Paysages historiques de France/04

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Paysages historiques de France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 106 (p. 864-902).
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PAYSAGES HISTORIQUES
DE FRANCE

IV.[1]
LES LEGENDES DE LA BRETAGNE ET LE GÉNIE CELTIQUE.


III. — LA BRETAGNE CHRÉTIENNE, SAINT-POL-DE-LÉON ET LA LÉGENDE DE SAINT PATRICE.

Les églises bretonnes respirent une solennité unique. Petits clochers ou grandes cathédrales, leurs flèches fines rognent seules sur les vastes horizons de la lande et de la mer. Dans les moindres hameaux, blotties au fond des bois, dorment de petites chapelles aux cintres bas, aux clochetons d’ardoise, aux toits si vieux et si moussus qu’ils semblent sortir du fond de la mer. Et sous ces toits, dans la nef obscure, prient en files serrées des femmes en robes noires, aux coiffes blanches et flottantes comme des ailes d’oiseaux. Dans les grandes villes, les cathédrales se fleurissent de roses triples, elles ajourent leurs clochers de galeries en trilobés. En général, le stylo gothique breton est simple, svelte et fort. La principale ornementation est réservée au portail. Souvent, à des églises toutes nues, on voit des porches surmontés d’une véritable forêt de pierre, aux troncs et aux feuillages entrelacés. C’est que par là entrent et sortent les enfans, les couples, les cercueils ; et le génie celtique épris de l’arbre, symbole de la vie, et de la pierre, symbole de l’éternité, recouvre d’une sombre tendresse ces âmes qui viennent et qui s’en vont. Partout on sent que la vieille église est la maison commune des morts et des vivans, qui joint le passé au présent et à l’avenir. Dans cette dure et triste Bretagne, obsédée par la mer, image de l’infini matériel, qui enfante et dévore, gouffre de vie et de néant, le moindre clocher qui se dresse derrière un coteau évêque un autre infini, celui de l’âme, où rien ne se perd, où tout se réalise et s’accomplit.

Ces pensées me poursuivaient par une claire après-midi d’été, pendant que j’approchais de la petite ville de Saint-Pol-de-Léon. Assise sur une éminence qui s’abaisse en pente douce vers une baie tranquille, dominée par les deux hautes aiguilles de la cathédrale et de la chapelle du Creizker, elle dort en plein jour d’un sommeil séculaire, enveloppée du sérieux et du silence qui tombe de ses deux églises. Des rues désertes ; de beaux jardins derrière de grands murs ; un air de presbytère et de couvent. Aux abords de la cathédrale, l’aspect moyenâgeux s’accentue. Des rues entières se composent d’anciens hôtels nobles bâtis en granit d’un gris noirâtre. Des cordonniers, des boulangers, des tisserands travaillent sous les fenêtres cintrées que surmontent de hautaines armoiries. Le porche latéral par où l’on pénètre dans la cathédrale est d’une poésie légendaire qui vous transporte d’un seul coup aux âges de foi naïve. Un feuillage de granit protège le portail extérieur. Au fond du porche, contre la colonne qui divise en deux la porte intérieure ouvrant sur l’église, se dresse un Christ majestueux. Sa main gauche tient le globe du monde, sa droite est levée dans l’attitude de l’enseignement. Les traits un peu massifs, mais pleins de noblesse, expriment la force et la douceur victorieuse. Dans son calme, ce Christ a vraiment l’air de porter l’univers dans sa main et de montrer la voie du ciel. Adossé au mur latéral, saint Pierre tient la clef ; en face de lui, saint Jean porte le calice. Les deux disciples se sont rangés avec une obédience respectueuse pour laisser passer le maître. La solidité avec laquelle ils tiennent la clef de la foi et le calice de l’amour prouve leur conviction inébranlable. La teinte bleuâtre du granit gris donne à ces trois figures, en qui se résume l’origine du christianisme, quelque chose de spectral et de supra-terrestre. L’ogive de la porte s’encadre d’un véritable berceau de feuilles de chêne, de lis et de roses sculptées. On dirait que la nature transfigurée et amoureuse du ciel fait pousser cet arc de triomphe sur les pas du rédempteur, qui vient apporter au monde la joie spirituelle et rendre à l’homme sa splendeur édénique.

Il y a dans cet ensemble une simplicité et une grandeur encore empreinte de la primitive et forte conception que le génie celtique se fit du christianisme. Sa vigueur et son harmonie n’ont rien de l’ascétisme chagrin, tourmenté, grimaçant et maladif qu’on lui verra plus tard sous le poids de l’obscurantisme et de la tyrannie cléricale et qui trouve son expression dans une foule de calvaires. J’entrai dans la cathédrale. C’était le dimanche après vêpres. Déjà le brun crépuscule envahissait les sveltes arceaux ; mais la nef abandonnée rayonnait sous la lumière merveilleuse de ses vitraux peints, où saignent des rouges cramoisis, où pleurent des violets foncés, où des blancheurs mystiques luisent dans l’azur suave et tendre. Je m’assis au fond du chœur, en lace de la grande ogive qui représente la vie de Jésus en quatre tableaux : la nativité, la présentation à Siméon, la cène et la résurrection. Sous la première on lit : natus est hodie salvator ; sous la dernière : surrexit sicut dixit. Des couronnes d’anges se balancent dans les pleins cintres des verrières sur les têtes auréolées du Christ et de la Vierge. Au-dessus, l’ogive se constelle de fleurs brillantes comme de grands papillons, aux ailes diaprées, aux bigarrures étranges. Tout en haut, flamboie un triangle de feu, avec le nom IÈVÈ en lettres hébraïques ; figure géométrique et nom sacré, qui, dans la doctrine des mystères, résume l’essence de la divinité et que soutient la colombe blanche, aux ailes étendues, symbole de la substance divine et de l’éternel amour.

Devant le langage symbolique de ce vitrail, beau comme une vision, je me sentis enlevé dans une atmosphère de rêve et de légende. Je m’étais demandé souvent comment la Bretagne païenne et barbare était devenue la Bretagne chrétienne et mystique du moyen âge. Car l’histoire ne nous raconte que les faits extérieurs et non pas ces révolutions intimes qui changent la face d’un monde en changeant l’âme d’une race. Et voici que par toutes ces verrières il me sembla voir arriver les saints nombreux qui prêchèrent l’Évangile en Armorique du IVe au VIe siècle. Ils vinrent par mer, ces hommes qui portaient la croix rédemptrice. Seuls ou à plusieurs, ils s’établissaient au fond des plus sauvages forêts. Les animaux féroces des bois, loups, buffles, sangliers, les respectaient ; les populations tombaient sous le charme de leur douceur, de leur sainteté, de leurs prières. Leurs litanies entraînaient les enfans ; leur parole apaisait la colère des rois. Ces moines ouvriers défrichaient les bois, cultivaient la terre, cardaient la laine, enseignaient tous les métiers en même temps qu’ils convertissaient les âmes. Aux cellules succédèrent les cloîtres, et des villes se fondèrent autour de ces cités monastiques qui devinrent ainsi les centres d’une religion, d’une poésie, d’une civilisation nouvelle. Et d’où venaient ces moines qui prêchaient le Christ en breton ? Des mers du nord, des couvens de Landaff, en pays gallois, d’Iona, dans les Hébrides, mais surtout de Clonfert, en Irlande. Tous ils nommaient la verte Érin, l’île vierge où jamais proconsul romain n’avait mis les pieds, comme une patrie spirituelle. Tous ils parlaient du fondateur de leur ordre comme d’un maître sublime et d’un inspiré. Saint Patrice, apôtre de l’Irlande, Gaulois d’origine, fut l’initiateur du monde celtique au christianisme. Je placerai ici sa légende parce qu’elle offre le type le plus achevé du saint celtique et qu’on y voit la rencontre directe du christianisme avec le druidisme. La victoire du premier ne fut pas une destruction du second, mais une régénération, et la religion nouvelle se greffa sur l’ancienne comme une rose d’Orient sur un églantier sauvage. Au lieu que dans le monde germain, frank et saxon la conversion s’opéra par des apôtres venus de Rome et tout imprégnés de la tradition gréco-latine, elle se fit spontanément chez les pures races celtiques de l’extrême Occident qui reçurent leur mission d’une inspiration toute personnelle. Le génie celtique pénétra ainsi d’emblée dans l’essence du christianisme. Il y était préparé par une aspiration innée vers l’invisible, et aussi par cette tendresse profonde, par cette pitié pour les faibles et les souffrans qui surgit parfois comme une fleur exquise de ces cœurs violons et passionnés.

Patrice naquit à Boulogne-sur-Mer, Bononia oceanensis, vers 387. Il était fils d’un Breton engagé dans l’armée romaine et d’une belle Gauloise, que son père avait affranchie pour l’épouser. Quoique baptisé chrétien, le jeune Patrice, de sens vibrans et d’imagination ardente, mena pendant son adolescence la vie d’un épicurien et s’adonna avec la fougue d’un sang précoce aux mœurs dissolues de la petite colonie romaine où il fut élevé. Une nuit, Bononia fut surprise par les pirates, le camp et la ville saccagés. Toute la famille de Patrice périt dans le massacre. Lui-même fut traîné sur un vaisseau-corsaire et vendu comme esclave, en Irlande, à un petit chef de l’Ulster. Il n’avait que dix-sept ans : — « Je tombai, » dit-il dans sa confession, exprimant d’un seul mot l’effondrement de sa vie. Il devint porcher chez son maître. Celui dont la pourpre romaine avait frôlé la peau délicate dut revêtir un sayon de poil de chèvre. Pour refuge, une caverne ; pour lit, la pierre nue ; pour couverture, des roseaux humides ; pour chevet, un fagot d’écorces ; pour nourriture, de l’avoine délayée dans de l’eau tiède. Le jour, il menait son troupeau à la glandée ; la nuit, la gelée le glaçait jusqu’aux os : — « Je faillis mourir de froid, dit-il. Au milieu d’êtres sauvages, je me sentis devenir ignorant, grossier, le dernier des hommes. Je menais une vie dans la mort. » — Pourtant, c’est au fond de cet abîme qu’il devait découvrir son âme meilleure. Comme une fleur céleste, cette âme spirituelle, inconnue de lui-même, vint éclore sur le néant de sa vie écrasée par le destin. Sous la pression de la souffrance, il se mit à réfléchir à l’inanité de son existence passée. Sa vie heureuse s’était engloutie derrière les vagues du grand Océan sauvage : avec les dieux de Rome et de la Grèce. Famille, patrie, liberté, il avait tout perdu. Il ne lui restait plus un ami, plus une âme sur la terre. Sa pensée se tourna vers Dieu, et il se mit à prier longuement. Une grande paix descendit peu à peu dans son cœur.

Une nuit, pendant son sommeil, il entendit une musique ravissante et lointaine. C’étaient des sons mélodieux, de longs soupirs de cordes vibrantes d’une douceur éolienne et suave. Une lueur fugace raya la voûte de la forêt, la caverne s’éclaira doucement, et un jeune homme, dont le corps avait la blancheur de la neige rosie par le soleil levant, se pencha sur la couche de Patrice avec la tendresse d’un frère : — « Qui cela peut-il être ? pensa l’abandonné. — On m’appelle l’Ange-Victoire, dit le visiteur nocturne. Je suis ton ami et je porte la consolation avec moi. » — Patrice s’aperçut alors que l’ange portait une harpe dans sa main. Après avoir enveloppé le pauvre pâtre d’un chaud regard, l’ange disparut dans la noire chênaie, laissant derrière lui un frémissement de feuilles et quelques sons d’une pureté céleste comme une traînée mélodieuse dans les airs.

Patrice se demanda en vain ce que voulait dire ce songe ; mais, depuis ce jour, il cessa de se sentir seul. Un miracle moral s’accomplit en lui : au milieu de sa solitude, il trouva la joie : — « En faisant paître mon troupeau sur la montagne, je priais longtemps avant le jour. Que la neige couvrît la terre, que la pluie tombât, que la gelée glaçât mes membres, je ne ressentais aucun mal, aucune torpeur. L’esprit m’échauffait. J’entendais des esprits chanter au dedans de moi[2]. » Souvent la mystérieuse apparition revint hanter son sommeil. Elle lui donnait des conseils soit par des voix, soit par des images symboliques. Un jour, la voix lui dit : — « Jusqu’à présent, tu n’as pleuré que sur toi-même ; quand tu pleureras sur les autres, tu verras le soleil de la vie éternelle. » — A quelque temps de là, il vit de pauvres bûcherons esclaves auxquels leurs maîtres n’avaient donné que des cognées sans trempe. Leurs bras étaient raidis, des lambeaux de chair tombaient de leurs mains écorchées. Ils pleuraient et disaient qu’ils aimeraient mieux mourir que de vivre d’une vie pareille. L’âme du jeune Patrice s’émut d’une immense pitié. Il résolut de convertir l’Irlande à la foi chrétienne et de l’affranchir de l’esclavage, si jamais il recouvrait sa liberté. Cependant, à mesure qu’il songeait à son entreprise, l’obstination des rois et la puissance des druides se dressaient devant lui comme une montagne. Il songeait que lui-même n’était qu’un misérable esclave et se décourageait. Un soir, il s’endormit près d’un grand feu, à côté des bûcherons qu’il avait soignés et consolés en leur parlant de son Dieu. Il vit Satan, comme un géant sombre, qui roulait sur lui une énorme montagne noire pour l’écraser. Involontairement il songea au plus puissant des prophètes et cria : « Élie ! Élie ! » La montagne se dissipa comme une fumée, et de l’horizon, il vit Jésus marcher vers lui. Sa figure était d’une blancheur éclatante et surnaturelle ; ses mains le bénissaient, sa face resplendissait, et de son cœur royal partit un rayon de feu qui frappa le cœur de l’esclave Patrice et le remplit d’une félicité céleste. Quand Patrice s’éveilla, le feu s’était éteint ; les bûcherons étaient partis ; le soleil levant perçait la forêt humide de rosée et ses premiers rayons doraient les fougères inclinées. Une grande certitude, que rien dans la suite ne put lui enlever, inonda son âme comme un torrent de lumière. Il se leva et dit : « Enfin, je l’ai vu de mes yeux ; je l’ai reçu dans mon cœur ; c’est lui ; le Christ vient à mon aide ! Maintenant, je suis libre, et je rendrai libres mes frères ! »

Une nuit, il rêve d’un navire que le vent pousse sur la côte d’Irlande. En même temps, une voix lui crie à plusieurs reprises : — « Retourne dans ton pays, ton navire va mettre à la voile ! » — Il se lève en sursaut et s’enfuit à travers champs. Enfin, il aperçoit la mer, et, tout près du rivage, le navire sauveur qu’il avait vu en songe appareillait. C’étaient des marchands faisant voile pour la Bretagne. Patrice les supplie de l’emmener. Ils refusent d’abord durement, puis étonnés, touchés de sa confiance, le rappellent et le font monter à bord. Cette évasion subite, à laquelle Patrice se sentit poussé par une force irrésistible, lui valut la liberté après une série de nouvelles aventures. Repris par des pirates, il fut revendu en Gaule. Des amis le reconnurent et le rachetèrent. Il se retira alors au monastère de Lerins pour se préparer à son apostolat. Car les douleurs des enfans d’Érin étaient restées au fond de son cœur et « l’émeraude des mers » le rappelait.

Saint Patrice mit trente ans à convertir l’Irlande. Il le fit sans avoir besoin du martyre, par la persuasion de sa parole et le rayonnement de sa foi. La légende résume ces événemens en une série de fresques, où le saint nimbé d’or traverse victorieusement la sombreur des forêts druidiques. Les épisodes réels alternent avec les récits symboliques où la vieille poésie païenne et le mysticisme chrétien, où le naïf et le grandiose se mêlent familièrement. On voit d’abord l’apôtre parcourir le pays sur un char attelé de deux buffles blancs et prêcher les foules. Les brigands, les enfans, les femmes, les petits chefs accourent et l’écoutent. Un jour, il rencontre les deux filles du roi Laégaïr qui lavent leur robe de noce au bord de la fontaine ; il les convertit en leur parlant de son Dieu. Mais c’est en attaquant le druidisme à son centre que Patrice frappa le grand coup. Au-dessus de la plaine de Tara s’élevait le palais du roi Laégaïr, chef suprême de l’Irlande. Tous les trois ans, à l’équinoxe du printemps, on construisait sur la terrasse de ce palais un grand bûcher couronné de fleurs. Le roi d’Irlande et cinq autres rois tributaires, avec leurs druides, leurs bardes et leurs juges, se réunissaient autour du bûcher sacré. À minuit, le grand druide y mettait le feu après avoir invoqué le soleil, la lune et tous les dieux. Quand la flamme montait dans le ciel, les chefs assemblés en neuf cercles dans la plaine avec leurs chars de guerre, leurs chevaux et leurs armées poussaient une immense acclamation ; les feux éteints se rallumaient dans toute l’Irlande, et l’année celtique recommençait. Or, en l’année fatidique, le grand druide allait mettre le feu au bûcher quand le roi vit briller une petite lumière blanche, sur le champ où l’on enterrait les esclaves. Le roi demanda au druide ce qu’était cette lumière sacrilège. « C’est celle de l’homme fatal au bâton recourbé dont nous t’avons prédit l’arrivée, dit le druide Dubtak. Ne le laisse point venir ici ; autrement, il nous dominera tous et te dominera toi-même. » Le roi, de plus en plus courroucé, fit amener Patrice de force. Il parut un cierge à la main, suivi de ses disciples qui portaient des flambeaux allumés et répondit aux menaces du roi. « — Ton bûcher est celui de l’idolâtrie et de la haine. Mais nous, chrétiens, adorateurs du vrai Dieu, nous portons des torches de cire d’une suave odeur, en cette nuit où ressuscita Notre-Seigneur Jésus-Christ. Nous veillons en l’honneur de la fleur de Jessé, à la lueur des torches formées du suc des fleurs. La cire n’est point la sueur que le feu fait couler du pin ; elle n’est point le produit des larmes que la cognée fait verser au cèdre ; c’est une création pleine de mystère et de virginité qui se transforme en devenant blanche comme la neige. Nos âmes sont comme nos flambeaux et nos flambeaux sont les présages du soleil éternel. Nous les purifions et nous veillons pour ressusciter un jour avec le Seigneur de joie ! — Pourquoi es-tu venu dans mon royaume ? dit Laégaïr fasciné et troublé malgré lui. — J’en atteste Dieu et les anges, je n’ai eu d’autre but que de prêcher l’Évangile et ses promesses divines, en venant dans le pays où j’ai été esclave. Qui m’y a forcé ? N’est-ce point par amour, n’est-ce point par pitié pour cette nation que je travaille ? » — La moitié des chefs prit parti pour Patrice ; mais le roi le fit jeter en prison. Cependant, quand il voulut le faire brûler, Brigitte, la fille du druide Dubtak, qui avait l’habitude de suivre son père dans les festins en jouant de la harpe et en chantant les vieux héros, s’avança devant le bûcher qui allait consumer Patrice et dit : « Écoutez-moi. Je connais l’herbe de joie (la verveine) qui produit l’union des cœurs ; je connais la fleur d’or (le sélage) qui ouvre les yeux et l’esprit sur l’avenir ; mais cet homme possède une fleur mystérieuse qui sauve de la mort ; il connaît l’herbe de la vie éternelle. Si vous le brûlez, qu’on me brûle avec lui ; car j’ai vu son dieu crucifié ; il m’a terrassée de sa douleur ; il m’a foudroyée de sa gloire ! »

La prophétesse celtique était devenue la voyante du Christ, et l’âme frémissante de tout un peuple la suivait. Mais le roi Laégaïr ne se donna pas pour battu. Il dit au druide Dubtak : « Permettras-tu que ce magicien séduise l’âme de nos filles ? Va lutter avec lui sur la montagne des aigles et que nos dieux le terrassent. » Le druide et le saint gravirent la montagne appelée Frontière des héros, où des aigles gardent les tombeaux des géans. Au geste de Dubtak, une nuée d’aigles se mit à tournoyer autour de Patrice avec des cris sauvages comme pour le déchirer. Mais ils ne purent l’approcher. Alors le ciel s’obscurcit ; le tonnerre gronda ; les pierres sacrées de la montagne tremblèrent, et dans les brèches de la tempête apparurent les faces livides des héros d’autrefois. Leurs fantômes semblaient irrités, leurs yeux farouches. Ils brandissaient des lances, des harpes et des boucliers dans un long frisson de colère ; et ces figures menaçantes paraissaient et disparaissaient comme de blêmes éclairs.

« Si vous le pouvez, dit Dubtak, chassez l’homme funeste. » Mais Patrice étendit la main ; cinq rayons en sortirent. Fantômes, nuages et tempête se dissipèrent pour faire place au ciel étoile d’une chaude nuit d’été. Un parfum de roseraies s’échappa de la montagne et un vol de colombes blanches passa. Du fin fond du firmament une étoile s’approcha brillante comme un soleil. — « Est-ce le monde splendide habité par ton dieu ? dit le druide. — C’est le trône d’où il est descendu, dit Patrice. C’est l’étoile des mages qui entraîne le monde. Elle a montré l’enfant divin aux sages d’Orient et d’Occident. Par son rayon d’amour le Verbe divin est descendu sur la terre ; par ce même rayon tu peux remonter jusqu’à lui. Regarde ! et tu le verras transfiguré dans sa gloire. » Le druide voulut regarder l’étoile, mais elle était devenue si fulgurante qu’il ne put en soutenir l’éclat. Il dit, baissant la tête : « — Mes esprits m’abandonnent. Cette lumière qui vient des profondeurs du ciel les abat. Elle vient du troisième cercle, du cercle de la liberté, de la félicité et de la vie ; et victorieuse elle traverse le cercle de la nécessité, de la douleur et du trépas. Ton dieu est plus fort que les nôtres puisqu’il sait descendre du ciel sur la terre et remonter de la terre au ciel. — Alors reçois le baptême, dit Patrice. — Arrête, dit le vieillard. Où finiront les héros, mes ancêtres ? Où iront demeurer Finn et le grand Ossian ? — En enfer. — Et ton dieu ne peut les sauver ? — Non. — Alors je ne veux pas de ton dieu ! Mon âme est forte dans mes amis. Où qu’ils soient, je vais rejoindre ceux que j’aime. Mais sache-le, si ton dieu était en enfer, mes héros sauraient l’en tirer ! » A son tour, Patrice baissa la tête, et Dubtak le quitta. Personne ne le revit. Il dort sur la montagne des aigles, sous les pierres sacrées, couvertes de mousse.

Ainsi disparurent les derniers fidèles du druidisme. Mais les bardes convertis, respectés et protégés par Patrice, survécurent avec leurs privilèges et leurs traditions. Après sa mort, ils amplifièrent la partie la plus légendaire de son histoire, ses navigations merveilleuses, ses missions aux Hébrides, en Islande, sur un vaisseau magique, qui glisse aussi rapide que la barque d’Ulysse sur l’onde tranquille, enfin sa descente au purgatoire qui servit de cadre à Dante pour sa Divine comédie. Dans ces récits étranges, l’esprit d’aventure du génie celtique se manifeste avec sa puissance de rêve. La vision fugace des mers polaires et des tropiques : cathédrales de glace et rives aux herbes gigantesques pleines d’oiseaux d’azur et de feu, se combine avec des visions du pays des âmes : îles d’ombres gémissantes, monastères flottans dont les cloches attirent les marins et versent l’oubli, îles bienheureuses aux pommes d’or, où de beaux jeunes gens et de belles jeunes filles, se tenant par la main, forment des chœurs de joie sous une aurore éternelle. Ces voyages sont une sorte de glissement insensible vers l’au-delà, à travers les mirages et les prodiges de l’immense Atlantique. Sans qu’on s’en doute, les voiles de la matière allégée se déchirent, la nature spiritualisée devient transparente, les mers laissent voir leurs profondeurs cristallines, et les espaces stellaires ouvrent aux âmes ailées les routes sinueuses de l’infini.

Cependant, disent les légendaires, Brigitte, la fille inspirée du barde Dubtak, devint une sainte. Elle fonda un couvent pour les femmes esclaves qu’elle avait affranchies et consacra au Seigneur sa harpe, sa voix et son cœur. Dans un hymne d’elle qu’on a conservé, elle disait : « Je voudrais des grandes coupes de charité pour les distribuer ; je voudrais des caves pleines de grâces pour mes compagnons. » Un jour, Brigitte vit venir à elle Patrice blanchi par l’âge. « Voici, dit le saint, j’ai converti toute l’Irlande et je suis devenu vieux. Mes membres s’engourdissent, mes yeux commencent à s’obscurcir. Prends ta harpe, Brigitte, pour qu’à tes chants je retrouve un rayon de lumière, avant de trouver le soleil qui ne s’éteint pas. » Brigitte répondit : « Assez longtemps j’ai chanté. J’ai affranchi des milliers de sœurs, mais ma harpe ne me console plus. Mon âme est triste ; car tu as condamné mon père Dubtak et les vieux héros qui dorment sous les pierres sacrées aux limbes éternels. » Patrice sourit tristement et dit : « Le temps est venu ; je m’en vais vers eux. Adieu, ma fille ! » Quand Brigitte leva la tête, le saint avait disparu. Alors elle se mit à pleurer et dit : « Pourquoi lui ai-je refusé son désir ? Pourquoi n’ai-je pas su consoler à sa dernière heure celui qui m’a consolée ? Car je sens que je ne le verrai plus. Nous avons donné notre vie pour les autres, et tous deux nous mourrons seuls ! J’ai soif des plages où il n’y aura point de séparation, où les cœurs comprendront les cœurs, où les regards saturés de lumière assouviront les regards ! »

Patrice disparut sans trace dans une des îles où il avait coutume de se retirer. Comme celui du grand druide, son tombeau demeura inconnu. A quelque temps de là, Brigitte fit un rêve. Elle vit saint Patrice assis à côté de son père Dubtak dans une barque légère comme l’arc de Diane. Ossian et Finn et beaucoup de vieux héros les entouraient. L’Ange-Victoire, avec sa harpe, se tenait debout à la poupe comme un pilote, et la barque étendait ses ailes gonflées de désir et de mélodie comme un grand oiseau de mer. Peu à peu, les flots d’azur qu’elle fendait se changèrent en bandes de vapeurs, et doucement soulevée, la nef des âmes montait dans le firmament. Elle montait vers l’étoile des mages, vers le soleil du Christ qui grandissait au-dessus du zodiaque, dans le signe de la Vierge. — Après cette vision radieuse, Brigitte mourut consolée.


IV. — LA BRETAGNE CHEVALERESQUE, LA FORÊT DE BROCÉLIANDE ET LA LÉGENDE DE MERLIN L’ENCHANTEUR.

C’était aux environs de Ploërmel. J’avais marché tout le jour par des chemins creux, des montagnes, des bois, des landes. Le soleil d’après-midi plombait de tous ses feux sur le désert des verdures sauvages, lorsque, dans une vapeur violette, je vis poindre le clocher de Concoret. Ce vaste amphithéâtre couronné de bois sombres, c’était le val des fées, le val sans retour comme l’ont appelé les trouvères. J’étais enfin dans l’antique forêt de Brocéliande, vieux sanctuaire celtique, dont le nom, Koat-brec’-hel-léan, signifie forêt de la puissance druidique, contrée immortalisée par la poésie chevaleresque du moyen âge. Et devant moi, cette fontaine, près de laquelle on voit deux pierres couvertes de mousse, que domine une vieille croix de bois vermoulue, c’était la fontaine de Baranton et le tombeau de Merlin. C’est là que, selon la tradition bretonne, le barde devin fut endormi par la fée Viviane et qu’un magique sommeil ferma pour toujours les paupières du grand enchanteur. Que de pèlerins sont venus ici, attirés par le mystère troublant de cette légende, par ce personnage fuyant, énigmatique ! Mais ni le susurrement ironique de la source, ni le balancement des genêts en fleurs, ni la forme bizarre des pierres brutes ne leur ont rien appris sur l’Orphée celtique. Le prophète des Bretons est resté le sphinx des bardes, et la forêt de Brocéliande a gardé son secret. Le plus vieux des trouvères, Robert Wace, le dit avec un sourire fâché : « Fol y allai, fol m’en revins. »

Je m’en allais comme Robert Wace, quand j’aperçus, appuyée contre un rocher dont elle semblait faire partie, une bergerette de quinze à seize ans, vêtue de loques, le teint hâve, les cheveux noirs pendans. La tête penchée, elle tenait sa quenouille suspendue à son fuseau, et filait, filait, pendant que sa chèvre broutait une touffe d’ajoncs. Je lui demandai mon chemin. Elle me jeta de côté plusieurs regards timides et farouches de ses yeux d’un bleu verdâtre, puis, de son fuseau, m’indiqua la direction. Elle ne parlait pas le français, mais elle m’avait compris. — « Est-ce là-bas la fontaine des fées ? » dis-je en désignant la fontaine de Baranton. Elle me répondit : Homman nequet an hini guir. Les deux ou trois mots de breton que j’avais appris en voyage ne me suffisaient pas pour comprendre ; mais je crus deviner à son hochement de tête que cela signifiait : ceci n’est pas la vraie. Et voyant qu’elle se mettait en marche, je compris qu’elle voulait me conduire à une autre source qui, selon elle, avait des vertus plus efficaces. Je la suivis longtemps par des chemins pierreux. D’une main, elle traînait sa chèvre, de l’autre, elle brandissait son fuseau échevelé comme une arme, courant et sautant pieds nus sur les roches. Mais elle ne se déridait pas. Toujours grave, avec ses regards obliques couleur de mer et couleur de forêt, elle restait la sauvage et mélancolique fille de la lande, défiante de l’étranger. Enfin, nous entrâmes sous une épaisse chênaie pour déboucher sur une combe de verdure ensoleillée. Elle chatoyait comme une émeraude entre les bois sombres. Dans le fond, au bout de la pelouse, se cachait un bas-manoir breton d’un seul étage, à volets verts fermés, à tour unique et carrée, surmontée d’un toit en pyramide. A l’extrémité supérieure de la combe, sous un petit bois d’aunes, enfoui lui-même et protégé par les bras noueux de la forêt géante, miroitait le bassin d’une fontaine, d’où filtrait avec un murmure discret un ruisseau coulant vers le manoir. La fillette y fit boire sa bête, et s’agenouillant au bord, dans l’herbe folle, but quelques gorgées d’eau dans le creux de sa main. En se levant, elle fit le signe de la croix avec les dernières gouttes et dit : Homman hè feuteun ar hazellou, ce qui signifie : Ceci est la fontaine des fées. Puis, toujours ombrageuse et fugace, elle rentra sous le bois.

Je m’assis sous les aulnes, au bord de la source, et je bus, moi aussi, de cette eau délicieusement fraîche, en demandant aux divinités du lieu de me révéler quelque chose sur l’âme du grand Myrdhin. Dans ce personnage à double face, suspect à l’Église et cher au peuple, infernal pour les uns et divin pour les autres, m’était apparu toujours l’un des arcanes de l’âme celtique et comme le nœud vivant de sa destinée. Le soleil s’inclinait à droite vers la chevelure emmêlée des chênes, qui, vus à contre-jour, paraissaient de plus en plus noirs et impénétrables. Mais à gauche, une route lumineuse s’ouvrait dans la grande forêt entre des ormes et des érables trois fois centenaires. Le chemin tournant, semé de genêts en fleurs, allait se perdre dans un bouquet de bouleaux légers et transparens comme la robe des fées. Et voici qu’aux rayons du soleil oblique, je crus voir défiler sous bois, sur leurs chevaux baies, fauves et blancs, la troupe brillante des chevaliers d’Arthur, avec leurs cottes et leurs heaumes luisans, leurs écus orange et azur. A côté du noble roi de la Table-Ronde, chevauchait la blanche Genièvre, au profil pur, au fin sourire, aux yeux doux et pervers, ayant la science du bien et du mal. Et derrière eux cheminaient par couples, au pas de leurs destriers aguerris, les héros d’aventure et la troupe des beaux amans, Éric et Énide, Yvain et la dame de Brécilien, suivis d’un long cortège. Puis, marchant à l’écart, les bras entrelacés, Tristan et Yseult, enivrés de leur philtre immortel. Et Perceval, le templier, fermait la marche. Il chevauchait seul et grave, dans sa cotte grise, le chef incliné, rêvant à la coupe d’amour et de sacrifice, au Graal, qui confère la sainte fortitude, qui lave de toutes les taches et guérit de toutes les blessures.

Elle s’évanouit, aérienne comme un songe, dans l’or du couchant, la brusque vision du monde chevaleresque. Le soleil était descendu sous les chênes, et je plongeai mes regards dans la forêt de droite, devenue, sous quelques éclaircies sanglantes, encore plus noire et plus lugubre. Entre les colonnes torses de la vieille forêt, sur le sol d’un gris cendré de feuilles mortes, il me sembla voir les vieux bardes gallois et armoricains, leur hache de bataille à la ceinture, la rote ou la harpe sur l’épaule. Leurs longs cheveux gris s’échappaient de dessous leurs couronnes de bouleaux. Je crus distinguer parmi eux la haute taille de Taliésinn et de Lywarch-le-Vieux, Aneurin l’inspiré et Gwenchlan, le lanceur de malédictions. Leurs faces étaient convulsées, leurs yeux dilatés par d’immenses colères et de terribles visions. De leurs bouches frémissantes s’échappaient, en rythmes sauvages, un flux de vers précipités comme des coups d’épée assénés dans une bataille sans fin, ou comme les vagues infatigables qui assaillent le rivage. Finalement je compris le sens de leurs imprécations. Ils vociféraient : « Malheur aux ingrats, malheur à ceux qui ne savent pas se souvenir ! La troupe brillante qui a défilé devant toi tout à l’heure est notre œuvre. Ces hauts chevaliers, ces belles amoureuses sont nés de nos larmes, de notre sang, de nos combats, de nos luttes séculaires contre l’étranger, Saxon ou Franc. Ces hommes et ces femmes sont de notre race ; ils ont vécu parmi nous et nous les avons chantés jadis. Nous les avons conçus et enfantés, ces fils de nos joies, ces filles de nos douleurs. Mais parce que nous avons été vaincus, vous nous les avez pris pour les travestir et vous nous avez couverts d’oubli. Que nous importe ? L’homme avec toutes ses créations n’est qu’ombre vaine ; l’esprit qui l’anime seul est vivant et revêt des formes nouvelles selon son verbe et sa vertu. Les bardes oubliés ne sont pas à plaindre. Mais à cause de votre injustice et de votre ingratitude, nous ne vous avons rien légué de notre science et de nos mystères. Vous vivez dans l’oubli de la vérité ; vous ignorez les forces cachées de la nature, vous ne savez rien des trois cercles de l’existence où l’âme transmigre. Vous ne savez même pas ce que vous auriez pu faire de notre harpe. — Nous l’avons brisée ! Toi qui cherches le secret de notre frère Myrdhin, tu n’en sauras rien, — et cependant, il est connu de la divinité de cette fontaine. »

J’écoutais avidement ; les ombres s’effacèrent ; les voix se perdirent dans un chuchotement de feuilles mortes. Je frissonnai ; un vent rida le bassin et je me retournai. Tout était noir à la surface de l’eau et dans le bosquet d’aulnes. Alors, au jour blafard qui trouait les feuillages, j’aperçus de l’autre côté de la source une chose que je n’avais pas vue. Une statue de femme se dressait sur un piédestal, dans l’épaisseur du bois. Un reflet d’eau ou de ciel ébauchait vaguement ses larges flancs, son buste svelte et sa tête inclinée. La nudité du corps émergeait à demi de la nuit sylvestre, mais le visage gardait le masque troublant du crépuscule. N’était-ce pas la fée celtique, l’antique druidesse, la femme initiée par l’instinct aux secrets de la nature, celle qui, domptée et dirigée, peut devenir la voyante salutaire, mais qui, maîtresse aveugle et toute-puissante, devient la magicienne fatale, évoquant les forces d’en bas, enlace l’homme de ses mirages, le terrasse et le noie ? N’était-ce pas la vraie Viviane, d’un charme autrement redoutable que la petite fille coquette et rusée des trouvères ? N’était-ce pas celle pour qui Merlin perdit sa harpe, son génie et jusqu’au souvenir ?

Et, du bas du vallon, une voix s’éleva, celle sans doute de la petite bergère du manoir. Elle disait une chanson bretonne d’un mode sauvage et inquiet dont les strophes expirent sur une plainte alanguie. Impossible de comprendre les mots. Mais, par un de ces sortilèges dont la musique est coutumière, les notes se traduisirent involontairement pour moi en paroles. C’étaient celles d’une chanson populaire de Nantes, sur la magicienne qui enlève son amant à une pauvre payse :

Elle n’est pas aussi jolie,
Mais elle est plus savante ;
Elle fait la pluie, elle fait le vent,
Elle fait fleurir la lande !..

Et comme les strophes montaient, enjôleuses et tristes, un tintement de cloche s’égrena lentement dans l’air. C’était l’angelus d’un village éloigné. Avec quelle pureté céleste ces notes passèrent sur les landes et les bois dans la sérénité du soir ! Comme elles se mariaient, attendrissantes, à la chanson sauvage ! Et subitement, je sentis que le secret de Merlin venait de se révéler à moi. Car toute sa vie l’âme du grand devin vibra partagée entre ces deux voix : celle de la terre et celle du ciel, entre ces deux mondes : le paganisme et le christianisme. Alors la forêt, la fontaine et les pierres se mirent à me conter la vraie légende de Merlin que j’ai fidèlement notée.

Au Ve siècle, vivait, dans un couvent de Cambrie, une nonne très pieuse nommée Carmélis. Fille d’un roi sans couronne, elle avait fui la violence du siècle pour se vouer à la contemplation entre les murs tapissés de lierre d’un monastère perdu dans les bois. Son corps était sans tache et son âme d’une séraphique douceur. Mais ce qui étonnait, ce qui effrayait ses sœurs du couvent, c’était la pitié de Carmélis pour les êtres inférieurs, hommes, animaux et plantes, dont elle plaignait l’âme obscure ou écrasée ; c’était son indulgence pour les pécheurs, pour les méchans eux-mêmes, qu’elle trouvait plus malheureux que les autres ; c’était sa curiosité attendrie pour ceux qui souffrent en expiant une faute. Éveillée, son cœur compatissant l’invitait à descendre dans l’abîme des douleurs ; endormie, son âme s’envolait souvent aux sphères éthérées.

Dans une de ses extases, elle vit les sept Archanges debout autour du soleil divin. Elle resta éblouie de leur splendeur, mais son cœur ne battit point. « Ils sont heureux, dit-elle, que puis-je pour ces rois de gloire de l’éternité, et que sont-ils pour moi ? Je voudrais voir l’Ange tombé, le Maudit, celui qui souffre sans espoir. » Aussitôt elle fut plongée dans l’abîme. L’Ange proscrit lui apparut, voilé d’un nuage sombre, beau comme une comète qui traîne sa lueur sinistre. Au sommet de son front, scintillait une étoile rougeâtre. Le noir serpent de la mort qui étreint les mondes, les hommes et les créatures s’enroulait trois fois autour de ses flancs. Ses yeux ténébreux dardaient le désir inassouvi en longs éclairs pourprés. En même temps s’en échappaient, comme de pâles diamans, les larmes d’une douleur éternelle. Ces larmes étaient le souvenir du ciel perdu : et lentement des mondes obscurs, des âmes tristes en naissaient.

— Qui es-tu ? dit Carmélis.

— Je suis celui qui ne s’est point courbé devant l’Éternel. Je suis celui qui veut être et savoir par lui-même ; je suis le Révolté et le Maudit. Et pourtant sans moi la terre et les mondes visibles ne seraient pas. Je supporte la colonne de l’espace et du temps. Je suis le roi de l’air et du monde inférieur. Je porte la lumière dans les ténèbres. Tous les bannis du ciel, tous ceux que leur destin force à s’incarner sur terre, errent dans mon royaume. Je suis le tentateur, et les âmes ont besoin de passer par mon crible pour remonter. Les souffrances que je cause sont nécessaires à la vie de l’univers, mais j’en souffre au centuple. L’exil des âmes est temporaire ; le mien est éternel.

— Pauvre archange tombé ! dit Carmélis ; je prendrai une de tes larmes et je la porterai à tes frères les archanges qui sont les verbes vivans d’Elohim. En voyant cette larme, ils auront pitié de toi.

— Non ; ils ne peuvent rien pour moi. Mais puisque tu aimes celui qui brave la souffrance, veux-tu sauver une âme qui erre pourchassée dans le royaume de l’air, en l’adoptant comme un fils ?

— Oui, je le veux, parce que je t’aime ! dit la dormeuse imprudente dans un cri de sympathie.

— Eh bien, tu me reverras ! dit le prince de l’air en s’effaçant comme un météore.

Une nuit, Carmélis dormait à demi d’un sommeil agité dans sa cellule de nonne. Elle vit entrer un pèlerin courbé sur son bâton, le visage caché par son capuchon. Il semblait épuisé ; il demanda asile d’une voix humble et suppliante. — Eh bien, couche-toi sur ces dalles, dit Carmélis sans crainte, et repose-toi. Il s’agenouilla devant elle, comme pour une prière fervente. Mais peu à peu, il sembla à Carmélis que cette forme de moine agenouillé perdait ses contours arrêtés. Était-ce un corps solide ou une ombre ? Elle grandit vaporeuse, se redressa lentement, et, rejetant le froc, du vil haillon sortit dans toute sa fierté l’Ange maudit qui porte au front l’étoile de la science et de l’orgueil. Ses ailes crépusculaires étaient dressées et touchaient la voûte ; elles frémissaient. Carmélis frissonna de terreur. A travers ses yeux fermés elle voyait tout ; mais elle restait fascinée, clouée sur sa couche. Immobile, l’Esprit couvait la vierge. De ses yeux ardens, de ses mains étendues, de ses ailes élargies, il l’enveloppait d’un effluve puissant qui la secouait de brusques soubresauts. Elle descendait, descendait avec lui dans l’abîme, et c’était une torture délicieuse. Peu à peu, la cellule s’emplit d’une vapeur épaisse où elle ne distinguait plus que les yeux rouges de l’Ange maudit et son étoile enflammée. Tout à coup, elle sentit ses lèvres comme un fer chaud sur sa bouche ; en même temps, un fleuve de feu la pénétrait et le serpent de la mort la mordait au cœur. Sous la commotion violente, elle poussa un cri strident et s’éveilla. Elle était seule sur sa couche brûlante, dans l’air étouffant de sa cellule. L’orage grondait au dehors, et par la fenêtre, une ombre s’échappa comme un grand oiseau dans la nuit chaotique. Mais la voix solennelle et triste du prince de l’air clama dans la tempête d’automne : « — Puisque tu m’as aimé, tu seras la mère de Merlin. De moi il aura la science maudite par l’Église, et il sera un grand prophète[3]. » A partir de ce moment, la vie de Carmélis fut pleine de soucis, de peines et d’épouvantes. Elle sentait qu’elle avait conçu par le baiser de l’Ange maudit. Comme un cercle de feu, ce baiser l’enfermait dans le royaume du prince de l’air. Plus de séraphiques extases, plus de visions célestes. L’angoisse la poussait hors du couvent, dans les bois. Et là, elle entendait mille bruits étranges, mille voix susurrantes et douces. « Mon Dieu ! que vais-je devenir ? » disait-elle en se laissant tomber dans la grotte où filtrait la source, ou bien sous le chêne des fées. Et, comme un tourbillon de feuilles invisibles, l’enveloppait le chœur des esprits aériens, qui lui chantait des choses ensorcelantes et lui disait : « Sois bénie, vierge pure et bonne, toi qui donnes asile à l’un des nôtres, un grand enchanteur va naître de toi ! » Alors, au milieu de ses terreurs, la joie folle d’être mère envahissait la pauvre nonne. Elle croyait déjà voir ce fils miraculeux dont elle moulait en elle-même le corps charmant et dont l’âme sournoise voltigeait si mystérieusement autour d’elle. N’était-ce pas sa voix qui soupirait dans la cime du bouleau, qui riait gaîment dans le ruisseau ? N’était-ce pas lui qui, invisible et léger comme un sylphe, lui frôlait le cou et le sein, qui cherchait à pénétrer en elle, le petit démon, et chuchotait : « Charmante mère ! n’aie pas peur, si tu veux me bercer, moi qui sais tout, je te dirai des choses merveilleuses ! »

Ne pouvant plus cacher sa grossesse, Carmélis alla tout dire à Gildas, évêque du pays. Or, à cette époque, dans certains districts de la Grande-Bretagne, on appliquait aux nonnes fautives la loi des vestales. Seulement, au lieu de les enterrer vives, on les précipitait du haut d’un rocher, dans un gouffre. Gildas eût épargné la fille d’un roi, mais quand il apprit la manière étrange dont elle avait été séduite, il déclara qu’elle avait succombé à la ruse d’un incube et aux artifices du démon. Il se contenta d’excommunier la vierge polluée par l’esprit malin et de maudire le fruit infernal qu’elle avait conçu. « Va-t’en, dit le moine indigné, va-t’en sur la lande, fiancée du vent, amante maudite du prince de l’air, prostituée de Satan ! Que tout foyer chrétien te soit fermé ! Il n’est plus d’asile pour toi que chez les païens ! » Le père de Carmélis était mort, l’Église l’abandonnait, heureusement qu’elle connaissait Taliésinn, grand-maître de la corporation des bardes sous la protection d’un chef gallois. Ces bardes, tout en se disant chrétiens, avaient conservé leurs rites, leurs croyances, les arcanes de leur religion et de leur initiation traditionnelle. Les gens d’église, qui voyaient en eux des rebelles et des rivaux, les considéraient d’un mauvais œil, les appelaient païens, relaps, hérétiques, et les attaquaient avec une extrême violence. Mais les héritiers des druides étaient encore très puissans, protégés des chefs, vénérés du peuple. Carmélis se réfugia auprès d’eux. Taliésinn accueillit la nonne proscrite avec bonté et promit d’élever l’enfant.

Sur une des côtes du pays de Galles s’ouvrait jadis une grotte aujourd’hui disparue sous un éboulement, appelée la grotte d’Ossian. Comme la grotte de Fingal, dans les Hébrides, elle était formée par des colonnes de basalte serrées les unes contre les autres et se perdait dans les entrailles du mont en salles naturelles. C’est là que les bardes des anciens temps tenaient leurs réunions secrètes. C’est là aussi qu’eut lieu la consécration de leur prophète, de celui qui devait jouer un si grand rôle dans les annales celtiques. Cette consécration était toujours précédée d’une épreuve solennelle.

Au pied de la montagne sacrée, à la sortie de la grotte d’Ossian, s’étendait une lande sauvage que les moines flétrirent plus tard du nom de lande maudite. Elle était semée d’un cercle de pierres druidiques. Au centre de ces pierres, il y en avait une colossale en forme de pyramide. La nature ou la main de l’homme y avait creusé une sorte de niche où l’on montait par un escalier de roches superposées. On appelait ce menhir la pierre de l’épreuve ou la pierre de l’inspiration. C’est là que l’aspirant devait dormir une nuit entière. Au lever du soleil, le chœur des bardes, sortant de la montagne sacrée par la grotte d’Ossian, venait réveiller le dormeur. Parfois, à leur chant, on le voyait se dresser devant l’astre naissant, et, frémissant d’extase, raconter son rêve divin en un chant rythmique. Alors, il recevait le titre de barde prophète. Il était considéré comme ayant l’Awenniziou, c’est-à-dire qu’un génie divin, son Awenn, son génie à lui, qui, selon la doctrine ancienne, plane sur l’homme, parlait par sa bouche. Mais souvent il arrivait que l’aspirant avait fui avant l’aube, ou que, saisi d’épouvante, il descendait de la roche en proférant des paroles insensées. En ce cas, il était déchu de sa dignité. La tradition populaire du pays de Galles a conservé le souvenir de cette épreuve pendant des siècles dans la légende de la pierre noire du Snowdon. Quiconque, dit-elle, dort une nuit sur la pierre noire de l’inspiration se réveille poète ou fou pour le reste de ses jours.

C’est là qu’un soir le vieux Taliésinn, entouré du collège bardique, conduisit son disciple Merlin et lui dit : « Nous t’avons enseigné ce que nous savons ; nous t’avons montré la clé des trois vies, celle de l’abîme, de la terre et du ciel[4]. La science est l’abri et le voile de qui la possède. Tu pouvais vivre tranquille parmi nous ; tu as voulu t’élever au rang suprême ; tu réclames la clé des mystères, l’inspiration du prophète. Les signes te sont favorables ; une grande mission t’attend. Mais moi qui t’aime, mon fils, je dois t’avertir. Songe qu’à ce jeu tu risques ta raison et ta vie. Quiconque veut s’élever au cercle supérieur, plus facilement retombe à l’abîme. Tu auras à lutter avec les puissances mauvaises et toute ta vie sera une tempête. Parce que tu seras prophète, hommes et démons s’acharneront sur toi. La plus grande des joies t’attend : le rayon divin ; mais aussi te guettent la folie, la honte, la solitude et la mort. »

À ce moment, on vit s’avancer sur la lande maudite le moine-évêque Gildas, son bâton pastoral à la main. Il jeta un regard de défiance sur l’assemblée des bardes et dit à leur disciple : « — Merlin ! je te connais. Tu es le fils d’une mère qui a failli, et l’esprit malin est en toi. Malheur à celui qui cherche la vérité sans le secours de l’Église et se dit inspiré sans avoir reçu sa sanction. Tu as bu le poison des hérétiques et tu cours à ta perte. Malgré cela, je veux tenter de te sauver. Suis-moi, entre au couvent, fais pénitence et deviens moine. Ainsi, sous ma direction, tu expieras tes erreurs et celles de ta mère, et je te donnerai le pain du salut. »

Taliésinn répondit tranquillement à Gildas : « — Comme toi, nous adorons le Dieu unique et vivant. Mais nous croyons qu’il a donné la liberté à l’homme afin qu’il trouve la vérité par lui-même. Tu offres le port connu sans le voyage. Nous offrons un frêle esquif sur l’Océan sans limite et la terre promise au risque du naufrage. Merlin est libre de choisir. S’il préfère le port à la tempête, qu’il te suive avec la bénédiction des bardes. »

Jusque-là, Merlin était resté absorbé en lui-même, le regard fixe et rentré. Il n’avait répondu que par un sourire de dédain à la sommation de l’évêque. Mais aux nobles paroles du maître, une flamme jaillit de l’œil du disciple, qui s’écria, dans un transport d’audace et d’enthousiasme : « Je ne recevrai pas la communion de ces moines aux longues robes ! Je ne suis pas de leur église ; que Jésus-Christ lui-même me donne la communion ! Pour la harpe des dieux, pour le rayon céleste, pour la couronne du poète, je veux risquer ma vie ! Que je roule aux abîmes ou que je monte au ciel, je tenterai le sort ! J’entends en moi d’étranges harmonies ; j’entends gronder l’enfer, j’entends pleurer les hommes et chanter les anges. Quel génie est le mien ? Quelle étoile est mon guide ? Je n’en sais rien, mais j’ai foi au génie, à l’étoile. Oui, je chercherai mon Dieu dans les trois mondes, je pénétrerai le mystère de l’Au-delà. Pour savoir, pour vibrer, pour jouer sur les cordes des âmes, je mets en gage mon corps, ma vie et ma raison !

— Ah ! tu es bien le fils de Lucifer ! dit Gildas en détournant les yeux avec indignation. Pervers, va ton chemin ; l’Église ne peut plus rien pour toi ! » Et il s’en alla plein de souci pour son autorité et de colère contre le rebelle.

La nuit avait envahi la lande. Merlin monta sur la pierre de l’épreuve et entendit le chœur des bardes qui s’éloignaient invoquer pour lui les génies solaires, dont les ailes blanches et transparentes se vivifient dans les océans du feu céleste. Leur chant se perdit au cœur de la montagne, sous la grotte tournante, comme le murmure lointain des flots qui se retirent, et la montagne elle-même semblait clamer d’une voix toujours plus profonde : « Dors, enfant des hommes, dors du sommeil des inspirés et réveille-toi fils des dieux ! »

Bientôt la lande fut envahie par les brumes ; elles s’étiraient en longues bandes sur la pierre de l’épreuve et finirent par l’envelopper tout à fait. Merlin crut y distinguer des formes grimaçantes et diaboliques, pêle-mêle avec des fées ravissantes. Dormait-il ou veillait-il ? Parfois il sentait sur sa peau le frôlement de corps fluidiques comme des ailes de chauve-souris. Bientôt une tempête furieuse balaya la lande maudite. Merlin se cramponna à la pierre pour n’être pas renversé par l’ouragan. Alors, une forme altière et ténébreuse sortit du sol. Une étoile blême tremblait sur sa tête et sa lueur mourante éclairait à peine un front superbe creusé de rides volontaires. Une main de géant s’appesantit comme un roc sur l’épaule du dormeur et une voix creuse lui dit : « Ne me reconnais-tu pas ? — Non, balbutia Merlin, saisi d’un mélange d’horreur et de sympathie. Que me veux-tu ? — Je suis ton père, l’Ange de l’abîme, le roi de la terre et le prince de l’air. Je t’offre tout ce que je possède : la science terrestre, l’empire des élémens, le pouvoir sur les hommes par la magie des sens. — Me donneras-tu aussi la science de l’avenir, la connaissance des âmes et le secret de Dieu ? — Ce chimérique empire n’est pas le mien ; j’offre la puissance et la volupté dans le temps. — Alors, tu n’es pas l’esprit que j’ai invoqué sur la montagne. Plus hauts sont mes désirs, je ne te suivrai pas. — Présomptueux ! tu ne sais pas ce que tu refuses ; un jour tu l’envieras. Mais malgré moi, tu m’appartiens. Par les élémens dont tu es pétri, par tes attaches mortelles, par l’effluve igné de la terre qui court dans tes veines, par les courans magnétiques de l’atmosphère, par le désir qui brûle en toi, tu es mon fils. Quoique tu m’aies renié, je te laisse un souvenir de moi ; un jour, tu en comprendras la force et la magie. » La main terrible, qui pesait comme une montagne sur l’épaule de Merlin et lui prenait le souffle, se leva. Il sentit une chaîne s’enrouler à son cou et quelque chose de métallique tomber sur sa poitrine. La forme du Démon s’était évanouie avec le poids du cauchemar. La terre tremblait, et de ses entrailles montèrent ces mots, scandés par un tonnerre sourd : « Tu m’appartiens, mon fils, tu m’appartiens ! »

Alors un sommeil plus profond lui versa une félicité inconnue. Il lui sembla que les ondes du Léthé fluaient à travers son corps et en effaçaient tout souvenir terrestre. Puis, il eut l’impression d’une lumière très éthérée et très douce, comme la vibration d’une étoile lointaine, enfin le sentiment d’une présence surnaturelle et délicieuse, qui ouvrait la source secrète de son cœur et dessillait les yeux de son âme. Assise sur la pointe du rocher, enveloppée de ses longues ailes, une forme humaine d’une beauté angélique et ravissante se penchait vers lui. Elle tenait une harpe d’argent sous son aile de lumière. Son regard était un verbe, son souffle une musique. Regard et verbe disaient à la fois : « Je suis celle que tu cherches, ta sœur céleste, ta moitié. Jadis, t’en souviens-tu ? nous fûmes unis dans un monde divin. Tu m’appelais alors ta Radiance[5]. Quand nous habitions l’Atlantide, les fruits d’or de la sagesse tombaient dans ton sein et nous conversions avec les génies animateurs des mondes[6]. Tu fus séparé de moi pour subir ton épreuve et conquérir ta couronne de maître. Depuis je te pleure, je languis et m’attriste dans les félicités du ciel. — Si tu m’aimes, murmura Merlin, descends sur la terre ! — Femme de la terre, je perdrais ma mémoire céleste et mon pouvoir divin. Je tomberais sous l’empire des élémens, sous le sceptre de fer du destin implacable. Mais, sœur immortelle, j’éclaire la partie immortelle de ton âme. Si tu veux m’écouter, je serai ton guide, ta muse et ton génie[7] ! — Entendrai-je ta voix au torrent de la vie ? — Je serai ta voix intérieure ; dans ton sommeil tu me verras… je t’aimerai… — Tu m’aimeras ? Divin esprit, un gage de ta présence ! — Vois-tu cette harpe qui fait pleurer les hommes et les anges ? C’est un gage de l’inspiration divine. Par elle tu seras l’enchanteur des hommes, le guide d’un roi et le voyant d’un peuple. Quand tu la toucheras, tu sentiras mon souffle ; par elle je te parlerai. Personne ne saura mon nom ; aucun homme de la terre ne me connaîtra ; mais toi tu invoqueras Radiance ! — Radiance ? .. » soupira Merlin, à cette voix cristalline, comme à l’écho magique d’une divine ressouvenance. Il voulut la regarder, la saisir. Mais il ne vit que deux ailes amoureusement déployées sur sa tête. Un baiser sur son front, une lueur dans l’espace… et il se trouva seul.

Quand les bardes royaux sortirent de la grotte d’Ossian, Merlin s’éveillait aux premiers rayons du soleil. Ils virent la harpe d’argent dans ses bras[8] et à son cou une étoile métallique à cinq pointes suspendue à une chaîne de cuivre. À ces deux signes, Taliésinn reconnut dans son disciple le double don de l’inspiration et de la magie. Dans un chant solennel, Merlin se mit à prédire les futures victoires des Bretons et la grandeur d’Arthur. Il reçut l’écharpe bleue, la couronne de bouleau, et fut consacré comme barde-devin dans la grotte d’Ossian.

Après avoir reçu la dignité suprême de ses maîtres, Merlin se rendit à la cour d’Arthur et devint son barde attitré, rang qui correspondait à celui de conseiller et de ministre. Arthur soutenait alors une lutte acharnée contre les Saxons, dont l’invasion ressemblait, au dire des chroniqueurs, à une mer montante de flammes courant de la mer d’Occident à la mer d’Orient. Merlin excita le roi par ses prophéties. Il fut l’âme de la guerre dont Arthur fut l’épée. Cette épée merveilleuse, disent les bardes dans leur symbolisme parlant, s’appelait Flamboyante, forgée au feu terrestre par des hommes sans peur. Sa poignée était d’onyx ; sa lame de pur acier brillait comme le diamant. Elle paralysait le bras du lâche et du méchant ; mais lorsqu’un homme fort et bon la saisissait avec foi, elle lui communiquait un courage invincible. Alors elle reluisait vivante, s’irisait dans le combat des sept couleurs de l’arc-en-ciel, jetait des éclairs, effrayait l’ennemi. Cette épée magique se trouvait dans l’île d’Avalon, au milieu de la mer sauvage. Un dragon veillait à l’entrée de l’île ; un aigle tenait l’épée dans ses serres, au sommet d’une montagne. Merlin, disent les bardes, savait les vertus de l’épée, il connaissait l’île, il y conduisit Arthur. Nouvel Orphée, il charma le dragon au son de sa harpe, il endormit l’aigle par son chant, et, pendant l’extase de l’oiseau, lui déroba l’épée Flamboyante. Ainsi le glaive magique fut conquis par la harpe divine[9]. Bientôt après, Arthur remporta sur les Saxons la grande victoire d’Argoëd, où Merlin combattit à ses côtés. A la rentrée triomphale de l’armée dans la forteresse de Kerléon, l’épée et la harpe entre-croisées furent portées par des pages sur un coussin rouge devant le roi et le prophète qui se donnaient la main. Et les bardes ont conté dans leurs mystères que cette nuit même Merlin vit en songe Radiance, l’ange de l’inspiration, qui lui parlait souvent par des voix, mais ne lui apparaissait qu’aux momens solennels de sa vie. Radiance mit un anneau au doigt de Merlin et lui dit : « C’est l’anneau de nos fiançailles, qui nous joint pour toujours. Mais garde-toi des femmes de la terre ; elles chercheront à te l’enlever. C’est le signe de l’amour éternel, c’est le gage de notre foi ; ne le donne à personne. » Et Merlin, plein d’enthousiasme, jura à sa céleste fiancée le serment d’amour éternel.

Ce fut l’apogée de la gloire d’Arthur et de Merlin. Mais déjà deux démons humains, masqués de grâce et de chevalerie, rôdaient autour d’eux. La femme d’Arthur, la reine Genièvre, cachait sous les apparences d’une grâce exquise et enjouée, une âme vaine, altière, remplie de passions violentes[10]. Lassé du roi son époux, beaucoup plus âgé qu’elle, insensible à sa grande noblesse, elle avait jeté les yeux sur son neveu Mordred, jeune homme ambitieux, rusé et hardi. Mordred, qui avait ménagé au roi l’alliance des Pictes et des Scots, jouissait de sa confiance absolue. Les amans s’entendaient secrètement depuis des années, mais, toujours menacés d’être surpris, ils en vinrent à désirer la chute et même la mort du roi. Mordred lui succédant, Genièvre espérait régner avec lui. Pour atteindre ce but, la reine et son amant préparaient sourdement la défection et la révolte. Ils avaient vu d’un mauvais œil la grande victoire d’Arthur qui contrecarrait leurs projets. Merlin en était la cause, il gênait leur complot. Mordred et Genièvre résolurent de perdre le barde. Un soir donc que le roi fatigué de la chasse dormait d’un sommeil profond, la reine Genièvre et Mordred s’approchèrent de Merlin qui était seul, assis près du foyer à demi éteint de la grande salle de Kerléon : « Tu sais, dit Genièvre en souriant, que d’après la loi, la reine a le droit de demander chaque jour au barde du roi un chant d’amour pour la distraire. Mais à toi, le grand enchanteur, je ne ferai point si futile prière. Plus rare est ma fantaisie. On m’a parlé d’un philtre si puissant que lorsqu’une femme le fait boire à un homme, elle se l’attache d’un lien fatidique. Je désire ce philtre pour une amie ; peux-tu me le procurer ? » Merlin regarda la reine et Mordred de son œil voyant. Il sentit se croiser en lui la flamme haineuse du couple adultère, et dans cette lueur fugitive, il eut le pressentiment du complot ténébreux qui se tramait contre lui et le roi. Il répondit : « Reine, je sais que ce philtre existe ; mais ma science l’ignore et mon art ne peut le procurer. » Mordred prit la parole et dit : « O grand enchanteur ! faut-il que je t’apprenne quelque chose ? Sache donc qu’en Armorique, dans la forêt de Brocéliande, il y a une fontaine. La magie des druides y évoqua jadis les esprits de l’air et de l’abîme. Une fée, une femme y réside aujourd’hui, la plus charmante et la plus redoutable des magiciennes. Pour l’évoquer il faut le plus puissant désir et la plus grande volonté. Personne ne la dompta jamais. Toi seul tu le pourrais. Elle possède le philtre que cherche la reine et elle t’enseignera des mystères plus profonds que ceux que tu connais. — La magicienne de Brocéliande ? dit Merlin, pourquoi ce nom me fait-il frissonner ? — Parce que, dit Mordred, c’est la seule femme capable de lutter avec toi et de répondre à ton désir. — Merlin ! mon doux Merlin ! dit Genièvre, va trouver la magicienne de Brocéliande et pense à mon désir ! » Et ils laissèrent le barde plongé dans sa rêverie.

La première pensée de Merlin fut de faire part au roi de ses soupçons sur la fidélité de Mordred. Puis, il songea au danger formidable d’une révélation prématurée et se promit de surveiller lui-même le neveu d’Arthur. Mais un désir plus fort que sa sagesse l’avait mordu au cœur, le désir d’une femme qui serait son égale, l’envie de la dompter… de l’aimer peut-être. De quelle violence le souffle du couple adultère avait fait surgir de ses propres entrailles une âme qu’il ne connaissait pas, une âme enflammée de désir et couronnée d’orgueil ! Il la découvrait avec épouvante. Si Radiance avait éveillé la partie éthérée de son âme, si elle avait fait vibrer en lui le vague ressouvenir d’une existence céleste, le nom seul de la magicienne de Brocéliande remuait un tourbillon de mémoires terrestres, de joies terribles, de souffrances infernales. Le fils de Lucifer se retrouvait ! Vainement il se rappela les conseils du sage Taliésinn, les avertissemens de Radiance la tant aimée. La mystérieuse inconnue se dressait devant lui, inquiétante rivale, inéluctable tentation ! Obsédé par cette pensée, Merlin ne dormait plus. Il se disait : « En connaissant le fond de la femme, je connaîtrais le fond de la nature. Avant cela, puis-je me dire un maître ? » Il demanda un congé au roi sous prétexte d’aller voir Taliésinn et s’embarqua pour l’Armorique, qu’on appelait alors « la terre étrangère et déserte. »

Et voilà Merlin debout dans la sombre forêt des druides, devant la fontaine des évocations, que les uns appellent la fontaine de Jouvence, les autres la fontaine de perdition. Car, beaux ou horribles, selon l’évocateur, tous les mirages peuvent en sortir. Merlin jette une pierre dans la source ; des cercles rident son miroir ; l’eau bouillonne ; un tonnerre souterrain roule. Puis, un sourd bruissement dans la forêt, et se déchaîne une tempête si épouvantable qu’elle renverse les arbres et fracasse les maîtresses branches des chênes. Impassible au plus fort de la tourmente, Merlin étend le bras sur la source, avec le signe de Lucifer dans sa main. « Par ce signe, dit-il, au nom des puissances de la terre, de l’eau, de l’air et du feu, du fond des âges passés et des entrailles de la terre, j’évoque la femme redoutable. A moi la magicienne ! » Après plusieurs appels, la tempête se calma ; une vapeur se condensa sur la source bouillonnante ; et, dans cette vapeur, Merlin vit s’élever une tour en ruine, ouverte, creuse et tout habillée de lierre. Une femme merveilleuse dormait dans cette niche de verdure, sous un toit d’aubépine et de chèvrefeuille, légèrement vêtue d’une robe verte où frissonnaient des gouttes de rosée. Elle dormait la tête appuyée sur son coude blanc comme neige. Torrent d’or fauve, sa chevelure s’enroulait à son cou, à son bras. Corps et chevelure respiraient la grâce enlaçante des forêts, la langueur fluide des rivières sinueuses. Merlin, ravi, n’osait pas approcher. Il tira quelques accords légers de sa harpe. Elle ouvrit les yeux. Leur azur humide avait le sourire et la mélancolie des sources abandonnées qui reflètent la couleur du temps. Elle éleva vers l’enchanteur sa baguette de coudrier et dit : — C’est toi Merlin ? Je t’attendais, ami. — Qui es-tu ? dit Merlin, en tressaillant. — Comment, dit la fée, ne me connais-tu pas ? Jadis, je fus druidesse et reine des hommes ; je commandais aux élémens. Hélas ! les moines gris et les prêtres noirs m’ont reléguée au sein de la terre. Tu me rends mon empire en m’éveillant au son de ta harpe. Je suis la fée gauloise, je suis ta Viviane ! — Viviane ? s’écria Merlin, j’ignorais ce nom, mais sa musique m’est familière et douce autant que toi. — Ah ! continua-t-elle, ta harpe m’a rendu la vie ; mais aussi, j’en ferai vibrer toutes les cordes à nouveau ! .. Viviane pria Merlin de lui chanter les merveilles des trois mondes. Tandis que s’élevait le chant rythmé du barde, la fée écoutait attentive. Ses gestes, ses regards, ses attitudes incarnaient les pensées du chanteur, exprimaient ses extases. Il contemplait en elle ses rêves vivans. Parvenu au comble de l’enthousiasme, il s’arrêta et la vit à genoux devant lui dans une pose d’adoration. Elle se releva, et lui mit une main sur l’épaule. Merlin ne vit pas que sa harpe avait glissé dans l’autre main de Viviane. Il ne voyait plus quelle. Un instant après, il se trouva assis dans la tour, sur un lit de jonquilles. Toujours plus enjouée, plus caressante, Viviane s’était assise sur les genoux du barde, et, des deux bras, enlaçait sa conquête. — Je t’aime ! dit Merlin enivré. — M’aimeras-tu assez pour me confier un grand secret ? — Tous ceux que tu voudras. — Il existe un charme, une formule magique par laquelle on peut endormir un homme et créer autour de lui un mur invisible pour les autres, mais infranchissable pour lui et le séparer à jamais des vivans. Me diras-tu ce charme ? » Merlin sourit finement. Il avait pénétré l’arrière-pensée d’amoureuse traîtrise dans le désir de Viviane. Mais, sans hésiter, il glissa la formule magique dans la jolie oreille de la fée. Puis il ajouta : — Ne t’y trompe pas, ma Viviane. Ce charme puissant agit sur tous les hommes, excepté sur moi. — Eh ! dit Viviane, peux-tu croire que j’oserais m’en servir jamais ? — Tu l’essaierais en vain contre moi, dit gravement Merlin. J’en suis préservé par cet anneau. Ce puissant talisman me vient de mon génie inspirateur… de Radiance, de ma céleste fiancée ! C’est l’anneau d’une foi plus forte que toutes les magies. »

Une fauve lueur sillonna les yeux de Viviane, un nuage assombrit son front. Elle baissa la tête et devint pensive. — Qu’as-tu ? dit Merlin. — Oh ! rien, mon ami, dit la fée. — Cependant, elle semblait plongée dans un monde de pensées qui se perdait dans un abîme insondable. Mais, reprenant tout à coup son enjouement, elle renversa sa tête charmante sur l’épaule de l’enchanteur, avec une langueur triste cent fois plus dangereuse que son sourire. Merlin sentait son corps plier entre ses bras. Il parcourait de ses doigts de musicien la chevelure souple, soyeuse, électrique de la fée comme les cordes d’un instrument nouveau. Il en tordit une natte autour de sa main, et s’écria saisi d’un frisson inconnu : — O Viviane ! tu es ma harpe vivante ! Je n’en veux plus d’autre ! — Et Viviane vibrait sous son étreinte ; la forêt enchantée frémissait sur leurs têtes ; l’univers s’emplissait d’un océan de musique grandissante, pendant que dans leurs yeux s’ouvrait un ciel intense et sans fond. Elle balbutia : — Le baiser de nos fiançailles !… Et les yeux dans les yeux, ils restèrent en suspens, au bord d’un gouffre, n’osant s’y jeter…

Soudain, Merlin leva la tête et tressaillit. Un vol de corbeaux passa, suivi d’une clameur formidable, comme la fanfare confuse d’une bataille lointaine. — Arthur ! Arthur ! ce cri dominait tous les autres. Haletant, furieux, désespéré, il déchirait les airs comme l’agonie de tout un peuple qui ne veut pas mourir. Enfin, il expira en un long gémissement, et les échos de la forêt répétèrent : —Arthur ! Arthur ! Palpitante d’angoisse, Viviane se serra plus fort contre Merlin. Mais il la repoussa d’un geste subit, et se dressa tout droit, les bras levés, aspirant l’air. Et, sur le mortel silence des bois, une voix aérienne murmura très haut dans l’espace : — Merlin ! qu’as-tu fait de ta harpe ? Merlin ! qu’as-tu fait de ton roi ? Et Merlin frissonnant, éperdu, s’écria : — A moi Radiance ! à moi ma harpe ! Quand il jeta les yeux autour de lui, il resta stupéfait. Viviane, la tour, le bosquet, tout avait disparu. Il était seul au bord de la fontaine, et sa harpe n’était plus là. Du fond de l’eau monta un sanglot voluptueux : — Adieu, Merlin, adieu ! ., adieu ! .. Affolé, il se pencha sur la source. Dans le miroir sombre, il ne rencontra que son visage défait et son œil hagard. Alors, Merlin, plein d’épouvante, prit sa tête avec ses deux mains, et, s’arrachant les cheveux, il s’enfuit à travers la forêt sauvage.

Les historiens bretons racontent qu’à cette époque Mordred, le neveu d’Arthur, s’enfuit en Écosse avec la reine Genièvre, entraînant dans sa révolte les Pictes et les Scots. Arthur eut le dessous dans une première bataille. Dans la seconde, il fut rejoint par Merlin ; mais la déroute fut plus complète encore. Le roi périt dans le combat ; son corps disparut sous un monceau de morts ; personne ne le retrouva, pas plus que sa fameuse épée. Les légendaires ont transporté l’un et l’autre dans l’île d’Avalon. Quant à Merlin, accablé du désastre, assailli de remords et de fantômes furieux, il devint fou. On l’accusa de la défaite ; Gildas le maudit publiquement en l’appelant fils du diable et magicien pervers. Le peuple qui avait divinisé le prophète triomphant jeta des pierres au prophète battu. Et l’on vit ce spectacle effrayant : l’élu des bardes, l’inspirateur d’Arthur, le prophète de l’épée victorieuse errant à travers champs comme un insensé, redemandant sa harpe aux forêts, invoquant tour à tour Lucifer et Dieu, Viviane et Radiance, mais abandonné de son génie et de ses voix divines. C’est alors qu’il rencontra sa vieille mère, la pauvre Carmélis, qui vivait inconnue dans une retraite profonde. Elle seule n’avait pas cessé de croire en lui, elle seule essaya de le consoler en lui disant : « Mon fils chéri, expie ta faute, souffre ton martyre en silence, mais espère toujours. Il te reste l’anneau de Radiance. Ne le perds pas ; c’est ta dernière force. Par elle tu peux reconquérir ta science, ta harpe et ton génie ! » Mais un sombre désir, une destinée fatale ramenait Merlin vers Viviane. Il savait que Viviane était la cause de son malheur ; cent fois il l’avait maudite. Mais une sorte de rage tordait son cœur, à la pensée qu’il n’avait pas même possédé la charmante et redoutable magicienne qui l’avait perdu. La revoir ! — il le fallait, ne fût-ce que pour la punir et la terrasser ! — Ici reprend la légende armoricaine.

Revenu dans la forêt de Brocéliande, Merlin retrouva Viviane sous son bosquet d’aubépine. A demi couchée, elle tenait ses deux bras appuyés sur la harpe de l’enchanteur. Sa chevelure pendait sur les cordes. Les yeux à terre, Viviane rêvait dans un affaissement profond. Il l’accabla de reproches, l’accusa de lui avoir volé son inspiration, sa science, son âme et sa vie. Viviane immobile et comme brisée ne répondait rien. « — Rends-moi ma harpe au moins ! Je n’ai plus qu’elle et toi ! — Je la gardais pour te la rendre, dit-elle sans lever les yeux, d’une voix frémissante, à peine perceptible. Mais moi, tu m’as repoussée ; je ne l’oublierai jamais. Il faut nous dire adieu. » Merlin, passant subitement de la colère à l’angoisse, se mit à supplier, éperdu d’amour. Elle resta longtemps impassible et absorbée. « — Une seule chose, dit-elle enfin, pourrait me faire oublier le coup que tu m’as porté au cœur… une marque suprême de ta confiance… l’anneau que tu portes au doigt. — ’anneau de Radiance ? — Oui, reprit-elle passionnément, c’est lui que je désire ! l’anneau des fiançailles qui me donnerait l’immortalité et me délivrerait de l’éternel tourment des morts et des renaissances ! — Tu m’arracheras plutôt l’âme du corps que cet anneau du doigt, dit Merlin. — Ah ! tu n’aimes pas assez ta Viviane pour lui donner part à ton immortalité ? Alors pourquoi m’arracher à mon sommeil ? Pourquoi me remplir de ton désir ? Est-ce pour me rejeter aux démons ? Ah ! maintenant c’est au gouffre de l’angoisse éternelle que je vais replonger ! » Et Viviane, se roulant sur sa couche, parut se dissoudre dans une tempête de larmes et de sanglots.

Merlin regardait la femme en pleurs, plus tentatrice dans sa douleur échevelée que dans son sourire enveloppeur. Il la regardait, et restait immobile, partagé entre deux univers, suspendu entre la vie et la mort. Car ces bras qui se tordaient, ces yeux noyés, cette voix suppliante l’appelaient éperdument. « Ne sois pas cruel, disaient-ils, ne sois pas insensé ! Ne repousse pas la coupe de vie. Bois le baiser de Viviane ! C’est la science et le bonheur, la royauté suprême ! Bois le baiser de Viviane ! Et tu redeviendras le puissant enchanteur ! » Mais la voix intérieure et profonde disait : « Ne quitte pas l’anneau de l’éternel amour ! C’est la conscience, la foi, l’espérance divine ! Ne brise pas la chaîne céleste ! » Si forte devint cette voix que Merlin dit tout haut : « Fée trompeuse, éternel mirage, femme d’en bas, c’est bien assez de m’avoir pris mon roi, mon peuple, ma gloire terrestre et toute ma vie. Tu veux encore me voler mon âme avec tes larmes ! Tu ne l’auras pas ! Radiance m’appelle. Je m’en vais finir ma vie dans quelque solitude avec ma harpe. Au fond de moi-même, je retrouverai mon ciel, et dans un autre monde mon génie. »

À ces mots, Viviane se redressa avec un soubresaut de druidesse en furie : « Ce sera donc le néant que je trouverai avec un autre, avec Mordred, dit-elle. Il m’aima jadis ; c’est moi qui l’ai repoussé. J’ai le pouvoir de l’arracher à la reine ; il viendra… et ce baiser d’oubli, ce baiser foudroyant que tu cherchais en moi, c’est lui qui l’aura, et moi j’y trouverai la mort ! »

Cette menace jetée avec une passion extrême troubla Merlin. Il se représenta la belle fée s’abandonnant aux bras de Mordred, et il en ressentit la torture d’une jalousie aiguë. Les yeux de Viviane dardaient un feu si sombre, sa voix frémissait d’un désespoir si violent, son corps exhalait une énergie si terrible, que les sens de Merlin en furent bouleversés. La compassion, se mêlant aux flammes de la jalousie, vint amollir toutes les fibres de son cœur et fondre en pitié sa volonté d’airain. « Je ne veux pas cela ! » s’écria Merlin en saisissant la main de Viviane. Elle répondait avec une fureur croissante : « Trop tard ! trop tard ! A moi Mordred ! » Alors Merlin, oubliant tout, glissa l’anneau de Radiance au doigt de la fée.

Aussitôt un grand calme se fit en elle. Une vie nouvelle entra dans ses veines. Elle se redressa lentement, passa les mains dans ses cheveux dénoués et sourit. En même temps, il parut à Merlin que le meilleur de sa vie s’échappait hors de lui pour aller à Viviane, et que sa mémoire s’enfuyait par les brèches ouvertes de son être. Sûre maintenant de sa puissance, la magicienne prit l’enchanteur dans ses bras, regarda au fond de ses yeux et murmura l’incantation du grand oubli que lui-même lui avait enseignée. Il voulut résister au charme terrible dont le fluide l’envahissait, mais il n’avait plus ni force ni volonté… Une fois encore l’image de Radiance glissa devant son regard brisé… puis s’effaça comme une lueur dans un nuage. Alors se sentant défaillir, il s’abandonna. Viviane heureuse tenait sa proie. Trois fois, son baiser triomphant tomba sur les yeux, tomba sur la bouche de l’enchanteur. Aussitôt un voile épais roula sur les yeux aveuglés du prophète ; une mer d’oubli envahit son cerveau, noya ses membres, — et le ciel disparut avec ses étoiles et ses génies.

Ce jour-là même, le vieux Taliésinn, assis avec ses disciples au bord de la mer, près de la grotte d’Ossian, au pays de Galles, regardait les vagues innombrables venir à lui, innombrables comme ses souvenirs, et se briser sur la plage retentissante. Ses mains étaient croisées sur ses genoux et son âme fatiguée se roulait sur elle-même. Tout à coup, il dit : « Je vois, je vois Merlin, le prophète des Bretons, endormi par une femme. Il s’enfonce, il s’enfonce avec elle dans l’abîme terrestre. Voilée d’un nuage livide, sa harpe sanglante descend avec lui. Dans le ciel, je vois planer un ange en pleurs. Il dit : « O malheureux Merlin ! dans quel abîme irai-je te chercher ? » Et Taliésinn continua comme en rêve : « Hélas ! où est maintenant la harpe du prophète ? J’ai vu tomber les rameaux et les fleurs. La sagesse s’en va ; le temps des bardes va finir. »

Il est fini depuis longtemps ; mais toujours elles regrettent Merlin, les chansons, les légendes. Il dort, disent-elles, dans la forêt de Brocéliande, envoûté sous une haie impénétrable, la tête couchée sur les genoux de Viviane, l’Enchanteur enchanté — et personne n’a réveillé l’Orphée celtique de son sommeil éternel.


V. — LA LÉGENDE DE TALIÉSINN, SYNTHÈSE ET MISSION DU GÉNIE CELTIQUE.

La légende de Merlin l’enchanteur ressemble à un miroir magique où le génie celtique aurait évoqué l’image de son âme et de sa destinée.

Arthur, le héros poussé par le barde inspiré, incarne la longue, l’héroïque lutte des Celtes contre l’étranger. Cette race, dit Michelet, résista deux cents ans par les armes et mille ans par l’espérance. Vaincue, elle impose son idéal à ses vainqueurs. Arthur devint pour tout le moyen âge le type du parfait chevalier. Revanche à laquelle les Bretons n’avaient pas pensé, mais non moins glorieuse et féconde. — Quant à Merlin, il personnifie le génie poétique et prophétique de la race ; et s’il est resté incompris du moyen âge aussi bien que des temps modernes, c’est d’abord parce que la portée du prophète dépasse de beaucoup celle du héros, c’est ensuite parce que la légende de Merlin et le bardisme tout entier confinent à un ordre de faits psychiques où l’esprit moderne ne commence à pénétrer qu’aujourd’hui. Sous la résistance obstinée, fanatique, farouche, des chefs kymriques et gallois du VIe siècle, comme Owenn et Urien, et de leurs bardes, comme Aneurinn, Taliésinn et Lywarch-le-Vieux, il y avait plus que le sentiment national et qu’une haine de race. Il y avait, avec les défauts des Celtes, leur manque de sens politique et pratique, le sentiment d’une certaine supériorité morale et intellectuelle. Oui, sous l’indomptable espérance, il y avait une indestructible vérité. Elle pouvait se tromper sur les moyens, mais non sur le but. Il y avait la conscience intuitive, occulte, mais sûre de l’âme celtique, se sachant obscurément dépositaire d’un legs sacré, d’une mission religieuse et sociale.

Les anciens druides furent possesseurs d’une doctrine secrète, dont la largeur et l’élévation peut se comparer à celle de Pythagore. Comme les prêtres védiques, ils révéraient tous le symbole du feu, le Dieu unique et l’âme, immortelle voyageuse du ciel à la terre et de la terre au ciel. Leur doctrine des trois mondes avec la loi d’hiérarchie qui régit les âmes avait l’avantage de réconcilier la matière et l’esprit dans le verbe vivant de la nature et de l’homme. Cette philosophie intuitive n’excluait pas les autres religions, mais les synthétisait. De là le respect singulier de quelques philosophes grecs et latins pour les druides. Décimés et persécutés par Rome, les druides léguèrent une partie de leurs traditions aux bardes. Lorsque le christianisme se présenta à ceux-ci avec la largeur humaine et la charité compréhensive de saint Patrice et de ses disciples immédiats, ils comprirent et adoptèrent d’enthousiasme le verbe du Christ. Bientôt cependant les bardes se montrèrent rebelles à l’église romaine, non-seulement parce qu’elle leur était prêchée par des moines latins, franks et anglo-saxons, mais encore parce qu’elle portait en elle un principe d’étroitesse religieuse et de domination politique qui les révoltait. Tout, dans la nature celtique, s’insurgeait primitivement contre la férule cléricale : sa tendresse pour la nature vivante condamnée comme perverse par l’église, sa passion pour la liberté, son besoin de comprendre par la raison, enfin son mysticisme même, j’entends cette intuition directe des choses de l’âme qui demande une révélation personnelle et n’accepte pas la foi d’autorité. Héritiers des druides, les bardes se sentaient les représentans d’une religion plus large et plus libre que celle des moines. Merlin resta pour eux l’incarnation de leur propre esprit à la fois amoureux de nature et de merveilleux. D’une part, il aspire par les fibres éthérées de son âme à sa sœur invisible, à son mystérieux génie, à sa muse qui lui parle d’un monde supérieur et divin. De l’autre, une puissance magnétique l’attire vers la dangereuse magicienne, vers la Belle fée Viviane. Il est travaillé par le désir de l’âme celtique, la nostalgie de la nature et de la femme, dans la prison du dogme et du couvent. Posséder Radiance et Viviane, ne sera-ce pas aussi le désir de l’âme moderne ballottée entre le ciel et la terre ? Mais quand le don prophétique meurt chez les bardes, quand s’éteint la flamme sacrée de leur poésie, alors le génie celtique oublie ses visions divines comme Merlin oublie Radiance sur les genoux de Viviane. Il se laisse aller sur le sein de la grande enchanteresse, la nature, et s’endort du sommeil profond de l’inconscience.

Dort-il pour toujours ? Faut-il dire de lui ce que M. Renan a dit de la race entière : « Hélas ! elle est aussi condamnée à disparaître, cette émeraude des mers du couchant ! Arthur ne reviendra pas de son île enchantée et saint Patrice avait raison de dire à Ossian : « Les héros que tu pleures sont morts ; peuvent-ils renaître ? » Est-ce bien vrai ? L’heureux Prospéro a-t-il le droit de se consoler si facilement de la mort d’Ariel ? Radiance ne redescendra-t-elle jamais sur le barde endormi du fond de l’insondable azur et l’ange de l’inspiration a-t-il replié pour toujours ses ailes sur le silence de la harpe d’argent ? Toutes les résurrections partent du grand mystère de l’âme, de sa puissance d’aimer, de croire et d’agir. Elles échappent aux prévisions de la science positive. Si la race celtique a perdu sa nationalité distincte, l’âme celtique ne continue-t-elle pas à vivre dans la nation française ? Et si cette âme est vraiment, comme je le crois, sa conscience profonde et son génie supérieur, ne se pourrait-il qu’elle surprît l’avenir par des renaissances subites, par quelque splendide résurrection, comme elle a surpris le passé dans le cours de l’histoire ?

À ces questions qu’évoque la légende de Merlin, qu’il me soit permis de répondre par la légende de Taliésinn, qui malgré sa date plus récente sort des plus vieilles traditions druidiques, et renferme, pour qui sait la comprendre, le vrai testament de l’âme celtique, la synthèse de son génie, le mot de sa mission ; et cela dans le sens non plus national, mais universel. Après le saint, le barde ; après le barde, le mage. Saint Patrice, Merlin l’enchanteur et Taliésinn, ce tryptique nous aura fait voir le génie celtique dans ses puissances intimes et sous ses plus grands aspects. Le dernier résume et accomplit les deux autres.

La légende de Taliésinn est comme une seconde incarnation du personnage historique, qui, par sa science et sa sagesse, laissa dans la tradition galloise une trace profonde et lumineuse[11]. De même que la légende de Merlin revit avec sa couleur sombre et passionnée au cœur de la forêt de Brocéliande, de même celle de Taliésinn ressuscite avec sa lumière sereine et voilée, dans le nord du pays de Galles, sur ces sommets sauvages de porphyre et de basalte d’où le regard plonge en d’étroites vallées, en des lacs d’azur dormant et s’égare vers la mer lointaine. Je me trouvais, il y a quelques années, près du paisible lac de Llynberis. Sa surface était immobile et d’un bleu foncé. Le jeu des rayons et des ombres irisait de teintes opalines les rochers d’en face. Dans une gorge voisine, les pierres détachées du roc par des carriers perdus dans la montagne roulaient de minute en minute dans les profondeurs avec un grand fracas et semblaient tomber d’une cité de dieux en train de s’édifier là-haut sous le marteau d’esprits invisibles. Vêtu de sa robe violette, le Snowdon tantôt montrait sa tête grise, tantôt disparaissait sous un capuchon de nuages. Le mont sacré des bardes, auréolé d’un arc-en-ciel, ressemblait lui-même à un barde géant, assis et pétrifié dans son rêve profond sous la tempête des siècles. J’étais au berceau et dans le cadre de la légende de Taliésinn. Plus nettement m’apparurent ses épisodes successifs. Je rappellerai surtout la première et la dernière scène, celle de l’enfant trouvé, et puis la transfiguration du barde-roi. Cette histoire étrange traduit les plus intimes aspirations et les plus profondes intuitions de l’âme celtique.

Dans les temps anciens, le roi Gwyddno régnait à Gwynned, non loin de la baie d’Aberistwith, au pays de Galles. Il avait un fils nommé Elfinn, chétif d’apparence, timide et renfermé de caractère. Ne sachant qu’en faire, son père lui donna une pêcherie à exploiter comme à un simple fermier. Quand Elfinn s’y rendit pour la première fois, il vit flotter contre l’écluse un objet qui lui sembla une outre. En s’approchant, il s’aperçut que l’outre était un panier d’osier recouvert de peau. Il pria l’éclusier d’en ôter le couvercle. Et voici, dans le panier dormait un bel enfant. De quelle rive venu ? Qui donc l’avait ainsi exposé sur les flots ? Personne ne l’a jamais su. Ainsi l’âme s’endort sur le vaste océan du sommeil et de la mort pour s’en aller d’un monde à l’autre et s’éveiller on ne sait où. L’enfant ouvrit les yeux et tendit ses petits bras vers son sauveur. Une lumière presque surnaturelle émanait de son regard profond et de son superbe front blanc. — Oh ! TAL-IÉSINN ! s’écria l’éclusier, ce qui veut dire en celtique : Quel front rayonnant !

— Qu’il s’appelle donc Taliésinn, le front de lumière ! répondit Elfinn.

— Ce fils de roi restera toujours malheureux, dit l’éclusier. La malchance plane sur lui. Là où d’autres auraient péché deux cents saumons, il n’a péché qu’un enfant trouvé !

Cependant Elfinn prit l’enfant dans ses bras, monta à cheval et le mit au pas pour ne pas secouer son cher fardeau. Jamais il n’avait éprouvé un pareil bonheur, jamais il n’avait aimé un être humain comme cet enfant dont le regard pénétrant le sondait et semblait lire dans toutes ses pensées. Ce regard disait : « Mon Elfinn, ne sois plus triste. Personne ne te connaît, mais moi je te connais depuis longtemps et je te consolerai. Des mers et des montagnes et des rivières profondes, Dieu apporte la santé aux hommes fortunés. Quoique je sois petit, je suis hautement doté. Sois béni pour ton bon cœur ; le bonheur te viendra par moi. Je porte dans mes yeux les merveilles d’un monde lointain. »

Elfinn confia l’enfant à ses amis les bardes pour qu’il devînt barde à son tour. A peine sut-il parler, que Taliésinn étonna ses maîtres par son intelligence. Il paraissait savoir tout ce qu’on lui enseignait et bien plus encore. Rien dans la science de la nature et dans la science des événemens humains ne l’étonnait parce qu’il avait en lui la conscience innée des choses éternelles. Ce qui change toujours ne s’explique que par ce qui ne change jamais. A quinze ans, la sagesse druidique et chrétienne coulait de ses lèvres. A vingt ans, Taliésinn était devenu le maître de ses instructeurs ; il lisait dans le passé et prédisait l’avenir.

Un soir le prince héritier et son barde étaient assis ensemble sur une montagne. Les vagues invisibles qui se brisaient à leurs pieds faisaient dans le vent une faible musique entrecoupée de soupirs. Elfinn, plus triste que d’habitude, dit à Taliésinn après un long silence : « Pourquoi suis-je seul et misérable, quoique fils d’un roi puissant ? Pourquoi ne puis-je trouver de joie et de consolation qu’auprès de toi ? » Taliésinn se leva et montrant du doigt le ciel où tremblaient quelques étoiles : « — Tu ne sais pas qui je suis, tu ne sais pas d’où je viens ; mais je viens de très loin ; un jour, tu le sauras. — Alors, pourquoi es-tu venu ? — Mon doux maître, je suis venu sur la terre pour t’enseigner la consolation. — Comment me l’enseigneras-tu ? — Je te ferai trouver ta propre âme. — Comment la trouverai-je ? — Par l’amour. O Elfinn ! je sais ce qui a été et ce qui doit advenir. Par la mer je suis venu ; par la montagne je m’en irai. » Et les yeux du barde adolescent brillaient d’un tel éclat dans le crépuscule, qu’Elfinn l’écoutait plein d’admiration.

A quelque temps de là, Elfinn aima et épousa Fahelmona, fille du roi de Gwalior. Le cœur de la jeune femme était capricieux et changeant comme la mer. Elfinn adorait sa femme, mais comme il était gauche, qu’il manquait d’éloquence et de beauté, le cœur de Fahelmona restait indifférent à ce grand amour. Cependant Taliésinn connaissait l’âme de son maître ; il devinait celle de la jeune femme. Il excitait celle-là à l’espérance, celle-ci à la tendresse par le son de sa harpe et le charme de sa voix. Il lui disait : « Oh ! Fahelmona, tu te crois savante parce que ton esprit est prompt, mais tu ne sais rien ; toute-puissante parce que tu es belle, mais tu ne possèdes qu’un faible pouvoir. Depuis qu’il t’a vue, l’âme d’Elfinn s’en est allée en tourbillonnant, et ce fils de roi paraît un pauvre esclave. Pourtant sa tristesse est plus puissante que ta joie, et il y a en lui une force qui te vaincra. Car l’amour seul est roi ! » Fahelmona répondit d’un ton railleur et enjoué : « Pour me vaincre, au moins devrait-il être aussi éloquent que son barde ! — Il le sera ! » répliqua Taliésinn.

Bientôt après, Elfinn se trouvait loin de sa femme, à la cour de Maëlgoun où son père l’avait envoyé. Le roi Maëlgoun était orgueilleux, tyrannique et hautain. Un jour, devant toute la cour, il se mit à vanter la reine, son épouse, affirmant qu’il n’y avait point au monde de femme qui eût autant de beauté, de grâce et de vertu. Elfinn se leva et dit : « Un roi ne devrait lutter qu’avec un roi, mais j’affirme que pour ces trois choses ma femme Fahelmona est au moins l’égale de la reine. Vous pouvez en faire l’épreuve. » Irrité de ce défi audacieux, Maëlgoun fit jeter Elfinn en prison et ordonna à son fils Matholvik de se rendre auprès de Fahelmona pour tenter de la séduire.

Quand le fils de Maëlgoun vint la trouver, Fahelmona, exaspérée par sa longue solitude, se rongeait d’ennui et de mauvaises pensées. Elle reçut avec de grands signes de joie le prétendu messager de son époux et le fit asseoir à côté d’elle. Cependant, quand Matholvik, dans un discours tortueux, tissé de mensonges et de flatteries, conta qu’Elfinn était devenu infidèle à sa femme et qu’il la répudiait pour épouser la propre sœur de Matholvik, Fahelmona devint pâle de colère et s’écria toute frémissante : « Je savais qu’il était faible et lâche ! Pourquoi l’ai-je épousé ? »

A ce moment, la harpe, que Taliésinn avait suspendue dans la chambre pour veiller sur la femme de son maître, poussa un long gémissement. Une corde haute se rompit ; et dans le cri de la corde, la femme d’Elfinn entendit deux fois son propre nom : Fahelmona ! comme si son bien-aimé l’appelait d’un cri de détresse. Elle en eut une telle douleur et un tel effroi qu’elle perdit connaissance. Matholvik profita de son évanouissement pour couper une longue boucle de ses cheveux bruns et s’enfuit.

Quand Fahelmona reprit ses sens, Taliésinn était debout devant elle : « Pourquoi, dit le jeune barde, as-tu cru ce menteur ? Pourquoi as-tu trahi l’âme royale d’Elfinn mon maître ? Personne n’est plus doux, plus grand, plus fort que lui. Tu n’as pas connu son cœur, parce qu’il est silencieux et ne sait qu’aimer. Elfinn, en ce moment, est en prison pour toi ; Ellinn va périr pour ton honneur ! — Prouve-moi donc qu’il ne m’a pas répudiée comme un lâche ! dit Fahelmona affolée et partagée entre deux sentimens contraires. — Viens avec moi, dit Taliésinn, et tu verras ; le temps presse. — Ils montèrent sur deux chevaux et partirent au galop. Le château du roi Maëlgoun était situé, comme au fond d’un précipice, dans une vallée étroite, environnée de montagnes hautes et sauvages. Au moment où le barde et la princesse entraient dans la salle, le roi siégeait sur son trône entouré de ses bardes et de ses chevaliers. Justement on amenait Elfinn chargé de chaînes, et Matholvik lui montrait la boucle de cheveux de Fahelmona, en accusant celle-ci d’infidélité. « Par Dieu, tu mens ! dit Elfinn, tu l’as volée par traîtrise. Je sais que l’âme de Fahelmona est aussi pure que la lumière du ciel ! Qu’on m’ôte ces chaînes, qu’on me rende mon épée, et je te le prouverai par les armes ! » En parlant ainsi, Elfinn était devenu beau comme le jour ; ses yeux luisaient comme des torches. Il parut à Fahelmona qu’elle le voyait pour la première fois. Son cœur battait à tout rompre. Elle voulut s’élancer du coin obscur où ils se tenaient cachés. Taliésinn la retint. Elfinn tua Matholvik dans le combat. Hors de lui, le roi Maëlgoun cria à ses hommes de saisir le vainqueur et de lui trancher la tête. Alors Taliésinn s’avança : « Tu ne tueras pas mon maître. Ton fils est mort justement pour avoir calomnié cette femme. La boucle a été dérobée à son sommeil. Cette femme est fidèle et sans tache ; j’en suis témoin. » Fahelmona se jeta aux pieds d’Elfinn en s’écriant : « Je ne te connaissais pas. Mais Taliésinn m’a montré qui tu étais ; il a réveillé mon âme par la douleur. Il m’a menée ici, et je t’ai vu dans toute ta beauté. Maintenant que le roi tranche ma tête ; car j’avais douté de toi. De mon sang rouge mon âme sortira blanche comme une colombe. Car maintenant je t’aime ! — Alors gloire à Taliésinn, dit Elfinn, il m’avait promis qu’un jour tu m’aimerais ! » Maëlgoun voulut faire saisir le couple triomphant ; mais une trombe furieuse s’engouffra dans la salle ; on crut que le château allait crouler, et tout le monde resta cloué sur place. — Parce que tu n’as cru qu’à la force et au mensonge, dit Taliésinn, rien ne survivra de ton château et de ta race — que ma harpe ! » Et il jeta sa harpe au milieu de la salle. Ils restèrent tous atterrés. Car la tempête augmentait et mugissait comme une cataracte.

Et Taliésinn sortit, suivi du couple fortuné, qui, dans l’éblouissement d’un revoir plus merveilleux qu’une première rencontre, n’avait rien entendu de la tempête. Cependant, comme ils gravissaient la montagne, le vent et la pluie cessèrent ; la pleine lune, sortant derrière deux cimes pointues, vint planer au zénith et versa sur les amans sa silencieuse incantation. Ils montaient attirés par sa lumière dans la magie d’une nuit de printemps et se regardaient comme transfigurés. Leurs yeux s’étaient agrandis ; leurs âmes, devenues transparentes sur leurs visages, se pénétraient et s’enivraient l’une de l’autre. « Sens-tu, disait-il, sens-tu, ô Fahelmona ! les parfums de la lande ? Ce sont les effluves de ton amour qui m’enveloppent ! — Regarde ! disait-elle, ô Elfinn ! regarde l’astre d’argent qui m’attire à lui ; c’est ton regard qui boit mon âme ! » Chaque parole était une caresse, chaque regard une pensée, chaque baiser une longue musique. Ils montaient comme s’ils avaient des ailes ; ils montaient comme portés par le vent. Mais ils ne pouvaient atteindre Taliésinn au front radieux qui marchait en avant et dont la taille paraissait grandir à mesure qu’il montait. Quand ils furent parvenus à mi-côte, ils lui crièrent : « Arrête, Taliésinn, nous ne pouvons te suivre, arrête, barde merveilleux, qui nous a fait renaître, et reçois l’encens d’un bonheur qui est ton œuvre ! » Taliésinn se retourna. Sa haute figure sortait à distance d’une mer de fougères éclairées par la lune. Les deux amans restèrent stupéfaits, car à la place du jeune barde gallois ils virent un homme majestueux, en longue robe de lin, la tête protégée d’une coiffe blanche qui retombait sur ses épaules, le front ceint d’un serpent d’or comme un prêtre d’Egypte et tenant à la main le sceptre d’Hermès, le caducée. Il dit simplement : « Suivez-moi ! » et continua sa route. Un peu plus loin, les deux époux hors d’haleine crièrent de nouveau : « Taliésinn ! où veux-tu nous conduire ? » Le guide mystérieux, debout sur un rocher, se retourna. Il avait pris l’aspect d’un prophète hébreu ; deux légers rayons sortaient de son Iront. Il leva la main et dit : « Suivez-moi ! jusqu’au sommet. » Quand ils furent sur la cime, le barde prophète leur apparut sous les traits d’un druide centenaire. Son front chauve était couronné de lierre et de verveine ; ses rares touffes de cheveux flottaient au vent ; il était plus vieux que les vieux chênes.

Saisis de respect et de crainte, Elfinn et Fahelmona tombèrent à genoux devant lui et dirent : — « Oh ! maître, notre guide, qui donc es-tu, esprit mystérieux, et que veux-tu de nous ? » Taliésinn leur répondit : — « Vous ne pouviez savoir mes noms anciens, ni mon origine. Mais vous m’avez aimé, vous m’avez suivi, ce qui est la vraie connaissance. Maintenant avant de vous quitter, je vous dirai qui je suis. Je suis un messager de la sagesse divine qui se cache sous de nombreux voiles dans le tumulte des nations. D’âge en âge, nous renaissons et nous disons l’antique vérité avec un verbe nouveau. Rarement on nous devine, plus rarement on nous honore, mais nous faisons notre œuvre. Toutes les sciences du monde sont rassemblées dans la sagesse dont nous portons les rayons. Je sais par la méditation que je suis né plus d’une fois. J’ai été du temps d’Enoch et d’Élie, j’ai été du temps du Christ, et j’ai reçu mes ailes du génie de la croix splendide. La dernière fois que j’ai paru sur la terre, je fus le dernier des druides, le barde-roi, le grand Taliésinn. Cette fois-ci, je n’ai fait qu’y passer pour vous donner mes enseignemens et vous révéler l’un à l’autre, ô Elfinn et Fahelmona ! — Alors qui donc es-tu, toi qui d’âge en âge changes de verbe et de figure ? — Je suis un mage. — Qu’est-ce qu’un mage ? — Celui qui possède le savoir, le vouloir et le pouvoir. Par ces trois forces réunies, il commande aux élémens ; il fait plus encore, il maîtrise les âmes. Mais beaucoup se sont donnés pour mages et se donneront pour tels qui ne le sont pas. — A quel signe les vrais mages se reconnaissent-ils ? — Le vrai mage n’est ni celui qui change le plomb en or, qui appelle l’orage ou qui évêque les esprits. Car toutes ces choses peuvent se tramer par feintise et mirage ; et l’enfer les imite. Le vrai mage est celui qui a le don de voir les âmes cachées dans les corps et de les faire éclore. Les faire éclore, c’est les recréer ; les recréer, c’est les rendre à elles-mêmes, à leur essence primitive, à leur génie divin, comme disaient nos aïeux les druides. Le vrai mage est celui qui sait aimer les âmes pour elles-mêmes et rassembler celles qui sont destinées l’une à l’autre par une chaîne de diamant, par cet amour qui est plus fort que la mort ! C’est ce que j’ai fait pour vous. Et maintenant adieu. — Tu veux nous quitter ? — Il le faut. Par la mer je suis venu ; par la montagne je m’en irai. Ma patrie est où sont les étoiles d’été. Mais je vous laisse un souvenir… Regardez derrière vous. »

Elfinn et Fahelmona regardèrent dans l’abîme vaporeux et eurent un nouvel étonnement plus grand que tous les autres. La vallée d’où ils sortaient était comblée tout entière par les eaux. A la place du château de Maëlgoun, baignant la montagne à mi-côte, s’étendait un lac profond et immobile. A sa surface, comme une aile tombée des épaules d’un ange, nageait une harpe d’argent. Les cordes rayaient l’eau noire de fils lumineux ; et dans le ciel, une étoile brillante comme un aimant de lumière semblait attirer la harpe par ses fulgurations magiques. — « Vois-tu ? C’est la harpe de Taliésinn ! » s’écrièrent les deux amans penchés sur le gouffre. Une voix dit derrière eux : « Elle est à vous ! Sauvez-la ! »

Ils se retournèrent, cherchant le maître. Mais Taliésinn avait disparu. La cime était déserte, et les amans restèrent seuls sous le ciel étoile.


Avec sa conscience profonde et son verbe universel, la grande figure de Taliésinn plane au-dessus des temps dans une région inaccessible et regarde l’avenir autant que le passé. Son œil embrasse dans une vision magnifique la synthèse harmonieuse de la science antique et de la spiritualité chrétienne par le génie de l’intuition et de l’amour. En lui se manifeste la réserve ésotérique des Kymris, vis-à-vis des races sœurs ou parentes. Car les Kymris ont gardé les purs arcanes, la quintessence de la poésie et de la religion des Celtes. Plus mystique que rationnel, plus enthousiaste qu’habile, plus intuitif qu’artiste, plus musicien que peintre, plus poète que philosophe, le génie celtique est un grand voyant de l’âme et de ses mystères. C’est un prophète et non un conquérant ; et voilà pourquoi il a eu la destinée tragique de tous les prophètes, qui est d’être honnis et persécutés par ceux auxquels il dit la vérité, qu’ils en profitent ou non. Opprimé par la dureté latine, accablé par l’énergie saxonne, méprisé par la solidité franque, raillé par la légèreté gauloise, le génie celtique n’en reparaît pas moins de siècle en siècle, doux et indomptable, visionnaire sublime et déguenillé, toujours ressuscitant de ses retraites inconnues, toujours affirmant sa soif d’infini et d’au-delà, sa foi en l’idéal sanctionné par un monde divin, portant ce témoignage dans ses plus noires tristesses, dans ses plus sombres défaites comme dans ses désespérances les plus amères. Voilà sa malédiction et sa gloire.

Selon une vieille coutume celtique, consignée dans le code d’Hoël, il y avait trois choses sacrées qu’on ne pouvait saisir chez un homme libre : le Livre, la Harpe et l’Épée. — Or, que représente le Livre dans la symbolique des bardes et des initiés antiques ? C’est la tradition profane et sacrée avec tous ses mystères, c’est la science intégrale. — Qu’est-ce que la Harpe ? C’est le verbe vivant de l’âme, la parole sous toutes ses formes qui traduit les mystères du Livre ; c’est la Musique et la Poésie, c’est l’Art divin. — Et qu’est-ce que l’Épée ? Peu importe qu’elle se nomme Vercingétorix, Arthur ou Jeanne d’Arc, trouvée par le héros, consacrée par le chevalier ou transfigurée par la vierge héroïne et voyante, c’est toujours la volonté active, le courage viril et la force de la justice, qui mettent en œuvres les vérités du Livre et les inspirations de la Harpe. — Mais pour les diriger et les féconder tous trois, ne faut-il pas l’Étoile de la foi, ou la connaissance des choses de l’Ame et des principes de l’Esprit ? C’est la foi de l’âme, c’est la science supérieure, c’est la divine espérance qui manque à notre génération et que ses guides intellectuels ont négligé de lui enseigner, faute d’y croire eux-mêmes. Les prophètes de la matière et les grands prêtres du néant ne nous ont pas manqué. Nous aurions besoin des Taliésinn, qui réveillent l’âme en ses énergies profondes, qui l’épanouissent dans toute sa fleur, non des sceptiques ou des négateurs qui l’endorment, la dissolvent et la tuent. Car, quand l’étoile de la connaissance s’allume dans le ciel de l’humanité, alors seulement la harpe merveilleuse de l’Art divin émerge du lac magique de la vie. Que celle-là pâlisse, et l’autre s’engloutit.


EDOUARD SCHURE.

  1. Voyez la Revue des 15 février et 1er août 1890 et du 15 juillet 1891.
  2. Bollandus, Confessio S. Patricii (Acta sanctorum, XVII). M. de La Villemarqué rapporte les faits essentiels de la vie de saint Patrice d’après les Bollandistes et Colgan, dans sa Légende celtique.
  3. Si l’idée mère de la légende de Faust est le pacte du magicien avec le diable, l’idée génératrice de la légende de Merlin est le magicien-prophète, fils de l’Ange tombé Lucifer et d’une vierge. L’origine de Merlin contient le sens symbolique du personnage. Il aura de son père l’esprit de révolte, l’insatiable curiosité, la connaissance du monde naturel et le désir sans frein. De sa mère lui viendra l’instinct de douceur, de sympathie et d’espérance, enfin le don merveilleux par excellence, l’intuition angélique des âmes et du monde divin. Le génie païen et le génie chrétien, qui sont entrés dans la substance de son être, lutteront en lui sans pouvoir se vaincre. Il sera torturé à la fois par le désir de la terre et par la nostalgie du ciel, et il mourra fou de ne pouvoir les étreindre dans une même possession. Les plus vieux historiens, Nennius et Geoffroy de Monmouth, font descendre Merlin d’une vierge (vestale ou nonne) et d’un démon incube. Voici comment Nennius caractérise ce genre d’esprits : Nam ut Apulejus de Deo Socratis perhibet, inter lunam et terram habitant spiritus, quos incubos dœmones appellamus. Hi partim hominum, partim vero angelorum naturam habent. (Nennius, Historia Brittannorum, liv. VI, c. 18.) Cette idée fondamentale persiste à travers toutes les déformations postérieures et sous les fantaisies les plus extravagantes des trouvères. Je la trouve exprimée d’une manière remarquable dans un roman français du XIIIe siècle : — « Dieu permit que Merlin eût comme son père la connaissance de toutes les choses passées ; puis, afin de rétablir la balance entre le ciel et l’enfer, Dieu joignit à la science que l’enfant recevrait de son père celle de l’avenir que Dieu lui accorderait. Ainsi l’enfant pourra-t-il choisir librement entre ce qu’il tiendrait de l’enfer et ce qu’il tiendrait du ciel. » (Le Roman de Merlin, par Robert de Boron, publié par Paulin-Paris. — Romans de la Table-Ronde, t. II, p. 25.) — Les sources les plus anciennes sur la vie de Merlin sont le récit de Nennius dans son Histoire des Bretons, ch. XL à XLII ; la Vita Merlini en vers latins, de Geoffroy de Monmouth. — Plus important et plus suggestifs sont les fragmens épars dans le Myvyrian Archeology. — La tradition armoricaine se retrouve en partie dans le Roman du Brut, de Robert Wace et dans le Roman de Merlin, par Robert de Boron. M. de La Villemarqué a réuni les traditions essentielles qui se rapportent au personnage dans son livre : Myrdhin ou l’Enchanteur Merlin, son histoire, ses œuvres, son influence.
  4. Voir le Mystère des bardes, par Adolphe Pictet.
  5. Merlin eut près de lui une source de consolation plus puissante que l’amitié de Taliésinn. Était-ce un être réel, une femme, une sœur du barde, comme l’a prétendu le vulgaire, ou un être idéal ? Elle lui donne les noms les plus tendres, elle l’appelle son sage Devin, son Bien-aimé, son Jumeau de gloire, le Barde dont les chants donnent la renommée, la clé avec laquelle la victoire ouvre les portes de toutes les citadelles. — Myrdhin, ou Merlin l’Enchanteur, son histoire, ses œuvres, son influence, par M. de La Villemarqué, p. 63.
  6. Dans un passage cité par le Myvyrian, Merlin chante le pommier sacré, qui, dans la symbolique des bardes, figurait l’arbre de la science. (Myvyr. Arch., t. Ier, p. 151.)
  7. « Trois choses seront rendues à l’homme dans le cercle de Gwynfyd (du bonheur), le génie primitif, l’amour primitif et la mémoire primitive ; car sans cela il ne saurait y avoir de félicité. » (32e triade du Mystère des bardes, publié par Adolphe Pictet.)
  8. Pour les Celtes, ce don poétique et musical est une inspiration divine. Cette foi revêt chez eux un caractère plus positif et plus absolu que chez toutes les autres races. De là la croyance populaire qui donne une origine miraculeuse et attache une force magique à certains instrumens de musique. La cornemuse du clan Chattan, que Walter Scott mentionne comme étant tombée des nuages pendant une bataille de 1396, fut empruntée par un clan vaincu qui espérait en recevoir l’inspiration et le courage et qui ne l’a rendue que quatre siècles après, en 1822. La harpe des bardes était moitié grande comme la nôtre et pouvait se tenir aisément.
  9. Taliésinn appelle le glaive d’Arthur « la grande épée du grand enchanteur. » — (Myvyrian, t. Ier, p. 72.)
  10. Son nom breton est Gwenniwar. « Elle était, dit Taliésinn, altière dans son enfance et plus altière encore dans son âge mûr. »
  11. Lady Charlotte Guest a recueilli cette légende dans ses Mabinogion ou contes populaires, d’après de vieux manuscrits. — Pour le personnage historique de Taliésinn, voir les Bardes bretons de M. de La Villemarqué.