Peaux d’lapins/18
CHAPITRE XVIII
Elle ne cessait de se répéter : « Je pourrais toujours appeler Polo ! » Mais la plus troublante des craintes est celle qu’on ne précise pas. Knut ne parlait plus, ne bougeait plus, et c’était ce qui le rendait effrayant.
Dans le jour qui baissait et ce silence, se trouver seule, loin de tout et de tous, avec un être tellement incompréhensible, faisait peut-être Mariette se rendre soudain compte que ce campement, la racine de sa vie, était, somme toute, un lieu sinistre. N’importe quoi pouvait s’y passer sans que personne s’en doutât.
À quoi rêvait le fils Peelmann pour se taire avec cette constance ; ou quelle satanique taquinerie préparait-il ? Il remuait si peu que les grelots de son Pékinois endormi contre lui n’avaient pas un cliquetis.
Mariette, dans sa confusion un rien dramatique, se tordait les mains, balançait ses jambes, toussait. Et cela dura jusqu’à ce qu’elle eût découvert ceci :
— Tiens ! J’y pense ! Il y a quelque chose que je ne vous ai pas montré ! Vous allez voir ! Je vais vous chercher ça !
La terreur de le sentir dans son dos lui fit des mouvements crispés. Mais il ne l’avait pas suivie. Elle put sans se tromper mettre la main sur ses livres de classe et les empiler sous son menton sans en faire tomber un seul. Puis elle laissa s’écrouler son petit fardeau sur la caisse d’emballage.
— Voilà !
S’était-il donc endormi tout simplement ? Véritable réveil en sursaut :
— Quoi est ça ?…
— Mes livres !
— Vos livres ?
Étonnante réussite ! D’un bond il fut debout, tenant déjà dans ses mains élégantes l’un de ces pauvres bouquins pourris. Même il sortit de l’intérieur de la bâche pour chercher un peu plus de lumière. Le Pékinois, abandonné se mit à trottiner partout, traînant sa laisse derrière lui.
Dès que Knut se fut rendu compte :
— Vous donc allez école ?… interrogea-t-il.
— Non ! Non ! C’est mon grand-père qui m’apprend tout !
Il murmura pour lui-même :
— Mais ce grand-père !
Sitôt, il s’absorba, debout, à lire dans le clair-obscur à peine suffisant. Et Mariette, plus tranquille, alla se rasseoir. Elle avait ramassé le petit chien au passage et le dorlotait sur ses genoux, heureuse de pouvoir enfin caresser à son aise cette belle fourrure aussi douce qu’un plumage.
Ce n’était pas désagréable, ces minutes qui s’allongeaient dans le crépuscule…
Polo, grondant et boudeur sous sa voiture, ne prévint pas de l’arrivée de Marcel Ernée. Celui-ci, quand il rentra, tomba donc tout de go sur un tableau fort surprenant pour lui : d’une part Mariette installée à bercer le précieux petit animal, de l’autre l’adolescent inconnu qui, debout, lisait, concentré, seul au monde avec son livre.
— Mais… Mariette !
À cet appel, tout se défit à la seconde. Le précieux petit animal sauta par terre en jappant, la petite fille se précipita, le garçon, resté sur place, talons rapprochés, tête profondément inclinée, salua de son plus solennel salut d’étranger.
Marcel Ernée, devant cela, tira très bas sa casquette. Alors Knut dit à Mariette : « Introduisez-moi ! » — le tout simultanément et presque sans se voir les uns les autres.
— C’est mon grand-père !… présenta Mariette.
— Et c’est M. Peelmann, je crois ?… continua Marcel Ernée.
— Oui. C’est donc moi-même.
Knut tendait en même temps la main, plein de courtoisie. Marcel Ernée avança la sienne. Avant même d’avoir lâché les doigts qu’il serrait si vigoureusement, le jeune garçon :
— C’est si intéressante chez vous, Monsieur ! Et Mamoîselle si intéressante aussi. Et moi beaucoup plaire… Ah ! mais pas pouvoir dire toute. Si mal français parler… Et… Ah ! je le regrette tant !
Marcel Ernée était charmé. Mariette aussi. Tant de mondanité déployée pour son grand-père, c’était émouvant autant qu’inattendu.
Exactement comme elle les premiers jours, grand-père, en style télégraphique, se mit à crier à tue-tête.
— Apprendre français, M. Peelmann !… répétait-il, apprendre français !
La petite intervint avec une autorité comique.
— Il comprend tout, grand-père ! Parle-lui donc comme à moi.
Le ton redevint naturel.
— Ah ?… Parfait !… Eh bien ! M. Peelmann, je disais : Il faut apprendre le français. Ça ne vous sera pas difficile, maintenant que vous êtes en France !
Une teinture de blague dans la voix :
— Mariette vous donnera des leçons !
La fillette, dans l’ombre, fit entendre un frais petit rire. Mais Knut, lui, sembla frappé.
— Oui !… s’écria-t-il avec une espèce de subit enthousiasme. C’est comme ça ! Mamoîselle donnera les leçons.
Il s’animait.
— Et moi viendre quelquefois prendre ici, mais seulemente si permissionne moi… Non ! Permitez… Non !…
Impatient, il secoua la tête, tapa du pied, puis laborieusement :
— Ici… permette moi, parce que me plaît plus que toute.
« Quel original, alors !… » fit Marcel Ernée dans ses dents.
— Tu ne vois pas qu’il veut se moquer de nous ? s’insinua la petite flûte de Mariette.
Elle recula. Grand-père aussi. Impérieuse, rauque, cette colère :
— Taisez-vous !… Vous Knut pas connaître !
Un silence suivit. Il fallait laisser passer l’impression reçue par ce brutal changement de ton. Pour recomposer la bonne atmosphère détruite, grand-père, enfin, risqua :
— Knut… C’est un beau nom. Comment l’écrivez-vous ?
— Je l’écris K.N.U.T. Mais français dite Canut, C.A.N.U.T. Rois d’Angleterre Canut s’appelaient.
— Ah ! mais c’est vrai !… dit grand-père. Canut le Grand, par exemple !
— Oui ! C’est comme ça. Histoire connaissez bien, donc !
Ni l’un ni l’autre ne surent pourquoi ce second petit rire de Mariette. Canut. C’est drôle, comme nom. Ça n’évoque rien de poétique. Elle l’appellerait comme ça, le rouquin, maintenant.
Soupir étouffé. Knut, c’est et restera le nom du prince en rêve qui ne s’est pas incarné, pauvre petit fantôme oublié déjà.
Le fils Peelmann demanda :
— Et vous, Monsieur ? Le nom ?
— Marcel Ernée.
— Mâcel Ernée… répéta-t-il avec une lenteur respectueuse.
Et le voilà de nouveau dans ses pensées. Jusqu’à quand va-t-il rester là ?
Le petit chien jappa. L’heure de sa pâtée sonnait, probablement. Knut tendit la main :
— Au revoir, Mâcel Ernée !
Ensuite :
— Mamoîselle me conduite dehors ?
Grand-père approuva :
— C’est ça ! Va donc accompagner Monsieur, ma jolie ! Il pourrait se cogner dans des raffuts, tu sais bien, ou même tomber, hein ?
✽✽
Sorti sans encombres du campement, son Ping tirant sur la laisse, il tendit la main à Mariette, tout comme à son grand-père l’instant d’avant. C’était la première fois.
— À demain !… recommanda-t-il. Mme Peelmann vous attend comme l’ordinaire.
— Ah bon !… s’exclama-t-elle, joyeuse sans savoir pourquoi.
Pendant quelques secondes elle regarda s’évanouir dans la nuit tout à fait venue la raide et maigre silhouette de celui qui ne lui ferait plus peur, elle l’espérait, du moins.
C’est revenir en courant sous la bâche. Grand-père est en train d’allumer la lampe.
— Comment le trouves-tu, grand-père ?
— Je ne l’ai pour ainsi dire pas vu, tu sais, il faisait presque noir. Mais, par exemple, il est tout à fait aimable, ce petit monsieur !
— N’est-ce pas ?… rétorque Mariette, parfaitement naturelle.
Mais elle ne dira pas combien cette amabilité la laisse songeuse, car cela comporterait raconter à grand-père tout ce que, depuis qu’elle connaît ces Norvégiens, elle n’a pas jugé bon de lui faire savoir.