Peaux d’lapins/11
CHAPITRE XI
L’insomnie ne saurait lutter longtemps contre la puissance de sommeil d’un être de dix ans. Malgré sa surexcitation de petite Cendrillon changée en princesse, Mariette avait donc fini, cette nuit-là, par dormir aussi profondément que les autres nuits. Et sans rêves. Les rêves, c’était tout éveillée qu’elle les faisait.
Ce matin, au réveil, elle soupirait déjà. La journée serait difficile à passer.
Savoir en France l’enfant fabuleux de Norvège, calculer chaque minute qui le rapprochait de Challes, connaître exactement l’heure à laquelle son train entrerait en gare, s’abstenir de courir à cette gare si proche, tout cela serait effrayant à supporter, et surtout en silence, grand-père n’étant pas dans le secret de telles émotions.
Entre ses songes et les réalités elle s’attardait, allongée dans sa couchette, le père Ernée, sous la bâche, préparant leur chicorée du matin. Elle entendit aboyer le chien, et comprit. Le magasin venait livrer le reste du petit trousseau choisi par Christine Peelmann. De si bonne heure ? Quelle chance !
Pour aller avec son grand-père recevoir ces trésors, elle n’osa pas se lever, une inavouable chemise d’homme constituant sa tenue nocturne.
Il fallut attendre le départ de l’employé certainement ahuri de se voir là. Grand-père devait le gratifier d’un bon pourboire, car elle entendit de copieux remerciements.
Sitôt les pas éloignés, cessés les abois du chien, elle s’élança.
— Vite ! Vite, grand-père !
Fièvre ! Fièvre ! Tout ce qu’elle avait énuméré se trouvait dans l’envoi, plus une surprise : trois petites chemises de nuit qui suscitèrent des cris de joie supplémentaires.
Mais où ranger toutes ces richesses ? Sous la bâche il n’y avait que le banc, la caisse d’emballage, le poêle, et le buffet de cuisine bancal.
— Je te fabriquerai l’armoire qu’il faut !… la rassura Marcel Ernée pour calmer son agitation.
En attendant, les fascinants cartons furent mis à l’abri dans la voiture à pétrole, dûment recouverts du tablier de cuir tout démoli qu’elle comportait encore.
— Et maintenant, au galop !… cria Mariette. Buvons notre café, grand-père ! Il faut que je me dépêche de faire le ménage !
✽✽
Avant d’aller au travail il eut le temps de la voir, ses cheveux de petite reine tordus au vent, pieds nus dans des sabots dépareillés de grande personne, et revêtue de la blouse annoncée. Elle traînait dehors avec véhémence les deux paillasses crevées afin de les secouer et battre, prélude de cette journée trépidante qu’elle entendait consacrer au nettoyage général de leur fol habitacle. Tâche à peu près impossible, d’ailleurs.
✽✽
Terminé ce long jour de branle-bas, la nuit avait, une fois de plus, fermé les yeux et les poings enfantins. L’aurore, enfin, se leva sur le jour prodigieux qui devait voir Mariette face à face avec son rêve. Car c’était aujourd’hui qu’elle allait connaître Knut.
À midi, son grand-père n’avait pas pu la décider à manger. Tous les enfants connaissent ces angoisses heureuses — veille de Noël, veille des Prix, veille des grandes vacances — qui leur coupent complètement l’appétit.
Maintenant elle avançait sur la route, les genoux fauchés, le cœur pincé, pâlotte et les yeux trop grands. Des clartés et des ombres frissonnaient au passage sur sa belle petite confection bleu marine, sur ses bas et souliers de la même couleur que les feuilles sèches ; et ses cheveux extravagants s’allumaient et s’éteignaient tour à tour, seule note glaciale parmi la chaude gamme de l’automne. Le temps qu’il faisait, fuite de nuages sombres et de feuilles mortes, laissait par instants briller le petit soleil de la saison. De grands carrés d’azur apparaissaient alors dans les hauteurs, pour y disparaître aussitôt.
…Un pas vers lui. Deux pas vers lui. Combien en fallait-il encore pour arriver jusqu’à la maison aux barrières vertes ? Au lieu de se presser, elle ralentissait. Un vieux fonds de perversité humaine engage même l’enfance à retarder au dernier moment le plaisir dont quelques minutes seulement séparent, après une longue attente subie sans aucune patience.
Quand elle aperçut les barrières vertes, elle trembla. Lui sur le seuil, oh ! mon Dieu ! Lui, sa longue chevelure pâle, ses yeux d’ombre, lui tout en velours noir comme sur le tableau… Allait-elle surprendre cette apparition quand elle serait à proximité de la maison ?
Elle avança comme à pas de loup, gênée par le bruit des feuilles sous ses pieds. Non. Elle pouvait déjà s’en rendre compte, personne devant la porte. Elle prit son élan, s’arrêta, repartit. Sonner, c’était terrible. La main en suspens elle attendit. Quelques secondes de grâce encore, avant le coup de foudre du bonheur.
On eût juré que sa main venait de sonner toute seule. Ça y est ! Maintenant il est trop tard. Plus rien à faire. Plus rien à faire.
Un jappement étouffé derrière cette porte la fit sursauter. Un chien ?
Christine Peelmann entrouvrit tout en criant : « Veux-tu t’en aller, Ping ! Veux-tu t’en aller !… » Une sorte de petite chimère chinoise, malgré cet ordre, se glissa dans l’entrebâillement et vint, de tous ses gros yeux, regarder Mariette en continuant de japper sans voix.
Déjà de l’extraordinaire pour annoncer Knut ! Le chien de Knut…
Mariette n’avait jamais vu de Pékinois. Elle ne put se repaître de l’étrange chose. Christine Peelmann tapait dans ses mains. La petite bête, effrayée, disparut dans l’intérieur de la maison.
Comme si rien d’inouï ne se passait aujourd’hui :
— Quelle idée de nous amener ça ! Un voyage pareil, et s’encombrer d’un animal !
Christine Peelmann était fâchée. Elle haussa les épaules en secouant la tête. « Viens ! » continua-t-elle sans transition. Et Mariette la suivit dans cette maison qui, malgré la présence de Knut, restait absolument sans frisson.
Pourquoi la faire entrer dans la salle à manger, pièce encore inconnue pour elle ? Elle ne regarda rien. Christine Peelmann appelait : « Knut ?… » et l’apparition fut précédée, royalement, par l’entrée d’un annonciateur, sans doute le jeune valet qui soignait le chien, et vers lequel la Norvégienne se tourna.
— La voilà enfin, cette Mariette dont je t’ai tant parlé depuis hier !
La fillette, sans entendre, continuait à regarder la porte par où le Prince Charmant allait entrer à son tour. Christine Peelmann lui toucha le bras.
— Eh bien ! Dites-vous donc bonjour !
Il n’y eut aucun pas de recul. Simplement Mariette devint d’une pâleur telle qu’elle en fut méconnaissable. Mais ni la mère, ni le fils ne s’occupaient d’elle. Ils se parlaient en norvégien, dialogue bas et rapide.
Ce garçon en complet veston, dégingandé par l’âge ingrat, encore plus tavelé que sa mère, face camuse, cheveux rouges, bouche mal fendue, c’était Knut ?
Sans voir le beau front qu’il avait, ni cet intense regard, copie des yeux maternels, ni ces belles mains, Mariette, épouvantée, se sentait mourir sur le coup. À travers un nuage elle perçut le salut comme militaire que lui faisait tout à coup le petit Peelmann, avancé vers elle d’un pas mécanique. Il pirouetta tout aussi vite, mouvement de sortie barré net par un geste de son impérieuse mère. Et leur colloque recommença, syllabes étrangères, ton courroucé qui monta subitement. Ils n’avaient certes pas l’air de faire bon ménage !
Le petit chien entra, frétillant. Il ne jappait plus mais vint flairer en curieux les souliers de Mariette.
Brusquement, Christine Peelmann retrouva son français.
— Mais enfin, quoi ? Ah ! que les enfants sont bêtes ! Allez-vous, oui ou non, vous parler, tous les deux ?
Tout en lui flattant les cheveux elle poussa Mariette vers son fils, qui fit un pas en arrière.
— Dis-lui quelque chose, toi, ma petite Mariette ! Tu es si mignonne ! Va ! Parle !
Elle attendit. Silence.
Alors, elle aima mieux rire, et cria :
— Tenez ! Je préfère vous laisser vous débrouiller sans moi ! Je vais peindre. Vous vous arrangerez comme vous pourrez, après tout !
Sans refermer la porte elle entra vivement dans son atelier, abandonnant les deux et le petit chien dans la salle à manger.