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Peaux d’lapins/02

La bibliothèque libre.
Éditions de la Frégate (p. 14-20).
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CHAPITRE II

Arrivés à la ville, ils la traversèrent pour en ressortir par l’autre bout et s’arrêter juste après les dernières maisons à deux pas de la gare. C’était là.

Ce petit terrain vague trouve le moyen d’être en marge de tout. Ce n’est qu’un peu de brousse oubliée. Mais on y a vue sur les rails du chemin de fer, jusqu’à les regarder se perdre dans l’infini.

Des formes se dessinent dans le clair-obscur. Marcel Ernée, voici plusieurs années, a tendu sur des piquets la seule bâche qui lui restait d’une antérieure vie foraine. Cela ferme (ou fait semblant de fermer) sur trois côtés. Le devant reste largement ouvert. Tout contre se serrent deux autos, celle décrite plus tard par Christine Peelmann et une autre, vieille limousine ruinée dont les roues ont disparu.

En ce domicile chaotique, Mariette pénètre la première sans se prendre les pieds dans rien. Ici, c’est « chez nous », selon son mot. Sous la bâche flottante rougit un minuscule poêle rouillé sur lequel chauffe la panade de tous les soirs.

— Tiens, grand-père ! Regardez !

Marcel Ernée s’approche. Du panier, la petite a tiré le couvercle de faïence qui l’émerveille tant.

— Tu vois les fleurs ?

Il regarde de tout près, distingue peut-être quelque chose dans un peu de jour qui reste.

— Très chic ! On mettra ça sur la terrine jaune, et ça fera une soupière !

Mariette bat des mains.

— C’est vrai ! C’est vrai ! Je n’y avais pas pensé ! Rapide, elle déballe son lot de crevettes sucées.

— Et ça, grand-père ?

— Ça, c’est de la bisque pour demain !

Puis :

— Viens vite dîner ! Nous devrions être déjà couchés.

Les cuillers de plomb descendent alternativement dans la casserole retirée du poêle et posée sur la caisse d’emballage qu’il faut. Une planche clouée sur quatre bouts de bois, c’est leur banc. Ils y sont assis côté à côté.

Tout en se brûlant, Mariette raconte son après-midi de petite rôdeuse en quête d’emplettes qui ne coûtent rien.

— Dans le quartier du moulin, il y a une roue de brouette qu’on a laissée au fond du fossé. Elle n’a plus rien au milieu, mais tu en feras quelque chose, grand-père. Moi je n’ai pas pu rapporter ça, bien sûr. Quand tu auras le temps, tu iras la chercher, dis ?

Il écoute bavarder la voix de petite flûte, de temps en temps répond avec cette douceur qui est la sienne… Et voici la nuit.

Ils n’ont pas besoin d’y voir pour circuler dans leur campement de romanichels sédentaires. Dix minutes ne se sont pas écoulées qu’ils reposent déjà, néant parfait. Pas de rêves. Ici le grand-père est allongé, là Mariette, juste au-dessus de lui. Du coffre de la limousine sans roues, il a fait un sleeping. Les paillasses sont trouées, les draps absents, les couvertures déchirées et crasseuses. Leur sommeil n’en est pas moins bienheureux. Autour d’eux s’entassent, musée de la misère, tous les déchets dont Marcel Ernée a pu tirer parti.

Car ses mains aptes savent refaire un fond provisoire à la casserole qui n’en a plus, recoudre la porcelaine brisée, retresser une corbeille éventrée, rajuster les chiffons disparates jetés au vent, raccommoder les sabots fendus, rabouter les cordes et ficelles dont personne ne veut plus. Il sait aussi faire de la soupe avec des éléments de boîte à ordures, ou bien fabriquer une poupée possible avec le cadavre sans tête ni membres d’un jouet perdu sous les orties de l’oubli.

Part de Mariette, cette poupée ressuscitée. Aussi part de Mariette le pot de verre bleu pâle (souvenir de quelque foire), dont le col manque, cela va de soi, mais dans lequel baignent les tiges de trois fleurs cueillies par elle au hasard des haies.

En résumé, tout ce qui fait leur quotidien s’inscrit sous le vocable sans. Sans fond, sans anse, sans queue, sans roues, sans paire, sans couvercle, sans manche… C’est tellement normal pour eux, et surtout pour Mariette qui ne connut jamais d’autre vie, qu’il ne leur viendrait pas l’idée de souhaiter mieux. Leurs empreintes digitales se marquent avec autant de dilection sur ces débris raccommodés tant bien que mal que celles des riches sur leurs effets de prix. À la face du monde qui ne cesse de les ignorer que pour les mépriser, ils sont heureux. Heureux dans leurs haillons, leur crasse et leurs puces. Et c’est parce que la vie de l’âme ne leur a jamais manqué.




Avant l’apparition de Christine Peelmann dans leur existence, un personnage inattendu s’y est introduit déjà.

Ce fut le jour de la sortie en auto.

La sortie en auto, qui ne se répète que deux fois par an, est un événement auquel Mariette pense pendant des semaines, soit d’avance, soit après qu’il a eu lieu.

Elle a beau faire rire le monde, cette voiture à pétrole, c’est une fierté que d’y être installés tous les deux, regardant de si haut la ville et ses passants abasourdis. Les jours où le véhicule est bien disposé, nous parcourons les rues et prenons les tournants avec une autorité qui montre bien que Marcel Ernée sait ce que c’est qu’un volant et qu’un moteur. Du reste, une ou deux fois, il a nettoyé la voiture du comte de Pouancé, revenue toute crottée d’un voyage sous des averses. D’autres gens, après cela, lui ont donné quelquefois des petites besognes à faire : casser du bois, balayer des devantures de portes cochères. Mais ils ne veulent pas s’apercevoir qu’il pourrait aussi bien être employé comme jardinier, palefrenier, commis, et quoi encore ? Précieux homme à tout faire, il saurait redevenir le brocanteur qu’il a été, et même tenir boutique de n’importe quoi. Mais on le laisse n’être que marchand de peaux de lapins, métier de misère. Un incompris, mais qui n’en souffre pas. Sa Mariette et lui vivent tout de même, et sans avoir à mendier rien à personne. On a sa fierté, tout gueux qu’on soit.

Les peaux de lapins, pour vraiment bien faire, il faudrait en trouver plus de quinze par jour. Ça n’arrive pas tout le temps. On les paye, aux bonnes gens, de dix sous à trois francs selon la taille. Quand on en a trois kilos (ce qui veut dire vingt peaux) on les porte chez la mère Ledru qui les bourre d’insecticide en attendant d’en avoir deux tonnes, lesquelles seront enlevées par le revendeur de Paris. Dix francs de gagnés par trois kilos, plus la ferraille et les chiffons au besoin, c’est assez pour ne pas mourir de faim quand on ne paye aucun loyer et qu’on sait se passer de tout. Les petits travaux demandés par-ci par-là, des courses qu’on fait pour quelqu’un, des croûtes ou des vieux vêtements donnés en échange d’une menue corvée, tout cela aide. En outre il y a les fermes, qui sont de bon rapport. Mais il faut se déranger pour aller chercher la marchandise stockée sous les hangars. D’où les sorties de la voiture. Elle revient chargée de futures fourrures parisiennes, et puant la naphtaline. C’est intéressant. Seulement il arrive quelquefois, souvent, même, des pannes. Ou alors l’originale guimbarde s’entête, au moment du départ, à ne pas vouloir démarrer. On dirait qu’elle regrette de quitter sa place dans le campement familial, ayant fini par oublier qu’elle est un bien meuble.

Grand-père, avec de la patience, arrive toujours à la mettre en route. Il la connaît bien et la soigne bien. Mais quand c’est au milieu d’une campagne éloignée que se produit le stoppage, cela devient plus ennuyeux. Grand-père, alors, dit, sans se mettre en colère : « elle ne veut pas… », et Mariette, pendant qu’il fourgonne, cueille des fleurs dans le talus.

Ils sont quelquefois revenus chez eux, après bien des ruades, bien des arrêts, bien du vacarme, à des deux ou trois heures du matin, étonnés seulement d’avoir pu décider le vieux machin à rentrer quand même au bercail. Un petit triomphe pour grand-père à chaque fois.

Ce fut à l’un de ces retours laborieux qu’ils trouvèrent, assis devant la panade refroidie sur le poêle éteint, le chien inconnu qui vint vers eux en remuant la queue. L’aube précoce de juin leur permettait de distinguer cet animal, chose blanchâtre et rase, bâtard de toutes les races, qui prétendait figurer un fox. Ça devait venir de bien loin, car c’était couvert de boue sèche, et squelettique à force de fatigue et de faim, galeux, peut-être.

— Mon pauvre vieux, dit grand-père, nous n’avons pas de quoi te nourrir. Va-t-en !

Mais, à son geste, le chien, simplement, s’aplatit en levant sur lui ses yeux d’esclave. Grand-père alors se tourna vers la petite, et, comme pour la voiture, se contenta de murmurer : « Il ne veut pas… »

Étant allés, sur ces mots, se mettre au lit dans leur sleeping, ils retrouvèrent à l’heure du lever le pauvre cabot qui les attendait humblement. « On pourrait peut-être lui dénicher tout de même une croûte », fit Mariette, dubitative. Marcel Ernée ne répondit rien, et l’adoption fut faite sans autre cérémonie. Elle leur réservait quelque surprise pour les jours suivants.