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Peaux d’lapins/10

La bibliothèque libre.
Éditions de la Frégate (p. 62-67).
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CHAPITRE X

Toute rouge de gratitude, avec ce sourire qui voulait dépasser sa bouche, elle était émouvante à mettre les larmes aux yeux. Christine Peelmann, malgré son air et son humeur pas commodes, ne put s’empêcher de l’embrasser.

Après l’ardent baiser qui lui fut rendu, jeunes bras frémissants autour de son cou :

— Comme ça, dit-elle, tu peux être présentée à Knut. Je suis tranquille.

Mariette venait de tressaillir. Knut ? Ce nom étrange achevait de situer son petit Norvégien dans le monde des légendes. Évidemment, il ne pouvait pas s’appeler Jean, Paul ou Pierre comme un simple garçon de chez nous.

— Va, maintenant, Mariette ! Va te montrer à ton grand-père ! Tu sais bien qu’il t’attend et qu’il est impatient de te voir dans ta belle toilette !

Et sur la route tachetée par l’automne à la manière d’une peau de panthère, Mademoiselle Ernée fut, en plein beau temps, (savonnée des pieds à la tête et tout de neuf habillée), la petite fille qu’elle n’avait jamais été depuis qu’elle existait ; et tel était son inimaginable bien-être qu’elle se sentait devenue quelque chose comme un corps glorieux.

Ni trop courte ni trop longue, toute simple, la robe était de laine bleu marine comme le béret et le petit paletot, les bas et les souliers d’un jaune presque brun. Caché sous cet ensemble solide, un linge rude et frais ; sous ce linge, une peau frictionnée, tamponnée, séchée au talc, et dont tous les pores respiraient comme respiraient les cheveux gonflés de propreté.

Autre chose encore : demain le magasin livrerait au nom d’Ernée et « à domicile » (Christine Peelmann avait bien dit ce mot-là), le reste de son présent magnifique, à savoir trois autres paires de bas, trois rechanges pour les dessous, trois sarraux quadrillés pour protéger la robe, une seconde paire de souliers pareille à la première.

La coquetterie féminine, identique à tous les âges, est une griserie qui n’a pas d’équivalent dans les autres ivresses humaines. Une métamorphose presque mythologique se produit pour les femmes en même temps que le renouvellement de leur vêture. Un changement de robe leur est, en toutes lettres, un changement d’âme.

Mariette, en rejetant la défroque de sa misère, venait aussi de changer d’âme. Elle entrait dans une autre classe, dans une autre vie. Elle n’était plus l’enfant chiffonnière de la veille, mais une petite dame bichonnée, fin prête pour recevoir le Prince Charmant.

À son entrée en ville, les gens se retournèrent pour la regarder. Voir ainsi mondanisée la jeune mendiante dont la silhouette leur était familière, ils ne pouvaient en revenir. Mariette goûtait aux plaisirs aigus de la vanité. Cependant le plaisir majuscule qui l’exaltait à l’avance, qui la faisait tant se dépêcher à travers les rues, c’était la surprise qu’allait avoir son grand-père.

Averti de tous les détails de la belle aventure, puisque la petite, en lui demandant l’autorisation voulue l’avait mis au courant du double rôle que la dame peintre lui assignait dans sa maison, il s’attendait à ce qu’il allait voir, bien sûr, et restait même au campement aujourd’hui pour y recevoir sa Mariette transformée. Mais, malgré tout, il était forcé de subir le choc qu’elle-même avait reçu tout à l’heure en se voyant en pied dans la grande glace du cabinet de toilette, chez Christine Peelmann, car un coup de baguette de fée ne pouvait être plus saisissant.

Le chien Polo qui, pour une seconde, ne la reconnut pas, sortit de sous sa voiture en aboyant, erreur aussitôt suivie des frétillements de la bienvenue.

Il s’agissait bien de Polo ! « Allez coucher ! » cria Mariette. Grand-père accourait. La main sur la bouche, il s’arrêta, pétrifié sur place. Mutisme de part et d’autre. Mariette, immobilisée comme lui, souriante, se laissait admirer en silence.

Ils restèrent ainsi l’un en face de l’autre pendant un moment assez long. Sur le seuil de leur pauvre asile de faux romanichels, l’élégante tenue de la fillette, ou plutôt l’élégance qu’elle conférait à l’ensemble si simple qui l’habillait, faisait d’elle, littéralement, une apparition surnaturelle.

Mariette la première rompit le sortilège. Un rire accompagna le bond qui la jeta dans les bras de son grand-père.

— Ma Mariette !

Sans la lâcher, il recula pour mieux la détailler.

— Oh ! ce que tu es belle !

Elle frémissait de satisfaction, coquette et gaie. Quand il eut tout regardé, palpé la laine, touché la petite ceinture de cuir, humé le parfum des cheveux fous, d’un coup d’œil circulaire il enveloppa les deux voitures ridicules, la bâche flottante, la brousse alentour, tout l’humble décor de leur dénuement. Et, de sa moustache gauloise, sortit ce murmure douloureux :

— Tout ça ne va plus avec toi, maintenant !

— Mais ne dis pas ça, grand-père !… cria-t-elle.

Néophyte tout juste convertie que sa religion nouvelle enflamme :

— On peut très bien faire la propreté chez nous comme ailleurs ! Tu verras ! Demain matin, je commencerai par secouer les paillasses. Je les battrai, même ! Je nettoierai les couchettes ; je laverai…

Joyeusement elle s’interrompit.

— Et tu sais, il y a tout un ballot qui va nous arriver encore ! J’ai trois sarraux, là-dedans ! Il y en a un c’est une vraie blouse de ménage. C’est ça que je mettrai. Tu penses bien que je ne veux pas salir mes belles affaires !

Fière d’un mot nouveau :

— Et je prendrai mon tub dans la vieille auge où je lave le linge !

Tout en parlant elle se dirigeait avec animation vers la bâche. Il la suivit. Elle s’assit sur le banc de bois, lui sur la caisse d’emballage. C’était leur habitude à l’heure de causer ensemble ou quand il lui expliquait ses leçons, ou encore lui racontait des histoires.

— Je suis heureux, ma jolie, commença-t-il, que cette dame s’intéresse à toi comme ça. C’est peut-être le début de quelque chose.

Il rêva, la tête lentement hochée.

— Tu vois si j’ai bien fait de toujours surveiller tes manières ? On pourrait croire que je prévoyais ce qui t’arrive. Ça te faisait assez rire ! Pourtant c’est parce que tu es tout de même une petite fille comme il faut qu’on te demande pour tenir compagnie à ce petit garçon.

Plus rêveuse encore que lui, le menton tendu, les yeux levés, elle l’écoutait sans répondre. Il ne savait pas que les paroles bienveillantes qu’il venait de dire concouraient encore au bonheur secret qui se préparait pour elle. Il ne savait pas que le petit garçon dont il parlait, c’était le Prince Charmant, et qu’elle n’était pas encore assez pomponnée, assez transfigurée pour le rencontrer. Il ne le savait pas plus que Christine Peelmann elle-même, laquelle croyait simplement, parce que la chose l’arrangeait, rendre présentable une gamine qui valait mieux que ses apparences.

— Ah ! la bonne dame !… continua Marcel Ernée après un peu de silence. On m’avait bien dit qu’elle était comme ça !

Il réfléchit et demanda :

— Tu retournes chez elle quand, exactement ?

— Après demain seulement, grand-père. Parce que c’est demain qu’elle va le chercher à la gare.

Dans le jour descendant où l’éclat de ses yeux se perdait, la chanson de sa voix suffisait à révéler avec quel enivrement elle annonçait cette arrivée.

Mais Marcel Ernée, lui, poursuivait sa pensée.

— Cette dame-là, je crois qu’il sera convenable que j’aille chez elle pour la remercier moi-même !

Il ne broncha pas à la réplique jaillie comme un cri, coup de poignard en plein cœur.

— Oh ! non, grand-père ! Tu n’es pas assez beau !

Mariette ne faisait que continuer son conte de fées. Dans un conte de fées, les personnages ne peuvent être autrement que gracieux à voir. Grand-père avec sa dégaine de mendigot, ça n’allait plus du tout.

Marcel Ernée ne broncha pas, non. Mais la petite, dans le clair-obscur qui les enveloppait, ne pouvait distinguer avec quel sourire d’affreuse amertume il répondait tout doucement :

— Tu as raison, Mariette. Je n’irai pas.