Paul Claudel, Partage de midi

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Paul Claudel, Partage de midi
Texte établi par André Guyon, Le cherche midi (p. 70-71).


PAUL CLAUDEL

PARTAGE DE MIDI[1]


Bibliothèque de l’Occident

Nous ne nous approcherons pas sans effroi de celui-ci : Claudel le Missionnaire !

Autrefois, entre deux bourgs, au centre de la plaine, on avait dressé le Théâtre de Minuit. Et jusqu’au fond de la prairie, les jambes dans la boue, comme au temps du vieux Will, la foule aux yeux fixes et aux lèvres pendantes, écoutait. Il y avait des gars de ferme venus de si loin, sur leurs chevaux de labour, que leurs cuisses saignaient. Des femmes qui prenaient le frais de la nuit dans les cours, ayant mis leurs fichus, étaient parties par les chemins des grillons et des râlets. Dans les beaux lits des chambres cirées, les invités des autres bourgs s’étaient éveillés, puis mis en route. Et maintenant tout ce monde mystérieux des fermes lointaines était là – avec le monde des bourgs, le monde dont les boutiques s’allument et sonnent à cinq heures, en septembre, le monde dont les gamins se balancent en criant sur les planches de la place ; – avec le monde des villes, dur aux pauvres, et qui sent mauvais…

Nous étions là, tous, à écouter de toutes nos âmes paysannes et primitives la voix des acteurs de Chine et de Champagne : cette voix était la voix du tréfonds de nos âmes et la respiration même de notre corps – la voix du premier poète. De Chine et de Champagne nous étions venus pour chercher la vérité de la vie : et cette voix était encore la voix amère du philosophe qui a cherché et qui enseigne le sens de tous les gestes de la vie et l’expression de tous ses visages.

Le spectacle formidable s’était terminé dans la Triple Église de Pierre de Craon ; et c’est sous son triple dôme que la vie journalière s’était continuée avec son souffle pénible qui est la seule prière et l’unique encens, avec ses gestes de travail qui sont les signes magnifiques du Livre. C’est ainsi que nous attendions le soir ; la soupe qu’on puise à la même soupière, la tête penchée sur les genoux ; et l’anéantissement de l’immense fatigue.

Mais voici qu’aujourd’hui le spectacle se continue ; et ce n’est plus le beau spectacle paysan de ses paroles premières et lourdes et sensuelles. C’est l’histoire atroce et merveilleuse de l’homme qui ne cherche plus que son Dieu, jusqu’au soir où, sous les étoiles, il entonne enfin le cantique :

Me voici dans ma chapelle ardente !
Et de toutes parts, à droite, à gauche, je vois le toit de la forêt des flambeaux qui m’entoure !
Non point de cires allumées, mais de puissants astres, pareils à de grandes vierges flamboyantes.
Devant la face de Dieu, telle que dans les saintes peintures, on voit Marie qui se récuse !…

Dans ce drame nouveau de Claudel, le vers a toujours l’amplitude du souffle respiratoire : car l’être humain ne peut se délivrer de sa vie terrestre. À cette vie même il doit donner tout son amour et toute sa douleur pour atteindre, par l’inquiétude et l’insatisfaction de l’amour terrestre, la parfaite satisfaction de l’amour divin ; et, par la connaissance de la douleur et de la trahison, un peu de la connaissance de la Passion de Notre Dieu. Aussi la vie a-t-elle encore et pour la dernière fois de Partage de midi ses beaux cris de jeunesse et d’amour, qui sont tout le langage de notre intime et lointaine barbarie :

… et ce corps autrefois de la jeune fille
Rose et reluisante comme un glaïeul et sa figure drue et dure comme une pierre !
Ô la fiancée qui donne sa bouche qui sent la jacinthe blanche et la touffe fraîche !…

Et ces mots d’une si humaine tendresse qu’ils nous semblent expliquer le mystérieux amour terrestre, et nous évoquent jusqu’aux larmes les âmes aimantes, humbles et belles, de nos enfances :

Ô mes enfants !
Ô quelle mère j’ai été pour vous ! Je regarde, levant les yeux,
Comme ils regardent pendant que je leur lis tout haut
La chère maman de leurs yeux confiants et tranquilles !…

Mais tout cet amour et toute cette douleur ce n’est que le vieil amour et la vieille douleur du Crucifié, tout cet amour, ce n’est que Dieu – et, pour chanter sa gloire, ce sont de grandes images vivantes et violentes comme celles de Walt Whitman :

… De puissants astres pareils à de grandes vierges flamboyantes devant la face de Dieu…

Ce sont des cris de fou et de prophète comme ceux de Verlaine ou de Saint Augustin :

Est-ce que je ne suis pas un homme ? Pourquoi est-ce que Vous faites le Dieu avec moi ?

Tout cela médité, ordonné, calculé avec une précision surhumaine que le Philosophe dira mais que le Poète ne peut que sentir en décrivant, comme c’est sa tâche, le grand trouble apporté par cette lecture dans la vie primitive et les paysages mystérieux de son cœur.

  1. Note Wikisource : publié pour la première fois dans la revue Tânit, mars 1907