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Peaux d’lapins/08

La bibliothèque libre.
Éditions de la Frégate (p. 50-54).
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CHAPITRE VIII

Le crépuscule commençait à peine, pourpre montante à travers l’entrecroisement noir des branchages. Il y persistait quelques taches d’or, feuilles pas encore tombées. Une fois de plus, dans les ombres rouges de la route, Mariette regretta de n’avoir pas son panier. Elle avait l’impression qu’elle eût fait, ce soir, d’étonnantes trouvailles. Une exaltation la soulevait, sorte de marche au bonheur qui ne pouvait pas ne pas lui faire en chemin rencontrer la chance.

Enfant complètement retranchée de la vie normale, isolée avec un grand-père comme personne n’en a, dans sa petite imagination toujours prête qui trouvait le moyen d’idéaliser une bohème en haillons, des rails proches ou des objets détruits ramassés dans la boue, il était naturel que le cheval noir du Roi des Aulnes continuât à galoper, emportant à travers la nuit ce petit garçon un peu fée qui, certainement, était le fils de Christine Peelmann.

La fantasmagorie tournoyait pour elle autour d’un mot : la Norvège.

Ce mot le situait, le petit garçon, à des distances qui permettaient tous les songes. Enfant magique, il évoluait dans un univers de glace où l’aurore boréale et le soleil de minuit entouraient d’arc-en-ciel ses yeux d’ombre et sa chevelure pâle.

Habillé comme sur le tableau fantastique, il écoutait siffler doucereusement à ses oreilles la voix perfide du spectre qui le poursuivait.

Pauvre petit garçon ! Il y avait de quoi pleurer ! Mourir dans les bras de son père sur ce cheval ventre à terre, dans cette nuit noire et blanche ?

C’était une histoire, naturellement. Mariette continuait à se la raconter d’après le récit de tout à l’heure, c’est tout. Elle savait très bien que des choses pareilles n’existent pas dans la réalité. Mais quoi ? Un petit Norvégien c’est, en tous les cas, quelque chose d’extraordinaire. Celui-ci restait pour elle un être comme on n’en voit pas en France, habillé tout autrement que nous, parlant une langue incompréhensible. Et sa chevelure pâle et ses yeux d’ombre, quand il viendrait, elle les retrouverait tels qu’elle les avait regardés sur le tableau, parce qu’il ne pouvait pas en être autrement, n’est-ce pas, étant donné qu’elle les voyait d’avance ?

Et lui ?

Lui ? Quand il serait devant elle, il dirait, comme sa mère, que Mariette était partout la reine, à cause de cette lumière sur sa tête. Car il serait charmé par elle autant qu’elle serait charmée par lui.

À cette pensée revenait son sourire d’orgueil. C’était enivrant de porter autour du visage, au-dessus des épaules, ce trésor flottant. Elle avait toujours su, senti que ses cheveux étaient une beauté. Les yeux des passants le lui avaient dit. Grand-père aussi. Bien des fois. Mais la phrase de la dame peintre, un moment plus tôt, c’était autre chose. Une consécration définitive, et comme un présent qu’on venait de lui faire.

En cette minute, un souffle tiède qui passait à travers le couchant d’octobre les faisait remuer, vivre. L’espoir d’on ne savait quel avenir de gloire enchanta solitairement la petite créature. Et son pas sur la route devint une danse.

Le bruit des pieds dans les feuilles mortes, c’est amusant. C’est amusant de rentrer à la maison après avoir posé. C’est amusant, la vie !

Brutal réveil :

— Mais est-ce que je poserai encore, quand il arrivera ?

Du coup elle s’arrêta court. Dans tout son être il y eut comme un appel au secours. Lui échappait-il déjà, l’enfant polaire dont, depuis quelques heures, elle était, mystérieusement, en train de faire sa joie ?

Le front bas, lente, elle reprit sa marche. Elle cherchait déjà comment elle s’y prendrait pour le connaître quand même, comment elle se cacherait dans le jardin Peelmann après avoir escaladé les barrières vertes, comment même, effrontée, elle sonnerait, se présenterait, sûre, dès qu’il l’aurait aperçue, que, de son propre mouvement, il s’avancerait vers elle, et, sitôt cette seconde, ne voudrait plus vivre sans la voir tous les jours.

Elle soupirait. Son cœur battait comme jamais encore. C’est là que, réflexe irrésistible, elle s’arrêta de nouveau. Quelque chose brillait à travers les jonchées rousses et jaunes, dans l’ombre déjà plus dense. D’un geste rapide et familier, elle s’élança, se baissa, ramassa.

Rien. Un tesson de bouteille. Mais, dans le creux de sa main, frappé par le dernier soleil de la journée, cela se mit à lancer des éclats.

Sur le point de rejeter l’inutile chose, instant perplexe, elle se remit en route. Sa paume ouverte gardait le tesson en vue. Et, portant devant soi cette pauvre pierre précieuse, elle avançait dans la nuit descendante, ses cheveux de petite reine soulevés par la brise du soir.




Le chien Polo vint au-devant d’elle avec les manifestations ordinaires. Grand-père n’était pas encore là. Doucement elle posa son tesson dans un coin. Sous la bâche, c’était l’heure d’allumer le poêle rouillé pour chauffer la soupe, et la lampe cabossée pour y voir. Terminées ces deux corvées, elle se dépêcha. Parmi ses livres scolaires elle était sûre de trouver sans peine l’atlas qu’elle voulait.

Maintenant c’est une écolière bien sage qui se penche sur une leçon, dans le cercle de lumière à peine suffisant que veut bien lui donner la lampe avare, posée sur la caisse d’emballage et coiffée pour abat-jour d’un cornet de carton, fabrication Marcel Ernée.

Ça y est ! Elle a trouvé !

La Norvège !

Elle relit ce qu’en dit l’atlas, examine méticuleusement les contours compliqués de ce pays vers lequel vont depuis tantôt tous ses rêves. Comme cela monte haut dans l’océan glacial arctique ! Le Cap Nord… Est-ce là qu’il vit, le petit garçon qui va venir ?…




Quand elle entendit le chien sortir de sous la voiture, elle comprit que grand-père rentrait. Il avait vu, lui, la lumière.

— Tu es là, Mariette ?

Cher appel de tous les soirs ! Mais, avant de se lever pour se jeter au cou de son grand-père, pourquoi, comme une toute petite femme prise en faute, referma-t-elle si brusquement son atlas ?