Peaux d’lapins/19
CHAPITRE XIX
Encore quelque chose que grand-père ne saura pas : l’accueil de Christine Peelmann, le lendemain, à l’heure ordinaire.
Dès son coup de sonnette, ouverte avec fracas la porte, la petite reste médusée sur le seuil. Pendant que des yeux d’orage s’apprêtent à l’électrocuter, une main levée retient encore les soufflets qui vont pleuvoir.
— Ah ! te voilà, toi ? C’est comme ça que tu me fais attendre tout un après-midi sans venir ? Mais si tu ne me donnes pas immédiatement une explication possible, tu vas voir !
À peine la petite voix hachée par l’épouvante peut-elle balbutier :
— Mais Mme Peelmann, mais Mme Peelmann… C’est vous… C’est vous, hier, qui n’avez pas voulu de moi !
— Moi ? Je n’ai pas voulu de toi ? Je n’ai jamais tant eu besoin de toi ! Mes illustrations…
— Mais non… Puisque vous avez chargé votre fils de me le dire ! Même qu’il m’a empêchée de sonner !
Silence subit, massif. Visage qui change de colère. Christine Peelmann considère Mariette quelques instants, puis, d’un nerveux coup de tête, l’invite.
— Allons ! Viens ! Entre ! Tu vas t’expliquer tout en posant.
Le temps de traverser le vestibule et Mariette a compris. Encore le démon Knut et ses inventions ensorcelées. Amèrement grand-père disait hier, après sa trop longue visite : « Notre campement l’a fichtrement intéressé. La misère, c’est un beau cinéma pour les gens du monde ! » Mais autre est la vérité. Jouer du même coup un tour à sa mère et à la petite protégée de sa mère, quelle farce amusante à combiner !
Un moment écartées, l’inquiétude et la crainte ont repris leur place dans l’esprit de la tremblante petite Ernée. Knut Peelmann, personnage ambigu, va de nouveau projeter sur sa vie une ombre de cauchemar.
✽✽
Quand, tout en posant, elle eut donné les détails exigés, la Norvégienne finit, dans son indignation grandissante, par oublier de se contrôler. Son long refoulement n’en pouvait plus de ne pas exploser. Cependant ce fut sans élever la voix et comme pour elle-même qu’elle commença, trépidante, âpre :
— Je ne peux pourtant pas divorcer d’avec lui comme j’ai divorcé d’avec son père ! Il faut que je le supporte, puisque la loi me l’a donné. Et voilà où nous en sommes ! Il ne veut pas apprendre le français, et moi je veux qu’il l’apprenne. Et c’est une histoire qui nous mènera loin ! Je sais que son père, secrètement…
Elle reprit tout à coup conscience, et se tut. Mariette, les yeux détournés, souffrait. En quelques mots inachevés la vie des grandes personnes venait de s’introduire dans sa tranquille enfance, et ce n’était pas bien. Le mutisme soudain de Christine Peelmann la déconcertait plus que le reste. Pour que ne se prolongeât pas cet instant pénible, elle modula d’instinct sa voix de petite fille et la fit plus enfantine encore.
— Vous ne savez pas, Madame ?
— Quoi ? La sombre intonation ne la découragea pas.
— Grand-père, il a dit à votre garçon que ce serait moi qui lui donnerais des leçons de français !
— Absurdité !… Que tu parles avec lui, bien, mais des leçons !… Absurdité !
— Mais pas du tout, Madame !
— Comment, pas du tout ?
— Votre garçon a dit que oui. Qu’il prendrait des leçons avec moi.
Le joli petit rire éclata comme chaque fois que cette perspective amusait Mariette.
— C’est drôle, n’est-ce pas ?…
— Très drôle ; mais je ne te vois pas donnant des leçons !
— Moi non plus. Mais il a l’air d’y tenir. Que même il a dit qu’il aimerait les prendre souvent chez nous !
Ici Christine Peelmann dressa l’oreille.
— Ah ! ah ?… Décidément il y a quelque chose chez vous qui lui plaît ! D’après ce que tu viens de m’en dire tout à l’heure, je me rends compte que c’est un endroit qui ne ressemble à rien. Ça doit aller avec ses idées… Des idées qu’on ne connaît pas… En tout cas je n’ai jamais pu obtenir qu’il soit poli avec les gens de notre monde, et je n’aurais jamais osé le présenter dans la société française. C’est pour ça que je t’ai retenue, toi, pour venir ici parler avec lui. Mais prendre des leçons avec toi et ton grand-père !…
Les épaules en blouse blanche se haussèrent.
— Voilà les professeurs qu’il choisit ! Des marchands de peaux de lapins !
Mariette fut toute rouge.
— C’est mon grand-père qui m’apprend, moi ! Il sait tout, mon grand-père !
— Ne te vexe pas, mon chou ! C’est vrai que tu es très bien éduquée, intelligente, et que tu sais des choses assez étonnantes.
Elle restait songeuse derrière son chevalet. Elle reprit bientôt :
— Si vraiment il prenait goût au français à cause de ton grand-père et de toi…
Plus sourdement :
— Tu serais bénie, Mariette !
Elle venait de lâcher son crayon, d’abandonner le dessin qu’elle n’avait cessé de rageusement continuer depuis l’entrée de Mariette dans l’atelier. Mariette la vit venir à elle, eut les bras secoués, deux larges yeux gris plantés dans les siens.
— Mariette ! Mariette !…
Elle s’écarta, fit quelques pas agités, et son émotion la rendait belle.
— Il est si remarquable ! Je ne suis pas la seule à croire que c’est un petit génie, tu sais !… Il cherche déjà des inventions scientifiques. Et toujours le premier partout. Et plus jeune que tous les autres élèves. Et parlant couramment l’allemand, l’anglais, l’italien, l’espagnol… Et le grec et le latin, ah !… Et les mathématiques, donc ! Et tout ! Ah ! je suis fière de mon fils, moi !
Ce magnifique éclair d’orgueil maternel s’éteignit aussitôt. Les yeux gris noircirent, la tête se baissa. Retombée assise, Christine Peelmann gronda :
— Nous nous détestons !
— Oh ! Madame…
Mariette était prête à pleurer sans pouvoir se l’expliquer.
L’autre la regarda sauvagement.
— S’il arrive à travailler le français, j’aurai gagné la grande victoire de ma vie. Qui sait ? Avec lui on se demande toujours à quoi croire. Il est si pervers !…
Vivement elle s’interrompit :
— Surtout ne lui dis pas que je sais quelque chose de tout ça !
— Je ne dirai rien, Madame Peelmann.
— Tu feras comme si je ne t’avais pas grondée, comme si je n’avais rien demandé.
— Bien, Madame Peelmann.
— Je compte sur toi, Mariette !
Profond regard entre la grande personne et l’enfant. Une tacite complicité venait de naître, silence et ruse, arme secrète du féminin de toutes classes et de tous âges.
— Reprenons la pose, dit Christine Peelmann avec calme.
✽✽
Mariette l’aperçut la première. Il rôdait avec son chien dans le jardin sombre et jaune, ayant certainement l’intention d’être vu, bien que supposé travaillant dans sa chambre.
— Le voilà… chuchota la petite, effrayée.
— Tu en es sûre ?
— Oui ! Il vient de passer devant la fenêtre !
— Alors, vite ! lâche la pose, Mariette ! Ça ne fait rien. Et va jouer avec lui !
Ses mains avaient un léger tremblement. Mariette, haletante, n’hésita qu’une seconde. Une obscure responsabilité lui incombait du jour au lendemain. Des drames de famille dont elle n’avait pas la clé tournoyaient autour d’elle, si petite. Et, plus que jamais, elle avait peur.
— Bonjour Knut !
Elle ne risqua pas « Canut ». Ce n’était pas le jour.
— Bonjour Mamoîselle Mariette !
Il tendait la main, comme hier. Sans plaisir elle serra ses doigts osseux.
— Dites ! Vous n’allez tout de même pas m’appeler mademoiselle !… s’écria-t-elle.
Elle voulait être enjouée, mais n’y parvenait guère.
Il la dévora lentement de son regard qui ne lâchait plus. Les yeux de sa mère en plus redoutable. Que voulait-il déchiffrer, qu’on ne lui disait pas ?
Le joyeux Ping vint au secours de Mariette. Tourner en jappant autour des jambes de la petite fille, c’est lui ordonner de jeter des cailloux après lesquels courir dans les feuilles mortes. Mariette obéit volontiers. Elle échappait de la sorte au rayon magnétique du regard Peelmann.
Sautillante, elle s’engagea dans l’allée à la suite du petit chien. C’était courageux de sa part. Elle pouvait provoquer une mauvaise réaction de Knut laissé derrière elle. Toujours cette terreur de le sentir dans son dos. « Non ! Non !… Il a été gentil hier, chez nous… » Elle accéléra pourtant sa course. À courir de plus en plus vite on se fait peur à soi-même. Dans un instant la panique allait s’y mettre, d’autant plus qu’elle s’éloignait toujours de la maison.
Au tournant, elle retint des cris. Quelle bêtise ! Elle n’avait qu’à se retourner pour constater Knut resté tranquillement au loin.
Le hurlement qu’elle jeta ! Cinq doigts secs venaient de s’abattre sur son épaule. Pantelante, les mains jointes : « Oh ! non !… non !… »
Il ne quitta pas tout de suite l’épaule empoignée. Prête à tomber à genoux, Mariette claquait des dents. Knut, la tenant toujours, la reprit sous ses yeux.
« Vous si douce… » prononça-t-il comme en rêve. Et son regard, du même coup, s’éclaircit jusqu’à la transparence.
Danger presque passé, cœur qui se remet à peu près en place. Ils marchaient côte à côte à petits pas. Le Pékinois jappait autour d’eux.
— Moi croyais vous bourgeoisienne. Mme Peelmann rien dite. Dite seulement fille voisin. Et moi, bourgeoisiens, je les z’hais !
— Ah oui ?… faisait Mariette, décidée à dire tout le temps comme lui.
— Et grand-père me plaît donc tant. Et, là-bas, chez vous, je l’aime comme c’est.
Il se pencha vers elle, et martela dans ses dents :
— Doux avec moi. Sans ça, moi, je tue !
✽✽
Elle ne se remit un peu que lorsque, toujours du même pas, ils s’en revinrent du côté de la maison. C’est alors qu’elle se souvint de la mission qu’elle avait reçue. Sûre de provoquer l’affreux ricanement, mais héroïque :
— Et nos leçons ?… s’étrangla-t-elle. Quand est-ce que nous les commençons ?
Elle entendit :
— Demain. Mais je veux les vieux livres sales. Apportez, s’il vous plaît.
Elle en fut comme inspirée. Il fallait aller jusqu’au bout de possibilités inouïes.
— Ce n’est pas bien dit, ça, Knut ! Répétez après moi : « Nous commencerons demain. Apportez vos vieux livres, s’il vous plaît ! »
Docile, avec des yeux qui n’étaient plus que ceux d’un élève attentif, lentement il répéta la phrase.