Peaux d’lapins/03
CHAPITRE III
Les matins, Mariette ne sort pas. Pendant que Marcel Ernée est en ville pour des besognes, elle a ses occupations à elle, loin d’être toujours les mêmes.
Souvent elle ouvre les livres scolaires, héritage familial, dont, à force de doigts, les pages sont enduites d’une sorte d’huile sombre.
C’est avec cela qu’elle a commencé, qu’elle continue son instruction, guidée par son grand-père à des heures fantaisistes mais nourries d’intelligence.
L’histoire et la géographie la séduisent, mais grand-père insiste particulièrement sur l’orthographe. Quant à l’arithmétique, il faut du courage pour aborder ce morne pensum impossible à transposer dans le domaine des images. Si grand-père n’insistait pas à ce point, ce serait bien suffisant de savoir compter jusqu’à dix.
À d’autres heures la petite tête lumineuse se penche sur d’obscurs ravaudages. Mlle Marie Ernée raccommode ses hardes, moments agréables pendant lesquels on peut penser à tout ce qu’on veut. Le grand-père, qui sait tout, même coudre, tire bien mieux l’aiguille que la petite fille, quand il répare ses propres vêtements ou lui montre comment s’y prendre.
Quelquefois, blanchisseuse haute comme ça, elle lave ce qui leur sert de linge. Quelquefois elle est chargée de mettre en route le frichti de midi (des rogatons ou bien un morceau de mou), sur le petit poêle tout ronflant de bouts de planches ou de bois sec ramassé par-ci par-là. Quelquefois (mais c’est rare) elle secoue les paillasses. Quelquefois elle joue avec sa poupée. Quelquefois elle ne fait rien.
Ce matin, bien charmée d’avoir la compagnie du chien, après l’avoir régalé d’une croûte moisie, elle avait décidé de s’installer avec lui sous la bâche, à l’abri du soleil.
La pointe de sa langue se promenait sur ses lèvres pendant qu’elle s’appliquait, importante et consciencieuse. Il s’agissait de réparer l’accroc fait hier à sa méchante robe dans les ronces d’un sentier tentant. L’ouvrage était d’autant plus difficile qu’elle prétendait raccommoder cette robe sans l’ôter.
Absorbée, elle parlait au chien sans prendre le temps de le regarder. Elle l’entendait remuer ou se gratter, et cela suffisait.
— Comment t’appelles-tu, hein ?… J’ai coupé mon fil trop long… Je crois que je vais bien t’aimer, tu sais ?… Quel accroc, quand même !… Tu viendras avec moi quand je fouine sur les chemins. Ce sera gentil. Très gentil… Très gentil.
Un coup d’œil tout de même. Le chien, couché, le nez au vent, reniflait de loin les peaux de lapins, rapportées la veille dans la voiture.
— Oui… Ça sentirait bon sans la naphtaline, dis ?
Sans cesser de travailler, elle entra dans un songe. Ce fut à mi-voix qu’elle l’exprima bientôt.
« Oh ! tous ces pauvres lapins qu’on a écorchés comme ça !… »
Mariette vivait surtout dans un monde imaginaire. Pendant que les doigts réparaient l’accroc, les tableaux se succédèrent. « Quand ils étaient vivants, comme ils devaient être mignons ! »
Elle les voyait, elle leur inventait des évolutions, presque des histoires. Les blancs aux yeux rouges, les tout noirs, les gris, les jaunes… Aussitôt, voici les beaux manteaux, les beaux manchons, les belles toques que vont devenir ces lapins quand les fourreurs s’en seront mêlés. Quel au-delà pour eux ! Tout un royaume surgit : Paris, les dames, les salons, légende dorée qui n’est pas pour les petites pauvresses. À Paris, on…
Mariette fut brusquement interrompue par le passage du rapide. Et à trois pas. Mais elle était habituée. Ses paupières ne se relevèrent même pas. Comme chaque fois, pourtant, sa rêverie bondit à la suite du train. Des mots ne pourraient pas exprimer ce que sont les voyages de Mariette. Paris d’abord. Et puis toute la France. Et puis toute l’Europe. Et puis la terre entière.
Le tonnerre du rapide redevenait progressivement ce silence parfait où, dans l’herbe, les rails attendent pendant de si longues heures que la foudroyante aventure recommence. La fillette cassa son fil avec les dents. L’accroc était raccommodé.
— Je demanderai à grand-père de te trouver un nom, mon toutou !… murmura-t-elle.
Elle leva les yeux enfin. Le chien n’était plus là.
✽✽
Une petite figure qui fait la lippe, le grand-père n’avait pas eu souvent l’occasion de voir cette triste chose. Il rentrait, fatigué de sa matinée, et voilà ce qui l’attendait.
— Qu’est-ce que tu as ?… s’écria-t-il en se précipitant.
La petite, dans ses bras, pleurait déjà.
— C’est le chien… Le chien…
— Quoi ? Il t’aurait mordue ?… Dis vite !
— Mais non ! Il est… Il est parti !
— Mais comment ça ?… Raconte !
— Je ne sais pas… Il a peut-être eu peur du train… Je cousais… Quand j’ai eu fini, plus personne. J’ai appelé, j’ai cherché partout… Rien !
— Ne pleure pas, va ! On ne le connaissait pas encore, ce chien ! Ça ne vaut pas ton chagrin, ma jolie !
Il desserra son étreinte et se redressa doucement. La petite, presque consolée, s’essuyait le nez et les yeux avec le dos de la main. Il la moucha comme un bébé, d’un chiffon tiré de sa poche, puis soupira :
— Qu’est-ce que tu veux, ma Mariette, c’est un pauvre type, ce chien ! Il s’est arrêté chez nous pour se reposer et casser la croûte, c’est tout. Maintenant il est retourné à ses affaires. Il ne faut pas lui en vouloir. Ce sont des choses qui arrivent.
Elle ne répondit rien, mais il vit qu’elle essayait de sourire en mettant le couvert.
Car, à midi, grand luxe, on mettait le couvert. Le soir, manger la panade à même la casserole, c’est naturel. Mais, pour la viande, ou même de simples légumes, il faut une assiette, une fourchette, un couteau.
Tout cela, disparate et cassé, figure chaque jour sur la caisse d’emballage. Cependant, malgré ce dénuement, Marcel Ernée, personnage bizarre, a toujours surveillé la tenue à table de sa petite bonne femme. « Pas tant de bruit, Mariette ! Pas manger la bouche ouverte ! Pas tenir ta fourchette en l’air ! »
Parfois il explique :
— Un jour tu seras grande, et moi je serai mort. Personne ne sait ce que la vie va faire de toi. Tu seras peut-être une dame, plus tard. Alors il faut apprendre tout de suite les bonnes manières.
— Une dame ?
— Ne ris pas ! Je suis bien devenu marchand de peaux de lapins, moi !
Ce nuage qui passe dans les yeux clairs de l’homme, c’est sa vie antérieure. Mariette ne remarque rien. Elle n’est pas encore à l’âge où l’on interroge. Ce qu’elle sait de son grand-père, de tous les jours depuis qu’elle a quatre ans lui suffit. Comme il n’a jamais rien raconté de lui-même, sa curiosité ne s’est pas éveillée. L’enfance, en général, ne se préoccupe guère de ce qui la précéda. La vie ne commence pour elle que le jour de sa venue au monde. Le reste lui est aussi fermé que la mort, à laquelle elle ne penserait jamais si personne ne lui en parlait. Le présent seul compte, unique pièce de théâtre humain qui puisse l’intéresser, puisqu’elle y joue le rôle principal.
Leur maigre déjeuner se terminait. Mariette tourna vivement la tête. Le chien était là, couché. Les pattes de devant crispées sur sa proie, il déchirait un gros morceau de chair sanguinolente.
— Malheur !… Où est-ce qu’il est allé chiper ça ?…
Sans réfléchir plus avant, grand-père fut en deux brutales enjambées sur l’animal qui, sans aucune résistance, le laissa lui arracher de la gueule ce qu’il y serrait avec tant de puissance. Et même il se mit à ramper, en attente des coups.
Une lueur étrange allumait le regard de Marcel Ernée. « Ce n’est que de la triperie, dit-il en examinant la chose, mais pas si mal que ça ! »
Mariette, haletante, ne prononçait pas un mot, ne faisait pas un geste. Elle vit grand-père prendre son couteau, couper la partie déchiquetée par le chien, la lui jeter, puis, tranquillement, enfermer le reste dans le petit buffet boiteux qui, sous la bâche, leur servait de garde-manger.
— Ce sera notre dîner de ce soir, dit-il froidement.
Heureux, le chien recommençait à dévorer, s’aidant toujours de ses pattes pour maintenir la part qu’on voulait bien lui laisser.