sont sincèrement émus pendant qu’ils prononçent leurs discours et portent des toasts.

Tous ces gens font ce qu’ils font de façon inconsciente, parce qu’ils le doivent, toute leur vie étant établie sur la tromperie, et parce qu’ils ne savent faire rien d’autre ; et par pure coïncidence, ces mêmes actions donnent lieu à la sympathie et à l’approbation de tous les gens au milieu de qui elles sont faites. De plus, étant tous liés ensemble, ils approuvent et justifient les actes les uns des autres – les empereurs et rois ceux des soldats, fonctionnaires et membres du clergé ; et les soldats, membres du clergé et fonctionnaires ceux des empereurs et des rois, pendant que le peuple, et particulièrement la populace des villes, ne voyant rien de compréhensible dans ce qui est fait par tous ces hommes, leur attribue involontairement une signification spéciale, presque surnaturelle.

Les gens voient, par exemple, qu’un arche triomphal est érigé ; que les hommes se parent de couronnes, d’uniformes et de robes ; qu’on fait partir des feux d’artifices, tire du canon, sonne des cloches, que des régiments paradent avec leur orchestre ; que des papiers, télégrammes et messagers volent d’un endroit à l’autre, et que des hommes étrangement alignés sont activement occupés à se presser d’un endroit à l’autre et beaucoup de choses sont dites et écrites ; et la foule étant incapable de croire que tout cela est fait (comme c’est vraiment le cas) sans la moindre nécessité, attribue à tout cela une signification spéciale mystérieuse, et regarde fixement avec cris et hilarité ou avec une révérence silencieuse. Et d’un autre côté, cette hilarité ou cette révérence silencieuse confirme l’assurance de ces gens qui sont responsables de tous ces actes insensés.

Ainsi, par exemple, il n’y a pas longtemps, Wilhelm II s’est commandé un nouveau trône avec une sorte d’ornementation spéciale, et s’étant costumé d’un uniforme blanc, avec une cuirasse, des culottes serrées, et un casque avec un oiseau sur le dessus, s’étant enveloppé d’un manteau rouge, est apparu devant ses sujets et s’est assis sur ce nouveau trône, parfaitement assuré que son acte était le plus nécessaire et important ; et non seulement ses sujets n’ont rien vu de ridicule en cela, mais ils ont imaginé que la scène était des plus imposantes.

XVI.

Depuis quelque temps, le pouvoir du gouvernement sur le peuple n’a pas été maintenu par la force, comme c’était le cas quand une nation en conquérait une autre et la gouvernait par la force des armes, ou quand les dirigeants d’un peuple désarmé avait des légions séparés de janissaires et de gardes.

Le pouvoir du gouvernement a été maintenu depuis quelque temps par ce qu’il est convenu d’appeler l’opinion publique.

Il existe une opinion publique selon laquelle le patriotisme est un sentiment moral élevé, et qu’il est correct et de notre devoir de considérer notre propre nation, notre propre état, comme le meilleur du monde ; et de cette opinion publique en découle naturellement une autre, à savoir qu’il est correct et de notre devoir d’acquiescer au contrôle du gouvernement sur nous-mêmes, de s’y subordonner, de servir dans l’armée et de se soumettre à la discipline, de donner nos gains au gouvernement sous forme d’impôts, de se soumettre aux décisions des tribunaux, et de considérer les édits du gouvernement comme divinement justes. Et quand il existe une telle opinion publique, un pouvoir gouvernemental fort est constitué, possédant des milliards d’argent, un mécanisme organisé d’administration, service postier, télégraphes, téléphones, armées disciplinées, tribunaux, police, clergé soumis, écoles, même la presse ; et ce pouvoir maintien chez les gens l’opinion publique qu’il juge nécessaire.

Le pouvoir des gouvernements est maintenu par l’opinion publique, et les gouvernements, avec ce pouvoir, à l’aide de ses organes,- ses fonctionnaires, tribunaux, écoles, églises, même la presse,- peuvent toujours maintenir l’opinion publique dont ils ont besoin. L’opinion publique produit le pouvoir, et le pouvoir produit l’opinion publique. Et il ne semble y avoir aucune échappatoire à cette situation.

Et il n’y en aurait vraiment pas si l’opinion publique était quelque chose de figée, d’inchangeable, et que les gouvernements étaient capables de fabriquer l’opinion dont ils ont besoin.

Mais heureusement tel n’est pas le cas ; et au départ, l’opinion publique n’est pas permanente, inchangeable, stationnaire ; au contraire, elle est constamment en train de changer, bougeant avec le progrès de l’humanité ; et non seulement l’opinion publique ne peut pas être produite à volonté par un gouvernement, mais elle est ce qui produit les gouvernements et leur donne le pouvoir, ou les en prive.

Il peut sembler que l’opinion publique est actuellement stationnaire, et la même qu’elle était il y a dix ans ; qu’en ce qui concerne certaines questions elle ne fait que fluctuer et revenir encore – comme quand elle remplace une monarchie par une république, puis la république par une monarchie ; elle a cette apparence seulement quand nous n’examinons que la manifestation extérieure ou l’opinion publique qui est produite artificiellement par le gouvernement.

Mais il suffit que nous prenions l’opinion publique dans sa relation avec la vie de l’humanité pour voir que, comme le jour ou l’année, elle n’est jamais stagnante mais avance toujours sur la voie où l’humanité progresse, comme le jour ou le printemps, malgré des délais et des hésitations, avancent par le même chemin que le soleil.

De sorte que, même si la position des nations européennes d’aujourd’hui est presque comme elle était il y a cinquante ans, en jugeant selon les apparences extérieures, la relation des nations à ces apparences est entièrement différente de ce qu’elle était alors.

Quoique maintenant, comme avant, il existe des dirigeants, troupes, taxes, luxe et pauvreté, Catholicisme, Orthodoxie, Luthérianisme, cela existait autrefois parce que l’opinion publique les demandait, alors que maintenant ils existent seulement parce que les gouvernements maintiennent artificiellement ce qui était jadis une opinion publique vitale.

Si nous remarquons aussi rarement ce mouvement de l’opinion publique que nous apercevons le mouvement de l’eau dans une rivière alors que nous descendons nous-mêmes avec le courant, c’est parce que les changements imperceptibles de l’opinion publique nous influencent aussi.

La nature de l’opinion publique est un mouvement constant et irrésistible. Si elle nous semble stationnaire, c’est parce qu’il y en a toujours quelques-uns qui ont utilisé une certaine phase de l’opinion publique pour leur propre avantage et qui, en conséquence, emploient tous les effort pour lui donner une apparence de permanence, et pour cacher les manifestations de l’opinion véritable, qui est toujours vivante dans la conscience des hommes, bien que pas encore parfaitement exprimée. Et de tels gens, qui adhèrent à l’opinion périmée et cachent la nouvelle, sont aujourd’hui ceux qui composent les gouvernements et les classes dirigeantes, et qui prêchent le patriotisme comme une condition indispensable de la vie humaine.

Les moyens que ces gens peuvent contrôler sont immenses ; mais leurs effets doivent être vain au bout du compte, puisque l’opinion publique se déverse constamment sur eux : la vieille tombe en décrépitude et la nouvelle croît. Plus la manifestation de l’opinion publique naissante est réfrénée, plus elle accumule, et plus elle éclatera énergiquement.

Les gouvernements et les classes dirigeantes essayent de toutes leurs forces de préserver cette vieille opinion publique de patriotisme sur laquelle repose leur pouvoir, et d’étouffer l’expression de la nouvelle qui le détruirait.

Mais préserver l’ancien et faire échec au nouveau n’est possible que dans une certaine mesure ; exactement comme il n’est possible que dans une certaine mesure de retenir de l’eau courante avec un barrage.

Même si les gouvernements essaient d’éveiller chez les gens une opinion publique du passé, qui ne leur est pas naturelle, quant au mérite et à la vertu du patriotisme, les gens d’aujourd’hui ne croient plus au patriotisme, mais embrassent de plus en plus la cause de la solidarité et la fraternité des nations.

Le patriotisme ne promet rien aux hommes qu’un futur terrible, mais la fraternité des nations représente un idéal qui devient de plus en plus intelligible et désirable pour l’humanité. En conséquence, le progrès de l’humanité, de la vieille opinion publique désuète à la nouvelle, doit inévitablement avoir lieu. Cette progression est aussi inévitable que la chute des dernières feuilles sèches au printemps et l’apparition des nouveaux bourgeons.

Et plus cette transition est retardée, plus elle devient inévitable, et plus sa nécessité devient évidente.

En effet, il suffit de se rappeler ce que nous professons comme chrétiens et simplement comme hommes d’aujourd’hui, ces principes moraux fondamentaux par lesquels nous sommes conduis dans notre existence sociale, familiale et personnelle, et la situation dans laquelle nous nous plaçons au nom du patriotisme, afin de voir quel degré de contradiction nous avons mis entre notre conscience et ce que nous considérons comme notre opinion publique, grâce à une influence gouvernementale énergique dans cette direction.

Il suffit d’examiner soigneusement les demandes les plus ordinaires du patriotisme, qui sont exigées de nous comme l’affaire la plus simple et la plus naturelle, pour comprendre dans quelle mesure ces exigences sont en désaccord avec cette opinion publique véritable que nous partageons déjà. On se considère tous comme libres, éduqués, humains, ou même comme chrétiens, et pourtant nous sommes tous dans une telle position que si Wilhelm se froissait demain d’Alexandre, ou si M. N. écrivait un vif article sur la question de l’Est, ou si le Prince Untel pillait des bulgares ou des serbes, ou si quelque reine ou impératrice était contrariée par une chose ou une autre, nous tous chrétiens humains instruits devrions aller et tuer des gens de qui nous n’avons aucune connaissance, et envers qui nous sommes tout aussi amicalement disposé que pour le reste de l’humanité.[12]

Et si un tel évènement n’est pas survenu, c’est dû, sommes-nous assurés, à l’amour de la paix qui anime Alexander, ou parce que Nikolaï Alexandrovitch a marié la petite fille de Victoria.

Mais s’il arrivait qu’un autre soit dans la chambre d’Alexandre, ou si la disposition d’Alexandre lui-même changeait, ou si Nicolas le fils d’Alexandre avait marié Amalia plutôt qu’Alice, nous devrions nous ruer les uns sur les autres comme des bêtes sauvages, et se déchirer les ventres des uns des autres.

Tel est l’opinion publique supposée d’aujourd’hui, et de tels arguments sont froidement répétés dans chaque organe libéral ou avancé de la presse.

Si nous, chrétiens de milles ans, ne nous sommes pas déjà coupés la gorge les uns des autres, c’est seulement parce que Alexandre III ne nous a pas permis de le faire. Mais ceci est horrible !

XVII.

Aucun exploit héroïque n’est nécessaire pour accomplir les changements les plus grands et les plus importants dans l’existence de l’humanité ; ni l’armement de millions de soldats, ni la construction de nouvelles routes et machines, ni l’aménagement d’expositions, ni l’organisation de syndicats, ni les révolutions, ni les barricades, ni les explosions, ni le perfectionnement de la navigation aérienne ; mais un changement dans l’opinion publique.

Et pour accomplir ce changement, nul besoin d’efforts de l’esprit, ni la réfutation de quoi que ce soit qui existe, ni l’invention de quelque nouveauté extraordinaire ; il est seulement nécessaire que nous ne succombions pas à l’opinion publique erronée, déjà défuntes, du passé, que les gouvernements ont artificiellement provoquées ; il est seulement nécessaire que chaque individu dise ce qu’il ressent ou pense vraiment, ou du moins qu’il ne dise pas ce qu’il ne pense pas.

Et si un petit groupe de personnes seulement faisait cela en même temps, de leur plein gré, l’opinion publique périmée nous ferait défection d’elle-même, et une nouvelle opinion vivante et naturelle s’affirmerait. Et lorsque l’opinion publique aurait changée de cette manière, sans le moindre effort, la condition interne de vie des hommes, qui les tourmente tant, changerait aussi toute seule.

On a honte de dire qu’il faut tellement peu pour que tous les hommes soient délivrés de ces calamités qui les oppressent maintenant ; il est seulement nécessaire de ne pas mentir.

Que les gens soient seulement supérieurs à la fausseté qui leur est inculquée, qu’ils refusent de dire ce qu’ils ne ressentent pas ni ne croient, et une révolution de toute l’organisation de notre vie aura immédiatement lieu, telle qu’elle ne pourrait pas être réalisée par les efforts des révolutionnaires durant des siècles même s’ils avaient le pouvoir complet entre les mains.

Si les gens comprenaient seulement que la force n’est pas dans la force brute mais dans la vérité, ne se dérobaient pas d’elle en parole ou en action, ne disaient pas ce qu’ils ne pensent pas, ne faisaient pas ce qu’ils considèrent insensé et mauvais !

« Mais qui a-t-il de si sérieusement grave dans le fait de crier "Vive la France ! ", ou "Hourra ! ", pour un empereur, un roi ou un conquérant ; de mettre un uniforme et une décoration de cour, d’aller attendre dans l’anti-chambre, de saluer bien bas et d’appeler les hommes par d’étranges titres, et de laisser ainsi entendre aux jeunes et aux incultes que toute ces sortes de choses sont très dignes d’éloge ? » ; ou, « pourquoi l’écriture d’un article pour défendre l’alliance franco-russe, ou la guerre des tarifs, ou pour condamner des allemands, des russes, ou des anglais est-il d’une importance semblable ? » ; ou, « quel mal y a-t-il d’assister à une festivité patriotique, ou de boire à la santé et de faire un discours en faveur de gens qu’on n’aiment pas, et avec qui on a aucune affaire ? » ; ou, « qui a-t-il de tellement important dans le fait de reconnaître l’utilité et l’excellence de traités et d’alliances, ou de garder le silence quand sa propre nation est louée dans son audition, et que les autres nations sont abusées et calomniées ; ou quand le Catholicisme, l’Orthodoxie et le Luthérianisme sont loués ; ou un héro de guerre, comme Napoléon, Pierre, Boulanger ou Skobolef est admiré ? »

Toutes ces affaires semblent tellement sans importance. Cependant, dans ces façons qui nous paraissent sans importance, en nous en abstenant, dans notre démonstration, autant qu’on peut, du caractère déraisonnable de ce qui est évident pour nous, en cela se trouve notre pouvoir principal, irrésistible, duquel est composé cette force indomptable qui constitue l’opinion publique authentique véritable, cette opinion qui, pendant qu’elle avance, met en mouvement toute l’humanité.

Les gouvernements le savent et tremblent devant cette force, et font tous les efforts pour la contrecarrer ou en être en possession.

Ils savent que la force n’est pas dans la force brutale, mais dans la pensée et sa claire expression, et par conséquent, ils ont plus peur de l’expression d’une pensée indépendante que des armées ; de là ils instaurent la censure, soudoient la presse, et monopolisent le contrôle de la religion et des écoles. Mais la force spirituelle qui anime le monde leur échappent ; elle n’est ni dans les livres ni dans les journaux ; elle ne peut pas être prise au piège et est toujours libre ; elle est dans les profondeurs de la conscience de l’humanité. La force la plus puissante et la moins entravée de la liberté est celle qui s’affirme elle-même dans l’âme de l’homme quand il est seul, qui dans la seule présence de lui-même réfléchis sur les vérités de l’univers, et qui communique par la suite de façon naturelle ses pensées à femme, frère, ami, à tous ceux avec qui il vient en contact, et à qui il considérerait péché de cacher la vérité.

Aucun milliard de deniers, aucun million de troupes, aucune organisation, aucune guerre ou révolution ne produira ce que peut faire la simple expression d’un homme libre, en ce qu’il croit juste, indépendamment de ce qui existe ou lui est suggéré.[13]

Un homme libre dira avec vérité ce qu’il pense et ressent parmi des milliers d’hommes qui attestent exactement du contraire par leurs actes et leurs paroles. On dirait que celui qui exprime sincèrement sa pensée doive rester seul, tandis qu’il arrive généralement que tous les autres, ou au moins la majorité, pensait et ressentait la même chose mais sans l’exprimer.

Et ce qui était hier l’opinion nouvelle d’un seul homme devient aujourd’hui l’opinion de la majorité.

Et dès que cette opinion est établie, immédiatement et par degré imperceptible, mais par-delà le pouvoir de frustration, la conduite de l’humanité commence à se modifier.

Tandis qu’à présent, chaque homme, même s’il est libre, se demande, « que puis-je faire contre tout cet océan de mal et de tromperie qui nous accable ? Pourquoi devrais-je exprimer mon opinion ? Pourquoi même en avoir une ? Il est mieux de ne pas réfléchir à ces questions compliquées et brumeuses. Peut-être que ces contradictions constituent une condition inévitable de notre existence. Et pourquoi devrais-je me battre seul contre tout le mal du monde ? N’est-il pas mieux de suivre le courant qui me porte ? Si quelque chose peut être fait, ce ne doit pas être seul mais en compagnie des autres. »

Et laissant la plus puissante des armes – la pensée et son expression – qui met le monde en mouvement, chaque homme emploie l’arme de l’activité sociale, sans s’apercevoir que toute activité sociale est basée sur les fondations mêmes contre lesquelles il est obligé de combattre, et qu’en entrant dans l’activité sociale qui existe dans notre monde, chaque homme est obligé, au moins en partie, de s’écarter de la vérité et de faire des concessions qui détruisent la force de l’arme puissante qui devrait l’assister dans la lutte. C’est comme si un homme à qui avait été donné une épée si merveilleusement affilée qu’elle couperait n’importe quoi, utilisait son tranchant pour enfoncer des clous.

On se plaint tous de l’ordre insensé du monde, qui est en contradiction avec notre être, et cependant nous refusons d’utiliser la seule arme puissante entre nos mains : la conscience de la vérité et son expression ; et au contraire, sous prétexte de se battre contre le mal, nous détruisons l’arme et la sacrifions aux exigences d’un conflit imaginaire.

Un homme ne fait pas valoir la vérité qu’il connaît, parce qu’il se sent engagé envers les gens avec qui il est occupé ; un autre, parce que la vérité le priverait peut-être d’une situation profitable par laquelle il subvient aux besoins de sa famille ; un troisième, parce qu’il désire acquérir une réputation et de l’autorité, et ensuite les utiliser au service de l’humanité ; un quatrième, parce qu’il ne souhaite pas détruire des vieilles traditions intouchables ; un cinquième, parce qu’il n’a aucune envie de froisser les gens ; un sixième, parce que l’expression de la vérité provoquerait de la persécution, et dérangerait l’activité sociale excellente à laquelle il se consacre.

Un tel sert comme empereur, roi, ministre, fonctionnaire du gouvernement ou soldat, et s’assure lui-même et les autres que l’écart par rapport à la vérité, indispensable dans sa situation, est rattrapé par le bien qu’il fait. Un autre, qui remplie la fonction de pasteur spirituel, ne croit pas tous ce qu’il prêche dans le fond de son âme, mais autorise la déviation par rapport à la vérité compte tenu du bien qu’il fait. Un troisième informe les hommes au moyen de la documentation, et malgré le silence qu’il doit observer en ce qui concerne toute la vérité, afin de ne pas remuer le gouvernement et la société contre lui, n’a aucun doute quant au bien qu’il fait. Un quatrième se bat résolument avec l’ordre actuel en tant que révolutionnaire ou anarchiste, et est tellement assuré que les buts qu’il poursuit sont complètement bénéfiques qu’il néglige la vérité, ou même que la fausseté, par le silence, indispensable au succès de son action, ne détruit pas l’utilité de son œuvre.

Pour que les conditions d’une vie contraire à la conscience de l’humanité changent et soient remplacées par une qui soit en accord avec elle, l’opinion publique périmée doit être remplacée par une autre qui est nouvelle et vivante.

Pour que la vieille opinion périmée cède sa place à la nouvelle et vivante, tous ceux qui sont conscient des nouvelles exigences devraient les exprimer ouvertement. Et cependant, tous ceux qui sont conscients de ces nouvelles exigences, l’un au nom d’une chose, et l’un au nom d’une autre, non seulement les passent sous silence, mais témoignent exactement de leurs contraires par la parole et l’action.

Seule la vérité et son expression peuvent établir cette nouvelle opinion publique qui réformera l’ancien ordre de vie désuet et pernicieux ; et néanmoins, non seulement nous n’exprimons pas la vérité que nous connaissons, mais donnons souvent une expression distincte à ce qu’on considère faux.

Si seulement les hommes libres ne comptaient pas sur ce qui n’a aucun pouvoir, et est toujours enchaîné – sur les aides extérieures ; mais faisait confiance ce qui est toujours puissant et libre – la vérité et son expression !

Si seulement les hommes exprimaient hardiment et clairement la vérité qui leur est déjà évidente, de la fraternité de toutes les nations et du crime de l’attachement exclusif à son propre peuple, l’opinion publique défunte et fausse tomberait d’elle-même comme une peau morte, — et le pouvoir des gouvernements et tous le mal qu’ils font dépendent d’elle ; et la nouvelle opinion publique, qui encore maintenant ne fait qu’attendre cette chute de la vieille, s’avancerait pour mettre sa demande de l’avant manifestement et avec puissance, et établir de nouvelles formes d’existence en conformité avec la conscience de l’humanité.

XVIII.

Il suffit que les gens comprennent que ce qui leur est énoncé comme opinion publique, et est entretenu par des moyens si complexes, énergiques et artificiels, n’est pas l’opinion publique, mais seulement le résultat sans vie de ce qui était jadis l’opinion publique[14] ; et ce qui est plus important, il suffit qu’ils aient foi en eux-mêmes, qu’ils croient que ce dont ils sont conscients dans le fond de leurs âmes, ce qui insiste en chacun pour être exprimé, et n’est pas exprimé seulement parce que ça contredit l’opinion publique présumé exister, est le pouvoir qui transforme le monde, et dont l’expression est la mission de l’humanité : il suffit de croire que la vérité n’est pas ce dont parlent les hommes, mais ce qui est dit par sa propre conscience, c’est-à-dire par Dieu, — et toute l’opinion publique entretenue artificiellement disparaîtra tout de suite, et une nouvelle et véritable sera établie à sa place.

Si seulement les gens disaient ce qu’ils pensent, et non ce qu’ils ne pensent pas, toute la superstition provenant du patriotisme diminuerait immédiatement, tout autant que les sentiments cruels et la violence qui se basent sur elle. La haine et l’animosité entre les nations et les peuples, attisées par leurs gouvernements, cesseraient ; il en serait fini de l’exaltation de l’héroïsme militaire, c’est-à-dire du meurtre ; et ce qui est essentiel, le respect pour les autorités, le fait de leur abandonner les fruits de son travail et de s’y subordonner cesseraient, puisqu’il n’ont d’autres raison d’être que le patriotisme.

Et s’il arrivait seulement cela, la foule immense des gens faibles qui sont contrôlés selon les apparences oscillerait en même temps du côté de la nouvelle opinion publique, qui règnerais désormais à la place de la vieille.

Que le gouvernement garde les écoles, Église, presse, ses milliards de deniers et millions d’hommes en armes transformés en machines : toute cette organisation apparemment terrible de force brute est comme rien comparée à la conscience de la vérité, qui s’élève dans l’âme d’un homme qui connaît la force de la vérité, qui est communiquée de lui à un autre et à un troisième, comme une chandelle en allume une quantité innombrable d’autres. La lumière n’a qu’à être allumée, et cette organisation qui semble si puissance fondra et sera consumée comme la cire en face du feu. Que les hommes comprennent seulement l’immense pouvoir qui leur est accordé dans la parole qui exprime la vérité ; qu’ils refusent seulement de vendre leur droit d’aînesse pour un plat de lentilles ; que les gens utilisent seulement leur force, — et leurs dirigeants n’oseront pas, comme maintenant, menacer les hommes de massacre universel, auquel ils peuvent ou non les assujettir, à leur discrétion, et n’oseront pas non plus tenir des revues militaires et des manœuvres de meurtriers disciplinés devant les yeux d’une population paisible[15] ; les gouvernements n’oseraient pas non plus, à leur propre profit et à l’avantage de leurs assistants, disposer et déranger les accords douaniers, ni percevoir du peuple ces millions de deniers qu’ils distribuent parmi leurs assistants, et avec l’aide de qui leurs meurtres sont planifiés.

Et une telle transformation n’est pas seulement possible, mais il est tout aussi impossible qu’elle ne soit pas accomplie qu’un arbre sans vie et pourrissant ne tombe pas, et qu’un plus jeune prendre sa place.

« Je vous laisse la paix, c’est ma paix que je vous donne ; je ne vous la donne pas comme le monde la donne. Ne soyez pas inquiets, ne soyez pas effrayés, » dit Christ. Et cette paix est vraiment parmi nous, et dépend de nous pour sa réalisation. Si seulement les cœurs des individus n’étaient pas troublés par les séductions avec lesquelles ils sont séduits à tout heure, et n’avaient pas peur de ces terreurs imaginaires avec lesquelles ils sont intimidées ; si les gens savaient seulement en quoi consiste leur pouvoir le plus essentiel, qui conquiert tout,- une paix que les hommes ont toujours désirée, non la paix réalisable par des négociations diplomatiques, marches royales et impériales, dîners, discours, canons, dynamite et mélinite, par l’épuisement des gens sous les taxes, et l’enlèvement de la fleur du travail de la population, mais la paix réalisable par une profession volontaire de la vérité par chaque homme, aurait été établie depuis longtemps parmi nous.

29 mars, 1894

  1. [Tolstoï écrit dans cette note] : — Ainsi, j’ai connaissance de la protestation suivante qui a été faite par des étudiants russes et envoyée à Paris, mais refusée par tous les journaux : — « Une lettre ouverte aux étudiants français

    « Il y a quelque temps, un petit groupe d’étudiants en droit de Moscou dirigé par son inspecteur a été assez hardi pour parler au nom de l’université au sujet des festivités de Toulon.

    « Nous, les représentants des étudiants unis de diverses provinces, protestons très catégoriquement contre les prétentions de ce corps, et sur le fond contre les échanges de vœux qui ont eu lieu entre lui et les étudiants français. Nous regardons aussi la France avec une chaleureuse affection et un profond respect, mais nous le faisons parce que nous avons voyons en elle une grande nation qui a toujours été dans le passé l’introducteur et l’annonciateur des idéaux nobles de la liberté, de l’égalité et de la fraternité pour le monde entier ; et première aussi dans les tentatives audacieuses pour inclure ces hauts idéaux dans la vie. La meilleure partie de la France à toujours été prête à acclamer la France en tant que le champion le plus important d’un futur plus noble pour l’humanité. Mais nous ne considérons pas des festivités telles que celles de Kronstadt et Toulon comme les occasions appropriées pour de pareilles salutations.

    « Au contraire, ces réceptions représentent une triste situation mais, espérons-nous, temporaire - la trahison de la France de son grand rôle historique précédent. Le pays qui a une époque a invité tout le monde a briser les chaînes du despotisme, et a offert son aide à tout pays qui se révolterait pour obtenir sa liberté, brûle maintenant de l’encens devant le gouvernement russe, qui empêche systématiquement la croissance organique normale de la vie du peuple, et écrase implacablement, sans considération, chaque aspiration de la société russe vers la lumière, la liberté et l’indépendance. Les manifestations de Toulon sont un acte du drame de l’hostilité entre la France et l’Allemagne créé par Bismarck et Napoléon III.

    « Cette hostilité garde toute l’Europe sous les armes, et donne le vote décisif dans les affaires européenne au despotisme Russe, qui a toujours été le soutien de tout ce qui est arbitraire et absolue contre la liberté, et des tyrans contre les tyrannisés.

    « Un sentiment de douleur pour notre pays, de regret face à l’ignorance d’une si grande partie de la société française, voilà les sentiments que nous portent ces festivités.

    « Nous sommes persuadé que la génération la plus jeune n’est pas séduite par le chauvinisme national, et que, prête à se battre pour cette situation sociale meilleure vers laquelle l’humanité s’avance, elle saura comment interpréter les évènements actuels, et quel attitude adopter a leur égard. Nous espérons que notre protestation résolue trouvera des échos dans les cœurs de la jeunesse française.

    (Signé) « Le Conseil Uni de vingt-quatre Sociétés Fédérées d’Étudiants de Moscou »

  2. Des psychiatres anglais ont publié en 1993 une lettre ouverte dans laquelle il proposait de considérer le « bonheur, » caractérisé par la sentimentalité, l’exubérance, certaines altérations cognitives, etc. comme une maladie mentale. La proposition a été examinée sérieusement par d’autres médecins, qui sont arrivé à la conclusion que l’état de bonheur ne pouvait pas être classé avec les autres maladies psychiatriques telles que la psychose ou la schizophrénie parce qu’il n’est pas nuisible ni potentiellement dangereux pour le "patient" (A proposal to classify happiness as a psychiatric disorder. British Journal of Psychiatry, vol. 162, p. 539-542, 1993.). Ainsi, le critère de danger pour soi-même a permis aux médecins de différencier ce qui est ou n’est pas une maladie mentale, de façon semblable au raisonnement de Tolstoï qui a jugé selon la dangerosité des « aliénés armés jusqu’aux dents » que les festivités de 1894 étaient une manifestation psychopathe véritable tandis que l’épidémie de Malevanshchina était plutôt anodine. Le mot « malade » n’est-il pas issu du latin male habitus - mal disposé,- qui est apparenté à « mal, » male, d’une manière mauvaise, et malum, contraire au bien, qui cause des dommages, de la peine, fait souffrir ? (Dictionnaire Petit Larousse).
  3. Flamme : « Pavillon long et étroit, hissé au haut des mâts d’un navire de guerre. » (Dictionnaire Petit Larousse).
  4. Dans son livre « Le royaume des cieux est en vous » (1893), Tolstoï rapporte et dément de façon virulente les paroles de Émile Zola et M. de Voguë selon qui la guerre est « inévitable, et même désirable, » : « …des hommes comme Vogüé et autres, qui croient à la loi de l’évolution et considèrent la guerre non seulement comme inévitable mais utile, et donc désirable, – de tels hommes sont complètement scandaleux, horribles dans leur aberration morale. [Ceux qui s’en horrifient] déclarent au moins qu’ils haïssent le mal et aiment le bien, mais [ces] derniers croient qu’il n’y a ni bien ni mal. »
  5. « Triple-Alliance : accord encore connu sous le nom de Triplice, constituée par l’adhésion de l’Italie, en 1882, à une alliance austro-germanique de 1879. Il fut renouvelé en 1887 et cessa en 1915, lors du passage de l’Italie dans le camp allié. » (Dictionnaire Petit Larousse).
  6. L’enseignement de l’histoire est un domaine où s’exerce généralement cette corruption à laquelle les gens sont soumis dès l’enfance. Bien que la réflexion philosophique de Tolstoï ait beaucoup progressée par la suite, il notait l’insuffisance de la présentation "scientifique" courante de l’histoire, qui néglige le caractère moral essentiel des évènements, et que l’on pourrait donc qualifier de « corruptrice » par son silence, dans Guerre et Paix (1878) : —

    « Vers la fin de l’année 1811, une mobilisation et une concentration de forces a commencé en Europe de l’ouest ; Et en 1812, ces forces – des millions d’hommes, en comptant ceux qui étaient occupés au transport et au ravitaillement des armées – se sont déplacées de l’ouest à l’est vers les frontières de la Russie, où les forces russes se sont alignées exactement comme elles l’avaient fait l’année précédente.

    Le 24 juin, les forces de l’Europe de l’ouest ont traversées la frontière russe, et la guerre a commencée : en d’autres termes, il est survenu un évènement opposé à la raison humaine et à la nature humaine.

    Des millions d’hommes ont commis les uns contre les autres des crimes innombrables, tromperies, trahisons, vols, falsifications, résultats de faux assignats [papier-monnaie créé en France à l’époque de la Révolution française], déprédations, feux incendiaires, meurtres, tels que les annales de toutes les courts ne pourraient les égaler dans l’ensemble des siècles ; et pourtant que les auteurs ne considéraient pas comme des délits à ce moment-là. Qu’est-ce qui a provoqué cet évènement extraordinaire ? Quelles en sont les causes ?

    Les historiens disent avec une crédulité naïve que les causes de ces évènements se trouvent dans l’affront qui a été présenté au Duc d’Oldenbourg, dans le mépris du « Système Continental, » dans les ambitions de Napoléon, la fermeté d’Alexandre, les erreurs des diplomates, et quoi encore. (…)

    On comprend facilement que ces causes et d’innombrables autres – dont la diversité infinie est simplement proportionnelle à la diversité infinie des points de vue – satisfaisaient les hommes qui vivaient à cette époque là ; mais pour nous, la Postérité, qui somment assez éloignés pour réfléchir à l’importance de l’évènement dans une perspective plus vaste, et qui cherchons à sonder sa simple et terrible signification, de telles raisons paraissent insuffisantes. Il est incompréhensible pour nous que des millions d’hommes chrétiens se soient tués et torturés les uns les autres parce que Napoléon était ambitieux, Alexandre ferme, la politique anglaise astucieuse, et le Duc d’Oldenbourg offensé. Il est impossible de comprendre quel rapport ces circonstances ont avec le fait lui-même du meurtre et de la violence ; pourquoi en conséquence de l’affront présenté au duc, des milliers d’hommes de l’autre côté de l’Europe auraient tués et mis à sac les gouvernements de Smolensk et de Moscou, et auraient été tués par eux. (…) Une cause telle que le refus de Napoléon de retirer ses troupes de la Vistule, et de rétablir le duché d’Oldenbourg, a autant de poids dans cette question que la volonté ou non d’un simple caporal français de participer à la deuxième campagne ; parce que s’il avait refusé, et un second, et un troisième, et un milliers de caporaux et de soldats avaient pareillement refusés, si l’armée de Napoléon avait été si grandement réduite, la guerre n’aurait pas pu avoir eu lieu. (…)

    Pour que la volonté de Napoléon ou d’Alexandre soit exécutée – ceux-ci étant apparemment les hommes de qui dépendait l’évènement – le concours d’innombrables facteurs étaient nécessaires, et l’évènement n’aurait pas pu arriver si un seul d’entre eux avait fait défaut. Il était indispensable que des millions d’hommes, dans les mains de qui étaient réellement tout le pouvoir, les soldats qui se sont battus, et les hommes qui ont transporté les munitions de guerre et les canons, consentent à accomplir la volonté de ces deux faibles unités humaines… » (…) « …les grands hommes sont simplement des étiquettes qui fournissent un nom à l’évènement… » (Tolstoï’s philosophy of history In The living thoughts of Tolstoï, S. Zweig. Longman, Green et co, 1939)

  7. Dans la version originale en anglaise il y a, suivant le style de l'époque, une négation qui est sous-entendue : "But if in like manner the ruling classes in Germany, France, Italy, England, and America were to do what they so persistently accomplish in the inculcation of patriotism, attachment, and obedience to the existing governement, we should be able so see how far this supposed patriotism is natural to the nations of our time."
  8. Selon Tolstoï, cette « tradition cruelle d’une époque révolue, » le patriotisme, est maintenue à cause de l’« inertie » et « parce que les gouvernements et les classes dirigeantes le provoquent. » Tolstoï ne précise pas explicitement ce qu’il entend par « inertie » mais nous croyons que les réflexions de Simone Weil (1909-1942) sur le concept d’inertie sont susceptibles de clarifier la signification sociale qu’il a pu donner à ce mot. S. Weil qualifie l’état humain d’« inertie » comme suit : « Un autre effet du malheur est de rendre l’âme sa complice, peu à peu, en y injectant un poison d’inertie. En quiconque a été malheureux assez longtemps, il y a une complicité à l’égard de son propre malheur. Cette complicité entrave tous les efforts qu’il pourrait faire pour améliorer son sort ; elle va jusqu’à l’empêcher de rechercher les moyens d’être délivré, parfois même jusqu’à l’empêcher de souhaiter la délivrance. Il est alors installé dans le malheur, et les gens peuvent croire qu’il est satisfait. Bien plus, cette complicité peut le pousser malgré lui à éviter, à fuir les moyens de la délivrance ; elle se voile alors sous des prétextes parfois ridicules. Même chez celui qui a été sorti du malheur, s’il a été mordu pour toujours jusqu’au fond de l’âme, il subsiste quelque chose qui le pousse à s’y précipiter de nouveau, comme si le malheur était installé en lui à la manière d’un parasite et le dirigeait à ses propres fins. » (L’amour de Dieu et le malheur In Attente de Dieu, 1942). Weil dit que les « victimes du poison d’inertie » sont « les malheureux, » et ceux que Tolstoï qualifie précisément de « malheureux, » « les travailleurs, accommodants, inconsidérés…puérilement et naïvement content… » (Chap. V), semblent justement correspondre à la description de « victimes du poison d’inertie. »

    De même que selon Tolstoï l’inertie et les classes dirigeantes maintiennent la tradition cruelle, selon Weil, les êtres déracinés, qui sont inertes ou actifs, tendent à déraciner les autres : « Le déracinement est de loin la plus dangereuse maladie des sociétés humaines, car il se multiplie lui-même. Des êtres vraiment déracinés n’ont guère que deux comportements possibles : ou ils tombent dans une inertie de l’âme presque équivalente à la mort, comme la plupart des esclaves au temps de l’Empire romain, ou ils se jettent dans une activité tendant toujours à déraciner, souvent par les méthodes les plus violentes, ceux qui ne le sont pas encore ou ne le sont qu’en partie (…) on ne saurait trop encourager l’existence de milieux d’idées ne constituant pas des rouages de la vie publique ; car à cette seule condition ils ne sont pas des cadavres… il faut, tout en essayant d’empêcher les haines, encourager les différences. Jamais le bouillonnement des idées ne peut faire du mal à un pays comme le nôtre. C’est l’inertie mentale qui est mortelle pour lui. » (L’enracinement, 1949). Ceux qui « se jettent dans une activité qui tendant à déraciner [les autres] » sont, dans les termes de Tolstoï, ceux qui « sont soumis à une telle contrainte de menaces, de séductions à prix d’argents et à toute l’influence hypnotique des gouvernements que, presque sans exception, ils désertent du côté du gouvernement et entrent dans quelque emploi profitable… » (Chap. XV).

    En discutant de ses hésitations à être baptisée dans l’Église Catholique, Mme Weil explique qu’il y a une différence entre surmonter l’inertie et vaincre les obstacles : « Il existe un milieu catholique prêt à accueillir chaleureusement quiconque y entre. Or je ne veux pas être adoptée dans un milieu…(…) Il y a des moments où je suis tentée de m’en remettre entièrement à vous et de vous demander de décider pour moi. Mais en fin de compte je ne peux pas. Je n’en ai pas le droit. Je crois que dans les choses très importantes on ne franchit pas les obstacles. On les regarde fixement, aussi longtemps qu’il le faut, jusqu’à ce que, dans le cas où ils procèdent des puissances d’illusion, ils disparaissent. Ce que j’appelle obstacle est autre chose que l’espèce d’inertie qu’il faut surmonter à chaque pas qu’on fait dans la direction du bien. J’ai l’expérience de cette inertie. Les obstacles sont tout autre chose. Si on veut les franchir avant qu’ils aient disparu, on risque des phénomènes de compensation auxquels fait allusion, je crois, le passage de l’Évangile sur l’homme de chez qui un démon est parti et chez qui ensuite sept démons sont revenus. » (Hésitations devant le baptême : Lettre II In Attente de Dieu, 1942). Pour Weil, les obstacles sur la route du bien véritable ne pouvaient pas se franchir, se résoudre par une simple adhésion à l’Église, sous peine de risquer des « phénomènes de compensation. » La réflexion de Tolstoï sur le patriotisme se compare donc à celle de Weil sur l’Église puisque, dans les deux cas, le souci de la vérité doit prévaloir sur tout recours extérieur facile, ou action irréfléchie, pour éviter les « compensations » (Weil), ou ne pas compter sur ce qui « n’a aucun pouvoir, et est toujours enchaîné » (Tolstoï). Les "obstacles" au baptême sont profondément personnels pour S. Weil, mais Tolstoï, pour qui « le patriotisme est…le seul obstacle à ce que la maison soit occupée » (Chap. XIV), met en garde contre les « aides extérieures, » que l’on pourrait qualifier d’espèces de compensation : « Si les gens comprenaient seulement que la force n’est pas dans la force brute mais dans la vérité, ne se dérobaient pas d’elle en parole ou en action, ne disaient pas ce qu’ils ne pensent pas, ne faisaient pas ce qu’ils considèrent comme insensé et mauvais ! » ; « …la force spirituelle qui anime le monde…n’est ni dans les livres ni dans les journaux… » ; « …en entrant dans l’activité sociale…chaque homme est obligé, au moins en partie, de s’écarter de la vérité et de faire des concessions qui détruisent la force de l’arme puissante qui devrait l’assister dans la lutte, » (Chap. XVII).

    S. Weil observe l’existence de l’amour malgré l’inertie : « Il y a un seul moyen de ne jamais recevoir que du bien. C’est de savoir non pas abstraitement, mais avec toute l’âme, que les hommes qui ne sont pas animés par la pure charité sont des rouages dans l’ordre du monde à la manière de la matière inerte. Dès lors tout vient directement de Dieu, soit à travers l’amour d’un homme, soit à travers l’inertie de la matière tangible ou psychique ; au travers de l’esprit ou de l’eau. Tout ce qui accroît l’énergie vitale en nous est comme le pain pour lequel le Christ remercie les justes… » (L’amour du prochain In Attente de Dieu, 1942) Tolstoï dit semblablement : « On dirait que celui qui exprime sincèrement sa pensée doive rester seul, tandis qu’il arrive généralement que tous les autres, ou au moins la majorité, pensait et ressentait la même chose mais sans l’exprimer » (Chap. XVII).

    La tradition cruelle de patriotisme qui cause les guerres selon Tolstoï, et le déracinement qui est lié à la violence selon Weil, sont l’un et l’autre produit en partie par l’inertie, inertie que D. H. Thoreau combat en tant que « friction dans la machine, » et violence, sans distinction entre inerte et actif : « Mais quand la friction en arrive à avoir sa machine et que l’oppression et le vol sont organisés, alors je dis « débarrassons-nous de cette machine. » En d’autres termes, lorsqu’un sixième de la population d’une nation qui se prétend le havre de la liberté est composé d’esclaves, et que tout un pays est injustement envahi et conquis par une armée étrangère et soumis à la loi martiale, je pense qu’il n’est pas trop tôt pour les honnêtes gens de se soulever et de passer à la révolte. Ce devoir est d’autant plus impérieux que ce n’est pas notre pays qui est envahi, mais que c’est nous l’envahisseur. » (La désobéissance civile (1849) In Désobéir, Éd de l’Herne, 1994) Et c’est exactement la situation actuelle des français et des canadiens par rapport à l’Afghanistan, ainsi que des anglais et des américains par rapport, en plus de ce pays, à l’Irak.

  9. « [Au nom du patriotisme], russes et français se préparent à combattre les allemands et les allemands à faire la guerre sur deux frontières, » coïncide avec ce que nous savons de la première guerre mondiale, la première guerre qui aurait pu être évitée après cet essai de 1894.

    Tolstoï avait déjà signalé l’urgence de prévenir cette guerre avec « Le royaume des cieux est en vous » (1893), dans lequel il citait le comte Komaròvsky, un professeur de droit international : « L’existence même de cet esprit de rivalité favorise les probabilités de guerre : les nations, devenues incapables de soutenir l’augmentation [des dépenses liées à] l’armement, préféreront tôt ou tard la guerre ouverte plutôt que la tension dans laquelle il vivent et la ruine qui les menacent, si bien que le moindre prétexte servira pour allumer la conflagration d’une guerre général en Europe. » Et il citait aussi Signor E. G. Moneta : « C’est comme si la folie des dirigeants était passée dans les classes dirigeantes. Maintenant, il ne se battent plus parce qu’un roi a été impoli envers la maîtresse d’un autre roi, comme au temps de Louis XIV, mais en exagérant l’importance de la dignité nationale et du patriotisme, –des émotions naturelles et honorables en elles-mêmes,– et en agitant l’opinion publique d’un pays contre l’autre jusqu’à ce qu’ils arrivent à un tel point de sensibilité que ce soit assez, par exemple (même si le compte rendu s’avère faux), qu’un pays ait refusé de recevoir l’ambassadeur d’un autre pour faire éclater la guerre la plus terrifiante et désastreuse. »

    Nous ne pouvons pas appeler le meurtre d’un homme un « moindre prétexte » (Komaròvsky), un fait anodin. Par exemple, le prophète Muhammad a dit que « celui qui aura tué un [seul] homme sera regardé comme le meurtrier du genre humain » (Coran V, 35). Malgré cette réserve, essentielle pour ce qui est de la vérité, c’est ce que l’histoire retient de la guerre de 1914-1918 ; le meurtre à Sarajevo d’un seul homme, l’archiduc d’Autriche François-Ferdinand de Habsbourg, par un anarchiste, aurait été le « prétexte » qui a mené aux meurtres d’environ 9 millions de personnes, auxquels on pourrait ajouter environ 18 millions de victimes de la grippe espagnole, associée aux conditions hygiéniques atroces et à la promiscuité des « chairs à canons » dans les tranchées.

    L’esprit de rivalité, les soucis d’argent (Komaròvsky) et la lâcheté (Moneta) ont pu contribuer au début de la première guerre mondiale. Mais, plus simplement, si le meurtre de l’archiduc a vraiment un rapport avec la mort de près de trente millions de personnes, tout ce qu’on pourrait appelé « dignité nationale et patriotisme » s’amalgame indissolublement avec l’esprit de vengeance, et il suffit de conclure que des millions de personnes ont agis en meurtriers. Alternativement, pour reprendre les mots de Moneta, c’est un « compte rendu faux, » puisque l’archiduc a été assassiné à l’étranger, comme si on avait « refusé de le recevoir, » alors que le meurtrier était en réalité un anarchiste. Autrement dit, le geste d’un vulgaire terroriste a prévalu sur toute la civilisation, et la « dignité nationale » a été équivalente à un égard et une soumission à la fausseté, et il suffit de dire que cette civilisation a été stupide. Et en somme, dans ces évènements, la méchanceté et la fausseté sont indissociables, comme entrevues par Tolstoï : « Le diable était un meurtrier et le père du mensonge. La fausseté mène toujours au meurtre ; et surtout dans un cas tel que celui-là. » (Chap. VI)

  10. Les moyens qu’utilisent les gouvernements pour imposer leurs points de vue et satisfaire leurs ambitions : «  menaces, séductions à prix d’argent (pots-de-vin, corruption) et influence hypnotique, » avaient été discutés par Tolstoï dans « Le royaume des cieux est en vous, » avec un quatrième moyen, impliquant police, armée, prisons et armes, soit la « force. » Ce quatrième moyen est évoqué dans Patriotisme et Christianisme par rapport à la répression contre ceux qui ne refusent la version gouvernementale (et médiatique) des faits et des intérêts publics : « Si par moments des protestations, prononcées ou même écrites et imprimées, paraissaient contre cette folie, démontrant son caractère déraisonnable, elles étaient étouffées ou cachées, » (Chap. II) ; « …les gens sont rassemblés par la force ou à prix d’argent… » (Chap. XII) ; « Un homme ne fait pas valoir la vérité…parce que l’expression de la vérité provoquerait de la persécution  » (Chap. XVII). Mais dans cet essai sur la guerre, Tolstoï a voulu mettre de l’avant le thème de l’influence hypnotique, traité dans le chapitre XVI qui suit : « Le pouvoir du gouvernement a été maintenu depuis quelque temps par ce qu’il est convenu d’appeler l’opinion publique. »

    La triste constatation «…presque sans exception, ils désertent du côté du gouvernement et entrent dans quelque emploi profitable et bien payé…et deviennent participants à la propagation de la supercherie qui détruit leurs camarades » annonce la conclusion, six ans plus tard, de l’essai « L’esclavage de notre temps » (Wikisource) ; « …la réponse à la question « que devons-nous faire, » est très simple…définie, applicable et praticable, car elle demande l’activité de cette personne même sur laquelle chacun de nous a un pouvoir réel, légitime et incontestable – c’est-à-dire soi-même – et elle consiste en cela, que si un homme, qu’il soit esclave ou propriétaire d’esclaves, souhaite vraiment améliorer non seulement sa propre position, mais la situation des gens en général, il ne doit pas faire ces choses qui l’asservissent ainsi que ses frères. »

  11. Cette phrase : « …leur action n’est basée sur aucun désir d’induire les gens en erreur, mais parce qu’ils croient qu’ils rendent service aux gens » peut sembler étonnante de la part d’un homme aussi critique des gouvernements que Tolstoï. Cependant, en enquêtant sur la « désillusion vietnamienne, » et son origine dans la « fabrication d’une certaine image » et « l’art de faire croire, » par le gouvernement américain, Hannah Arendt a constaté le phénomène qu’elle appelle « intoxication idéologique, » qu’elle applique à la situation, que l’on pourrait qualifier d’extrême, du président des États-Unis : « Si bizarre que cela paraisse, le Président des États-Unis est la seule personne qui soit susceptible d’être victime d’une intoxication totale. Du fait de l’immensité de sa tâche, il doit s’entourer de conseiller, les « responsables de la sécurité nationale, » selon l’expression de J. Barnett, qui « exercent leur pouvoir simplement en filtrant les informations destinées au Président et en interprétant a son intention le monde extérieur. » Le Président, est-on tenté de dire, l’homme qui possède en principe le plus grand pouvoir dans le plus puissant de tous les États, est le seul, dans cet État, dont la faculté de décision puisse être déterminée à l’avance. Certes, cela n’est possible que si l’exécutif a rompu tous les liens qui le rattachent à l’autorité législative,… » etc. (H. Arendt, Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, 1972). Selon nous, cette idée de Tolstoï et Arendt est un élément complémentaire de premier ordre à la réflexion de Confucius : « sont susceptibles d’insoumission et de rébellion ceux qui épris de bravoure supportent mal leur pauvreté, et ceux qui dépourvus de ren [lumière], supportent mal les critiques trop sévères. » (Entretiens de Confucius : Des Sages de l’Antiquité VIII, 10).
  12. Voici un exemple de tels renversements dans l’histoire récente : « La victoire des islamistes talibans à Kaboul [Afghanistan] satisfait… [les] Américains. » (L’Express, 10 octobre 1996), suivi de l’occupation de l’Afghanistan par les américains et leurs alliés quelques années plus tard.
  13. La force imbattable de l’homme, même seul, pourvu qu’il exprime la vérité, a aussi été perçue par D. H. Thoreau : « Le gouvernement américain — qu’est-ce donc sinon une tradition, toute récente, qui tente de se transmettre intacte à la postérité, mais perd à chaque instant de son intégrité ? Il n’a ni vitalité ni l’énergie d’un seul homme en vie, car un seul homme peut le plier à sa volonté. C’est une sorte de canon en bois que se donnent les gens. Mais il n’en est pas moins nécessaire, car il faut au peuple des machineries bien compliquées — n’importe lesquelles pourvu qu’elles pétaradent — afin de répondre à l’idée qu’il se fait du gouvernement. Les gouvernements nous montrent avec quel succès on peut imposer aux hommes, et mieux, comment ceux-ci peuvent s’en imposer à eux-mêmes, pour leur propre avantage » (Ibid.). Tolstoï n’aurait pas connu les écrits de Thoreau, contrairement à ceux d’autres américains du XIXe siècle tels que A. Ballou et W. L. Garrison.
  14. Le terme « propagande » a été popularisé au cours du vingtième siècle. Ce phénomène a été étudié, dans le cas de la politique américaine et jusqu’à aujourd’hui, par N. Chomsky, dont plusieurs des constations sont pareilles à celles de Tolstoï cent ans plus tôt. Voici quelques extraits de « Les exploits de la propagande » (In Propagande, médias et démocratie, Éd. Écosociété, 2000) mis en parallèle avec l’essai Patriotisme et Christianisme de Tolstoï : -

    Chomsky constate en 2000 que « la propagande est à la société démocratique ce que la matraque est à l’état totalitaire, » il dément la thèse générale selon laquelle «  le peuple doit être exclu de la gestion des affaires qui le concernent et les moyens d’information doivent être étroitement et rigoureusement contrôlés, » et il conclut : « Il s’agit de savoir si nous voulons vivre dans une société libre ou bien dans ce qui est ni plus ni moins qu’une forme de totalitarisme, un totalitarisme dans lequel le troupeau dérouté est à dessein dévié de sa route et erre, terrifié, en hurlant des slogans patriotiques, en craignant pour sa vie… pendant que les gens instruits obéissent au doigt et à l’œil… Nous sommes en train de devenir un État mercenaire, » - ce qui est vrai des États-Unis l’est aussi de plusieurs autres pays, même à une moindre échelle - ; Tolstoï écrit en 1894 : «  le patriotisme n’est rien d’autre que, pour les dirigeants, un moyen de satisfaire leurs ambitions et désirs de convoitise, et pour les dirigés, l’abdication de la dignité humaine, de la raison et de la conscience, et une fascination servile pour ceux qui sont au pouvoir » (Chap. XIV).

    « Une Démocratie pour Spectateurs ; fabriquer le consentement, c’est-à-dire obtenir l’adhésion de la population à des mesures dont elle ne veut pas, grâce à l’application des nouvelles techniques de propagande… (…) lorsqu’elle est appuyée par les classes cultivées et qu’aucune dissidence n’est permise, la propagande de l’État peut avoir des effets considérables. La propagande est à la société démocratique ce que la matraque est à l’état totalitaire » ; L’ensemble des festivités (Chap. I, II) et leur organisation (Chap. XII) ; la collaboration des journaux (Chap. I, V, VI, VII, XII, XV) ; l’implication des églises (Chap. II, VII) ; l’enseignement (Chap. V) ; les protestations étouffés ou cachées (Chap. II) ; le rôle des classes supérieures (Chap. IV, X) ; les chansons, monuments (Chap. XII), etc.

    « Falsifier l’Histoire ; C’est une autre façon de vaincre les inhibitions maladives. Quand nous agressons et détruisons quelqu’un, il faut faire croire que nous nous protégeons et nous défendons contre des agresseurs redoutables, des monstres, etc. (…) Qu’il s’agisse du Proche-Orient, du terrorisme international ou de l’Amérique [latine], l’image du monde présentée à la population n’offre qu’une très lointaine ressemblance avec la réalité. La vérité est profondément enfouie sous les couches accumulées de mensonges » ; Les discours officiels (Chap. IV) ; l’enseignement (Chap. V), la presse, etc.

    Et : « Le message passe comme une lettre à la poste quand le système d’éducation et les médias sont contrôlés dans leur totalité et que les érudits sont des conformistes » ; « C’est comme s’il y avait des filets tendus à l’entrée de l’éducation, dans lesquels étaient attrapés inévitablement ceux qui échappent par quelques moyens des masses accablées par le travail » (Chap. XV).

    « Fabriquer l’Opinion ; Généralement, la population est pacifiste, tout comme elle l’était au moment de la Première guerre mondiale. Le peuple n’a aucune raison de s’engager dans des interventions militaires à l’étranger, des tueries et des tortures Il faut donc le mobiliser et pour le mobiliser, il faut l’effrayer ; si l’on veut disposer une société violente qui sache utiliser la force dans le monde entier afin d’atteindre les objectifs de son élite, il est nécessaire de cultiver les valeurs martiales et non l’inhibition maladive de l’usage de la violence » ; L’ensemble des festivités (Chap. I, II) ; « C’est pour faire de vous de bons soldats que votre professeur vous enseigne l’histoire… » (Chap. V) ; « Le pouvoir des gouvernements est maintenu par l’opinion publique, et les gouvernements, avec ce pouvoir, à l’aide de ses organes,- ses fonctionnaires, tribunaux, écoles, églises, même la presse,- peuvent toujours maintenir l’opinion publique dont ils ont besoin » (Chap. XVI).

    Et aussi : « …bien que l’opinion en faveur de dépense dans le domaine social plutôt que…l’armement puisse se révéler largement majoritaire dans les sondages, tant que les gens qui ont cette opinion sont marginalisés, assujettis aux moyens conçus pour les distraire et privés de tout moyen de s’organiser et de faire valoir leur opinion, au point d’ignorer dans leur isolement que d’autres partagent leur point de vue, ils ne peuvent échapper au sentiment qu’ils sont bien les seuls à qui une idée aussi saugrenue puisse venir à l’esprit (…) vous vous dites que vous êtes un excentrique, un drôle d’oiseau. Vous vous retranchez dans votre tour d’ivoire et vous ne vous intéressez plus à ce qui se passe, » ; « Les gens doivent rester assis devant le téléviseur, isolés les uns des autres, et se mettre dans le crâne le message qui leur dit que la seule ambition respectable dans la vie est d’acquérir davantage de biens matériels ou de vivre comme ces familles aisées de la classe moyenne que montre la télévision…On peut se dire dans son for intérieur qu’il doit bien y avoir quelque chose de plus dans la vie, mais, seul devant son téléviseur, que peut-on conclure, sinon qu’il faut être fou pour penser ainsi puisque la télévision ne montre rien d’autre ? » ; « On dirait que celui qui exprime sincèrement sa pensée doive rester seul, tandis qu’il arrive généralement que tous les autres, ou au moins la majorité, pensait et ressentait la même chose mais sans l’exprimer » (Chap. XVII)

    Et encore : « Il faut le distraire. Il faut qu’il regarde [les sports], les comédies (…) et les films violents. (…) Il importe aussi de l’effrayer, car faute d’être hanté par toutes sortes de peurs et de démons qui menacent de le détruire, chez soi comme à l’étranger, le troupeau pourrait commencer à penser » ; « Si seulement les cœurs des individus n’étaient pas troublés par les séductions avec lesquelles ils sont séduits à tout heure, et n’avaient pas peur de ces terreurs imaginaires avec lesquelles ils sont intimidées » (Chap. XVIII).

    « Les Relations Publiques ; Le but du slogan « Appuyez nos troupes » …Ce slogan, personne n’a jamais la moindre idée de ce qu’il signifie parce qu’il ne signifie rien. Son point fort c’est de détourner l’attention du problème important, de la question qui, elle, a un sens, comme : « Approuvez vous notre politique ? » C’est justement la question qu’il n’est pas permis de soulever. Mais, bien entendu, on peut donner son avis sur l’appui à nos troupes. Et quel est cet avis ? Il est que, bien sûr, on ne peut pas ne pas les appuyer. Et la partie est gagnée » ; le silence hypocrite des dirigeants (Chap. IV) ; la proclamation anticipée de l’empereur (Chap. VI).

    Et : « Nous sommes (…) passé à une société dominée à un niveau remarquable par le milieu des affaires (…) Ceux qui sont capables de fabriquer le consentement sont ceux qui disposent des ressources et du pouvoir à savoir la communauté des affaires… » ; « Les éditeurs de la presse quotidienne heureux de recevoir un plus grand revenu commenceront, au nom du patriotisme, à inciter avec virulence les hommes à la violence et au meurtre. Les manufacturiers, marchands, entrepreneurs pour les magasins militaires se hâteront joyeusement autour de leur commerce, dans l’espoir de doubler les recettes. » (Chap. VI).

    « Le Défilé des Ennemis : Il fut un temps où les russes étaient le monstre…C’est ainsi qu’ont été créé les terrorisme international…les arabes déments….Il s’agissait d’effrayer la population, de la terroriser et de l’intimider (…) Le scénario est toujours le même : d’abord une offensive idéologique destinée à fabriquer un monstre chimérique ; ensuite le lancement d’une campagne pour l’anéantir » ; « Après avoir assuré le peuple de son danger, le gouvernement le subordonne au contrôle, et lorsqu’il se trouve dans cette condition, le force à attaquer une autre nation. Et l’assurance du gouvernement quant au danger d’une attaque de la part d’autres nations est ainsi corroborée aux yeux du peuple. » (Chap. XIV).

    « La Guerre du Golfe : « Aucune raison n’a été donnée pour justifier notre entrée en guerre (La guerre du Golfe). Absolument aucune, aucune raison qu’un adolescent qui sait lire et écrire n’aurait pu réfuter en deux minutes. Ce fait est caractéristique d’une culture totalitaire » ; Les réponses du moujik aux arguments du diplomate en faveur de la guerre contre l’Allemagne (Chap. VIII).

    Et aussi : « La population peut croire que lorsque nous avons recours à la force…c’est parce que nous appliquons le principe selon lequel il nous faut combattre par la force…toute violation des droits de la personne. La population ne se rend pas compte de ce qui se passerait si ce principe était appliqué à la lettre ; «…si la revanche de la France devait réussir, l’Allemagne désirerait à son tour une revanche, et ainsi de suite sans fin » (Chap. VIII) – On peut effectivement établir un lien du genre entre la première et la deuxième guerre mondiale.

    « La Culture Dissidente : « Depuis les années 60, elle a prospéré de manière remarquable, bien qu’au début, son développement ait été extrêmement lent. Ce n’est que bien des années après que les États-Unis aient commencé à bombarder le Viêt-Nam du Sud que s’est exprimée l’opposition à la guerre d’Indochine. Lorsque la contestation est née, le mouvement dissident était très limité, composé essentiellement d’étudiants et de jeunes gens. Durant les années 70….mouvements écologistes, féministes et antinucléaires…1980, les mouvements de solidarité…Il s’agissait non seulement de mouvements de protestation, mais également de mouvements engagés dans l’action, qui souvent intervenaient directement dans la vie des populations en détresse ailleurs que chez eux. (…) Tous ces faits révèlent l’existence d’un phénomène d’éveil social malgré la propagande (…) En dépit de tout, les gens développent leur capacité et leur volonté de réfléchir en profondeur. » ; «…l’opinion publique ne peut pas être produite à volonté par un gouvernement… l’opinion publique dans sa relation avec la vie de l’humanité…n’est jamais stagnante » (Chap. XVI).

    Ce bref survol des idées de N. Chomsky sur la politique en l’an 2000 montre que notre situation ressemble à celle que Tolstoï décrivait en 1894.

    Chomsky note aussi la valeur de la marginalité, la culture dissidente, dont il dit « les mouvements de ce genre sont très informels et ne sont pas comparables à des organisations dont il faut être membre ; il s’agit simplement d’un état d’esprit qui favorise les échanges. » Cette opinion est parfaitement compatible avec la philosophie de Tolstoï, pour qui « liberté, égalité et fraternité » étaient des aspects chrétiens essentiels de la vie (Chap. XIII, XVI et XVII), ainsi qu’avec la pensée d’un auteur souvent cité pour l’avoir inspiré d’une façon ou d’une autre, Jean-Jacques Rousseau : «…tous les gouvernements du monde, une fois revêtus de la force publique, usurpent tôt ou tard l’autorité souveraine. Les assemblées périodiques, dont j’ai parlé ci-devant, sont propres à prévenir ou différer ce malheur, surtout quand elles n’ont pas besoin de convocation formelle ; car alors le prince ne saurait les empêcher sans se déclarer ouvertement infracteur des lois et ennemi de l’État, » (Les moyens de prévenir l’usurpation du gouvernement In Le contrat social, 1762). Notons enfin que, dans la perspective "révolutionnaire" française, la solution non-violente de Tolstoï s’accorde encore une fois (voir Note 8) avec la réflexion de S. Weil : « Pendant des siècles, des âmes généreuses ont considéré la puissance des oppresseurs comme constituant une usurpation pure et simple, à laquelle il fallait tenter de s’opposer soit par la simple expression d’une réprobation radicale, soit par la force armée mise au service de la justice. Des deux manières, l’échec a toujours été complet ; et jamais il n’était plus significatif que quand il prenait un moment l’apparence de la victoire, comme ce fut le cas pour la Révolution française, et qu’après avoir effectivement réussi à faire disparaître une certaine forme d’oppression, on assistait, impuissant, à l’installation immédiate d’une oppression nouvelle » (Analyse de l’oppression In Réflexion sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, 1934).

  15. Il nous semble utile de passer en revue le lien qu’établit Tolstoï entre « la simple expression d’un homme libre » (Chap. XVI) et le fait « que les…dirigeants n’oseront pas … » (Chap. XVIII).

    « L’opinion publique n’est jamais stagnante dans sa relation avec la vie de l’humanité » (Chap. XVI). Chacun peut contribuer à la faire avancer, – n’importe quel homme qui dit la vérité dans le milieu où il se trouve – les travailleurs inconsidérés, qui fabriquent [les armes, etc.], impriment [des faussetés] et procurent [le luxe aux dirigeants] (Chap. V), mais aussi les empereur, roi, ministre, fonctionnaire, soldat, pasteur spirituel, [journaliste, écrivain,] révolutionnaire ou anarchiste (Chap. XVII) - essentiellement en s’appliquant à faire disparaître les incohérences dans sa propre vie : « Si les gens comprenaient seulement que la force n’est pas dans la force brute mais dans la vérité, ne se dérobaient pas d’elle en parole ou en action, ne disaient pas ce qu’ils ne pensent pas, ne faisaient pas ce qu’ils considèrent comme insensé et comme mauvais ! » Cette « abstention de mentir » (Chap. XVII), en nous affranchissant de la « contradiction que nous avons mis entre notre conscience et ce que nous considérons [faussement] comme notre opinion publique, grâce à une influence gouvernementale, » (Chap. XVI), nous permet de comprendre l’opinion publique véritable qui est « vivante et naturelle, » qui est tributaire de la « force spirituelle qui anime le monde, » c’est-à-dire Dieu (Chap. XVIII), tandis que cette « force spirituelle qui anime le monde échappent [aux gouvernement] » (Chap. XVII).

    En refusant de mentir, en repoussant les contradictions de sa propres vie (Chap. XVII), même si « on dirait [parfois] que celui qui exprime sincèrement sa pensée doive rester seul, » (Chap. XVII), on se situe alors « par delà le pouvoir de frustration » (Chap. XVII) – et donc capable de résister au mal par la non-violence – comme si on recevait le pain spirituel qui accroît l’énergie vitale dont parlait S. Weil (Note 9). Et « dès que cette opinion est établie, immédiatement et par degré imperceptible… la conduite de l’humanité commence à se modifier » (Chap. XVII). Il suffit donc « pour que la vieille opinion périmée cède sa place à la nouvelle et vivante, » que « tous ceux qui sont conscient des nouvelles exigences les expriment ouvertement » (Chap. XVII). Et pourquoi est-ce si simple ? Parce qu’il « arrive généralement que tous les autres, ou au moins la majorité, pensait et ressentait la même chose mais sans l’exprimer » (Chap. XVII). « Et [ainsi] ce qui était hier l’opinion nouvelle d’un seul homme devient aujourd’hui l’opinion de la majorité » (Chap. XVII). « La lumière n’a qu’à être allumée, et cette organisation qui semble si puissance fondra et sera consumée comme la cire en face du feu » (Chap. XVIII).

    Tolstoï a aussi écrit, dans « Le royaume des cieux est en vous » : « Toute nouvelle vérité qui change la façon de vivre et fait avancer l’humanité est d’abord acceptée par un nombre très limité de personnes, qui la saisissent en la connaissant. Le reste de l’humanité, ajoutant foi à la vérité antérieure sur laquelle le système actuel a été établi, est toujours opposé à la propagation de la nouvelle vérité. Mais puisque, en premier lieu, l’humanité n’est pas stationnaire mais progresse toujours, devenant de plus en plus familière avec la vérité et s’en approchant dans la vie quotidienne ; et puisque, deuxièmement, tous les hommes progressent suivant leurs opportunités, âge, éducation et nationalité, commençant par ceux qui sont plus et finissant avec ceux qui sont moins, capables de recevoir une nouvelle vérité ; les hommes les plus près de ceux qui ont perçu la vérité intuitivement, passent un à un, à des intervalles qui diminuent graduellement, du côté de la nouvelle vérité. Ainsi, comme le nombre d’hommes qui l’admettent augmente, la vérité devient de plus en plus clairement manifestée. Le sentiment de confiance dans la nouvelle vérité s’accroît en proportion du nombre de personnes qui l’ont accepté. »