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Peaux d’lapins/06

La bibliothèque libre.
Éditions de la Frégate (p. 39-43).
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CHAPITRE VI

Elle y alla, pourtant.

Très bons renseignements. Dans l’ancienne maison de paysans qu’on lui louait, la dame avait fait travailler le maçon, le menuisier, le serrurier, l’électricien. Ils disaient du bien d’elle. L’antiquaire aussi. Les fournisseurs aussi. Sa femme de ménage aussi. Jamais une visite. Toujours toute seule chez elle, occupée à peindre dans ce qu’elle appelait son studio. Et très polie avec le monde. Et la mère Maistre qui lui apportait son lait, et de qui Marcel Ernée tenait ces divers jugements, racontait avec les larmes aux yeux qu’elle lui donnait chaque fois un petit pourboire.

Quant à sa nationalité, les uns la disaient Russe et les autres Autrichienne.




Ce bout de route où venait finir la ville, où la campagne commençait, Mariette ne le comptait pas dans ses itinéraires habituels. Elle venait de s’y engager, à la recherche de la maison ou plutôt du cottage Peelmann, facile à reconnaître à cause des barrières qui l’entouraient, peintes en vert vif comme ses volets, une couleur inusitée dans le pays.

Mariette ne marchait presque toujours que lentement, étant sans cesse à la chasse de butins dissimulés dans des coins inattendus. Ses sorties ressemblaient au jeu de cache-tampon. « Je suis sûre que, là, je brûle ! » D’un bout à l’autre du parcours, avec une petite émotion dans la gorge, c’est fureter inlassablement comme un chien qui quête. Le Père Noël des clochards est-il ou non passé par là ?

Mais, aujourd’hui, pas de panier. À quoi bon chercher, alors ? Cependant c’était plus fort qu’elle. Ici, sous les feuilles mortes…

Non. Il fallait être raisonnable. La dame attendait. Elle avait dit : « Viens de bonne heure à cause du jour qui baisse si vite. »

En retard après cette nonchalance buissonnière, la gamine se prit tout à coup à courir, mais, la barrière poussée, devant la porte de la maison, hésita. Sonner ? Pour la première fois de sa vie oser faire ça chez des riches, quand on n’est qu’une petite chiffonnière ?

Elle ne s’attendait pas à voir ouvrir si vite. C’était Christine Peelmann elle-même.

— Enfin voilà Mademoiselle Mariette ! s’écria-t-elle. Vite ! vite ! Nous avons à peine le temps de travailler !

Cette bousculade ! Gentiment poussée par les épaules, après trois pas dans un vestibule court et sombre, la petite se trouva jetée en pleine lumière, en pleine stupeur, au milieu de ce studio, royaume inimaginable pour des yeux qui n’avaient jamais rien vu de ce que peut être la vie de ceux qui ne sont pas des va-nu-pieds.

Quelques meubles anciens et rustiques trouvés dans le pays, des livres sur des rayons, des bibelots, des rideaux, un tapis, un divan, des tableaux partout, tant de couleurs dans tant d’espace, surtout tant de formes calmes et choisies pour qui ne connut que fouillis et sordidité, c’était trop d’un seul coup.

Un mouvement de recul arrêta la sauvageonne, premier réflexe avant la fuite.

Christine Peelmann, qui ne pouvait rien deviner, la fit pirouetter, et, penchée, la tenant aux bras, entreprit de l’examiner des pieds à la tête.

Les yeux d’un peintre ont toujours la même impressionnante acuité, quel que soit le degré de son talent. Ce sont des yeux qui ne regardent pas les gens mais plutôt les portraits qu’ils pourraient devenir. Christine Peelmann ne se doutait pas de la séance de fascination qu’elle faisait subir, second choc succédant immédiatement à celui d’un décor insoupçonné.

— Très bien !… conclut-elle enfin. Maintenant nous allons chercher la pose.

Elle sourit, belles dents solides, apparition blanche dans un monde de taches de rousseur. De rudes cheveux mal coupés et mordus par des peignes d’écaille continuaient la teinte de cette figure tavelée au nez trop court, aux pommettes osseuses, mais magnifiquement illuminée par des prunelles d’un gris à variations que dévorait le trou noir des pupilles.

— Assieds-toi sur ce tabouret. Tiens ! Je vais t’aider. C’est un peu haut pour toi.

Mariette eut honte de ses loques au contact de la grande blouse blanche toute proche. Christine Peelmann, vigoureuse malgré sa minceur, la souleva, l’assit, puis recula de quelques pas. Maintenant ses yeux clignaient jusqu’à ne plus laisser voir que la ligne sombre de ses cils emmêlés. Cela dura long temps. Enfin :

— Tes cheveux, quelle merveille, Mariette !

Pas un mot de réponse, pas un mouvement, pas un regard. C’est quand un enfant semble ne rien voir, ne rien sentir, ne rien comprendre que, le plus souvent, il enregistre pour toujours un ineffable souvenir.

Sans insister, l’étrangère, devant son chevalet où la toile attendait, se décida, prit sa palette, ses brosses.

— Il n’y a pas à chercher, fit-elle pour elle-même. C’est parfait comme ça.

Plus haut elle lança :

— Tu ne vas pas bouger, n’est-ce pas ?

Mariette s’en serait gardée. Crispée d’immobilité, sa pensée était un vertige. Était-ce sa pensée ? D’autres choses aussi. Étonnement ; frayeur, presque ; tourbillon éblouissant, à la fois, et chute directe dans le gouffre noir de sa misère quotidienne, jamais comparée encore avec d’autres conditions d’existence.

Et rien à quoi se raccrocher pour reprendre pied. Désarroi total, obscur délice, quelle atteinte !




Depuis combien de temps posait-elle ? Dans le silence absolu de cette première séance, le jour commença de baisser. Derrière les grandes vitres du studio, l’automne allait sombrer dans les mystères d’entre chien et loup.

Christine Peelmann rejeta ses pinceaux et sa palette, geste agacé.

— Je n’y vois déjà plus ! C’est fini pour aujourd’hui.

Comme la petite continuait à ne pas bouger :

— Tu peux partir, dit-elle assez nerveusement. Mais tiens ! Voilà quelques bonbons pour toi.

Les bonbons déjà collés dans le creux de sa main brûlante, Mariette murmura tout de même, sur le pas de la porte, un « au revoir madame » à peine intelligible, sa première parole.

La femme peintre mit un doigt près de son nez ; le ton se fit étrangement impérieux.

— Il faut venir plus tôt demain, tu sais ?…

— Oui, Madame.

Petite voix obéissante qui se perdit dans le clair-obscur.

La porte était refermée.