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Peaux d’lapins/09

La bibliothèque libre.
Éditions de la Frégate (p. 55-61).
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CHAPITRE IX

Tout le temps que dura cette longue séance, la troisième aujourd’hui, Christine Peelmann : « Tu n’es pas fatiguée ? » Mariette répondait non, bien que l’étant, en effet. L’autre insistait : « Repose-toi donc dix minutes ! » Mais la petite secouait la tête.

Un tel zèle est une aubaine pour le peintre. Mariette, elle, avait comme peur, si elle descendait de son tabouret, de rompre un enchantement. Chaque fois que les yeux de Christine Peelmann la quittaient pour regarder la toile, elle levait les siens pour regarder le tableau du mur.

Les épisodes se succédaient dans sa tête. En croupe derrière le père, elle enfourchait le cheval emporté. C’était elle qui venait à bout du fantôme et sauvait le petit garçon. Il en était si reconnaissant qu’il l’embrassait et disait qu’il l’épouserait plus tard.

Christine Peelmann, heureusement, était trop absorbée, cet après-midi, pour parler beaucoup. Elle se crut pourtant obligée, en commençant, de converser quelque peu. C’était pour tenir Mariette éveillée. Les réponses de la petite, et surtout la façon dont elle s’exprimait la laissaient intriguée. Où donc cette enfant de rien avait-elle appris tant de distinction ?

Bientôt elle cessa de dire un mot. C’est qu’elle en arrivait à ce point de son étude où l’artiste place d’une main sûre la touche qu’il faut à l’endroit qu’il faut, et voit, à chaque contact de la brosse sur la toile, se réaliser toutes ses intentions.

C’est alors, les peintres le savent, qu’on ne respire plus qu’en haletant, joie de la création mêlée à la terreur de tout gâter.

Le silence, entre la portraitiste et son petit modèle, était donc, de part et d’autre, chargé de grandes émotions.

… La joue de cette petite fille, c’est exactement la teinte d’un camélia qui se fane. Santé délicate ? Misère ? Blanc d’argent et ocre, je crois, avec un rien de rose. Le bord de ses paupières est meurtri tout autour du bleu de son œil. Il y a du violet et du brun là dedans… Il me semble que ses cheveux sont réussis. Je n’ai encore vraiment travaillé que ça. Mais j’en ferai quelques croquetons encore. Il y aurait peut-être tout un sujet à tirer d’elle. Et, tiens ! J’y pense ! Je pourrai la faire poser pour mon projet d’illustrations d’Andersen !

À deux enjambées, Mariette, du haut de son tabouret, est en train, elle, de se fabriquer des souvenirs d’enfance. Inoubliable Roi des Aulnes ! Cette heure qu’elle respire existe en soi, croit-elle. Elle ne la situe pas dans l’avenir où sera sa seule vraie place. Car ce n’est que bien plus tard qu’elle le saura, comme tous ceux qui vieillissent ; la vie va si vite à partir d’un certain âge qu’on en arrive, à force d’accumuler des passés, à ne plus considérer aucune minute présente que comme faisant déjà partie d’hier ; hier, cette légion de morts derrière soi.

Bienheureuse enfance qui peut, et de toutes ses fibres, vivre aujourd’hui sans se rendre compte que chaque heure qui passe est une dernière heure…

Au moment le plus inattendu, quand le soleil ne baissait pas encore, quand l’atelier restait en pleine clarté :

— Voilà !… cria Christine Peelmann en jetant joyeusement sa palette et ses brosses. C’est fini !

Mariette reçut cela comme un coup en pleine poitrine. Fini ? Plus de poses ? Ne plus venir dans cette maison ? Ne pas voir le petit garçon quand il arriverait ?

— Maintenant tu as la permission. Viens voir !

Mariette sauta du tabouret tout en se mordant les lèvres pour ne pas pleurer. Devant la toile, observée de côté par Christine Peelmann, elle ne put articuler une seule parole.

— Est-ce que tu te reconnais ?

Avec effort elle murmura :

— Oh ! oui, Madame !

C’était beau, cette étude. C’était flatteur. Être représentée avec tant de couleurs comme si elle eût été l’une des « petites filles bien » de la ville, aperçues de loin, quelle satisfaction de vanité ! Mais le chagrin passait par-dessus son plaisir. Un plaisir à sauter de joie en d’autres circonstances.

— Qu’est-ce qu’il y a, Mariette ? Ça ne te plaît pas ?

Devant ce geste enfantin, baisser la tête tout en la détournant :

— Mais quoi ?… Mais quelle drôle d’enfant tu es !… Comment ! Mais tu pleures !

La Norvégienne, penchée, la saisit aux bras.

— Quelque chose t’a fait de la peine ? Mais réponds donc !

La pauvre fillette, secouée par la poigne qui la tenait, put enfin le dire entre deux hoquets.

— C’est parce que je ne viendrai plus ici !…

De surprise, Christine Peelmann en eut une inflexion presque tendre.

— Ça te plaît donc tant que ça, de poser pour moi ?

— Oh ! oui, madame !

Un rire court.

— Comme ça tombe bien ! Je voulais justement te demander si tu accepterais de devenir mon petit modèle attitré. Qu’est-ce que tu en dis ?

Au regard qui lui répondait, elle comprit.

— Alors, c’est parfait. Si ton grand-père est consentant, je te retiens pour toutes sortes de poses.

Elle s’assit, mince et blanche dans sa blouse de peintre. Mariette, debout, se tenait devant elle, à moitié magnétisée par son regard autoritaire.

— Écoute-moi ! Je crois qu’on peut parler sérieusement à une petite fille comme toi. Tu poseras pour moi très souvent ; mais il me vient une idée encore. Je ne sais pas si je t’ai dit que j’attendais mon petit garçon dans quelques jours. Il est un peu plus grand que toi. Quatorze ans et demi. Il parle très mal le français, et c’est la première fois qu’il vient en France. Je vais le mettre au lycée à Paris cet hiver. Mais il va rester avec moi jusqu’à mon départ d’ici. Et moi je tiens, avant d’entrer dans ce lycée, à ce qu’il sache s’exprimer un peu plus couramment. Je pourrais lui parler français, évidemment, mais je suis trop prise par ma peinture pour m’occuper sans cesse de lui. D’abord il n’aime pas que je lui parle autrement qu’en notre langue. Avec toi, ce sera le français ou rien. C’est la seule façon d’apprendre. Tu joueras avec lui, vous causerez forcément ensemble, et voilà.

Si elle avait su ce qu’elle faisait, quel prodige elle accomplissait !

Sauter les barrières vertes ? Se cacher dans le jardin ? Il était bien question de telles aventures, maintenant !

Christine Peelmann ne lui laissa pas le loisir d’étouffer de bonheur.

— Écoute encore, Mariette ! Tu es une très gentille petite fille, douce, polie, raisonnable, et pas bête. C’est pour ça que je te fais confiance.

Sans hésiter elle poursuivit, tranquille et brutale :

— Seulement c’est impossible que je présente à mon fils, pour commencer, une petite Française aussi sale que toi. Depuis que tu poses pour moi je trouve des puces dans mes vêtements, et, malgré tes jolis cheveux, je ne jurerais pas que tu n’as pas des poux. Ne fais pas cette triste figure. Je te dis la vérité.

Mariette regardait par terre, enfant accusée qui n’a rien à répliquer. Le malheur d’être une pauvresse venait d’entrer d’un seul bloc dans sa petite sensibilité. Quand on est une pauvresse on n’a pas le droit de construire des chimères, de faire son héros d’un enfant de riches.

Christine Peelmann, implacable, continua son discours.

— Tout ça va s’arranger très bien, tu vas voir ! Pas plus tard que dans un instant je vais prendre tes mesures et ta pointure, et j’irai prochainement en ville t’acheter ce qu’il faut pour que tu sois convenable — si ton grand-père dit oui, bien entendu. C’est un cadeau que je vous offrirai. Tu vas lui poser la question ce soir, et tu viendras demain me donner la réponse.

Elle parut réfléchir à des détails épineux. Puis :

— Je te ferai prendre un bon tub avant de t’habiller à neuf, tu auras la tête nettoyée, les cheveux lavés et…

Son sourire parut, hautain mais indulgent :

— …je suis certaine que tu continueras à te tenir propre quand tu auras goûté de ce que c’est.

Là-dessus elle se leva.

— Sommes-nous d’accord ?




Avant de rentrer chez elle au jour tombant après la longue séance de mesures et de pointure, Mariette eut une seconde fois à passer par offense et bienfait mélangés.

— Voilà les trente francs de tes trois poses. C’est pour ton grand-père. Et, ces cinq francs là, c’est pour toi.

Une aumône ?




Elle regardait ses pieds marcher dans les feuilles mortes sans même entendre leur joli bruit de soie froissée. « Petite fille sale… Des poux… Cinq francs pour toi… »

Ils ont beau vous raconter qu’on sera partout la reine, si la destinée vous a fait naître dans les peaux de lapins il est néfaste de se frotter à l’autre classe. Car on ne tarde pas à y apprendre ce qu’on ignorait profondément, c’est-à-dire qu’on n’était pas heureux.

…Cependant la gosse humiliée n’atteignit pas la moitié de sa route que son beau songe avait déjà pris le dessus sur tous les froissements. Le Roi des Aulnes flotta dans les couleurs du couchant. Et, du fond de sa Norvège irisée, l’enfant à la chevelure pâle et aux yeux d’ombre s’élançait vers la France, prince charmant de quatorze ans, pour y rencontrer Mariette Ernée, l’indigente, sa petite camarade éblouie.