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Peaux d’lapins/01

La bibliothèque libre.
Éditions de la Frégate (p. 9-13).
II  ►

CHAPITRE PREMIER

Tout le monde a plus ou moins rêvé, ne serait-ce que quelques secondes, devant le vieux soulier pourri qu’on finit toujours par rencontrer sur n’importe quelle route.

D’où vient-il ? À quel moment le pied qui s’y logeait l’a-t-il quitté, le laissant, dans cette flaque, à jamais dépareillé ? Quelle misère représente ce rebut qui fit partie de la vie d’un humain, assura sa marche, porta sur les chemins du monde sa carcasse éreintée ?

On passe. On n’y pense plus. On pense encore moins à remarquer les autres vestiges dispersés sur ces mêmes routes. Un vieux soulier, c’est pathétique. Mais qui va s’arrêter à la casserole sans fond, au carton sans couvercle, au pot fêlé, toutes ordures échouées au hasard des fossés ou des talus, objets disqualifiés, humble trace d’humanité ?

Unique de sa sorte, la petite Mariette, elle, depuis l’âge de huit ans, se passionnait pour de tels détritus. Au point que, dans son imagination de gosse pauvre, se formait quelque chose comme un Père Noël permanent. Celui-ci parcourait les environs de Challes pour y semer ces misérables cadeaux qu’elle réussissait toujours à découvrir, même lorsque cachés sous les verdures du printemps et de l’été, les feuilles mortes de l’automne ou les frimas de l’hiver.

S’il vous arrive de traverser la région voulue, vous aurez chance d’apercevoir la chétive silhouette. Vous la reconnaîtrez à ses cheveux. Ils l’enveloppent en plein jour d’un petit capuchon de clair de lune. Puisqu’elle va, le long des ornières, à la recherche de trésors, cette gamine ne saurait se mettre en route sans son panier ; panier qui, trop grand pour elle, et crevé, n’a d’autre anse qu’un reste de corde usée. Un raccommodage de fortune le rend encore utilisable pour un bout de temps. Et, ça, c’est justement toute l’histoire de Mariette.

De Mariette et de son grand-père.




Pendant ce vagabondage, d’autres de son âge travaillaient à l’école. Mais elle était déclarée «  instruite à la maison », une formule assez aristocratique. D’ailleurs on pouvait lui faire passer un examen. Elle savait lire, écrire, compter, le reste, et encore beaucoup d’autres choses qu’on n’étudie pas à la laïque. Et le catéchisme comme personne. Son grand-père lui disait tout le temps qu’il avait fait tous les métiers, étudié bien des matières, lu bien des livres. Cet homme était mystérieux. Un marchand de peaux de lapins non dépourvu de bonnes manières, et qui parle bien, cela ne se rencontre pas tous les jours. Et, maigre comme toute sa frêle personne, il avait cette tête originale aux moustaches gauloises encore blondes, aux mèches grises assez longues, souvent retombées sur ses yeux clairs, regard plein de secrets. À deux pas c’était un pauvre bougre comme tant d’autres. De près, il eût intéressé tout de suite par cette physionomie, ces imprévues façons d’être. Mais quelle personne pensait à s’y intéresser ? Dans Challes, encore qu’il ne fût pas du pays, on le connaissait bien pour le voir quotidiennement passer en lançant son cri mécanique : « Peaux de lapins, peaux ! » C’est tout. Un individu comme lui ne saurait éveiller l’attention d’une petite ville. Un individu comme lui, c’est de la catégorie de ceux qu’on ne regarde pas, auxquels on ne parle pas. À peine un peu plus qu’un chien errant.

Pour Mariette, impossible de passer inaperçue. « Les jolis cheveux ! » Tout le monde était forcé de répéter ce mot-là. Les moins malveillants : « Quel dommage ! »… (sous entendu : qu’elle soit si sale, si mal tenue, qu’elle n’ait pas de mère pour la soigner ou quelqu’un, à défaut, pour la placer à l’orphelinat !) Mais elle avait fait sa première communion, ce qui corrigeait un peu ses tares.

Le grand-père et la petite fille ignoraient profondément qu’on s’occupât d’eux. Leur vie sordide était riche de mutuelle tendresse. Elle comportait aussi du rêve, mais ils ne le savaient même pas, du moins la petite fille. Car le grand-père allait peut-être jusqu’à s’en rendre compte, lui.




Le soir rose faisait image jusqu’au fond de la Mayenne aux bords sombres. Des coteaux, des prés, du ciel, des arbres, un château solitaire au milieu de son parc, tout le paysage, exact jusqu’à ses moindres buissons, recommençait la tête en bas dans la rivière. Le reflet, à certaines heures, est plus détaillé que la chose. Cependant ce second crépuscule remuait un peu, traversé de frissons d’argent par la course de l’eau.

Toute petite dans un si grand décor, Mariette se dépêchait. Elle se sentait en retard, et, de plus, avait peur de la nuit.

Habituée jusqu’à la manie, elle ne pouvait s’empêcher de jeter en passant un dernier coup d’œil aux fourrés qui hérissent l’ancien chemin de halage où ses pieds avançaient si vite. Pourtant ses deux trouvailles d’aujourd’hui lui suffisaient. Elle les rapportait dans son panier avec un cœur dansant. Ce qui la rendait surtout fière, c’était le couvercle de soupière. Largement ébréché, fêlé, même, il laissait encore voir quelques fleurs de couleur incorporées à sa fine faïence blanche. « C’est joli, ça !… » pensait la petite. Elle n’allait pas plus loin. Elle aimerait longtemps ce rien de bouquet peint. C’est tout.

L’autre acquisition : un paquet d’écales de crevettes. C’était rare à Challes, où, si loin de la mer, on ne mange pas souvent de poisson. Pourtant elle avait eu déjà l’occasion de goûter une soupe faite avec ça. Les écales donnent bon goût à l’eau. Les croûtes de pain qui mijotent dans cette eau, c’est quelque chose qui change de la panade ordinaire.

Qui l’attendait au bout du dernier chemin, elle vit son grand’père debout dans les pénombres, et se mit à courir. Sa courte chevelure avait l’air d’éclairer la nuit tombante, chose si légère que les ondulations et les boucles restaient au-dessus de ses épaules sans parvenir à les toucher.

— Enfin te voilà !… soupira l’homme.

Il se courba jusqu’à la petite joue tendue vers lui. Puis, ayant pris l’enfant par la main, il la déchargea du panier crevé.

— Qu’est-ce que tu rapportes, aujourd’hui ?

Un rien d’amusement dans la voix, il faisait attention de rester sérieux quand même.

Elle répondit, animée :

— J’ai trouvé une bonne soupe pour demain et une jolie vaisselle. Je vais te faire voir ça chez nous !

Réglant son pas sur le sien, il l’emmenait, deux ombres chinoises dans le beau couchant d’été.