Le Règne du silence/Paysages de ville

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Le Règne du silenceBibliothèque-Charpentier (p. 75-107).



 
I

Dans l’aurore s’éplore un octobre des pierres.
Le vent vindicatif, après tant de saisons,
— En des jours gris, des jours de souffrances plénières
Ébranle la langueur des anciennes maisons
Dont le front se lézarde en rides de vieillesse.

Sombres murs avancés en âge ! Vieux logis
De qui l’âme s’attarde aux rideaux défraîchis,
Branlants de souvenirs et perclus de tristesse,
Qui tamponnent avec de la mousse à leur flanc
La blessure au sang vif des briques s’éraflant ;

Vieilles maisons de qui les toitures minées
Voient dépérir, autour des noires cheminées,
Les tuiles rouges qui s’effeuillent lentement
Comme un jardin de grands géraniums qui meurent !

Ô déclin des maisons ! Ruine ! Dénouement !
À peine d’autrefois quelques nymphes demeurent
Aux bas-reliefs fleuris où leur printemps dansait ;
On les voit chaque jour se débander ; et c’est
Triste comme un départ, leurs danses finissantes ;
Si triste ! Tel un soir de noce ou de moisson…
— Un faune sur sa flûte essaie encore un son ; —
Mais les nymphes, autour, sont déjà presque absentes,
Mordant un raisin vide et noir, par dernier jeu ;
Nymphes de qui la troupe a souffert sous la pluie
Et dans l’intérieur des murs est comme enfuie
N’ayant plus que le geste ébauché de l’adieu !
Car tout s’en va ! Tout meurt ! Les pierres sont fanées ;
Les bouquets de sculpture, en débris lents, vont choir,
Comme déguirlandés du tombeau des années
Tant leur effeuillement dans l’air sonore est noir.


C’est un délabrement, une désuétude
De vivre qui les prend et les pousse à la mort
Avec les arbres vieux en proie au même sort,
C’est l’automne des murs ! La bise les dénude ;
Déjà les carreaux morts sont sans visage aucun ;
C’est fini, tout espoir de soleil sur les portes ;
Et les pierres déjà se dispersent en un
Unanime et frileux départ de feuilles mortes !


II

En de féeriques soirs où l’eau se désagrège,
Plus d’un songeur, au bord des canaux rectilignes,
Se laissa remorquer par les cygnes ! Beaux cygnes,
— Duvets d’aubépins blancs et plumage en barège —
Conduisant le songeur comme un Lohengrin vierge
Vers le doux lac d’amour où toute l’eau converge.
Et c’était dans l’eau noire un chemin qui s’argente,
Un cortège de joie en la nuit affligeante,
Un entraînement blanc vers les faubourgs lunaires,
Vers le doux lac d’amour, reposoir de la lune.
Car l’orbe de la lune était clair sur l’eau brune.
Les cygnes, en rochets plissés des séminaires,


Semaient, dans l’eau, des lis et de blancs azalées
Pour l’élévation de la lune agrandie.
Toute l’ombre semblait en marche vers l’hostie :
Les murailles étaient des robes étalées
De béguines au but de leur pèlerinage,
À genoux, eût-on dit, dans l’eau froide, et priantes ;
Et d’autres pèlerins dans le pâle sillage
De ces blancheurs de plus en plus irradiantes,
Les pèlerins du rêve, adoraient en silence
Le lac d’amour dans sa candide rutilence,
Reposoir de la lune avec les blanches toiles
Du brouillard, comme des nappes de sainte table,
Où les doigts sont lavés de leur passé coupable
En égrenant dans l’eau des chapelets d’étoiles ;
Et voilà tout à coup, sous des pardons insignes
Que, leurs âmes étant absoutes une à une,
Les nocturnes songeurs allaient avec les cygnes
Communier sous les espèces de la lune !


III

Si tristes les vieux quais bordés d’acacias !
Pourtant, toi qui passais, tu les apprécias
Ces vieux quais où tel beau cygne de l’eau changeante
Entre parfois dans une âme qui s’en argente.
Si tristes les vieux quais, les eaux pleines d’adieux,
Inertes comme les bandeaux silencieux
D’une morte ! Les eaux sur qui pleure une cloche,
Les immobiles eaux sur qui le carillon
Égoutte ses sons froids comme d’un goupillon.
Et plus tristes les quais lorsque l’hiver approche !


En mai, quand le ciel rit, on s’était essayé
À mettre de la joie aux vitres des demeures,
— Tendant de rideaux blancs le passage des heures —
Et des roses afin que l’air fût égayé,
Petit luxe, au dehors, de l’aisance des chambres…
Mais quand l’hiver revient, quand cinglent les décembres,
Les acacias nus, filigranés en noir,
Portent le deuil de la saison ; le vent disperse
Leurs feuilles comme des oiseaux parmi l’averse ;
L’eau du canal se gerce et se gèle-miroir
Las de mirer toujours d’identiques façades !
Maintenant les vieux quais sont déserts et maussades ;
Et, dans les logis clos, les rideaux s’échancrant
Laissent voir, en la chambre et derrière l’écran,
Quelques vieillards sans joie autour d’une lumière
Qui végète sur le réchaud de la théière…
Lumière survivante en ces hivers du nord ;
Faible lueur, clarté triste qui les rassemble ;
On dirait un chétif feu de cierge qui tremble,
Et qu’en chaque maison muette, on veille un mort !


IV

Dans quelque ville morte, au bord de l’eau, vivote
La tristesse de la vieillesse des maisons
À genoux dans l’eau froide et comme en oraisons ;
Car les vieilles maisons ont l’allure dévote,
Et, pour endurer mieux les chagrins qu’elles ont,
Égrènent les pieux carillons qui leur sont
Les grains de fer intermittents d’un grand rosaire.


Vieilles maisons, en deuil pour quelque anniversaire,
Et qui, tristes, avec leurs souvenirs divers,
N’accueillent plus qu’un peu de pauvres et de prêtres.
Ce pendant qu’autrefois, avant les durs hivers,
La jeunesse et l’amour riaient dans leurs fenêtres
Claires comme des yeux qui n’ont pas vu mourir !
Mais, depuis lors, ces yeux des pensives demeures
Dans leurs vitres d’eau frêle ont senti dépérir
Tant de visages frais, tant de guirlandes d’heures
Qu’ils en ont maintenant la froideur de la mort !
(or mes yeux sont aussi les vitres condamnées
D’une maison en deuil du départ des années)
Et c’est pourquoi, du fond de ces lointains du nord,
Je me sens regardé par ces yeux sans envie
Qui ne se tournent plus du côté de la vie
Mais sont orientés du côté du tombeau…
Yeux des vieilles maisons dont mes yeux sont les frères,
Lassés depuis longtemps des bonheurs temporaires,
Yeux plus touchants près de mourir ! Regard plus beau

De ces maisons qu’on va détruire en des jours proches !
Ô profanation ! Meurtres avec les pioches
Abattant les vieux murs de qui l’âge avait l’air
De devoir les défendre un peu contre ces crimes…
Mais bientôt entreront les marteaux unanimes
Dans les vieux murs, pourtant sacrés comme une chair


V

En ces villes qu’attriste un chœur de girouettes,
Oiseaux de fer rêvant de fuir au haut des airs,
En des villes sans joie aux carrefours déserts
Où de rares passants, en grises silhouettes,
Se meuvent, balançant leur marche comme un glas,
On sent un froid silence uniforme qui plane ;
Si despotique, encor qu’il soit débile et las,
Qu’en lui tout cri se tait, que toute voix se fane,
Que même un bruit de pas déconcerte d’abord,
Que la moindre rumeur infinitésimale
Cause un trouble, paraît une chose anormale
Comme de rire auprès d’un malade qui dort.

Car le silence là vraiment s’atteste ! Il règne,
Il est impérieux, il est contagieux ;
Et le moins raffiné des passants s’en imprègne
Comme d’encens dans un endroit religieux.
Ah ! Ces villes, ce grand silence monotone
Qu’augmente un son de cloche en tombant de la tour ;
Ce silence si vaste et si froid qu’on s’étonne
De survivre soi-même au néant d’alentour
Et de ne pas céder à la mort qui délie…
L’eau s’en vint d’elle-même au-devant d’Ophélie.
Or le silence doux, dont l’eau nous circonvient,
Nous tente et nous entraîne à son tour dans des roses…
La ville est morte aussi… qu’est-ce qui nous retient ?
Et nous sentons vraiment comme l’ordre des choses !


VI

Sur l’horizon confus des villes, les fumées
Au-dessus des murs gris et des clochers épars
Ondulent, propageant en de muets départs
Les tristesses du soir en elles résumées.
On dirait des aveux aux lèvres des maisons :
Chuchotement de brume, inscription en fuite,
Confidence du feu des âtres qui s’ébruite
Dans le ciel et raconte en molles oraisons
L’histoire des foyers où la cendre est éteinte.
Vague mélancolie au loin se propageant…
Car, parmi la langueur d’une cloche qui tinte,
On dirait des ruisseaux d’eau pâle voyageant


Des ruisseaux de silence aux rives non précises
Dont le peu d’eau glisse au hasard, d’un cours mal sûr,
En méandres ridés, en courbes indécises
Et, comme dans la mer, va se perdre en l’azur !
C’est parce qu’on les sait ainsi tout éphémères
Qu’on les suit dans le ciel avec des yeux meilleurs ;
Elles que rien n’attache, elles qui vont ailleurs
Et dont les convois blancs emportent nos chimères
Comme dans de la ouate et dans des linges fins.
Évanouissement et dispersion lente
De la fumée au fond du ciel doux, par les fins
D’après-midi, lorsque le vent la violente,
Elle déjà si faible et qui meurt sans effort
— Neige qui fond ; encens perdu dans une église ;
Poussière du chemin qui se volatilise, —
Comme une âme glissant du sommeil dans la mort !


VII

Dans les brumes d’hiver, vers noël ou toussaint,
Rien n’a désaffligé le morne crépuscule ;
Chaque ombre d’un passant, qui se hâte et recule,
A les airs d’une cloche en route qui se plaint…
Et, dans ce désolant paysage de ville,
Les réverbères un par un sont allumés,
Si tristes, grelottant dans le verre fragile ;
C’est vraiment, dirait-on, des oiseaux enfermés
Et qui se font du mal sur les vitres menteuses,
Puis meurent longuement en spasmes de clarté ;
Ou c’est encor des roses jaunes souffreteuses
Ayant peur, ayant froid dans le cristal fouetté,

Et dont le vent effeuille à terre la lumière…
Lanternes s’allumant à l’heure coutumière
Plus ternes par les soirs de noël ou toussaint,
Qui s’allongent, dans l’air mouillé, comme des rampes
Et qu’en leur solitude aucun passant ne plaint,
Tristes lanternes, — sœurs malheureuses des lampes !
Que le vent exténue à chaque carrefour
Et qui n’auront jamais, dans ces jours de novembre,
Les doux miroirs, le nid d’étoffe d’une chambre,
Et le dorlottement des guimpes d’abat-jour !


VIII

Quelques vieilles cités déclinantes et seules,
De qui les clochers sont de moroses aïeules,
Ont tout autour une ceinture de remparts.
Ceinture de tristesse et de monotonie,
Ceinture de fossés taris, d’herbe jaunie
Où sonnent des clairons comme pour des départs,
Vibrations de cuivre incessamment décrues ;
Tandis qu’au loin, sur les talus, quelques recrues
Vont et viennent dans la même ombre au battement
Monotone d’un seul tambour mélancolique…
Remparts désormais nuls ! Citadelle qui ment !
Glacis démantelés, (ah ! ce nom symbolique !)


Car c’est vraiment glacé, c’est vraiment glacial
Ces manœuvres sur les glacis des villes vieilles,
Au rythme d’un tambour à peine martial
Et qui semble une ruche où meurent des abeilles !


IX

Les cloches, c’est de la séculaire musique,
Musique dont la vie un peu se communique
À l’agonie, à la tristesse des murs gris
Qui se sentent moins seuls, un moment, moins aigris ;
Car c’est du bruit joyeux qui sur eux persévère
Ô vieux murs, rajeunis par ce chant cristallin,
Quand les cloches, au long d’un escalier de verre,
Viennent enguirlander, d’airs nouveaux, leur déclin.
Vieux murs, pignons déchus et pierres condamnées
Qui reprennent un peu de joie en entendant
Les cloches s’animer dans le rose occident,
Elles qui sont les sœurs de leurs jeunes années,

Elles qui sont les sœurs de joviale humeur
Et qui, pour égayer leur abandon qui meurt,
— Ô taciturnes murs qui n’ont plus qu’elles seules !
Vont inventer des jeux mièvres dans l’air muet.
Alors c’est tout à coup un galant menuet,
Danse de l’autre siècle où de frêles aïeules
Rapprennent à danser sur un air sémillant ;
Une fête de bronze au fond du ciel atone
Avec d’autres, encore plus vieilles, béquillant
À travers le silence et le froid de l’automne,
Qui viennent de tous les clochers du ciel natal…
Tandis que les vieux murs renaissent à leurs danses
Dans des robes sans plis aux froufrous de métal,
S’achevant par l’air vide en prestes révérences !


X

Tel soir fané, telle heure éphémère suscite
Aux miroirs de mon âme un souvenir de site ;
Sites recomposés, qu’on eût dit oubliés :
D’un canal mort avec deux rangs de peupliers
Dont les feuilles vont se cherchant comme des lèvres ;
Et d’une âpre colline où de bêlantes chèvres,
Dont le cri se déchire aux épines aussi,
S’appellent l’une l’autre, et d’un air si transi !
Décor surtout des quais dormants en enfilade,
Pignons, rampes de bois par-dessus l’eau malade
Où chaque feu miré se délaye en halo,
Fragile et fugitif maquillage de l’eau

Qui, sous un heurt de vent, tout à coup s’évapore
Et fait que l’eau se mue en sommeil incolore !
Sites instantanés, comme à peine rêvés,
En contours immortels je les ai conservés
Et je les porte en moi, depuis combien d’années !
Seul un ciel identique, aux pâleurs surannées,
Triste comme celui qui me les faisait voir,
Les a ressuscités de moi-même ce soir ;
Et c’est ainsi toujours qu’au hasard des nuages
Revivent dans mon cœur de souffrants paysages !


XI

En des quartiers déserts de couvents et d’hospices,
Des quartiers d’exemplaire et stricte piété,
Je sais des murs en deuil vieillis sous les auspices
D’un calvaire où s’étale un christ ensanglanté :
Plantée en ses cheveux, la couronne d’épines
Forme un buisson de clous, — le corps est en ruines,
Livide, comme si la lance, l’éraflant,
Avait jauni de fiel sa chair inoculée ;
Les yeux sont de l’eau morte ; et la plaie à son flanc
Est pareille au cœur noir d’une rose brûlée…
— Œuvre barbare et sombre où le supplicié
Pend sur le bois noueux d’un gibet mal scié.


Or cette impression de calvaire subsiste
Lorsque le soir en longs crêpes tissés descend ;
Puisqu’on croit voir, au loin, dans le ciel qui s’attriste
Surgir la nuit où perle une sueur de sang,
Si bien que l’on dirait la nuit crucifiée !
Car les étoiles sont des clous de cruauté
Qui, s’enfonçant dans sa chair nue et défiée,
Lui font des trous et des blessures de clarté !
Ah ! Cette passion qui toujours recommence !
Ce ciel que l’ombre ceint d’épines chaque soir !
Et soudain, comme au coup d’une invisible lance,
La lune est une plaie ouverte à son flanc noir.


XII

Des femmes vont, le soir, se hâtant vers les laudes,
Des femmes au cœur simple, en mantes de drap noir
Oscillant comme un glas qui s’éteint dans le soir,
Tandis qu’au fond du ciel croulent des cendres chaudes ;
Des femmes regardant d’un regard affligé,
Avec le blanc fané de leurs yeux mitigé
D’un violet de deuil comme les cinéraires ;
Et, sous le soleil mort qui soudain s’effondra,
Les cloches, s’accordant à ces cloches de drap,
S’acheminent ensemble en lents itinéraires…


Puis, quand leur parallèle affluence décroît
Sur les quais tout vibrants de leur tristesse enfuie,
On croit sentir venir de très loin une pluie
Musicale qui tombe en gouttes de son froid.


XIII

Quand luit la lune en des clartés irradiantes,
Quelle misère au long des quais. Dans le canal
Les maisons en surplomb ont l’air de mendiantes ;
Pauvresses à la file et que protègent mal
Du vieux lierre troué, des haillons de feuillage ;
Infirmes se traînant dans un pèlerinage,
Mendicité sans yeux, mendicité sans main,
C’est toute une misère au bord d’un grand chemin…
Tristesse des vieux murs tombés dans la misère,
Tristesse des maisons se reflétant dans l’eau !


Or la lune est montée au ciel dans un halo
Et les carillons noirs égrènent leur rosaire…
C’est alors que le soir, soudain apitoyé
Pour les vieux murs que nul n’assiste en leurs désastres,
Envoye à tel ou tel vieux mur pauvre et ployé
Des linges de lumière et des aumônes d’astres !


XIV

C’est tout là-bas, parmi le nord où tout est mort :
Des beffrois survivant dans l’air frileux du nord ;
Les beffrois invaincus, les beffrois militaires,
Montés comme des cris vers les ciels planétaires ;
Eux dont les carillons sont une pluie en fer,
Eux dont l’ombre à leur pied met le froid de la mer !


Or, moi, j’ai trop vécu dans le nord ; rien n’obvie
À cette ombre à présent des beffrois sur ma vie.
Partout cette influence et partout l’ombre aussi
Des autres tours qui m’ont fait le cœur si transi ;
Et toujours tel cadran, que mon absence pleure,
Répandant dans mes yeux l’avancement de l’heure,
Tel cadran d’autrefois qui m’hallucine encor,
Couronne d’où, sur moi, s’effeuille l’heure en or !


XV

Ô ville, toi ma sœur à qui je suis pareil,
Ville déchue, en proie aux cloches, tous les deux
Nous ne connaissons plus les vaisseaux hasardeux
Tendant comme des seins leurs voiles au soleil,
Comme des seins gonflés par l’amour de la mer.
Nous sommes tous les deux la ville en deuil qui dort
Et n’a plus de vaisseaux parmi son port amer,
Les vaisseaux qui jadis y miraient leurs flancs d’or ;
Plus de bruits, de reflets… les glaives des roseaux
Ont un air de tenir prisonnières les eaux,
Les eaux vides, les eaux veuves, où le vent seul
Circule comme pour les étendre en linceul…


Nous sommes tous les deux la tristesse d’un port
Toi, ville ! Toi ma sœur douloureuse qui n’as
Que du silence et le regret des anciens mâts ;
Moi, dont la vie aussi n’est qu’un grand canal mort !
Qu’importe ! Dans l’eau vide on voit mieux tout le ciel,
Tout le ciel qui descend dans l’eau clarifiée,
Qui descend dans ma vie aussi pacifiée.
Or, ceci n’est-ce pas l’honneur essentiel
— Au lieu des vaisseaux vains qui s’agitaient en elles,
De refléter les grands nuages voyageant,
De redire en miroir les choses éternelles,
D’angéliser d’azur leur nonchaloir changeant,
Et de répercuter en mirage sonore
La mort du jour pleuré par les cuivres du soir !
Or c’est pour être ainsi souples à son vouloir
Que le ciel lointain, l’une et l’autre, nous colore


Et décalque dans nous ses jardins de douceur
Ô toi, mon âme, et toi, ville morte, ma sœur !
Et c’est pour être ainsi que l’une et l’autre est digne
De la toute-présence en elle d’un doux cygne,
Le cygne d’un beau rêve acquis à ce silence
Qui s’effaroucherait d’un peu de violence
Et qui n’arrive là flotter comme une palme
Qu’à cause du repos, à cause du grand calme,
Cygne blanc dont la queue ouverte se déploie,
— Barque de clair de lune et gondole de soie —
Cygne blanc, argentant l’ennui des mornes villes,
Qui hérisse parfois dans les canaux tranquilles
Son candide duvet tout impressionnable ;
Puis, quand tombe le soir, cargué comme les voiles,
— Dédaignant le voyage et la mer navigable —
Sommeille, l’aile close, en couvant des étoiles !