Peaux d’lapins/04
CHAPITRE IV
Sitôt sortis de table ou plutôt de caisse d’emballage, Mariette et son grand-père se mirent en route, chacun pour des buts différents.
Cheminant quelques minutes ensemble avant de se séparer au premier carrefour, l’un allant chez la mère Ledru, l’autre à la campagne, ils s’aperçurent que le chien les suivait.
Mariette sauta de joie :
— Il va venir avec moi ! C’est amusant, grand-père ! Je pourrai peut-être lui apprendre à porter mon panier !
Mais ils n’étaient pas à cent mètres de leur terrain vague que le chien s’arrêta, les considéra quelques secondes, puis, sans hésiter, retourna vers les voitures. Ils le regardèrent se glisser sous le tacot à pétrole et s’installer là comme chez lui.
— Ça fait peur ce qu’il nous suit bien !… fit Marcel Ernée avec un drôle de petit rire.
Un scandale passa dans la voix de la petite. Ce rire-là ne lui avait pas fait plaisir.
— Pourquoi veux-tu qu’il nous suive, grand-père ? Tu lui as volé sa viande !
À ces mots il s’arrêta net dans sa marche.
— Tais-toi, entends-tu ?
Elle leva le menton pour le regarder. Elle était stupéfaite. Elle ne connaissait pas ce ton, ne connaissait pas non plus l’expression dure quelle sur prenait sur le bon visage toujours le même.
Il se remettait en route. Elle le suivit en silence. Arrivés à leur carrefour :
— À tantôt !… jeta-t-il sans même un signe de la main.
Il venait de tourner la rue. Elle continua son chemin la tête basse, troublée, prête à pleurer. Quelque chose arrivait, mais elle ne savait pas quoi. Pour la première fois, en gagnant la campagne, elle se sentit seule. Après tout c’était peut-être parce qu’elle avait un instant compté sur la compagnie du chien.
✽✽
Ils étaient rentrés presque en même temps, tour à tour accueillis par des trémoussements et des battements de queue. En toutes lettres ce chien faisait les honneurs de chez soi.
Grand-père semblait absorbé, sombre. Il ne demanda pas comme d’ordinaire à Mariette ce qu’elle avait trouvé (presque rien, du reste). Il remarqua seulement, ironique :
— Ce chien-là est né concierge. Ce n’est pas d’être avec nous qui lui plaît. C’est de garder le campement.
Il y avait une rancune dans son inflexion. Mariette, impressionnée, voulut ramener la bonne humeur coutumière qu’un mauvais souffle avait incompréhensiblement chassée depuis ce matin.
— Dis, grand-père, flûta sa charmante petite voix, tu vas bien lui trouver un nom, maintenant !
Il ricana.
— Ce n’est pas difficile ! Il s’appelle Portier.
— Portier ? Oh ! moi je dirai Port, alors ! Ça fait plus chien. Tiens ! On va essayer. Port ! Ici, Port ! Pas du tout. Marcel Ernée ne riait pas. Au contraire il tournait le dos en grommelant. La fillette entendit : « Ce n’est pas tout ça ! Il faut que j’allume le poêle pour le dîner. »
Désespérément elle continua son jeu, toute petite ménagère qui cherche à ramener le compagnon mal disposé.
— Le dîner, grand-père ? Tu veux dire le grand dîner !
Sa pauvre petite gaîté ne sonnait pas juste. L’autre se retourna tout d’une pièce. Ce n’était plus grand-père. C’était un homme au mauvais regard, aux lèvres retroussées de sarcasme sous la moustache gauloise.
— Tu appelles ça un grand dîner, toi ? Dis plutôt que nous allons manger les restes du chien ! Mais ça va très bien comme ça ! Il n’a qu’à continuer ce commerce-là. C’est autant de gagné pour nous !
✽✽
Au bout de trois jours, le fox aux pattes de basset eut enfin son nom définitif. Port devenu Paul puis Popaul finit par être tout simplement Polo. Prises d’emblée, ses habitudes s’affirmaient. À chacun de ces trois jours, alors qu’il ne quittait guère le dessous de la voiture, il fallait bien, sur le coup de onze heures, le constater disparu. Vers midi seulement il rentrait, et la gueule pleine. Il semblait avoir compris la première parole de Marcel Ernée : « Nous n’avons pas de quoi te nourrir ! » Il se chargeait lui-même de son ravitaillement personnel. Le mystère était qu’il éprouvât le besoin de faire son repas devant ses hôtes, alors qu’il pouvait s’attendre à se voir dépouiller des trois quarts du butin. Mais il est inutile de chercher quelles peuvent être les raisons des chiens.
Les deux premiers matins, Polo ne rapporta qu’un ou deux gros os dénudés. Mais, le jour troisième, quel événement !
Ébouriffée et la tête pendante, la poule venait tout juste de cesser de se débattre entre les crocs féroces. Mariette eut, devant cela, des yeux plus grands que nature. Vieux os ou tripes trouvés dans la rue ou peut-être à l’abattoir, des rapts de cet ordre étaient encore admissibles. Polo ne faisait somme toute que ce qu’elle faisait elle-même tous les jours, allant à la recherche de l’aubaine offerte par le hasard miséricordieux à ceux qui n’ont rien. Objets brisés ou nourritures jetées à la voirie sont équivalents. Nul ne se trouvait lésé si de malheureux appétits en profitaient. Mais une poule, une belle poule comme celle-là représentait beaucoup d’argent, donc une perte grave pour ceux à qui le chien l’avait volée.
Lorsque grand-père, s’étant approché, retira la volaille des dents de Polo, la petite ouvrit la bouche pour le dire : « Il faut savoir à qui c’est pour la rendre ou la payer. » Le père Ernée l’avait élevée dans ces principes-là. Ce cache-nez tout neuf ramassé par elle un jour, il l’avait lui-même porté chez le commissaire.
Elle n’eut pas le temps de prononcer sa protestation. Marcel Ernée soupesait la poule, et il riait.
— Ça, à la bonne heure ! Tu peux dire, pour le coup, que c’est un grand dîner !
— Mais grand-père !… cria-t-elle en devenant toute rouge.
Il se laissa pendant un grand moment dévisager par les prunelles bleues de sa petite fille. C’était un regard de juge comme en ont parfois les enfants. Un drame rapide et sans paroles se jouait entre eux. Marcel Ernée, enfin, détourna les yeux. Réponse sourde, à peine intelligible : « Tu as raison, Mariette… »
Une seconde encore il hésita. La poule morte se balançait au bout de son bras, avidement guettée par le chien. Puis, avec un geste d’une violence inouïe, comme un projectile il la lui jeta. Rapide, le chien disparut, avec son bien, sous la voiture.
✽✽
Ils s’étaient assis, muets, devant leur panade. Le cœur de Mariette battait fort. Avoir peur de son grand-père, c’était tellement horrible ! Mais, depuis elle ne savait plus qui il était.
Il poussa vers elle la casserole où restait un peu de panade. Elle eut à peine murmuré : « Merci grand-père ! » qu’elle sursauta violemment. La cuiller de Marcel Ernée retombait avec bruit sur la caisse. Elle sentit l’homme vaciller à ses côtés, puis, inexplicable, il posa sur l’épaule trop fragile sa lourde tête aux mèches grises. Cramponné à sa petite-fille, réfugié contre elle, il se mit à pleurer misérablement.
Quand il entendit qu’elle sanglotait avec lui, sans doute eut-il honte de sa faiblesse. Il releva la tête et prit à son tour la petite contre lui.
— Ne fais pas attention, ma chérie. Quand on est vieux, ça vous prend quelquefois. On en a tant vu, tu sais… Mais c’est fini, maintenant. Tu vois, je ris !
Elle lui mit les bras autour du cou. Toute heureuse, elle croyait qu’il revenait d’un long voyage.