Aller au contenu

Peaux d’lapins/07

La bibliothèque libre.
Éditions de la Frégate (p. 44-49).
◄  VI
VIII  ►

CHAPITRE VII

Que pouvait-elle raconter à grand-père, sinon des petits détails qui ne révéleraient rien de son intime bouleversement ? Les pauvres gosses ne sauront jamais traduire les événements intérieurs. S’ils se les rappellent encore, ce qui n’est pas toujours sûr, ils pourront un jour, vers leur vingt-cinquième année, en donner, à qui voudra bien les écouter, quelque idée édulcorée. Rien de plus.

— Enfin, tu ne t’es pas ennuyée, je vois ! finit par résumer le père Ernée.

Après cette phrase qui tuait les merveilles, tout ce que Mariette n’avait pas dit s’ensevelit pour toujours en elle, romance sans paroles qu’elle se chanterait à elle-même en silence.

Ne parvenant pas, dans sa couchette, à s’endormir aussi vite que les autres soirs, elle ne cherchait nullement à décomposer ses impressions de la journée, travail d’analyse interdit à l’enfance. Si la dame lui plaisait, elle ne le savait pas très bien. Elle en avait plutôt peur. Pourtant elle était quand même attirée. Est-ce qu’elle goûtait toutes ces splendeurs de la maison des riches ? Peut-être pas. Elle s’y sentait par trop insolite avec ses malheureux vêtements et ses ongles noirs. Humiliation, ou bien humilité ? Les deux, sans doute. Mais revoir tout cela demain, quelle fête !

… Un soir c’est grand-père qui la déconcerte, le lendemain c’est cette grande aventure Peelmann. Qu’est-ce que tout cela veut dire ?

Elle commençait à vivre, pauvre petite, et voilà tout. Mais elle n’était pas encore capable de discerner que, successivement, deux dates capitales venaient de s’inscrire dans les annales de son âme de dix ans.




Christine Peelmann, cette fois, attendait sur le pas de sa porte. Mariette n’était pourtant pas en retard.

— À la bonne heure ! Te voilà bien exacte, aujourd’hui ! J’espère que ce sera comme ça tous les jours !

Rendue muette sous les yeux gris, si beaux et si durs, la petite oubliait toutes les formules de politesse enseignées par grand-père. C’est ainsi qu’elle pénétra sans même avoir dit bonjour.

Mais, au moment d’entrer dans le studio, les mains qui la poussaient aux épaules la firent brusquement bifurquer.

— Par ici ! Par ici !

C’était la cuisine. Encore un domaine à ne pas croire. Clarté, propreté, une rangée de casseroles toutes neuves, des…

Mariette ne put rien regarder de plus. « Lave-toi les mains ! » L’eau du robinet coula dans la bassine. « Voilà le savon ! »

Se laver les mains en plein après-midi, c’est étonnant. On se les lave le matin, quand on y pense, en même temps que le bout du museau, le tout en se dépêchant car la vieille cuvette est tellement fêlée qu’elle fuit et que l’eau diminue à mesure qu’on s’en sert. Encore faut-il que grand-père soit allé jusqu’à la fontaine pour en chercher un nouveau broc. Souvent il n’y en a que juste de quoi boire.

« Brosse-toi les ongles ! »

Évidemment, ils étaient noirs. Somme toute, c’était mortifiant, ce nettoyage. C’est vrai que nous sommes une petite fille bien mal tenue pour être admise chez des gens comme ça.

S’étant essuyée à la serviette immaculée tendue vers elle, elle attendit la suite. Elle était prête à tout. Mais il n’y eut rien d’autre.

Une fois dans l’atelier et la pose reprise, du haut de son grand tabouret elle leva timidement les yeux sur le grand tableau qui lui faisait face. Pas pour longtemps, car c’était la dame qu’il fallait regarder. Mais, depuis la veille, elle y pensait, à ce tableau si mal vu parmi trop de nouveautés ahurissantes.

Christine Peelmann avait traité sa composition picturale à la manière d’une eau-forte, vaste camaïeu qui, du presque blanc allait jusqu’au noir le plus tragique. Le Roi des Aulnes, ainsi conçu par elle, confondait la fuite des nuages avec le galop du cheval et l’eau lumineuse avec le fantôme couronné.

— Allons ! Mariette ! Regarde-moi, veux-tu ?

Ne pas se laisser tenter par les sortilèges de cette peinture. Docile, elle s’ankylosa dans l’attitude exigée. Elle se sentait ensemble charmée et malheureuse sous les yeux qui la pompaient.

Les minutes passaient. Le rêve qu’elle vivait, fait de tant d’éléments, ressemblait à ceux qui vous visitent quelquefois quand on dort. À la longue ce fut comme si la nuit se substituait au jour, comme si son corps était allongé dans la couchette située juste au-dessus de celle de grand-père. Juste au-dessus… Juste au-dessus… Elle ne vit plus les yeux de Christine Peelmann. Pour tout dire elle ne vit plus rien qu’une grande confusion féérique qui l’enveloppait de toutes parts.

— Eh bien, Mariette ! Tu t’endors ?

Elle sursauta, réveillée. Une seconde pour rétablir la réalité. La pose est reprise.

— Parle-moi ! dit Christine Peelmann. Ça t’empêchera de t’endormir.

Voyant la petite serrer au contraire les lèvres :

— Tu ne veux rien dire ? Alors c’est moi qui te parlerai.

Tout en continuant à peindre, en plein travail, en pleine réussite probablement, elle ne chercha pas longtemps.

— Je vais t’apprendre quelque chose, Mariette. Est-ce que tu sais qu’avec les cheveux que tu as, partout où tu te trouveras tu seras la reine ?

Entendre cela ! La reine, elle, même dans cette maison miraculeuse ? Toute honte, à l’instant, se retirait de son être. Elle ne put s’empêcher de se redresser en souriant, même de secouer la tête pour les sentir, chauds et légers, flotter autour de son petit visage, ses cheveux, son orgueil, ses cheveux, cette nébuleuse couleur de lune, ses cheveux, toutes leurs ondes, toutes leurs boucles si doucement posées sur l’air.

Ses yeux bleus venaient de s’animer. Une audace lui naissait. Elle prit encore ceci pour elle : Un coup d’œil rapide vers le tableau qui la tourmentait. On lui avait demandé de parler :

— C’est arrivé la nuit, ça, Madame, n’est-ce pas ? La femme peintre dressa l’oreille. Pour la première fois qu’elle entendait la voix de cette morveuse, une si charmante et juste réflexion la surprenait.

— Mais oui, Mariette, c’est arrivé la nuit, comme tu dis ! Et, tiens ! Pour que tu poses bien, je vais te le raconter, ce qui est arrivé !




Pas une des histoires de grand-père ne vaut celle-là, certainement. Ce petit garçon emporté sur le cheval noir dans les bras de son père, chevelure pâle qui vole, regard d’ombre, c’est un héros autrement palpitant que le Petit Poucet ou Riquet à la Houppe.

Christine Peelmann ignore qu’on attend d’elle qu’elle recommence une fois encore et même deux fois toute l’histoire Elle croit qu’il faut parler d’autre chose.

— Tu sais, Mariette ? Dans mon pays, j’ai un fils. Oui… Il a quatorze ans et demi. Il va venir bientôt me rejoindre. Ce sera la première fois qu’il verra la France.

— Où ça est, votre pays, madame ?

— Mon pays ? C’est la Norvège.

— Ah oui ?… Les pays Scandinaves, ça s’appelle ! Il y a le soleil de minuit, et puis les aurores boréales !

— Comment ? Tu sais ça, Mariette ? C’est curieux, par exemple ! Tu vas donc à l’école, pour être si savante ?

— Oh non, madame ! C’est mon grand-père qui m’apprend tout, parce que nous…

Elle ne continue pas. Une question l’agite. « Est-ce le portrait de votre petit garçon qui est sur le tableau ? » Mais elle n’osera pas tout de même aller si loin.

D’ailleurs le reste de la séance va s’achever sans paroles. Le peintre, à certains moments de son travail, est trop halluciné pour desserrer les dents.

Comme le jour diminuait :

— C’est fini, Mariette ! Tu peux rentrer chez toi. À demain sans faute, hein ?