Peaux d’lapins/16
CHAPITRE XVI
Qu’arriverait-il si Mariette refusait tout à coup de retourner à la maison Peelmann ? Elle se le demande et trouve elle-même la réponse. Il arriverait que tous ses beaux effets lui seraient repris, non sans injures et cheveux tirés.
Plus de costume bleu marine, plus de souliers et bas de la même couleur, plus de pimpant béret, plus de lingerie, plus de sarraux. Mais, parallèlement, plus de longs et incommodes lavages, le matin, dans la vieille auge, plus de craintes harassantes de salir sa robe, plus de précautions absurdes sur les routes pour éviter le caillou pointu qui pouvait écorcher les souliers. Et finie, surtout, l’humiliation d’avoir à payer son luxe intempestif par les corvées quotidiennes que la reconnaissance lui impose.
Car elle ne peut déjà plus, petite intruse dans un milieu qui n’est pas le sien, supporter les sautes d’humeur de la mère et les bizarreries du fils, et, pour finir, d’être le souffre-douleur de ces Norvégiens auxquels elle ne comprend rien.
Les enfants sentent plutôt qu’ils ne pensent. Mariette ne formulait aucun de ces griefs qui tournoyaient sans ordre dans sa tête ; mais un furieux désir de retrouver sa liberté la mettait pour ainsi dire en état d’ivresse.
Cet après-midi qu’elle venait encore de passer aujourd’hui dans le jardin Peelmann en l’incohérente compagnie de Knut achevait de la pousser à bout. Le long de la route rembrunie mais non obscure encore, elle se reprit, nonobstant sa tenue de fillette bourgeoise, à darder des yeux fureteurs du côté des talus, des fossés, des ornières. Elle y avait depuis l’âge de huit ans trouvé sa pâture de merveilleux, lorsqu’elle n’était que l’enfant rôdeuse à la recherche de pauvres trésors, un panier crevé pesant à son bras. Elle connaissait alors la joie des soirs, quand elle attendait, assise en plein délabrement, les retours de son grand-père le marchand de peaux de lapins, puis retrouvait près de lui cette tendresse intelligente qui les unissait, qui leur suffisait, qui, moralement, en marge de la société, les pelotonnait l’un contre l’autre.
Paradis perdu mais retrouvable. Qui donc pouvait la forcer à continuer de fréquenter les Peelmann ?
Mais comment expliquer un si brusque changement à Marcel Ernée, comment lui donner le chagrin de la revoir tout à coup en haillons ? Tout ce qu’elle ne lui avait pas dit depuis qu’un Prince Charmant fantôme l’avait enchantée, elle ne pourrait plus le lui dire quand il l’interrogerait. Entre la petite fille et le grand-père un silence chargé de secrets s’était interposé, tous les jours aggravé, tous les jours plus difficile à rompre.
✽✽
Rentrée au campement, ce soir, elle l’attendait avec amour, avec angoisse aussi. S’il avait su ce que souffrait sa Mariette en beaux habits, avec quelle force il les eût lui-même redemandés, ses haillons !
Un peu plus tard, pendant qu’attablés devant leur caisse d’emballage ils mangeaient leur soupe de misérables dans ces assiettes cassées qui représentaient pourtant un raffinement après la casserole primitive, aux questions qu’il lui posait elle répondit, refoulant des soupirs navrés :
— J’ai joué dans le jardin avec le garçon Peelmann. Nous avons lancé des pierres au petit chien pour le faire courir. C’était très amusant, grand-père !
— Ça y est, s’écria-t-il, te voilà du grand monde ! Il avait l’air de plaisanter gaiement. Mais lui aussi refoulait des soupirs navrés.
Deux tristesses équivalentes ignorées de chacun, et qui, jamais, ne pourraient se rejoindre.
✽✽
Christine Peelmann semblait moins pressée que la veille. Elle ouvrit la porte avec un sourire.
— Aujourd’hui, nous posons !… annonça-t-elle.
Mariette retint un « tant mieux ! » spontané. Pas de jardin, pas de Knut. Elle entra dans le studio presque avec plaisir.
— Knut est dans sa chambre. Il travaille. Je crois que tu ne le verras pas aujourd’hui.
De mieux en mieux. Mariette ôta son paletot, son béret, et grimpa sur son haut tabouret.
— Non ! mon petit ! Ce sont encore des croquis pour mes illustrations. Reste debout, au contraire. Tiens !… Comme ça… Tu as compris ? Bon !
Juste devant le Roi des Aulnes. Elle put regarder à loisir le cheval nocturne au galop dans les noirs, sous le ciel livide, le père courbé sur son encolure, l’enfant dans les bras du père. De cette contemplation ne naissait désormais aucun rêve. S’en aperçut-elle ? Toute révolte était terminée. Elle n’attendait plus celui qui devait venir. Retourné dans le royaume de l’irréel, il n’était plus rien qu’un tableau sur un mur.
— Ça va, Mariette ! Nous changeons de pose. Assieds-toi sur cette chaise, là. Non !… de profil ! Parfait comme ça !
La porte s’ouvrit, et Knut Peelmann entra.
L’exclamation de sa mère ne le troubla pas du tout. Le crayon en suspens elle le regarda qui, du côté de Mariette, faisait son rigide salut aux talons joints. Restée debout devant son chevalet, elle scanda quelque chose en langue norvégienne, hautaine et toisant son fils d’un regard plein de foudre.
Il lui répondit. À peine cinq ou six mots, mais qui firent se contracter terriblement les mâchoires maternelles. Mariette, effrayée, sans oser bouger de sa chaise, attendit l’orage.
Ce qui s’échangeait d’inintelligible pour elle entre cette mère et ce fils qui se ressemblaient allumait dans leurs prunelles dilatées un semblable phosphore. Et ils se mesuraient du regard sans céder ni l’un ni l’autre.
Rien n’arriva, pourtant. Christine Peelmann vint à bout de se dompter elle-même. Après quelques paroles elle parut se calmer. Puis, en français, sur le ton le plus naturel :
— Knut nous fait une petite visite pour se reposer de son travail. Mais que ça ne t’empêche pas de poser, mon chou !
La fillette frémit intérieurement. Elle revoyait Knut, hier, dans le jardin, imitant sa mère. Afin d’atténuer la jalousie possible du garçon, cette cause de haine à son endroit, elle se fit violence pour paraître enjouée. Sa voix de cristal monta haut dans le silence rétabli.
— Petit chien pas là ?… s’informa-t-elle (sans regarder Knut, puisqu’elle tenait la pose). Rester lui dans chambre, peut-être ? Peut-être dormir ?
Elle faillit tomber de sa chaise. Christine Peelmann, cette fois, ne refrénait rien.
— Comment ? Comment ? C’est comme ça que tu lui parles, alors ? Petite idiote. Est-ce que je te mets près de lui pour que tu lui enseignes un français pareil ?
Elle n’était pas restée devant son chevalet, oh non ! Les bras croisés, elle marchait sur Mariette épouvantée qui, déjà, sentait son cuir chevelu cruellement malmené par des doigts sans pitié.
En même temps que la persécutrice, elle se retourna, frissonnante.
Le ricanement…
— Pourquoi vous venir ici pour être malheureux ?… prononçait lentement Knut Peelmann sans bouger de l’angle où il se tenait. Serait mieux beaucoup rester chez vous !
Ce qui se passa fut si rapide que Mariette eut à peine le temps de s’en rendre compte. Retournée contre son fils, bond de fauve, la mère levait la main sur lui, se retenait à temps devant le regard de glace qui l’arrêtait, jetait un ordre bref ; et le fils, avec un coup d’œil de parfait mépris par-dessus l’épaule, sortait de l’atelier, et, sans se hâter, refermait calmement la porte derrière lui.
— Allons ! reprenons la pose !… dit Christine Peelmann d’une voix qui cherchait vainement à ne pas trembler de colère.
✽✽
Bien sage sur sa chaise, Mariette se gardait de remuer, ne respirait qu’à peine. Un trouble profond s’accentuait en elle à mesure que les minutes passaient. Quelqu’un avait pris sa défense enfin, et, celui-là, c’était Knut Peelmann, l’antipathique rouquin dont elle avait si peur.