Peaux d’lapins/17
CHAPITRE XVII
Aujourd’hui, nouveauté. Devant les barrières vertes, on guettait ostensiblement son arrivée. Elle ne distinguait encore qu’une silhouette, trop lointaine pour être identifiée.
Son cœur se mit à battre trop vite. Peut-être était-elle en retard, bien qu’ayant filé tout droit son chemin pour être sûre d’arriver à l’heure exacte. La Peelmann, en la quittant, hier, n’avait-elle pas eu l’air de lui en vouloir ? Ce n’était pourtant pas sa faute si le fils était insolent avec la mère ! Pas moyen de respirer en paix entre ces deux-là. « Moi, je ne viendrai plus chez eux !… » se répéta-t-elle une fois de plus sans en croire un mot, hélas.
En attendant, elle courait, traquée par la terreur de déplaire.
À trois pas seulement elle reconnut Knut. Knut, et son Pékinois en laisse.
Il vint à elle, leva la main pour l’arrêter dans son élan.
— Mme Peelmann, annonça-t-il, pas besoin de vous, grande travail, pas déranger elle.
Ce coup de théâtre lui coupa le souffle. On la congédiait. Ces gens qu’elle rêvait de ne plus revoir, c’était eux qui se débarrassaient d’elle.
Comme elle restait interdite, la bouche ouverte et les yeux fixes, le jeune Peelmann la réveilla par :
— Alors nous aller chez vous !
Sans attendre, il tourna le dos à la maison, et, du geste, invita Mariette à l’accompagner. Et le petit chien plus encore que son maître lui faisait signe, tout surexcité de remuer des grelots et d’aller à la promenade.
— Mais… Mais… protestait Mariette en suivant tout de même.
Il fallait bien s’en souvenir, elle avait défié Knut le jour de leur première conversation dans ce jardin. « Si croyez moi pas pauvre, vous venir avec moi chez nous. Et vous verrez bien ! »
D’ailleurs, en plein jour et en pleine route, ses sourdes appréhensions n’avaient plus de raison d’être. Et puis elle n’oubliait pas qu’hier, même si ce n’était que par plaisir de braver sa mère, ce garçon l’avait audacieusement défendue.
Pendant qu’elle pressait le pas, car de si longues et maigres jambes allaient un peu trop vite pour elle, elle examinait de côté l’ingrate figure au nez manqué, face osseuse et criblée de rousseur où la vue se perdait comme dans une étoffe à pois.
Il ne portait pas de chapeau. Ses durs cheveux à épis, mal assagis par la brosse et la brillantine, paraissaient plus rouges encore au passage des zones d’ombre. On ne savait quoi de particulièrement correct dans sa mise ni quelle raideur, quelle froide distinction mettaient sur toute sa personne l’étiquette étranger, ou plus exactement non latin.
« T’as vu l’Angliche ?… » se moquèrent assez haut quelques gamins qui les croisaient.
Mariette n’aurait su dire si elle se sentait ou non flattée, marquante elle-même depuis sa transformation vestimentaire, d’être rencontrée avec ce compagnon encore plus marquant. Le Pékinois y ajoutait. Rare de taille, de forme et de pelage, empanaché par ses ondulations et sa queue, paré de son petit harnais et de sa laisse de luxe, il eût à lui seul suffi pour attirer l’attention des curieux de Challes.
Les perplexités tout le long du trajet, devaient aller sans cesse d’un sujet à un autre. Mariette était-elle vraiment congédiée ? Ce n’était guère le genre de la Peelmann de faire dire ce qu’elle avait à dire ; et, d’autre part, Knut n’eût pas justement choisi ce jour-là pour entreprendre d’aller voir si la petite Française était véridique quant à ses origines pauvres.
Car il ne l’avait pas crue une minute, elle s’en rendait bien compte à présent, constatation qui l’irritait, après tout. « Tu vas voir ce que tu vas voir !… » pensait-elle.
Comme il ne lui parlait pas, elle se taisait aussi. Le silence ne gêne pas quand on marche à si bonne allure.
La traversée de la ville n’alla pas sans murmures dans leur dos. Bien des scénarios instantanés se bâtirent sur ce petit couple insolite, escorté d’un chien plus insolite encore. Car un coup d’œil en passant suffit aux gens pour inventer sur leurs semblables n’importe quelle histoire, pourvu que la donnée en soit malveillante.
À présent c’était Knut qui suivait Mariette, son guide. L’approche du terrain vague qui, déjà, n’était plus la ville, mit une avidité dans son regard. Il était en pleine aventure. C’était certainement ce qu’il avait cherché. L’adolescence moderne, gavée de films sensationnels, en est là plus souvent qu’on ne croit.
L’entrée dans le campement commença mal. Hors de sa cachette ordinaire, le chien Polo bondit sur le chien Ping avec une telle fureur qu’à peine la laisse eut-elle le temps, vigoureux réflexe, de ramasser la petite merveille avant son égorgement instantané.
Les émotions passées et Polo, d’un coup de pied donné par Mariette, ayant réintégré sa loge de concierge, on ne sut plus de lui qu’un grondement continu, sombre jalousie canine qui, pour la haine et le chagrin, vaut à peu près celle des humains.
Knut Peelmann alors, suivi de Mariette, pénétra dans le campement. Il avait l’air d’entrer dans une église. Un étonnement muet, une sorte de respect faisaient ses pas retenus, son regard déférent. Arrivé sous la bâche, ce fut à voix basse qu’il demanda :
— Le grand-père ?… pas là ?…
— Non ! Ne rentrera que soir !
Mariette continuait à crier en parlant. Elle se souvint en éclair des reproches véhéments de Christine Peelmann et reprit sa voix normale pour corriger : « Non. Il ne rentrera que ce soir ! »
Cette nuance n’échappa pas au petit Norvégien. Il se tourna vers elle avec son rictus le plus sardonique. Ce fut tout juste s’il ne fit pas entendre son ricanement. « Discipline ! » proféra-t-il, avec mépris. Et, de nouveau, Mariette eut peur de lui.
Elle allait se demander : « Qu’est-ce qu’il fait là, chez nous, après tout, celui-là ?… » quand l’autre se mit à tourner lentement sur lui-même pour regarder, regarder, ne pas laisser un détail du pittoresque décor échapper à sa curiosité.
— Où dormir ?… Faisez voir !
Docile et contrariée, elle le ramena du côté des voitures. Le grondement de Polo menaçait. Knut Peelmann n’en tenait même pas compte. Ouverte la portière de la limousine sans roues, il voulut y entrer pour mieux examiner le sleeping inventé par Marcel Ernée.
Peu à peu, devant le prodigieux intérêt qu’il montrait, la petite, à son corps défendant, commençait à s’exciter. « C’est grand-père qui a fait tout ça ! » expliqua-t-elle, fière de le dire.
— Oh ! vraiment ? Si intelligente, grand-père !
— Tout ça, et le reste !… continua Mariette de plus en plus vaniteuse. Venez, que je vous montre !
Ils revinrent à la bâche. Pour la première fois de sa vie, la petite faisait à quelqu’un les honneurs de son étrange domicile. Des couleurs lui en montaient aux joues.
— Vous voyez, ce banc, c’est lui qui l’a fabriqué. Et c’est lui qui a remis une porte au buffet. Et il va lui remettre un pied bientôt. Et, tenez, vous voyez tout ce qu’il y a dedans ?… Oui ! c’est lui qui a recousu les assiettes. Ça, c’est la belle soupière à fleurs… Ça, c’est une casserole qui n’avait pas de fond…
Dans son animation grandissante, elle en était à mettre dans les mains de Knut, un à un, tous ces objets déchus, comme s’il se fut agi de pièces rares.
Pièces rares pour elle qui les avait rapportées de ses patientes recherches le long des chemins, et vues revenir à la vie, c’est-à-dire servir de nouveau, quand le tas d’ordures, ce cimetière, les condamnait au néant.
À mesure que Knut soupesait, détaillait, elle sentait, comme elle ne l’avait encore jamais senti, tout ce qui l’attachait à ces choses sans forme et sans nom, témoins de sa petite vie de rêve et de tendresse aux côtés d’un vieil homme mystérieux.
Quand elle eut refermé soigneusement le buffet bancal, Knut, qui furetait ailleurs :
— Et ça ? Grand-père aussi ?
C’était sa poupée refaite avec des chiffons, peinte avec des couleurs barbares, vêtue d’une loque flottante.
— C’est aussi grand-père qui l’a fabriquée, oui !…
Sans mot dire il rendit avec précaution la poupée. Ses yeux s’attardaient maintenant sur le vase cassé de verre bleu pâle où baignaient trois dernières fleurettes d’automne cueillies le matin même sur le talus du chemin de fer.
✽✽
Rien ne lui avait échappé. Satisfait de sa visite, il ne lui restait plus qu’à prendre congé. Mariette, rendue cordiale en toute sincérité, se disposait à le reconduire jusqu’à la sortie du terrain vague. Elle fut surprise de le voir s’asseoir tranquillement sur la caisse d’emballage.
— Vous là !… commanda-t-il en montrant le banc.
Elle hésita, cette fois, rebellée. En temps ordinaire, c’était grand-père qui s’installait sur la caisse d’emballage en même temps qu’elle sur le banc. Le sentiment d’un inconvenant sacrilège l’empêchait d’obéir.
— Vous allez vous mettre en retard !… trouva-t-elle. Le jour va baisser bientôt. Votre mère sera inquiète !
Il était impossible de le renvoyer plus clairement. Mais :
— Vous là !… recommença-t-il.
Elle ne se décida qu’avec un peu de rage cachée.
— Vous serez puni ce soir !… prophétisa-t-elle.
Cependant elle prenait place, contre sa volonté, juste en face de lui, non sans répéter, ce qui la vengeait un peu :
— Puni ! Vous allez voir !
Elle l’eut, le ricanement, et jusqu’au bout de ses nerfs, certes !
— Puni ? Eh bien, c’est égal. Tout est égal. Toujours puni. Pas aimer venir France, pas consentir français apprendre, alors puni ! Auto défendue. Radio défendue. Kinéma défendu. Mécano défendue. Bicycle défendu. Enfermé dans la chambre… Puni ! Puni !
Il serra les dents.
— Moi quatorze ans âgé garçon, pourtant !
Mariette était très impressionnée. La tête tendue, sa jolie petite tête coiffée d’un brouillard féerique, elle levait ses yeux bleus vers la face camarde et constellée qu’elle n’avait jamais si franchement regardée.
Vite la suite de cette confidence à laquelle elle s’attendait si peu ! Mais Knut ne disait plus rien, n’allait plus rien dire. Immobile, il la tenait sous ses yeux dont la couleur venait de changer, allant du sombre au pâle. Et, toute chavirée, elle souhaitait, elle, et ne pouvait parvenir à détourner la tête pour échapper à cette puissance qui l’écrasait.
Enfin elle osa, mais d’une voix tremblante, car, encore un coup, l’envahissait la peur de cet être :
— Voilà la nuit qui vient. Vous ne rentrez pas ?
— Non, fit-il, laconique. Attendre grand-père.