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Peaux d’lapins/15

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Éditions de la Frégate (p. 96-101).
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CHAPITRE XV

Elle sentait encore la place où ses cheveux avaient été si férocement tirés. Jamais même grondée depuis sa naissance, c’était donc chez ces étrangers qu’on s’était permis pour la première fois de la maltraiter ? Pour des raisons différentes elle avait dorénavant le trac de cette mère et de ce fils. La mère, à ses heures, pouvait se montrer aussi violente qu’injuste. Le fils…

Le fils, cette déception, s’avérait en outre quasi dangereux. Ses façons d’être laissaient en elle un malaise qui ne passait pas vite.

Ne jamais le revoir. Voilà. C’était cela qu’elle souhaitait.

De ses grimaces successives de la veille, avec le petit chien pour comparse, la dernière était la moins compréhensible. Lui mettre de force le petit chien dans les bras, pouvait faire preuve d’un gentil mouvement pour la consoler puisqu’elle pleurait comme ça ; pour s’excuser aussi de l’avoir si salement taquinée. Mais pas un mot pour accompagner le revirement. Et que regardait-il avec tant d’attention froide pendant qu’elle avait le cœur si gros ?

En sonnant à cette porte qui certainement allait s’ouvrir de nouveau sur de l’inexplicable, elle se sentit de la glace entre les épaules.

Christine Peelmann, un pinceau dans les dents, sa palette et ses autres brosses plein la main gauche, et pressée de regagner son atelier, lui ouvrit avec précipitation. « Knut est dans le jardin ! » bredouilla-t-elle à travers ce pinceau qui lui barrait la figure ; et Mariette ne vit plus que son dos en blouse blanche, tout de suite résorbé dans l’ombre du vestibule.

Recommencer l’après-midi d’hier ? La petite fut sur le point de tourner les talons et de se sauver chez elle. Mais là s’interposa l’autre crainte, celle de la Peelmann en colère.

Furtive, elle se glissa dans la salle à manger, mit la main sur la porte qui donnait dans le jardin et ne put se décider à l’ouvrir. Il lui semblait qu’à la vue de Knut Peelmann, quelles que fussent ses simagrées d’aujourd’hui, sans que rien pût l’en empêcher, elle commencerait par se sauver à toutes jambes.

Il fallait bien pourtant sortir de cette situation. Elle prit son élan, et — le courage qu’elle eut dut la faire légèrement pâlir — se trouva dans le jardin, en pleine insécurité.

Pour y aventurer quelques pas prudents, ce fut la pelouse qu’elle choisit. Tout en avançant elle regardait à sa droite et à sa gauche, l’oreille au guet du petit rire satanique.

Et dire que grand-père ne savait pas un mot de tout ce qu’elle vivait depuis quelque temps ! Comme elle avait envie de lui dans le jardin !

À défaut de grand-père, Polo pour la garder ! Grand-père et Polo c’étaient son existence de tous les jours, son existence d’avant les Norvégiens.

…Il avait décidément une manière à lui de s’approcher de vous qui ne ressemblait à rien de normal. Si le bond que fit Mariette en le voyant près d’elle ne s’accompagna d’aucun cri, c’est que la peur posait sur sa gorge une main d’étrangleur.

Le mieux était de faire, justement, celle qui n’a pas peur. Elle continua d’avancer sans le regarder.

« Tout à l’heure il va me pincer au sang, ou Dieu sait quoi ! »

Or, sans aucun préambule, à voix presque basse :

— Vous, donc, une pauvre ?… demanda-t-il.

Qu’il daignât lui parler, qu’est-ce que cela voulait dire ? Que préparait-il d’affreux ?

Ahurie, elle ne répondit pas. La bouche mal fendue de l’adolescent se tordit imperceptiblement.

— Moi, hier, je cachais près du maison et j’ai vu toute, et entendu.

Son chien sous le bras, il ralentissait. Pour poser une seconde fois sa question, il s’arrêta court. Et Mariette, involontairement, s’arrêta comme lui.

— Vous, donc, une pauvre ?

Juste au milieu de la pelouse. En pleine lumière. Et face à face.

Sur le masque blafard jonché de roux comme le jardin, dans les yeux pénétrants qui la dévisageaient, elle chercha la cruauté. « Vous, donc, une pauvre ? » Avec ses allures d’espion, rien d’étonnant à ce qu’il eût surpris, du fond de quelque coin noir, la scène faite par sa mère.

Les lèvres de la petite tremblaient. L’ironie des riches accablant ainsi la caste des va-nu-pieds, c’était trop pour elle. Il lui en naissait soudain une bravoure bien inattendue.

— Oui, je suis pauvre, répondit-elle. Et après ?

Ici la parcourut un petit frisson. Oh ! le ricanement…

Mais rien de maléfique ne suivit encore. Maintenant il plissait son front, à la recherche de mots français. La finesse et l’observation s’accommodent difficilement d’une langue mal connue.

Enfin il trouva.

— Non ! Il n’est pas — véritable — ça ! Vous êtes donc pas pauvre du tut.

Où voulait-il en venir ? Mariette un rien agressive, se récria.

— Mais si ! Très, très pauvre !

— Non très très pauvre, Mamoiselle Mariette. Mangez si bien à table !

Les principes de grand-père…

Cette conversation, ce n’était déjà plus de la peur. Mariette s’anima. Comme il arrive toujours quand on parle à des étrangers parce qu’on les confond volontiers avec les sourds, elle enfla sa voix enfantine et versa dans le petit nègre.

— Moi pauvre, oui ! Mais moi bien élevée comme riches. Moi ai grand-père qui veut moi bonnes manières.

Il comprit ce qu’il put et continua son idée.

Mme Peelmann dite moi que vous une petite voisin. Pas dite que pauvre. Et vous disez que pauvre, et moi crois pas.

Elle s’énerva :

— Vous, l’avoir entendue, pourtant ! A reproché moi robe donnée à moi !

Elle tirait fiévreusement sur son bleu marine pour mieux se faire comprendre. Parce qu’il se taisait, à son tour elle attaqua.

— Vous, dire entendu tout ça, mais pas vrai !

— Moi entendu tout ça, oui !… protesta-t-il en élevant le ton. Ai entendu la fille des chiffonnières, et les poux et les puces !

Sur ses traits rabougris perdus dans les tavelures, une raillerie passa.

— Voilà Mme Peelmann, fit-il en essayant comiquement d’imiter sa mère. « Mon chou !… Mon petit ! Si mignonne… » Et, demain, tirer les cheveux ; et la fille des chiffonnières.

Il les avait retenus les petits mots tendres qui n’étaient pas pour lui. Jaloux ? Sa méchanceté se justifiait peut-être. Mariette restait dans les ténèbres. Tout ce qui venait de ce garçon était pour elle un déplaisant problème.

Irritée par son air soupçonneux, son rictus sarcastique, elle leva le menton pour mieux mettre ses yeux dans les siens, puisqu’il était plus haut qu’elle.

— Si croyez-moi pas pauvre, flûta plus fortement encore sa petite voix, vous venir un jour avec moi chez nous. Et vous verrez bien !

— Oui ?… fit-il, pourrais-je ?

Là-dessus il se remit à marcher, comme incommodé par ce plein jour et par cette petite fille loyale.

Vint la fin de la pelouse, l’entrée obstruée de l’allée assombrie. Quand ils se retrouvèrent à plat sous les arbres, il lâcha son Pékinois, un moment le fit jouer autour de ses jambes, et, se remettant à marcher d’un pas régulier, reprit la parole. Pour les timides ou les dissimulés, converser en marchant est un secours, puisqu’on ne se parle que de profil.

— Une mère, vous avez ?… interrogea-t-il, moqueur. Un père ?

— Non ! Un grand-père. C’est tout !

Elle se dépêcha de hurler :

— Grand-père bon, gentil !

— Heureuse, alors ?

L’intonation toute nouvelle qui venait de passer était telle que Mariette, sensibilité précoce, tourna la tête pour mieux le regarder.

— Oui, heureuse. Et vous ?

Mais, sans vouloir comprendre, il ramassa vivement une petite pierre, et, la lançant à Ping, se mit à lui parler en norvégien.

Tout, en lui, venait de se refermer. Il ne fut plus que ce petit étranger inquiétant et laid près duquel se promenait Mariette, effarée d’avoir pu causer avec lui si longtemps.

Bientôt il la dépassa, puis se mit à courir avec son chien sans plus s’occuper d’elle. Et le reste du temps passa pour elle à le regarder à distance remplir le jardin de ses zigzags qui, dans les feuilles mortes, ressemblaient aux défauts d’un lièvre.