Peaux d’lapins/05
CHAPITRE V
D’avoir senti son épaule de gosse s’écraser sous cette vieille tête, d’avoir entendu, vu pleurer comme ça son grand-père, un embryon de maternité, sans qu’elle s’en doutât, se formait pathétiquement dans son cœur de dix ans, encore tout étourdi d’enfance.
Cependant elle n’était pas assez grande pour plonger plus profondément dans la douleur d’un homme. Simplement une notion nouvelle se faisait jour en elle. Chose surprenante, grand-père, pour ainsi dire, n’était pas né grand-père. Il avait derrière lui tout un autrefois dont Mariette ne faisait pas partie.
Elle se savait orpheline, évidemment. Mais rien de plus. Les enfants élevés normalement apprennent peu à peu, rien que par les propos de leurs parents, à connaître ce que sont et ce que furent les leurs. Mariette, elle, n’avait jamais entendu parler de son père et de sa mère. Pas un mot. Pas un portrait. Pas un souvenir. Un Marcel Ernée d’un peu plus de cinquante ans, la petite fille n’avait jamais conçu d’autre famille que cette constante présence réelle autour de sa petite vie. Était-il possible, en un temps où elle ne respirait pas encore, d’imaginer grand-père jeune, enfant même ? Son trouble allait jusqu’à une espèce de consternation.
Redevenus eux-mêmes après l’énigmatique orage d’un soir, ils avaient repris leurs tendres habitudes de chaque jour. Les semaines passaient sans heurt. Quelque chose était changé pourtant au fond du cœur de Mariette ; et c’était l’intrusion de ce grand inconnu, le passé, dans sa légère existence qui ne comportait encore que de l’avenir.
✽✽
— J’aurais bien voulu emmener Polo !… dit-elle. Je suis sûre qu’il aurait été heureux de se promener avec nous dans la voiture !
— Laisse-le donc ! Il va garder pendant que nous n’y serons pas. Puisqu’il n’aime que ça, d’abord !
Et, là-dessus, la cocasse bagnole, manœuvrée par grand-père depuis une demi-heure, consentit enfin à se mettre en marche, secousses et pétarades à faire croire que toute la mécanique allait sauter.
Son bruyant passage à travers les rues de Challes eut son succès ordinaire, véritable numéro de clown guetté derrière toutes les fenêtres, salué par l’hilarité de tous les piétons. Et en avant sur les routes rousses de l’automne, à la conquête des peaux de lapins !
Mariette, comme toujours, se rengorgeait. Elle avait soigneusement peigné sa toison de conte bleu, seul luxe qu’elle pût se permettre. Assise à côté de son grand-père, et, perchée ainsi, voyant toutes choses de haut, elle respirait, enivrement tout animal, le vent tiède de ce milieu d’octobre où les feuilles jaunes se détachaient des arbres avec une si paresseuse mollesse. Le vert des prés ne sera jamais plus vif qu’en cette saison des grands contrastes, ni mieux dessinée l’architecture des branches déjà presque dépouillées des lourdeurs de l’été. Un ciel d’une douceur à peine azurée plafonnait au-dessus des paysages, traversé d’immenses nuages blancs dont certains restaient couchés dans les arbres.
La tournée des fermes ne se faisait pas sans un coup de cidre ici, là quelques pommes versées dans la robe tendue de la gamine. Un peu grisée par tant de joies, son babillage aigu perçait jusqu’au bruit infernal de la voiture. Pas de pannes, aujourd’hui, pas d’attentes le long des talus, pas d’averses qui collent les vêtements sur le dos. La vraie grande vie.
L’arrêt devant cette maison encore inconnue, au retour, l’amusa comme le reste, tout en l’étonnant.
— Pourquoi, grand-père ?
— Tu vois bien que c’est habité, maintenant ! On peut toujours voir s’il y a de la marchandise chez ces gens-là ! Ça ne coûte rien, n’est-ce pas ?
— Oh ! je veux descendre avec toi, grand-père !
— Comme tu voudras, ma jolie…
Et voici Christine Peelmann accourue pour voir de près ce que peut bien être l’équipage impossible qui vient de paraître au tournant de sa route.
✽✽
Pour une fois la voiture voulut bien regagner le logis à temps et sans faire de caprices. Polo, tout penaud d’avoir vu partir son abri, retrouva sa place entre les roues avec bonheur, non sans avoir d’abord salué le retour des deux absents par petits cris, petits bonds et torsions de la croupe, tout ce qui constitue « les fêtes » que vous font les chiens quand on rentre.
Assis enfin devant leur soupe du soir, Marcel Ernée et sa petite continuèrent une vive conversation commencée sur la route. Il s’agissait surtout, et sur le mode précipité, de questions et de réponses.
— Elle a dit qu’elle voulait faire mon portrait. Est-ce que ce sera comme ceux qu’on voit à la devanture du photographe, grand-père ?
Il expliquait de son mieux ce que c’était que la peinture. Mariette l’écoutait la bouche ouverte.
— Alors il faudra que j’y aille plusieurs fois de suite ?
Ce fut sur cette interrogation qu’il se rembrunit un peu.
— Avant de te laisser poser pour elle, je m’informerai soigneusement. Si les renseignements ne me plaisent pas, il sera toujours temps de lui faire savoir que j’ai changé d’idée.
— Mais, grand-père, c’est pourtant beau, dix francs par jour ! Ça représente au moins cinq peaux de lapins !
— C’est possible ! Mais je ne suis pas prêt à confier ma Mariette à n’importe qui !
— Elle a pourtant l’air gentille, la dame ! Elle parle drôle, mais elle n’est pas fière.
— C’est une étrangère. Je ne sais pas trop de quel pays, par exemple. On doit le savoir en ville. Nous verrons bien !
— C’est après-demain que je dois y aller, pas ?
— Oui. J’aurai juste le temps de savoir ce qu’il faut savoir avant de dire oui ou non.
— Je crois que j’aimerais mieux si c’était non, grand-père…
— Tiens ?… Ça n’avait pas l’air de te déplaire, pourtant !
— Ça ne me déplaît pas, grand-père ! Mais je ne suis jamais allée chez personne, moi, tu sais ? Alors, j’ai peur qu’on ne se moque de moi.
— Il n’y a pas à se moquer de toi. Tu sais être polie et te tenir convenablement, Dieu merci ! Je ne crains rien quant à ça !
— Mais, grand-père, je n’ai même pas une robe un peu propre à me mettre !
— Tu n’as pas besoin d’une robe propre. Tu as tes jolis cheveux qui remplacent toutes les toilettes.
Il fronça les sourcils une seconde, et continua :
— Malheureusement, de ce côté-là, je n’ai pas pu te soigner comme il aurait fallu. Ça regardait les femmes, et je ne suis qu’un pauvre bonhomme. Et puis, vivre dans les chiffons et la ferraille comme nous y vivons, et logés comme nous le sommes… et n’avoir jamais le sou… On ne peut pas lutter. Alors on reste sales comme des pauvres va-nu-pieds qu’on est, toi et moi.
Il secoua plusieurs fois la tête avec énergie. On eût dit que c’était pour empêcher certaines pensées d’y entrer ; et la petite, à la rougeur du poêle, leur seul éclairage sous la bâche, sentit qu’il l’enveloppait enfin de son plus charmant sourire.
— Rassure-toi, va, ma jolie. Si ça te contrarie d’y aller, tu n’iras pas, voilà tout !