Paul Verlaine, Sa Vie - Son Œuvre/Chapitre 1

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Société du Mercure de France (p. 15-33).
II.  ►

I

LA LÉGENDE DE PAUL VERLAINE


Ce fut au Lycée, alors Bonaparte après avoir été Bourbon, depuis dénommé Fontanes, et actuellement sous le patronage républicain du marquis de Condorcet, que je me liai avec Paul Verlaine.

Notre amitié a duré, sans une heure de brouille, trente-six années, de 1860 à la fatale journée du 9 janvier 1896. J’ai été mêlé aux plus décisifs événements de sa vie tourmentée. Bien qu’éloigné de moi, à diverses époques, par les circonstances politiques et familiales, par les voyages, par les séjours qu’il fit à l’hôpital, et ailleurs aussi, je ne l’ai jamais perdu de vue, et sans interruption j’ai correspondu avec lui. J’ai reçu ses plus véridiques confidences. Le pauvre cher Paul se confessait volontiers, et même publiquement, à la façon des premiers chrétiens. Il a dit son confiteor en prose et en vers. Il aimait à se raconter. Une table de café lui servait de confessionnal, et à qui savait s’emparer de son attention, il présentait son examen de conscience, surtout dans les dernières années de sa vie, au cours des bavardages nocturnes prolongés. Il narrait les choses, sans doute en les exagérant, en les colorant. Il s’accusait, se jugeait, se condamnait, avec une humilité naïve et une franchise parfois surabondante. Rarement il s’excusait. Il ne rejetait sur personne une responsabilité, un entraînement, une incitation, sauf quand il évoquait la Femme maudite et regrettée, peut-être aimée encore, la Dalila conjugale, qu’il accusait de l’avoir livré aux désordres et aux vices, faible, désarmé, impulsif. Durant ces heures surexcitées, où il prenait un plaisir caustique à étaler sa plaie et à l’irriter, il se laissait emporter par l’exacerbation de sa douleur intime mise à vif. Il y avait un peu de cabotinage dans ce prurit démonstratif. Ces confessions, commencées à la clarté du gaz, au café Rouge ou au François Ier, poursuivies sous les rais grisâtres de l’aube, entre deux haltes finales aux débits entrouvrant leurs portes, faites à des camarades sceptiques ou à des auditeurs complaisants et adulateurs, qu’il qualifiait de disciples, n’étaient pas exemptes de hâblerie.

Verlaine avait le tempérament romantique. Les éducateurs de la prime jeunesse, ceux qui dominent le cerveau à l’époque de son développement et déterminent l’affinité, la direction de l’intellect, furent, pour lui, Victor Hugo, Calderon, Pétrus Borel, Barbey d’Aurevilly. Il admirait Gongora, probablement sur parole, ayant eu l’intention de le traduire, mais s’étant arrêté juste aux éléments de la grammaire espagnole. Il avait gardé de ce contact exubérant une tendance à l’exagération et à la fanfaronnade. Ses élans mystiques, sa religiosité théâtrale, extérieure et livresque, car Verlaine ne fut guère qu’un croyant littéraire et un pratiquant accidentel, sont issus de cette alimentation au capiteux biberon du romantisme. Ses conversations, au cours des déambulations, arrosées aux caboulots du Quartier Latin, scandées du heurt inégal de sa canne sur les trottoirs sonores, ses aveux devant les soucoupes empilées, dans le voisinage des manuscrits épars et froissés sur les marbres poisseux des estaminets, ses récits aux greffiers indifférents de l’interview, ses vidages de conscience en présence de thuriféraires pâmés, son épandage à la Jean-Jacques de péchés et de vilenies, à travers les pages précieuses d’intéressantes et factices autobiographies, ne doivent être acceptées que sous réserve, et avec un fort rabais sur le total. La confession est souvent objective et la faute imaginaire. La rêverie a tenu une grande place dans ces propos de table, d’alcôve et de librairie. Il y eut de la composition et du jeu dans ces attitudes que Verlaine prenait, non pas pour « épater le bourgeois », à la façon de personnages d’Henry Murger, car il n’eut jamais ni cette intention vulgaire, ni ce goût loustic, mais pour se grandir en se rabaissant, pour se gaudir dans une truculence dissolue, pour se camper, vis-à-vis de lui-même, en une pose de capitan du vice, saint Augustin de brasserie, à qui sainte Monique n’a pas manqué, car il invoquait souvent le nom vénéré de sa pieuse et bonne mère, entre deux vantardises pompeusement perverses.

Une légende s’en est suivie. D’autant plus vivace et durable que Verlaine en fut en grande partie l’auteur, héautontimorouménos de sa réputation. Ses disciples ont colporté l’évangile dépravé qu’il s’amusait à prêcher. Quelques-uns ont transformé en réalités ses paraboles littéraires. Le public a trop pris à la lettre le texte du Maître, paraphrasé par des apôtres fantaisistes, dénoncé par d’empressés et hypocrites pharisiens. Il convient de le réviser, et surtout d’en contrôler les commentaires. La signature de Verlaine au bas de ces multiples confessions imprimées ne prouve pas l’exactitude des faits. L’aveu n’est pas toujours une preuve. Verlaine avant tout était poète : donc il exagérait, il amplifiait, il grossissait. Les sentiments, comme les sensations, lui apparaissaient sous la lentille. Ironique héraut de lui-même, il se proclamait un pervers. Il s’avançait, sous les yeux de ses amis, puis de la foule, en sonnant de la trompe, et se présentait, dans la lice de la publicité, comme un chevalier de la dépravation. Il battait la caisse autour des prétendues débauches qu’il se reprochait publiquement, tout en regrettant en secret de ne les avoir point connues. Il se glorifiait d’impuretés qu’il ne commettait qu’en imagination. Il y a surtout de l’emphase dans son autognosie. Il fut, pour ses penchants, pour ses voluptés, pour ses prétendues infamies, un grand illusionniste.

Loin de moi la pensée de vouloir transformer Verlaine en petit saint, d’en faire le modèle du bon bourgeois, époux modèle et vertueux citoyen. Il ne fut même pas, on le verra ci-après, le meilleur garde national. La banalité de ces formules d’épitaphes courantes ne serait pas de mise. Toutefois, Verlaine ne fut pas le truand contemporain, le ribaud attardé que se représentent avec curiosité, avec dégoût, selon les mentalités de chacun, les publics bourgeois à prétentions lettrées.

J’ai déjà protesté contre la légende, au bord de la fosse qui engloutissait mon ami. Au petit cimetière des Batignolles, j’étais trop accablé pour avoir songé à préparer un discours. J’avais accompagné la bière qui emportait un peu de moi-même, le cœur serré, le cerveau lourd de souvenirs, de tristes constatations, sans avoir pris la précaution de me munir du petit pot de fleurs rhétoriciennes, arrangées selon les règles, et parées au goût du jour, qu’on dépose sur les tombes dont on a l’accès oratoire. Dans les paroles douloureuses et sincères que j’improvisai, j’ai essayé de réfuter les racontars imprimés et verbaux, j’ai voulu donner la physionomie exacte et la condition vraie de ce fils de famille provinciale, le père officier, la mère propriétaire terrienne, bourgeoisement éduqué, pourvu de diplômes, possesseur de revenus dès le berceau, ayant même vécu vingt ans en rentier, et non en vagabond, voyageant, dépensant, paressant, sans avoir été astreint à aucune tâche régulière ou bureaucratique, et, en somme, n’ayant mené l’existence bohème des derniers jours, que contraint par les circonstances, parce que son capital était absorbé, et que la littérature ne lui fournissait que d’intermittents et insuffisants subsides. Il avait en horreur et mépris les classiques poètes miséreux, souffreteux sans asile, tapant aux portes d’amis et sonnant au seuil des hôpitaux. Il fuyait la réputation geignarde des Malfilâtre et des Gilbert. Poète maudit, certes, mais non pas gendelettre mendiant. S’il a été, dans la dernière phase de son existence désorbitée, secouru, ce fut, avec spontanéité, par des amis, et si la Ville de Paris l’hospitalisa, ne lui devait-elle pas asile comme à tout citoyen atteint par la maladie et l’infortune ? Il ne voulut jamais être un professionnel de l’hôpital, et il éprouva une joie suprême à ne se point trouver en un lit administratif, à sa dernière heure.

Quand ses ressources furent taries, son patrimoine et ses héritages consommés, — mal gérés, en partie gaspillés par lui, absorbés par des liquidations onéreuses et diminués par la captation d’un ecclésiastique spéculateur et indélicat, — il voulut gagner sa vie. Il pensa que ses poésies, ses livres, ses articles suffiraient à lui donner l’équivalent de ce capital qu’il avait légèrement dispersé, croyant peut-être, dans sa naïveté d’homme d’art, peu calculateur, qu’il représentait une fortune durable et que la mort ou la richesse viendraient avant qu’il n’en vît la fin. Il fut vite désabusé, doublement. Ce capital, qu’il avait mordu, dévoré, en vingt ans toutefois, au lieu d’en brouter prudemment et sagement les rentes et les dividendes, sa plume ne pouvait ni le reconstituer, ni le remplacer au jour le jour. L’instrument était merveilleux, mais le travail qu’il accomplissait peu productif. La gloire, et non l’argent, sortait du sillon laborieusement tracé par le poète surpris et découragé. Ce fut alors qu’il résolut de s’arracher au milieu famélique et hasardeux des chemineaux de la littérature, quêtant à droite et à gauche le prix de la copie. Il voulait fuir ces champs de bataille mesquins où l’on combat pour une pièce de cent sous. Les marchandages, déjà subis, avec l’éditeur Vanier, les sollicitations, les attentes, les humiliations dans l’antichambre des mercantis de la presse et de la librairie l’épouvantaient. Il me pria, très sagement, de faire des démarches auprès de Charles Floquet, alors préfet de la Seine, pour obtenir sa réintégration dans les bureaux de la Ville. N’était-ce pas là décision raisonnable et rêve tout à fait bourgeois ? Malgré mes efforts et la bonne volonté du préfet, la démarche échoua. L’hostilité bureaucratique ferma au poète inquiet cette porte secourable. Verlaine, découragé, se sentant pris dans la nasse de la fatalité et de la misère, cessa d’aspirer à la vie bourgeoise, régulière, où le couvert est mis tous les jours, où l’argent entre dans la maison toutes les fins de mois. Il fit le plongeon dans l’aventure, dans l’ivresse, dans la vie décousue et inféconde. Il n’avait pu redevenir chef de bureau, il devint bohème. Alors seulement la légende a en partie raison, et encore charge-t-elle les traits et dénature-t-elle les actes de ce « poor Lelian » qu’on a trop souvent et trop facilement comparé à Villon.

Verlaine, le Villon moderne ! Voilà une de ces formules consacrées qui dispensent d’un jugement rendu en connaissance de cause. Comme toutes ces médailles du discours, qui circulent dans la foule et acquièrent bon aloi à force d’être passées de main en main et usées, on accepte, sans vérifier, sans peser, celle-ci qui semble frappée au coin de l’observation et de la vérité. C’est pourtant de la bien fausse monnaie. Assurément, au point de vue purement littéraire, la comparaison n’a rien de désobligeant. On peut même la trouver flatteuse.

François Villon, le poète humain et neuf, qui, le premier, fit entendre une note mélancolique, au milieu des gaillardises, des ironiques et fades allégories des trouvères amphigouriques et des poètes secs et raisonneurs du XVe siècle, est en tête de notre magnifique dynastie de rois de l’esprit. Il est le Pharamond, l’ancêtre, le père de toutes nos races poétiques. Être mis à son rang, c’est se voir placé au sommet de la noblesse de lettres. Mais il se mêle à cette assimilation louangeuse une fâcheuse comparaison biographique. C’est surtout en truanderie qu’on fait Villon et Verlaine parents. C’est le genre de vie, et non pas seulement le talent poétique, qu’on rapproche et qu’on confond.

Cette confusion ne peut résister à l’examen. Elle doit cesser, bien que les vertus privées n’aient rien à voir avec les talents poétiques. Quel phénomène inconcevable, un grand scélérat qui serait un grand artiste ! Néron, exemple unique, trop favorablement cité, ne fut qu’un histrion, et Lacenaire, assassin de premier ordre, n’eut que le talent d’un faiseur de bouts-rimés. On ne devrait cependant point se préoccuper des méfaits d’un artiste supérieur, s’ils existaient. Les délits, voire les crimes, commis par un poète ou un peintre de génie, condamnable devant la juridiction commune, ne devraient pas être réputés avoir été commis, devant l’opinion jugeant leurs œuvres. La critique n’est pas un jury criminel. Quant aux infractions secondaires, aux peccadilles, aux dérèglements et aux désordres de l’existence, elles ne sauraient exister pour la foule égoïste et bénéficiant du chef-d’œuvre fourni. Que lui importent les écarts de conduite de l’artiste ? Ce n’est pas elle qui en a supporté les inconvénients ; elle n’a été ni molestée, ni trompée, ni ruinée, ni déshonorée par le grand homme débauché, violent, cupide et malhonnête. L’artiste échappe aux reproches, du moment qu’il a fait son œuvre, qui répond pour lui, et qui seule doit être jugée, en dehors des responsabilités pénales de l’homme. Si l’artiste eût donné l’exemple de toutes les vertus domestiques, quel avantage en eût retiré la foule ? N’est-il pas préférable, pour l’humanité, que le poète se soit écarté de la morale commune, si cet écart a stimulé son cerveau, plutôt que d’avoir laissé derrière lui la meilleure réputation et la pire littérature ? Il a négligé les siens, il a oublié les devoirs de père de famille, il s’est soustrait aux obligations du monde et il a été tout le contraire d’un bonhomme vertueux et insignifiant, mais il a fait son temps et les générations qui suivront, héritiers d’un admirable et immortel domaine. Tout est bien. Il a répandu autour de lui de l’ombre mauvaise, mais il a illuminé le monde. C’est tout gain pour l’ensemble des hommes. Il ne faut pas borner notre sympathie et notre reconnaissance à ce gardien de phare, dont parle Maeterlinck, qui, trop vertueux pour voir souffrir ses proches, distribuait à ses pauvres voisins l’huile de ses lampes, et, pour donner un peu de lumière aux cabanes, négligeait d’éclairer l’Océan. La vertu peut s’allier avec le talent, avec le génie ; génie et talent peuvent s’en passer. Que Verlaine ait été digne du prix Monthyon, ou qu’il ait mérité la hart que Villon vit se balancer à quelques pouces de son col, cela ne changerait pas un vers de Sagesse et ne modifierait aucune strophe des Fêtes galantes.

Mais on n’est pas forcé d’être un coquin pour être classé parmi les plus grands artistes de son temps. L’honnêteté ne fait pas l’artiste, elle ne le détruit pas non plus. Un écrivain de la célébrité de Paul Verlaine ne doit être jugé que comme auteur de poésies, de livres, de pièces, mais il ne faut pas cependant lui attribuer des méfaits et des antécédents dont il est indemne. C’est ce qu’on fait, avec légèreté et ignorance, quand on le compare à Villon. Car l’auteur du Grand et du Petit Testament a laissé une réputation peu enviable, qui accompagne sa superbe renommée littéraire. On sait qu’il était compagnon de hardis tire-laines. Il pratiquait l’escroquerie des lippées franches et des repues gratis chez les hôteliers confiants. Le vol à main armée ne l’effrayait pas. De nos jours, il eût été classé parmi les cambrioleurs et les apaches. Pris sur le fait, une attaque sur la grand’route, il fut jugé et condamné à être pendu, avec ses compagnons. Ceci nous valut la belle épitaphe « la pluye nous a bués et lavés… ».

Verlaine a eu de ces cris de mélancolie et de remords, notamment quand il s’interroge tristement et se demande « ce qu’il a fait de sa jeunesse », mais il n’avait pas de vol de grand chemin à se reprocher. Il n’a même jamais commis la plus légère indélicatesse. Il était probe de naissance, d’instinct, de milieu et de volonté. Les exemples familiaux, les leçons du premier âge, les scrupuleuses minuties comptables de sa mère, le souvenir de son père, capitaine intègre, le protégèrent toujours contre les tentations de la cupidité, contre les entraînements de la misère. Il chercha sans doute, par la suite, à monnayer l’or pur de ses vers, et il pratiqua, vis-à-vis de certains amis aisés, la « dédicace », comme le firent sans honte, à l’adresse des grands seigneurs, les plus renommés écrivains du siècle de Louis XIV. Mais on peut fouiller sa vie au microscope : on y reconnaîtra des fautes, des folies, des faiblesses, bien des souffrances aussi, avec de la fatalité au fond, pas de honte véritable, pas une vile et indigne action. Les vrais amis du poète peuvent donc revendiquer pour lui l’épithète d’honnête homme, sans doute très vulgaire, mais qui, aux yeux de certains, a encore du prix. Comme s’est exprimé Léon Cladel sur la tombe d’Albert Glatigny, on peut accoler l’autre épithète, dont il était également digne, celle de grand artiste. La légende ne saurait le comparer à un brigand, celui-ci eût-il eu, comme lui, du génie, et rénové aussi la poésie de son siècle !

Verlaine n’a jamais évité la corde, comme l’écolier-bandit auquel on associe sa mémoire. Villon n’échappa au bourreau que par la grâce de Louis XI, passant d’aventure à Meung. Verlaine n’encourut les sévérités de la justice qu’à la suite d’une accidentelle et peu criminelle aventure. S’il dut s’asseoir sur la sellette des accusés, ce fut à l’étranger, à une époque peu favorable. Ses allures indépendantes, sa qualité de français, voyageur fantaisiste, n’exerçant pas une profession régulière, patentée, — il déclara, au poste de police de Bruxelles, être « poète lyrique de son état » — et, de plus, une note au dossier venu de Paris le représentant comme un républicain dangereux, ayant servi la Commune, tout cela indisposa contre lui le jury brabançon. Il subit une sévère condamnation : plusieurs années de détention. Il ne s’agissait pourtant que d’une rixe légère, avec un camarade, Arthur Rimbaud, à la suite d’une libation trop abondante de lambic et de genièvre. Un revolver, imprudemment porté, sottement sorti, et inconsciemment braqué, comme menace et en guise d’argument décisif, partit fatalement, involontairement : la balle écorcha, au poignet, le compagnon. Cette insignifiante éraflure lui eût probablement valu, en France, une huitaine de jours de prison, ou, plus simplement, une contravention de police pour port d’arme prohibée et deux ou trois jours « journées » d’amendes, le maximum, pour violences légères, n’ayant entraîné aucune incapacité de travail.

L’alcool, il est vrai, ce pire démon, selon Edgar Poe définisseur compétent, eut sur Verlaine une influence maligne et lui donna des suggestions pernicieuses. Tempérament « orgiaque et mélancolique », comme il se définissait dans le préambule de ses Poèmes Saturniens, Verlaine, sous l’intoxication alcoolique, éprouvait l’exagération de la personnalité. De là ses fanfaronnades vicieuses indiquées plus haut. Il a toujours été buveur, mais l’ivresse à peu près chronique se développa chez lui à la suite de ses voyages, après la séparation conjugale. Qui saura jamais de quel enfer mental il voulut s’évader en cherchant au fond du verre les sataniques paradis artificiels ?

Ce fut surtout en Angleterre, dans le pays du whisky écrasant et du gin abrutisseur, qu’il s’accoutuma aux ivresses lourdes, aux absorptions debout et précipitées du bar « on draught », aux vivaces exaltations, suivies de torpeurs prolongées. L’éloignement de tout ce qu’il aimait, le foyer conjugal perdu, la terre natale presque interdite, la vie errante en perspective, avec les stations quasi-obligatoires aux débits de boissons, la compagnie de Rimbaud, précoce et solide buveur, lui firent puiser dans les liquides capiteux l’oubli, avec le plaisir de l’intellectuelle surexcitation. L’alcool le plongea dans un état, pour ainsi dire, inconscient et second, où, sa personnalité se dédoublant, il vivait mentalement une autre vie. L’existence que les circonstances lui avaient faite était si triste, si délabrée, qu’il est pardonnable d’avoir voulu se reconstruire comme un autre logis pour sa pensée, un peu folle. Plus d’une fois, à jeun, il songea au suicide. Les lendemains d’ivresse sont déprimants et suggèrent l’idée de l’anéantissement. Alors il écartait l’image de la mort désirable, en approchant de sa bouche altérée le verre qui ranime. Comme le sol à Antée, le contact du liquide lui redonnait une éphémère mais vivifiante vigueur. Entre la coupe et les lèvres, il retrouvait la vie. La dépression antérieure disparaissait, et, dans les flammes de l’alcool, réchauffant sa volonté engourdie, il récupérait la force de vivre encore un jour, de supporter la destinée. L’alcool lui faisait trouver, selon la parole de Baudelaire, l’univers moins hideux et les instants moins lourds. Ne lui reprochons pas trop ces minutes perdues et malsaines ; ce furent peut-être pour lui les plus supportables, les seules, avec les heures de travail, où il eut l’ombre du bonheur. Il avait cru, un temps, muré dans la solitude dépressive des prisons belges, trouver à la fois le calme et l’excitation dans la dévotion, dans la prière, dans l’exaltation religieuse. Nous y avons gagné Sagesse, mais une fois libre, il retourna à l’alcool.

Durant la dernière phase de sa carrière, aux années de bohème et de misère, n’était-il pas poussé fatalement, normalement, pour ainsi dire, vers ces cafés et ces cabarets, le pauvre nomade malgré lui ? Se trouvant sans foyer, sans argent, sans autres relations suivies que celles des déclassés et des alcooliques tels que lui, il retrouvait là comme la parodie d’un intérieur, avec de la compagnie, un bien-être relatif, l’abri contre la pluie, la neige et surtout contre l’isolement. C’était aussi l’évasion du garni inconfortable, l’apparence d’un salon bourgeois retrouvé. Un photographe, braquant son objectif sur les hommes de lettres notoires, pris dans leurs élégants intérieurs, a exposé le poète de Romances sans paroles vautré sur une banquette de café, méditant des vers, le coude appuyé à la table de marbre habituelle, un verre d’absinthe à portée, et il a inscrit au-dessous : « Paul Verlaine chez lui. » C’est plutôt la faute d’une société, qui se prétend lettrée, artiste, intellectuelle et raffinée comme la nôtre, quand un poète de l’envergure de celui-ci n’a pas à sa disposition un logement modeste et le pain quotidien assuré, alors que tant de scandaleuses sinécures sont prodiguées à des écrivains sans talent, sans valeur, mais intrigants, souples et distingués.

Un dernier mot en ce qui concerne l’accusation de mœurs contre nature, qui a été souvent portée contre Verlaine. Il plaisantait imprudemment sur ce sujet scabreux. Il avait des sourires équivoques et cyniques quand on faisait allusion à quelques-unes de ses amitiés notoires, qualifiées de compromettantes. Il semblait alors vouloir braver l’opinion. Il émettait, sur ces passions anormales, des théories paradoxales, des appréciations indulgentes et même favorables, dont plusieurs de ses poèmes ont gardé la trace, complétant et corroborant ses audacieux propos de table. S’est-il borné à la théorie, qu’il jugeait amusante, et dont il semblait être tout fier, ou bien a-t-il succombé au désir de la pratique ? J’affirme l’ignorer. Il ne m’a jamais fait d’aveu formel. Au contraire, dans les circonstances solennelles, renonçant à ses plaisanteries habituelles sur ce sujet, il protestait avec indignation. Une de ses lettres, lors de son procès en séparation de corps, où il me consultait sur la démonstrative conclusion d’une expertise médicale qu’il voulait, d’accord avec Rimbaud, solliciter, en est la preuve. Je suis porté à croire que tout ce dévergondage fut purement cérébral. Il s’y mêla de la mystification. Il voulut supposés ses contemporains en se dotant de vices imaginaires, en se barbouillant d’impuretés exceptionnelles, qui n’existaient que dans son imagination.

J’ai cité, parmi ses éducateurs littéraires, les pédagogues choisis spontanément de l’instruction première, Pétrus Borel, Barbey d’Aurevilly, Baudelaire. Leurs excentricités pompeusement formulées, leurs farces graves, leurs outrancières appréciations de vérités reçues et leur façon pédantesque de bafouer la morale courante, eurent beaucoup de prise sur son jugement. Bonhomet, le fantastique et monstrueux Prudhomme, a dû nombre de ses étranges propos aux entretiens noctambules de Verlaine et de Villiers de l’Isle-Adam. Ces fantaisistes exubérants n’avaient pas, entre autres indulgences inattendues, les indignations et le dégoût du commun des hommes pour ces débauches inverties si fréquentes, si publiquement vantées dans l’antiquité. La tranquillité avec laquelle beaucoup d’hommes de lettres de ce temps et de cette école s’exprimaient sur le vice classique pouvait faire croire à une expérience consommée. On présumait la pratique d’après l’usage de la théorie. La complaisance écrite et parlée de Verlaine, et de quelques-uns de ses amis, pour les amours anormales des deux sexes a pu donner créance à des suppositions, à des présomptions. On a tôt fait de bâcler une réputation. Aucune preuve, ni au tribunal civil, lors du procès de séparation de corps, ni devant la Cour de Brabant, dans l’instance pour coups et blessures, n’a pu être apportée contre Verlaine. La légende seule s’est répandue, propagée en partie avec bravade, avec une fatuité extraordinaire et sotte, par celui qui en a été et en est demeuré la victime.

Je rappellerai seulement que ce pauvre Verlaine a eu toute sa vie emplie par un immense amour féminin, un seul, et quel amour ! L’amour conjugal déçu. L’originalité de Verlaine se retrouve dans sa vie autant que dans son œuvre. À défaut de l’absente, dont il évoquait perpétuellement le souvenir, irritant et charmeur, dont il revoyait, en des songeries douloureuses, l’image à la fois détestée et adorée, il chercha des dérivatifs et des apaisements un peu partout où il les trouvait, surtout au cours des dernières années de sa vie. Il n’eut pas toujours des choix amoureux très relevés, mais pouvait-il choisir ? L’humilité même de ces amours, de ces « collages », prouve son désir, son goût, son besoin de la femme. Cent poèmes, sans parler des œuvres purement érotiques, témoignent de ses ardeurs affectives, et le montrent féministe très entraîné. Il eut toujours peu de tendance à l’amour sentimental, et les rapports physiques étaient seuls importants et intéressants pour lui, dans le commerce des femmes. Ses dernières relations féminines furent vulgaires, plutôt méprisables, et les pauvres maritornes qu’il accostait étaient incapables de le comprendre et de le consoler, mais elles régalaient de leur mieux sa fringale voluptueuse.

S’il ne fut jamais amoureux extatique, à la façon des soupirants romanesques, et s’il ne demandait guère aux femmes rencontrées, depuis la privation de la chère beauté dont son âme était hantée, que les qualités de la compagne de table et de lit, il avait des amitiés sentimentales très délicates, très subtiles, et ceci encore justifierait ce que j’indiquai plus haut de la parfaite innocence de ses affections masculines.

Parmi ces camarades chéris, qui, à diverses époques de son existence, lui inspirèrent des sentiments très vifs, je revois d’abord un de ses cousins, nommé Dujardin, du bourg de Lécluse, près Arleux, dans le Nord, où il passait ses vacances. Ce fut une amitié enfantine très ardente, dont il me fit part, dans ses lettres, septembre-octobre 1862, avec enthousiasme. C’était tout différent de l’amitié, véritablement intellectuelle, qui nous unissait. Il s’exprimait sur le compte de son jeune cousin comme un amant vantant sa maîtresse, et, à cette époque-là, le lycéen Verlaine avait encore sa robe d’innocence.

Un de nos condisciples du lycée Bonaparte, frêle et mélancolique jeune homme, Lucien Viotti, qu’il désigne avec tristesse dans ses Mémoires, lui inspira une affection profonde.

Viotti s’était engagé avec moi, au début de la guerre de 1870. Il fut incorporé dans mon régiment, le 69e d’infanterie, dont on a formé, par la suite, le 110e de ligne. À l’affaire de Chevilly, sous Paris, 30 septembre, il disparut, tué, ou blessé et fait prisonnier. On nous a affirmé qu’il était mort à l’Hôpital de Mayence. On n’a jamais su au juste la fin de ce vaillant et doux camarade. Verlaine fut profondément affligé de la perte du délicat Viotti. Il n’en parlait jamais qu’avec émotion et chagrin.

Enfin, Arthur Rimbaud s’empara de lui : c’était un gavroche sinistre, cet étrange garçonnet, dont on a récemment exhumé avec curiosité les vers étranges, au coloris sauvage, et d’une puissance bizarre. Il avait l’aspect d’un échappé de maison de correction. Mince, pâle, dégingandé, pourvu d’un appétit robuste et d’une soif inextinguible, avec cela froid, méprisant et cynique, il domina rapidement le faible Verlaine. Il fut son mauvais génie, comme on a dit dans les drames romantiques. Il y avait aussi en lui du fatal conseiller des légendes, du satanique compagnon qui entraîne à sa perte la proie à laquelle il s’est attaché.

Arthur Rimbaud a été le grand artisan des malheurs du poète. Ce fut lui qui l’emmena de cafés en comptoirs, au delà de l’heure la plus tardive, le détournant de la table de famille, où le repas vainement attendait ; de plus, chez le beau-père, rue Nicolet, où Verlaine l’avait introduit, imposé, il irritait par sa présence d’hôte incongru, mal élevé et impérieux. Enfin, après avoir provoqué des querelles entre les époux, il détermina Verlaine à quitter le domicile conjugal, et à vagabonder dans les Ardennes, en Angleterre et en Belgique, en sa compagnie.

Verlaine subit, plus violente, au cours de ces randonnées loin des siens, détaché de ses autres camarades, l’influence de ce jeune être bizarre, anormal, au génie maladif, dont l’originalité sensationnelle et l’étrange façon d’envisager les choses impressionnaient vivement son ami. Il est certain que les combinaisons imaginatives et les spéculations extraordinaires de Rimbaud eurent une grande action sur son cerveau, et modifièrent son tempérament poétique. La secousse du procès, l’internement, l’isolement, l’élan soudain de religiosité qui en furent la suite, eurent sans doute une grande part dans la transformation du talent et surtout des procédés poétiques de Verlaine, mais la pénétration de l’intellectualité capricieuse et originale de son funeste guide fut très forte, et donna une autre direction à ses pensées, à ses formules, à ses rêves d’art, et à ses façons d’interpréter le monde intérieur qu’il portait en lui.

Malheureusement, la malignité du fluide dominateur et pervers que dégageait Rimbaud s’exerça aussi dans le domaine de la réalité. Ce pernicieux conseiller altéra le caractère, changea la façon de vivre et de se comporter dans le milieu familial et social, du nerveux et faible Verlaine. S’accoutumant à cette autorité, il se laissa conduire, et vers les plus mauvais chemins, par la volonté et par l’énergie précoce de Rimbaud, alors poète, rêveur, flâneur, et plus tard explorateur, trafiquant, mercanti, vivant de la vie aventureuse des caravanes, remplaçant les dissertations sur les rythmes et les allitérations par les palabres devant les cases, substituant aux débats avec les imprimeurs pour le choix des caractères et les élégances typographiques, les marchés conclus le revolver au poing, et troquant la fortune littéraire contre la fortune cherchée à coup de hache dans les forêts, où l’on bûcheronne surtout le bois d’ébène. Ce conducteur poétique, destiné à finir négrier, devait le mener devant la police correctionnelle de Bruxelles. Il l’abandonna après l’avoir dévoyé et perdu. Arthur Rimbaud brusquement disparut, brûla ses poèmes, devint gérant d’une factorerie en Abyssinie, gagna de l’argent, et revint, pour mourir d’une blessure gangreneuse, à l’hôpital de Marseille. Il a sa statue à Charleville, sa ville natale.

Verlaine conçut, par la suite, au cours de son existence bigarrée, entre les séjours à l’hôpital et les stations dans les cafés, d’autres attachements sincères : divers jeunes gens, poètes, dessinateurs, professeurs, auxquels il conférait le titre de disciples, lui inspirèrent des amitiés toujours excessives. Durant son séjour dans un collège, à Rethel, et dans une institution anglaise, chez M. Andrews, où il professait, il eut pareillement des liaisons d’âme, très fortes, dont il a conservé le souvenir dans divers passages de ses livres.

Les pharisiens, les sots, les méchants, pourront commenter avec malveillance cette attraction que, toute sa vie, Verlaine éprouva pour des amis d’élection. La légende dont il porte le poids peut, en apparence, se trouver confirmée par ces élans, presque passionnels, vers des camarades. Pourtant, ces amitiés masculines ne sont pas sans exemple. L’antiquité est toute ornée des affections idéales de purs héros ou de sages vénérables, dont la calomnie historique n’osa point rabaisser à un vulgaire accouplement l’union toute cérébrale. Nisus et Euryale, dont l’amitié fournit à Virgile un chant épique, l’immortel Achille pleurant et vengeant Patrocle, et non Ménélas et les Grecs (sans Patrocle il n’y aurait pas eu d’Iliade), enfin cette héroïque légion Thébaine, qui se fit massacrer, à Chéronée, offrent l’exemple de ces amours non charnelles, de ces affections platoniques entre êtres du même sexe. On pourrait même trouver, au pied de la Croix, dans le regard suprême dont le divin supplicié enveloppa Jean, le disciple « qu’il aimait », dit le texte évangélique, une explication de ces amitiés masculines dont reproche fut fait, tour à tour sournoisement et hautement, au poète, qui aima cependant fortement la femme, et qui souffrit toute sa vie de l’abandon d’une, — qui était la sienne.

Paul Verlaine est entré dans la gloire. Sa mort fut un deuil pour les lettres, et ses obsèques eurent un caractère d’apothéose. Il est considéré comme chef d’école, comme un des rénovateurs de la poésie moderne. Sa renommée est considérable à l’étranger. En France, il n’a pas encore obtenu la consécration officielle et populaire de son génie.