Paula Monti/I/XVI

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Paula Monti ou l’Hôtel Lambert
Paulin (Tome 1p. 139-148).


CHAPITRE XVI.

LES STALLES D’AMIS.


— Que de monde !… que de monde !…

— À la place de Gercourt, moi, j’aurais à cette heure une furieuse émotion ; et vous ?

— Moi aussi…

— Mais quelle fantaisie lui a pris ?

— Il ne peut rien faire comme tout le monde.

— Ah ! bah ! Est-ce que sa comédie est vraiment très extraordinaire ?

— Non, non, je veux dire que les gens du monde ne font pas de comédies ; il n’avait qu’à faire comme eux et se tenir tranquille.

— Je croyais que vous aviez vu une répétition générale.

— Oui.

— Eh bien !

— Je suis arrivé au troisième acte, et, ma foi, je me suis trouvé à côté de mademoiselle ***, que je n’avais jamais vue hors la scène ; j’ai causé tout le temps avec elle, et je n’ai rien écouté du tout de la pièce de Gercourt. Elle est très gentille, cette demoiselle ***.

— Alors vous ne savez rien de la pièce ?

— Saint-Clair, qui a vu deux répétitions, dit que c’est très faible. Moi, je voudrais que sa pièce réussît, bien certainement ; mais quant à applaudir comme un claqueur… Vous entendez bien….

— Dieu nous en préserve !

— Il n’y a rien de plus mauvais goût que d’applaudir.

— Tout le club sera ici.

— Ils viendront gris… Ce sera drôle.

— Ah ! voilà l’ambassadeur turc…

— Allons, bon ! voilà la petite marquise de Luceval qui se démanche le cou pour voir l’ambassadeur ou pour en être vue….

— Pardieu ! elle qui ne recherche que ce qui est excentrique, elle doit avoir la plus grande envie de coqueter avec ce Turc…

— Je déteste cette femme-là… elle est si moqueuse…

— Et si mauvaise langue !

— Est-ce que vous la trouvez réellement très jolie ?

— Hen… hen ! elle a du piquant, de la physionomie, voilà tout.

— Quelle différence avec madame de Longpré, qui entre dans cette loge !… Voilà une femme réellement ravissante.

— Elle est avec cette petite bête de madame de Dinville.

— Il faut toujours que cette sotte créature s’accroche à une femme à la mode…

— Tiens, à propos de madame de Longpré… où est donc Maubray ?

— Le voilà qui entre dans leur loge… Est-ce que monsieur de Longpré peut se passer de lui ?…

— Malheureux Longpré !…

— Ah ! voilà mademoiselle Dumoulin avec son baron… Qu’elle est jolie !… Avouez qu’il y a encore bien peu de femmes du monde qui la vaillent.

— C’est vrai.

— Et c’est bien moins ennuyeux… c’est bien plus commode… Il n’y a pas de soins à avoir, on n’est pas forcé à des égards.

— Sans doute ; mais on est si bête… On préfère à tout la vanité.

— Décidément, la princesse de Hansfeld est en beauté… Cette robe de velours grenat lui sied à ravir… Quelles admirables épaules !… Je ne l’ai jamais vue mieux qu’aujourd’hui… Avec qui est-elle donc là ?

— Avec madame de Lormoy, la tante de Morville.

— Mais on dirait qu’il y a encore quelqu’un dans le fond de la loge…

— Non.

— Si… je vous assure.

— Ces loges sont si obscures !

— C’est peut-être le prince…

— Est-ce qu’on le lâche maintenant ?

— Il paraît… Mais on ne peut voir sa figure, la tante de Morville le cache.

— À propos de Morville, comment n’est-il pas ici… lui, l’ami intime de Gercourt ?

— Il viendra tout à l’heure, je l’ai rencontré ; sa mère va mieux.

— Et lui, comment va-t-il ?

— Comment, lui ?

— Il ne guérit pas de son Anglaise ?

— Non… Voilà une fidélité incurable.

— Madame de Luceval aurait bien voulu s’en faire adorer par esprit de contradiction, mais il n’y a pas eu moyen, Morville a tenu bon….

— A-t-elle dû être vexée ! elle est si coquette… elle aime tant à tourmenter les autres femmes…

— Oh ! je voudrais la voir tomber entre les mains de quelqu’un qui la mène durement !

— Elle a rendu ce pauvre Saint-Renant à moitié fou.

— Est-ce que leur liaison dure toujours ?

— On le dit, car il s’abrutit de plus en plus.

— Silence… le voilà… Bonjour, Saint-Renant…

— Bonjour, très chers… Avez-vous vu la femme en casquette polonaise, en sobieska ?

— Non. Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Tenez, là… aux premières, à côté d’une très jolie femme blonde.

— Ça ?… mais c’est un homme !

— C’est un écuyer du Cirque.

— C’est une dame colonelle des hussardes chamborannes.

— Dites plutôt de lancières polonaises.

— Moi, je demande le nom de la petite femme blonde… elle est ravissante.

— C’est madame de Brévannes.

— La femme de ce grand brun qui s’avance !…

— Oui…

— Ah ! voilà Morville.

— Dites donc, Morville, le fameux prince invisible est ici ; mais ça n’avance guère, il est retranché dans sa loge, avec votre tante et la princesse de Hansfeld ; on ne peut l’apercevoir.

— Madame de Hansfeld est ici ?

— Oui, là… tenez, Morville.

— En effet…

— Allez donc saluer votre tante. Vous nous direz comment est de près la figure du prince ; d’ici on ne voit rien… Voyons, faites cela pour nous, Morville.

— Impossible, je n’oserais pas approcher de ma tante : j’ai fumé un cigare… Il y a de quoi la faire évanouir. Je vais tâcher au contraire de n’être pas vu par elle, puisque je ne puis aller dans sa loge. Ah çà ! j’espère que nous allons soutenir Gercourt, je suis ému pour lui.

— Est-ce que vous comptez applaudir beaucoup, vous, Morville ?

— Mais sans doute. La pièce le mérite, d’abord… Et puis il faut encourager Gercourt. S’il réussit, on ne nous appellera plus des gens oisifs, inutiles ; et il réussira, il a tant d’esprit !

— Oui ; mais s’il tombe, nous serons pour ainsi dire responsables de sa chute.

— Pas plus que vous ne serez responsables de son succès.

— Mais voici les trois coups…

— Le moment solennel…

— Malheureux Gercourt…

— Silence, messieurs, écoutons…

— Soyez tranquille, Morville.

— Nous sommes tout oreilles.

— Tiens ! ça se passe sous Louis XV !…

— Moi, d’abord, je déteste les pièces du temps de la Régence…

— Quel affreux habit a ce père noble !

— Mais, par exemple, mademoiselle *** est mise à merveille.

— Elle a trop de rouge…

— On en mettait alors beaucoup.

— Certainement, et très près des yeux…

— Comme la poudre lui va bien !

— Est-ce que vous savez son aventure avec Octave ?… Elle est très piquante… Figurez-vous…

— Messieurs, pour ce pauvre Gercourt, écoutez donc un peu la pièce.

— C’est très joli ! très joli !

— Les décors sont charmants.

— Le fait est que pour une première pièce…

— Pour quelqu’un qui n’en fait pas son état…

— Oh ! un monologue ?… Moi, je n’écoute jamais les monologues… c’est assommant.

— Ni moi non plus….

— Eh bien ! pour en revenir à Octave, imaginez-vous qu’il voit plusieurs fois mademoiselle *** dans son dernier rôle… vous savez la pièce de Scribe… Il en devient très amoureux… quand je dis amoureux…

— Parbleu…

— Il connaissait… dans la maison de…

— Mon cher Auguste, de grâce, écoutez donc un peu… Gercourt est de nos amis.

— Nous parlons justement d’une actrice de sa pièce…

— Et puis les monologues… sont toujours du remplissage…

— Bravo ! bravo !

— Diable ! ceci est un peu risqué. Ça ne se dit pas en bonne compagnie…

— Oui, mais sous la Régence…

— Ah ! voilà madame d’Hauterive et sa sœur dans la loge du ministre… Quand on peut aller quelque part gratis on est bien sûr de les y voir.

— Si ce n’est pas honteux ! avec deux cent mille livres de rente.

— Il y a des gens si avares !

— Voyons, écoutons ; je vous raconterai une autre fois l’histoire d’Octave, ça désolerait ce pauvre Morville.

— Oui, écoutons…

— Ah !… ah !… ah !… Charmant ce mot-là…

— Il est dommage que mademoiselle *** ait le cou si long…

— Et l’amoureux, comme il parle du nez…

— Ah ! voilà les deux loges du club qui se garnissent…

— Ils ont trop dîné…

— Ils vont se faire mettre à la porte…

— Regardez donc d’Orville, il est écarlate…

— Bon ! voilà qu’il parle aux acteurs…

— Je le reconnais bien là… il est si spirituel !… Je parie qu’il va leur dire de drôles de choses…

— On le fait se tenir tranquille…

— C’est dommage… Une fois nous avons été ensemble à la Gaîté : il y avait un mouton dans la pièce ; nous étions dans une avant-scène de baignoires ; d’Orville a tiré le mouton par les pattes de derrière…

— Ah ! ah ! cela devait être bien drôle.

— Je vous en réponds… Mais voyons, écoutons, écoutons… Hum… Dites donc, ça me paraît très embrouillé… cette intrigue.

— Le fait est que je n’y comprends rien…

— De qui est-il père, celui-là ?…

— L’habit ponceau ?

— Non, l’autre à gauche du théâtre, le maigre, celui du monologue.

— Je ne sais pas.

— Est-ce que vous trouvez ça très amusant ?

— C’est glacial.

— Quelle diable d’idée a eue Gercourt de faire une comédie ?

— Pourtant ce mot-là est joli.

— Oui, mais qu’est-ce que cela, des mots ?

— C’est égal, voyez comme on applaudit. Allons, ça réussit… mais c’est faible…

— Le premier acte est enlevé ; au second maintenant.

— Eh bien ! messieurs, que vous avais-je dit ?

— Entre nous, mon cher Morville, c’est dommage que cela commence si bien.

— Pourquoi donc ?

— Le reste de la pièce ne pourra certainement pas se soutenir à cette hauteur.

— Nous verrons bien ; moi qui la connais, je ne doute plus maintenant du succès.

— Oh ! vous, Morville, vous êtes toujours optimiste. Le fait est que l’exposition est très embrouillée.

— Vous n’écoutez pas.

— Oh ! parbleu ! s’il faut faire des efforts d’attention pour comprendre, c’est un vrai travail alors.

— Et l’on ne vient pas au spectacle pour se fatiguer à chercher des explications…

— Si c’est embrouillé… ça regarde l’auteur… Je ne peux pas, pour son plaisir, m’empêcher de parler à mon voisin…

— C’est juste… le triomphe de l’art est de se faire comprendre sans être écouté…

— Diable de Morville, est-il fanatique de Gercourt !