Aller au contenu

Peaux d’lapins/13

La bibliothèque libre.
Éditions de la Frégate (p. 81-88).
◄  XII
XIV  ►

CHAPITRE XIII

Elle avait toujours eu peur de la nuit, et la route était déjà bien sombre quand elle sortit du cottage Peelmann. Marcher vite, pourtant, n’était pas ce qu’il eût fallu.

Le désespoir a ses moments de flânerie. Mariette ne désirait que traîner le pas pour mieux s’absorber dans sa désillusion vertigineuse. Et puis elle craignait, en rentrant, de trouver son grand-père déjà là, qui lui poserait trop vite des questions sur son après-midi.

Raconter, même à lui, l’immense déception ? Elle ne pouvait déjà pas se la raconter à elle-même. Car passer sans transition de la féerie la plus nébuleuse et la plus enchanteresse à la réalité la plus précise et la plus odieuse ne se raconte pas, du moins quand on n’a que dix ans.

Sans même avoir le temps d’envisager son désastre, elle se dépêchait donc, avec des regards poltrons du côté des ombres les plus noires du parcours. L’automne, même aux détours encore éclairés, perdait de sa couleur à mesure que s’éteignait le crépuscule. Elle ne se sentit rassurée qu’en entrant en ville, reprit peur dans la zone inquiétante qui borde la voie ferrée, et ne retrouva la sécurité définitive qu’en atteignant les silhouettes assez sinistres, pourtant, de ce campement qui représentait pour elle, asile suprême, ce que d’autres appellent la maison.

Elle distingua dans la demi-obscurité la forme blanchâtre et remuante de Polo, reçut avec plus d’égards que d’ordinaire ses amabilités de chien, toujours les mêmes chaque fois qu’on rentrait.

— Mon bon Polo !

Le poil hirsute qu’elle caressait dans l’ombre n’avait rien qui pût se comparer aux soyeuses ondulations animales dont la douceur vivait encore dans sa paume. « C’est tout de même toi le plus beau ! » déclara-t-elle au piteux bâtard ; et cet enfantillage dit à mi-voix et dans lequel s’exhalait une sombre rancune lui donnait l’impression d’avoir, malgré tout, fait ses confidences à quelqu’un.

Elle eut à peine le temps de s’occuper du poêle et de la lampe, que grand-père parut.

— Eh bien, Mariette ?

Naturellement. Elle s’attendait à cette tendre curiosité.

— Eh bien, grand-père ! J’ai vu le petit garçon. Il parle très très mal. Et puis il est très très laid. Voilà !

— Comment ? C’est tout ? Raconte ! As-tu déjà joué avec lui ?

— Oh ! oui ! Un peu, grand-père. Mais il est timide, tu sais ! D’abord, la moitié du temps, j’ai posé.

Tout en répondant de la sorte, elle continuait d’avoir la mort dans l’âme. Alors ses intonations mornes pouvaient faire croire qu’elle boudait.

C’est ce que crut probablement Marcel Ernée, car il s’assit, sombre et doux, sans plus dire un mot.

Une petite va-nu-pieds ne fréquente pas tout à coup le monde bourgeois sans en revenir dégoûtée de son sort. Il ne fallait pas la laisser y pénétrer, voilà tout. Comme elle préparait la soupe du soir, Mariette sentait son grand-père l’étudier à la dérobée. Elle en était gênée. Depuis quelque temps, tous les deux, ils ne se comprenaient plus si bien.




Leur soupe fut mangée en silence. « Veux-tu que j’aille à la voiture te chercher une de tes belles chemises de nuit ?… » demanda-t-il au moment du coucher. Elle répondit que ce n’était pas la peine. Et, quand elle fut endormie au-dessus de lui, l’homme resta longtemps éveillé dans la nuit, le cœur serré par tout ce qu’il ne pouvait pas dire, lui non plus.




Réveil de tous les matins. Chicorée de tous les matins. Le quotidien qui recommence.

Malgré sa longue blouse de ménagère, Mariette, aujourd’hui, semblait disposée à ne rien faire.

— C’est déjà fini, les nettoyages, ma jolie ?

Il souriait. Elle eut de la peine à sourire aussi.

— Je crois que c’est inutile, grand-père. Il n’y a que dans les maisons qu’on peut faire la propreté, tu sais…

Et le père Ernée dut s’en aller à ses besognes avec ça.

Vers midi, le chien, absent, revint, comme toujours, avec sa pitance volée à l’abattoir. Mariette était tout habillée, toute belle quand son grand-père rentra. Cependant, après un frugal déjeuner, quand il fut reparti, la petite ne se mit pas en route comme d’ordinaire. À quoi bon se presser ? La maison Peelmann pouvait bien se passer d’elle. Son rêve n’était plus. Ne jamais retourner chez ces gens-là, cette idée trotta dans sa tête un moment. Elle en eut bientôt honte. Était-ce de cette façon qu’il fallait remercier la bonne Peelmann pour ses générosités ?

Elle regarda, palpa sa robe, son petit paletot. Elle était étonnée, tout à coup, d’être habillée comme les enfants riches. Une envie perverse de reprendre ses loques lui faisait mal.

Peut-être qu’elle allait enfin pleurer, maintenant qu’elle le pouvait, toute seule avec sa peine. Quelle peine !

Elle l’aimait encore, son petit garçon fantôme. En elle un absurde espoir attendait toujours sa venue, faible lueur à travers des amas de nuages noirs. Elle l’avait rendu si réel par ses inventions qu’il s’obstinait à rester vivant malgré l’évidence — l’évidence représentée par ce sale rouquin qui osait s’appeler Knut, qui avait le droit de s’appeler Knut.

À trois heures, fatiguée de sa désolation solitaire, sans hâte elle sortit du campement, se dirigeant tout de même vers la maison Peelmann.




Longtemps attardée dans les feuilles mortes bruissantes, ses pas désœuvrés de petite songeuse l’amenèrent enfin devant cette porte derrière laquelle l’attendaient tant de moments désagréables.

Les jappements du petit chien avaient averti de sa présence car elle n’eut pas à sonner pour se trouver nez à nez avec une Christine Peelmann aux traits contractés.

— Tu ne recommenceras pas ça deux fois, tu sais ! Il est plus de quatre heures. Est-ce que tu te moques du monde ?

Mariette, sur le coup, renfonça son menton. Comme entrée en matière c’était bien, cette algarade !

La réprimande, heureusement, ne se prolongea pas. Christine Peelmann semblait pressée. Ironique, tout en poussant la petite devant elle dans le vestibule :

— Dieu merci, mademoiselle a daigné venir tout de même !

Puis :

En l’honneur de l’arrivée de mon garçon, j’ai préparé un goûter. Ça vous mettra peut-être en train, tous les deux. Allons ! Tâche d’être gaie. Je te pardonne.

Juste à la porte de la salle à manger elle se pencha, chuchota, secrète, inquiète :

— Tâche aussi de te tenir le mieux que tu pourras en mangeant. Knut ne sait pas d’où tu sors, et (plus bas encore) — il remarque tout.

Sans avoir pu répondre, Mariette fit dans cette salle à manger une entrée interloquée. Est-ce qu’on la prenait pour une sauvage ?

À son apparition le petit Peelmann refit à distance son salut protocolaire. Mariette y répondit par un petit coup de tête. « Installez-vous ! » dit la mère en prenant place. Et ils s’assirent tous deux, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche.

Cette table, une fête ! Jamais Mariette n’avait conçu quelque chose d’approchant. Autour du samovar (une énigme pour elle), trois compotiers et quelques assiettes disposés décorativement, portaient, véritable page de Perrault, des choses si jolies à voir quant au dessin et aux couleurs qu’on devait regretter d’avoir à y porter la main. Mariette reconnut des œufs durs, certaines salades, comprit les gâteaux. Mais d’autres friandises lui échappaient. Et le couvert, qui comportait des tasses, était sa principale surprise, non seulement à cause de la nappe brodée, non seulement à cause de la beauté de l’argenterie et de la finesse des porcelaines, mais surtout parce que les tasses, soucoupes, assiettes, compotiers étaient exactement semblables dans leur ensemble, et sans même une seule ébréchure.

Cela pouvait donc exister ? La petite ramasseuse de débris n’en croyait ses yeux qu’à peine.

Rendue plus silencieuse que jamais par trop d’étonnements à la fois, elle tressaillit à la voix de Christine Peelmann.

— Combien de morceaux de sucre ?

Elle répondit au hasard : « Un, merci, Madame ! » et, concentra son attention sur la façon dont manœuvraient les deux autres, commença de prendre son thé comme une petite dame, gestes discrets et mastication muette : les principes de grand-père.

Au bout de quelques minutes, l’étonnement était passé du côté de Christine Peelmann. Cette petite pauvresse, quel mystère, décidément !

Pour animer le silence qui régnait :

— Tu vois, Mariette, toutes ces tartines garnies et beurrées, c’est ce que nous appelons dans le Nord smœur breut. Notre mets national, quoi ! Vous n’avez pas ça en France, n’est-ce pas ?

Mariette, qui n’en savait rien, dit « non Madame ! » et le silence retomba, coupé tout de suite par :

— Ces petits poissons marinés, ça vient de Norvège. Tu aimes ça ?

— Oh ! oui, Madame !

À la fin, s’adressant à Knut :

— Knut, raconte à Mariette comment c’est, en Norvège, chez nous.

Le garçon commença par son même ricanement, quelque chose de court et d’un peu diabolique et qui faisait peur. Ensuite il consentit à prononcer :

— La Norvège est une pays civilisée comme les autres. Mais chez vous, en France, ils dites que nous des ours blancs dans nos rues, même à Oslo déjà.

Ses yeux gris, attachés à Mariette, semblaient l’accuser, la condamner.

Christine Peelmann voulut pousser jusqu’au bout le grand effort qu’elle faisait aujourd’hui pour apprivoiser les deux enfants. Elle se contraignit à rire.

— Je vais t’expliquer, Mariette ! Il parle d’une histoire que racontent beaucoup de Français. On croit souvent, chez vous, que les pays Scandinaves en sont encore aux très anciens temps. Autrefois, la Suède, la Norvège et le Danemark…

La petite conférence tenait lieu de conversation générale. Les assiettes circulaient, les tasses se remplissaient.

— Ça t’a intéressée, Mariette ?

— Oh ! beaucoup, Madame !

Après cela, plus moyen de rien obtenir ni du garçon, ni de la fille. Elle s’en tira par des paroles au Pékinois qui trottinait d’une chaise à l’autre, quémandeur. Elle rapporta quelques-unes de ses petites manières si drôles, raconta qu’il n’était âgé que de trois mois quand on en avait fait cadeau pour sa fête à Knut, qui le soignait comme un bébé. (« Ça ne l’empêche pas de le brutaliser ! » pensait Mariette.)

Le goûter terminé, Christine Peelmann retint mal un soupir délivré. Mais, à présent, dans le jardin plein de beau temps et d’automne flamboyant, sur tout après un si copieux régal, les deux jeunes récalcitrants finiraient bien par se dégeler. À la grâce de Dieu, n’est-ce pas ?

La porte ouverte devant eux :

— Allez jouer maintenant ! Le jour va tomber bientôt. Et prenez Ping avec vous. Je viendrai dans un moment voir où vous en êtes tous les trois !