Peaux-Rouges et Peaux-Blanches/Chapitre 8

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 111-124).


CHAPITRE VIII

LES CAPTIFS


Après avoir de nouveau garrotté Dubreuil, l’Écorché le transporta dans l’entrepont.

— Où voulez-vous que je vous dépose ? lui demanda-t-il.

— Là, répondit l’ingénieur en indiquant son cadre.

Judas le jeta sur le cadre avec ces mots :

— Bien, mais tâchez de ne pas bouger avant d’en avoir reçu l’ordre, sans quoi je jure, foi d’Iscariote, que vous irez rejoindre vos compagnons.

Puis il remonta sur le pont, laissant notre jeune homme sous la garde d’un des Apôtres.

Le corps et l’esprit brisés par la violence des impressions qu’il avait reçues, Adrien s’abandonnait au sommeil, sans se préoccuper de son gardien qui furetait dans la cabine, avec l’espoir de trouver quelque liqueur, quand il lui sembla entendre gratter sous son maigre matelas.

D’abord il crut se tromper ; le bruit continuant, il l’attribua à un rat ; mais un son de voix étouffé ne tarda pas à frapper son oreille :

— Mar’chef ! mar’chef ! disait-on.

— Suis-je le jouet d’une illusion de mes sens ? pensa Dubreuil.

Et, cependant, s’étant assuré que la sentinelle ne l’observait pas, il releva furtivement, malgré les liens dont ses poignets étaient entourés, un coin de son matelas, au fond du cadre.

Aussitôt une main longue et décharnée parut entre les planchettes du châlit.

N’eût l’index de cette main été enserré par un large anneau de cuivre rouge autour duquel la peau comprimée faisait bourrelet, qu’à la dimension toute particulière des doigts, Adrien en aurait aussitôt reconnu l’heureux propriétaire et maître.

— C’est toi, Jacot ? dit-il très-bas.

— Moi-même, sans vous offenser, mar’chef, fut-il répondu vivement.

— Parle moins haut, reprit l’ingénieur tout ému, et en posant affectueusement ses mains dans celle de l’ex-dragon.

— Qu’est-ce que c’est ? s’écria celui-ci au contact de la corde.

— Chut ! fit Dubreuil.

— Les gueux vous ont donc attaché ? mar’chef.

— Du calme, du calme, mon ami. On me surveille. Mais par quel hasard ?…

— Une autre fois, je vous conterai ça, mar’chef. À présent, voulez-vous que je sorte de ce trou où j’étouffe, sans vous offenser ? J’ai un couteau dans ma poche, je couperai vos cordes, et à nous deux…

— Non, non. Pas d’imprudence ; ce serait courir à notre perte, reste où tu es…

— Cependant…

— Silence ! on vient, dit Dubreuil, laissant retomber le matelas et feignant de dormir.

C’était le factionnaire qui se rapprochait.

Il tenait un de ces flacons carrés, en verre foncé, où les Américains ont l’habitude de mettre les alcools.

— Voulez-vous boire une gobe ? dit-il en mauvais français à l’ingénieur.

Dubreuil ne répondant point, l’Apôtre le secoua par le bras.

— Ah ! çà, bourgeois, continua-t-il, est-ce qu’on dort comme ça les uns sans les autres ?

— Que me voulez-vous ? fit Adrien paraissant s’éveiller.

— On vous demande si vous avez envie de vous rafraîchir le gosier.

— Merci, je n’ai pas soif.

— À votre santé donc ! reprit le gardien en plongeant le goulot du flacon dans sa bouche. Mais, ajouta-t-il après avoir engouffré cinq ou six gorgées sans reprendre haleine, n’en dites rien au capitaine ni aux camarades, où je vous ferai un mauvais parti.

— Soyez tranquille, je ne vous trahirai pas.

— Fameux rhum ! oui, fameux, aussi vrai que je m’appelle Thomas.

À ce moment un gros soupir partit de dessous le lit.

Par bonheur, tout occupé à faire chanter à sa bouteille un harmonieux glou-glou, l’Apôtre Thomas ne l’entendit pas.

À court de souffle, il suspendit son bachique concert et se mit à chanter, en se dirigeant, non sans trébucher, vers l’extrémité de la cabine :

    Nous irons sur l’eau nous y prom’ promener
    Nous irons jouer dans l’île, etc.

Dès qu’il fut éloigné, Dubreuil souleva de nouveau son matelas.

— Ah ! mar’chef, sans vous offenser, moi je n’aurais pas refusé sa goutte, à ce brigand ! dit Godailleur avec l’accent du regret le plus sincère.

— Vraiment.

— C’est que j’ai l’estomac aussi vide que celui de la baleine qui avala ce civil de l’Histoire sainte… Comment qu’on l’appelait, sans vous offenser, mar’chef ?

— Dis-moi un peu et rapidement qui t’a sauvé.

— Qui ? qui, mar’chef ? mais Jacot Godailleur, donc. N’est-il pas assez grand pour ça, sans vous offenser ?

— Enfin de quelle manière es-tu rentré ici ?

— Pas malaisé, mar’chef, pas malaisé. Votre grand scélérat des scélérats de diable rouge m’avait mordu que les larmes m’en vinrent aux yeux et que je pleurai, malheureux ! comme jamais. Il me flanque à l’eau, sauf votre respect, mar’chef, je nage comme un poisson, je m’accroche à un des canots que les brigands avaient amarrés derrière notre barque ; de là, par un panneau, je me faufile dans la cabine et me fourre sous votre lit, pour réfléchir. Mais je suis trempé, mar’chef, trempé comme une vraie soupe. Avec ça, rien dans le coffre. Ah ! si j’avais seulement un petit verre de n’importe quoi !

— Tais-toi ; voici du monde ! fit Dubreuil en se retournant.

Le Mangeux-d’Hommes entrait dans la cabine, suivi de sept ou huit de ses compagnons.

— Thomas, appela-t-il.

— Présent, capitaine, répondit la sentinelle d’une voix pâteuse.

— Où est notre prisonnier ?

— Ici, dit Thomas en approchant avec difficulté.

Quoiqu’il fît assez sombre dans l’entrepont, Jésus remarqua tout de suite que son factionnaire avait bu outre mesure.

— Cet homme est ivre, qu’on lui applique vingt-cinq coups de fouet, dit-il.

Thomas voulut protester.

— Un seul mot encore et je te casse la tête, dit l’Écorché, qui marchait derrière Jésus. — Combien êtes-vous hors de service ? ajouta-t-il en s’adressant aux autres Apôtres.

— Six, lui répondit-on.

L’Écorché alors tira de sa poche un carnet, dont il arracha quelques feuilles de papier, en fit six morceaux, sur chacun desquels il traça un numéro, roula les papiers entre ses doigts et les jeta dans son chapeau.

— Le numéro 1 sera, dit-il, chargé d’exécuter la sentence.

Tour à tour les six Apôtres tirèrent au sort.

André ramena le numéro désigné.

— Allons, dit-il à Thomas, ôte ton capot, mon camarade, et place-toi là contre le mât.

Le condamné se soumit sans opposer la moindre résistance. Il était facile de voir que les Apôtres étaient accoutumés à pareilles exécutions, car ils se rangèrent froidement autour de Thomas, qui, le dos nu, s’était arcbouté le front contre le mât de la Mouette et attendait, avec une surprenante impassibilité, son châtiment.

André, s’étant muni d’une corde à nœuds, l’Écorché lut sur son carnet :


RÈGLEMENT DES APÔTRES
§ DISCIPLINE

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Art. V. — Sera puni de vingt-cinq coups de fouet ou de corde tout homme qui s’enivrera une première fois, durant le service ; de cinquante la deuxième fois, de mort la troisième. »


Après ces mots, Judas dit à Thomas :

— Tu déclares que ta punition est juste ?

— Oui, répondit le délinquant.

— Va ! ordonna le lieutenant, faisant signe à André.

La corde siffla dans l’espace, et vingt-cinq fois de suite tomba lourdement, comme une tige d’acier, sur les épaules et les reins du supplicié, qui ne laissa pas échapper une plainte et, quoiqu’il eût les membres libres, ne fit pas un geste pour se soustraire à cette cruelle flagellation.

Cependant le sang ruisselait de son dos et la douleur faisait jaillir de ses yeux des larmes brûlantes.

Quand le bourreau eut terminé sa terrible besogne, Thomas se redressa lentement et lui dit :

− Merci, mon cousin, tu as le poignet solide. Ça m’a dégrisé. Pose-moi un linge huilé sur les épaules, et demain il n’y paraîtra plus.

Pendant qu’André opérait le pansement, le Mangeux-d’Hommes s’avança vers Dubreuil, aussi indigné de la barbarie de cette scène que surpris de l’indifférence qu’y avaient apportée les spectateurs et jusqu’aux acteurs.

− Tu vois, jeune homme, lui dit Jésus, qu’ici la discipline ne plaisante pas. J’ai besoin de tes services, c’est à ce besoin que tu dois la vie. Donne-moi ta parole de ne pas chercher à t’évader, et je te rends la liberté de tes mouvements. Inutile d’ajouter que si tu enfreignais ton serment, tu signerais ton arrêt de mort.

Bien qu’il lui répugnât de prendre un engagement vis à vis du bandit, Adrien jugea prudent d’obéir. Ses liens furent tranchés, et Jésus l’invita à dîner avec sa bande.

L’ingénieur n’avait pas faim. Il eut, d’abord, l’intention de refuser. Une réflexion l’engagea à accepter, et il se mit à table au milieu des Apôtres.

Ceux-ci firent un repas copieux, sans pourtant boire autre chose que de l’eau, bien que le navire fût chargé de liqueurs fortes ; mais, en expédition, il leur était expressément défendu de goûter aux alcools. Et, malgré sa passion pour les stimulants, le Mangeux-d’Hommes s’astreignait alors à un régime aussi sévère que celui de ses gens.

Si Dubreuil mangea peu, il n’en trouva pas moins le moyen de faire disparaître adroitement une certaine quantité d’aliments, qu’il glissa dans ses poches, les réservant pour Jacot.

Après le dîner, sous prétexte d’arranger sa toilette, il regagna son cadre et passa ces vivres au dragon en lui disant de ne pas bouger de sa cachette.

— Mais, sans vous manquer de respect, mar’chef, dit Godailleur, je suis moulu là-dessous.

— Tâche de t’y tenir encore jusqu’à ce soir.

— Hum ! c’est une fichue faction que vous m’imposez, mar’chef.

— Que veux-tu que j’y fasse ? si on te découvrait…

— Oh ! je sais bien, je sais bien, je serais flambé, n’est-ce pas, mar’chef ? Oh ! les gueusards de gueusards !

— Assez causé ! dors jusqu’à mon retour ! répondit Dubreuil en se retirant, car il lui avait semblé que l’Écorché l’observait du coin de l’œil.

Pour écarter les soupçons du lieutenant, si tant il était que ce dernier en eût conçus, Adrien prit un air dégagé, alluma un cigare et monta sur le pont.

On n’y remarquait plus une trace de désordre, et la Mouette, gouvernée comme par des marins de profession, sillait les eaux du lac Supérieur, dont la rive méridionale, fortement échancrée, se profilait à quelques milles à l’horizon.

La vue de la côte ranima l’espérance dans le cœur de Dubreuil, et avec l’espérance le désir de la liberté.

Il jeta les yeux vers la poupe du navire ; mais les canots qui avaient servi aux Apôtres n’y étaient plus : on les avait hissés aux flancs de la Mouette.

— Non, mon garçon, tu ne te sauveras pas, dit le Mangeux-d’Hommes à Dubreuil en lui tapant familièrement sur l’épaule.

Fâché d’avoir été si bien deviné par cet homme, dont la supériorité le fatiguait, en dépit de l’aversion qu’il éprouvait pour lui, Adrien redescendit, sans répondre, dans la cabine.

La nuit venue, il se coucha, après avoir repoussé, comme inexécutables, les propositions d’évasion que lui faisait Jacot, et exhorté le pauvre dragon à la patience.

À peine eut-il posé sa tête sur le traversin qu’un sommeil de plomb s’empara de ses sens et les domina complètement.

Quand Adrien s’éveilla, après douze heures de cet état voisin de la léthargie, il était jour. Le navire semblait immobile. Mais un grand bruit se faisait sur le pont.

Dubreuil regarda dans la cabine. Il ne voyait personne.

— Jacot ! dit-il, en écartant son matelas.

Pas de réponse.

Adrien, inquiet, plongea son bras sous le lit.

La place était vide.

— Mon Dieu ! pensa l’ingénieur, l’infortuné aurait-il été découvert !

S’élançant de son cadre, il s’habilla à la hâte, et voulut monter sur le pont pour essayer de savoir ce qu’était devenu Godailleur. Mais, par mégarde ou à dessein, on avait fermé l’écoutille.

Le cœur débordant de chagrin, Dubreuil se mit à se promener dans la cabine.

Il se livrait aux plus noires réflexions, lorsqu’une voix l’interpella :

— C’est pourtant vous, bourgeois, qui êtes cause de ce qui m’est arrivé !

Adrien se retourna et aperçut Thomas couché sur un grabat au bout de la pièce.

— Je ne vous comprends pas, dit-il.

— C’est pas difficile à comprendre. Si vous aviez accepté la gobe que je vous offrais, il y aurait eu moins à boire dans la négresse[1] ; s’il y avait eu moins à boire, j’aurais moins bu ; si j’avais moins bu, j’aurais été moins dans le lof ; si j’avais été moins dans le lof, notre capitaine ne se serait pas aperçu que j’avais caressé la bouteille ; s’il ne s’en était pas aperçu, je n’aurais pas été puni ; et si je n’avais pas été puni, je ne serais pas étendu ici comme un marsouin sur une botte de paille ; c’est clair ça, comme dit frère Jean, notre secrétaire.

— Il est bien dur, votre capitaine ! fit Dubreuil, heureux de trouver cet homme et supposant qu’avec quelques flatteries il en obtiendrait des renseignements.

— Dur, le Mangeux-d’Hommes ! qui est-ce qui a jamais entendu dire ça ? il est plus doux qu’une brebis, repartit Thomas d’un ton convaincu.

— Mais, enfin, le traitement…

— Puisque c’est la règle !

— Quelle règle ?

— Eh ! la règle des Apôtres !

— Vous formez donc une association ?

— Je crois bien, bourgeois ; et une association qui n’a pas sa pareille, des Grands-Lacs aux montagnes de Roche, du golfe du Mexique à la baie d’Hudson.

— Association de brigands ! ne put s’empêcher de murmurer Dubreuil.

Et, à haute voix :

— Vous êtes Français, vous ?

— Moi ?

— Oui, vous.

— Est-ce que je sais !

— Mais vous parlez le français ?

— Comme je parle l’anglais, l’algonquin, le chippiouais, le chinouk et bien d’autres langues, sans compter l’espagnol.

— Où êtes-vous donc né ?

— Ah ! bourgeois, répondit en riant le bandit, c’est une question que j’ai oublié de faire à ma mère.

— Mais vos parents ?

— Mes parents ! est-ce que j’en ai connu, des parents, moi !

— Pauvre misérable ! fit Adrien avec compassion.

— Pauvre, moi ! s’écria Thomas. À d’autres, bourgeois ! Les Apôtres sont tous riches, plus riches que les facteurs de la compagnie de la baie d’Hudson. Pour ma part, j’ai cinq femmes !

— Cinq femmes !

— Cinq, et aussi bien huppées que celles de qui que ce soit, je m’en flatte. Quand vous les aurez vues, vous m’en direz des nouvelles.

— Où sont-elles donc ? demanda Dubreuil, se figurant que Thomas délirait ou voulait se moquer de lui.

— Où elles sont ? pas loin d’ici.

— Vous plaisantez.

— Puisque le bateau ne marche plus, c’est que nous sommes arrivés. Entendez-vous ce vacarme là-haut ? on décharge la cargaison.

— Mais arrivés en quel endroit ?

— Dans nos îles, les îles des Douze Apôtres, bourgeois, et vous pourrez vous vanter d’être le premier philistin qui y soit entré vivant, depuis que nous les habitons. Faut que vous ayez fièrement donné dans l’œil au capitaine, mille millions de serpents à sonnettes ! pour qu’il ne vous ait pas fait passer le goût de la viande. Mais ça viendra, allez, bourgeois, vous ne perdrez rien pour attendre.

L’Apôtre accompagna cette horrible plaisanterie d’un sourire qui fit frissonner Dubreuil.

Comme il allait poursuivre son interrogatoire, le panneau de l’écoutille fut brusquement soulevé.

— Filez vite, souffla Thomas, car si on me surprenait bavassant avec vous, ma peau courrait risque de passer encore sous la main du tanneur, et c’est un luxe dont il ne faut pas être prodigue.

  1. Bouteille.