Peaux d’lapins/14
CHAPITRE XIV
Fort correctement Knut avait laissé passer Mariette devant lui. Mais, la porte refermée, sitôt qu’ils furent seuls dans le jardin, il attrapa son petit chien, le lança sous son bras, et disparut au pas de gymnastique.
Que faire ? Embarrassée, penaude, Mariette prit le parti de suivre la même allée que lui pour n’avoir pas l’air de le fuir, mais en allant tout doucement pour être sûre de ne pas le rejoindre.
Ce jardin, qu’elle ne connaissait pas encore, paraissait immense sans l’être vraiment parce que, pour l’œil, ses limites se confondaient avec la campagne partout environnante. Il avait des détours et des cachettes, et, sous quelques imposants vieux arbres, ses coins buissonneux formaient autant de petits sous-bois rendus plus sombres par contraste avec la vaste pelouse centrale, ancien herbage sacrifié.
Pas de plates-bandes, pas de fleurs cultivées, pas de gravier. Un parc plutôt qu’un jardin, mousses, ronces, bruyères, lierres envahissants — la nature en liberté.
L’ancienne ferme devenue bourgeoise regardait s’allonger devant soi cet hectare et demi de désordre sauvage et certaines de ses fenêtres à petits carreaux étaient dévorées elles-mêmes de verdures incontrôlées.
Mariette ne se déplut pas dans cette allée où de molles feuilles mortes lui tombaient dessus. Elle faisait une promenade, en somme. Ce n’était pas ennuyeux. Pas amusant non plus. De quoi ressasser son désappointement sans bornes. Rien de plus.
Une jolie petite demoiselle en bleu marine se promène, bien habillée, délicate, illuminée par ses cheveux lunaires ; et l’automne de toutes les couleurs environne cette charmante présence.
…Un sursaut. — Personne. — Et, pourtant, le ricanement de Knut Peelmann. — À deux pas.
Clouée sur place elle tourna la tête de tous côtés. Mais sans rien voir.
Second sursaut. Accroupi dans le fourré, d’une détente il se remettait debout, ostensible, avec sa figure pâle et tachetée qui semblait toujours sortir d’un sac de son, ses cheveux outrageusement rouges. La gamine, commotionnée, regarda du côté de la maison. Comme elle en était loin, maintenant !
Tout à coup le Pékinois, remis à terre par son maître, vint en trois gambades trouver la petite demoiselle dont les souliers l’intéressaient tant. Essoufflé de n’avoir que le nez insuffisant de la race, il tirait sa langue de chimère et roulait ses yeux en boule, gaîté qui sollicitait la partie de jeu.
Pourquoi le lâcher comme ça devant elle ? Était-ce une avance ? Oui, bien sûr, c’était une avance. Sans plus oser y toucher, Mariette tapa dans ses mains pour amuser le petit chien. Celui-ci se mit à japper joyeusement. Aussitôt bondit Knut pour le rattraper et le remettre sous son bras. Et cours après moi si tu peux ! Il était déjà loin.
C’était impressionnant, cette taquinerie-là.
Inquiète et brave, Mariette continua malgré tout d’avancer dans l’allée. Même, pour se donner une contenance, elle ramassa cette grosse branche qui traînait.
Pour se donner une contenance, ou bien pour se défendre au besoin ? Bien que ne voyant remuer aucune ombre dans le sous-bois, elle se sentait guettée, jeu de cache-cache assez suspect.
À la longue, son cœur battit un peu moins fort. L’allée se terminait, sans issue, par un enchevêtrement végétal qu’elle enjamba patiemment pour aller vers la pelouse, plus rassurante d’être à découvert. Elle la traverserait pour regagner la maison… Oh ! mon Dieu !
C’était derrière elle, cette fois. Elle se retourna. Le court rire fantastique, elle venait de l’entendre, il n’y avait pas à dire. Mais, de Knut, point.
Prise d’une sorte de terreur superstitieuse, elle se mit à courir, traversa la pelouse à toutes jambes, et, hors d’haleine, se laissa tomber assise sur la marche qui précédait la porte de la salle à manger. À la moindre alerte elle se précipiterait, irait chercher refuge près de la bonne Peelmann qui saurait, elle, la défendre contre tous les dangers.
Elle commençait à reprendre son souffle. Une petite toux la tourmenta, reste de nervosité, sans doute.
— Quoi donc ? fit derrière elle la voix de Christine Peelmann. Qu’est-ce que tu fais-là, toi ?
La porte venait de s’ouvrir. Mariette fut debout, heureuse, sauvée.
— Alors c’est comme ça que tu m’obéis ?
Christine Peelmann, sur ces mots, l’empoigna par ses cheveux de petite reine, et tira de toutes ses forces.
— Comment ! Je te sors de ta saleté, je me donne la peine de t’habiller, je vais jusqu’à te laver moi-même, à chercher moi-même tes puces et tes poux, je fais l’honneur à la fille de chiffonnier que tu es de t’attirer chez moi, de te donner pour camarade à mon fils, et voilà tout ce que tu trouves pour me montrer ta reconnaissance ?
Elle poursuivit, blanche de colère :
— Mademoiselle arrive en retard. Mademoiselle refuse d’ouvrir la bouche. Ça ne chante pas à Mademoiselle d’être aimable avec mon garçon… Qu’est-ce que ça veut dire, à la fin ? Mais ça ne va pas se passer comme ça !… Allez ! va immédiatement retrouver Knut au bout du jardin. Tu entends ? Tu entends ?
D’une dernière bourrade elle la fit trébucher jusqu’à presque tomber, puis rentra furieusement dans la maison en claquant la porte à la démolir.
Ah ! Mariette dans l’allée, toute seule, titubante à force de sangloter ! Elle alla quelques pas, mais sentit qu’elle ne pouvait plus continuer, et s’arrêta.
La vie a des instants d’horreur et d’injustice où l’on n’a plus qu’à crier au secours, appelant on ne sait quel archange qui ne vient jamais.
Après avoir tourné plusieurs fois sur elle-même, la petite, par instinct désespéré de se jeter dans les bras de quelqu’un, finit par étreindre convulsivement le jeune bouleau, plus visible que les autres arbres dans le jour déjà baissant, et qui semblait l’attendre là.
Le front enfoui dans la pliure de ses bras, collée à l’arbre, debout, elle pleurait si fort que tout son corps en était bousculé.
Pourquoi tout à coup, au milieu d’un tel naufrage, lui fallut-il jeter ce coup d’œil derrière elle ? Portant toujours son chien sous l’aisselle, Knut Peelmann était là, tout près, qui la regardait.
Un cri de frayeur la redressa. Faisant volte-face, appuyée à l’arbre, pantelante, avec sa figure de gosse dramatisée par la peur et les larmes, elle ouvrait sur le vilain personnage des yeux agrandis.
Sans mot dire il la considéra pendant un moment qui n’en finissait plus. Son attitude était singulièrement attentive. Il avait l’air de découvrir une chose jamais vue encore.
Enfin il s’avança d’un pas. Il tendait vers elle son petit chien. Son geste était comme un déclic.
Encore quelque détraquante taquinerie ? Elle s’immobilisa dans l’attente du pire. Ses sanglots s’étaient arrêtés net. Le petit chien se débattait au bout des bras qui le tenaient en suspens dans le vide. Une nouvelle impulsion de Knut le jeta sur la poitrine de Mariette qui ne put faire autrement que de le prendre. Et, plein d’activité, le petit toutou se mit aussitôt à lécher les joues trempées de larmes.
Ce fut sans l’avoir voulu, mais Mariette embrassa cette bête. Ses yeux se relevèrent à l’instant, angoissés. Elle distingua dans la pénombre les prunelles si proches de Knut Peelmann. Elle y vit quelque chose de presque effrayant : un regard sans couleur qui les changeait tellement qu’elle ne les reconnaissait plus.
Minute étrange et sans durée. Brusque, il détourna la tête et se remit en marche. Elle le suivit, frissonnante. C’était elle, à son tour, qui tenait le Pékinois dans ses bras. Et, lentement, ils allaient vers la maison, sans plus se regarder, et dans le plus glacial silence.
✽✽
Christine Peelmann avait dû, par la fenêtre, les voir revenir côte à côte. Elle leur ouvrit la porte en s’écriant : « À la bonne heure ! » félicitation qui resta sans écho. Préférant ne pas insister, elle enveloppa Mariette d’un grand regard, puis, impulsive, l’embrassa sur les deux joues.
— Tu peux rentrer chez toi, dit-elle. Voilà la nuit. Mais à demain sans faute, hein, mon petit chou !
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Marcel Ernée ne se lassait pas de l’entendre raconter son beau goûter. Elle était heureuse de lui faire un peu plaisir. Déjà contusionnée par la vie, sa tendresse pour son bon grand-père prenait à partir de maintenant un caractère moins enfantin.
— Et le petit chien ? De quelle couleur, exactement ?
À l’heure de manger la soupe, Mariette alla vers la voiture, à la recherche de l’un de ses sarraux. Il ne fallait pas risquer d’abîmer sa belle robe, cadeau de la Peelmann. Amèrement elle savait, désormais, ce que valait cette robe, et de quel prix il fallait la payer.
Quand elle revint vers la bâche où brillait faiblement la vieille lampe, elle vit que son grand-père, le pauvre, avait mis pour la première fois le couvert sur la caisse d’emballage, chose qui n’arrivait jamais le soir, et qu’au lieu de rester comme toujours dans la casserole, leur panade était servie dans la terrine jaune, pompeusement recouverte du reste de couvercle en faïence à fleurs ramassé par elle, un jour, parmi les ordures du chemin.