Peau d’Âne et Don Quichotte/IX

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IX

La déroute devant les nains


Serrant l’une dans l’autre leurs petites mains toutes moites, Pierre et Violette regagnèrent à tâtons le milieu de la caverne. Ce n’était plus que deux pauvres petites épaves enfantines contre lesquelles sont déchaînées d’invisibles forces.

Trébuchant, glissant, ils cheminèrent… Ils avaient l’illusion qu’ils échappaient à l’imminence du danger en s’écartant de la porte qui allait soulever peut-être la catapulte de monstres gigantesques ; mais les ricanements, les chants, les bruits mystérieux qui croissaient à l’autre bout de l’antre maudit étaient presque aussi terribles.

— Oh ! quelle joie ! s’écria Violette, dans un soupir de soulagement immense. On voit comme des lueurs ! C’est le jour, bien sûr ! On va enfin pouvoir sortir. Ah ! mon Pierrot !

— Tu crois ? Oui, c’est vrai. Mais regarde quel drôle de jour. La caverne est comme rose. Le soleil n’est pas tombé dedans tout de même ? Allons ! marchons ! Dieu nous protégera.

— Ça sent la fumée, fit Violette, dont l’inquiétude renaissait après un si bel espoir.

— Oui. Mais ça vient peut-être du dehors, et puis les cris, les ricanements, tout ça a cessé. Nous allons sortir.

— Oh ! Pierre, mon Pierre, si tu pouvais dire vrai. Marchons vite.

Mais tout à coup, déchirant le silence, formidablement grossi sous la voûte de roc, les enfants pétrifiés entendirent chanter :

Pic pac pan-pan,
Pac pic pan-pan,
On va rôtir des chats blancs !
Pac pic pan-pan,
Pic pac pan-pan,
Puis on croquera des enfants !

Le refrain satanique martelait de nouveau, comme tout à l’heure dans la clairière, les oreilles de Pierre et de Violette qui s’arrêtèrent éperdus. Tout au loin, à l’arrière-partie de la caverne, le souterrain s’éclairait de feux rouges, verts, jaunes. Une flamme immense embrasait la voûte de pierres mal dégrossies et les blocs informes qui çà et là obstruaient le passage du repaire maudit.

Pic pac pan-pan,
Pac pic pan-pan,
On va rôtir des chats blancs !

Horreur ! Ce sont bien les nains. Malgré la fumée, on distingue là-bas leurs détestables petites silhouettes qui dansent, qui dansent éperdument autour du brasier qu’a allumé sans doute le Diable. Ils trépignent, ils hurlent, ils se tirent la barbe en faisant des grimaces et des contorsions épouvantables. Jamais, non jamais, depuis les temps lointains de la sorcellerie, on n’a vu sur terre et sous terre pareils diablotins à face aussi méchante.

Pac pic pan-pan,
Puis on croquera des enfants !…

Pierre et Violette se regardent. Dans cette vision d’enfer, ils ont presque peur l’un de l’autre. En effet, sous un nouveau jeu de la flamme, ils ont tous deux le visage entièrement vert. Que faire ? Retourner sur ses pas ? Implorer les géants, les ogres ? Oui ! Tout plutôt que, d’être croqués par les nains à face vermeille et, sans doute, barbouillés de sang. Les enfants se traînent donc plus morts que vifs, s’en retournent, s’accrochent aux parois gluantes.

Tout à coup, une bête saute et glisse entre les jambes de Violette. C’est une couleuvre dont elle sent un moment le froid visqueux au long de son mollet.

Oh ! oui ! plutôt succomber sous la massue des géants, s’ils sont impitoyables, que de vivre ce long cauchemar.

D’ailleurs l’heure grave est proche. Des cris sauvages couvrent de leurs éclats l’aigre chanson lointaine des lutins fous. On ne les entend presque plus, ces petits anthropophages, crier « qu’ils vont croquer les enfants », tant la rumeur du dehors devient assourdissante à mesure qu’on approche de la porte d’entrée.

Violette murmure une dernière prière.

Elle sait bien que cette porte va enfin céder aux poussées continuelles.

Mais qu’est-ce donc ? Rose ou verte, la lumière s’est éteinte. Seule une fumée plus âcre saisit les enfants à la gorge, et ils se demandent s’ils sont le jouet d’une illusion. Car, à leur droite, ils aperçoivent un étroit souterrain faiblement, très faiblement éclairé, qui s’ouvre sur la voie principale de la caverne. Ils ne l’avaient pas remarqué tout à l’heure, dans l’éblouissement des feux.

— Cette fois, c’est le jour, le vrai jour du bon Dieu qu’on aperçoit là-bas, s’écrie Pierre, délirant d’espoir, et dont la voix est presque couverte par le bruit des géants.

— Oui, regarde, c’est un couloir. On voit le sable, et des pierres sont éboulées… Mais, au fond, il y a comme une fente lumineuse. Pierre, est-ce qu’on se sauve par là ? Est-ce le salut ?

— C’est bien étroit. Peut-être qu’on sera enterrés vifs ?

— Mourir pour mourir, j’aime mieux ça que les géants ou les nains qui nous mangeraient.

Pierre, qui a déjà fait ses preuves en affrontant les « oubliettes » de Vimpelles, ne craint pas cette nouvelle aventure. Il embrasse Violette sur le front, comme dans un geste fervent de suprême espoir ou de suprême adieu, et murmure une prière.

— Courage, dit-il. Baissons-nous. Entrons. Je passe le premier.

Les deux petits, tout frissonnants, rampent dans le tunnel. Le couloir est, en effet, si étroit que, à chaque moment, ils se demandent si cette prison de pierre sera leur tombeau…

Mais au bout, il y a le jour ! Le bienheureux jour ! Ils se glissent sur le sable, s’accrochent aux pierres… Allons ! courage… le sauvetage peut-être ? Mais oui… Oui !… ça y est !

Enfin Pierre et Violette sortirent en s’accrochant aux mousses des gouffres de l’Enfer ! Dehors, ils oublièrent leurs meurtrissures. Ils se réjouirent baignés de lumière.

L’issue du couloir souterrain donnait sur un coin ignoré de la forêt… Mais qu’importe de ne savoir où l’on est ! La lumière divine caressait les arbres, les oiseaux chantaient, les fleurs embaumaient, les écureuils riaient dans les arbres. C’était l’évasion totale et bienheureuse au sein de la nature en joie ! que le Seigneur soit loué et béni !

Ils s’aventurèrent timides, éblouis, se tâtant eux-mêmes pour bien savoir s’ils étaient vivants… Fraternellement ils s’embrassèrent encore, puis rompus, brisés par la réaction trop forte des nerfs tendus, ils se laissèrent tomber sur l’herbe, et… ils pleurèrent..

Violette se repris la première.

— Pierrot, l’heure s’avance. Il faut rentrer.

— Oui. Mais où sommes-nous ?

— Je ne sais pas. Mais on le verra en montant sur la colline qui est là.

— C’est ça. Montons.

Ils montent. Ils montent. Leurs jeunes corps ont repris toute leur agilité et toutes leurs forces.

Ils montent, ils montent… Ils gravissent le plateau qui surplombe la caverne.

À quelque distance une pierre immense levée vers le ciel comme le doigt menaçant d’un géant se dresse sur le sol.

— Ah ! Je la reconnais, s’exclame Violette. C’est la Pierre aux Fées.

— La Pierre aux Fées ! Tu vois bien que le pays est plein de fées.

— Oh ! oui je le sais depuis tout à l’heure, mais papa dit aussi que c’est un dolman.

— Oh ! Violette, un dolman c’est une tunique de hussard. Tu veux dire un dolmen !

— Ça n’a pas d’importance, fait Violette un peu pincée. C’est une pierre du temps des Druides.

— Oui, je sais. Même on-dit que les lutins et les farfadets dansaient autour… Peut-être vont-ils revenir ?

La peur est parfois « à retardement » ; jusqu’ici Violette avait conservé son courage mais la perspective d’un nouveau danger fait exploser l’émotion qu’elle avait refoulée jusque-là.

— Ah ! J’en ai assez ! s’écria-t-elle avec violence.

Et, instinctivement, sans raisonner, elle se sauve, elle se sauve à toute allure. Elle acquiert la prestesse d’un caillou lancé dans le vide. Au bout de quelques moments, Pierre ne voit plus au loin dans les bruyères qu’une toute petite chose qui dévale vite et vite. Deux semelles de souliers se lèvent alternativement dans une course folle derrière un tournoiement de jupes. C’est Violette qui descend la côte avec des ailes au talon.

Que faire, sinon la rejoindre ? Aussi bien, quelques minutes plus tard, les deux petits, tout essoufflés et tout rouges, se retrouvaient-ils assis dans la mousse, sous l’abri paternel d’un vieux chêne.