Peaux d’lapins/20
CHAPITRE XX
Immense toison d’or, les couleurs de l’automne achevaient de descendre à terre. Debout sur ces épaisses dépouilles, les arbres entrecroisaient leurs branches pareilles à des charpentes de cathédrales. Des nuages sombres meublaient au passage les vides laissés par le feuillage disparu. Comme les jours raccourcissaient à une cadence de plus en plus rapide, les routes, crépusculaires en plein après-midi, commençaient dès seize heures à devenir tragiques.
Pour qu’elle pût s’attarder plus longtemps au cottage, Knut avait pris l’habitude de reconduire chaque soir Mariette à son campement. C’était un visible plaisir pour lui quand il trouvait déjà rentré Marcel Ernée et pouvait causer un moment avec lui.
Les progrès faits en français par le petit Peelmann en moins de vingt jours étaient à peine croyables. Mariette s’enhardissait de temps en temps jusqu’à le taquiner. C’était son tour.
« Dites, Canut, vous êtes sûr que vous ne saviez pas déjà ? »
D’autres fois :
« Avouez que vous faisiez exprès de mal parler ! »
Ces soupçons avaient le pouvoir d’agiter curieusement l’adolescent, qui se donnait des peines infinies pour se défendre. D’ailleurs la petite n’insistait pas. Non qu’elle eût encore peur de lui ; c’était bien fini, cette fois. Mais, même quand on est venu à bout d’apprivoiser un chien méchant, il ne faut jamais s’y fier tout à fait.
Cette impression qu’il était un chien maintenant docile, elle l’avait surtout dans l’ombre des chemins, le soir ; car la compagnie de ce petit défenseur voulait alors dire réconfort, sécurité. Le rôle qu’il tenait était celui d’un Polo plus intelligent et plus dangereux. Cependant, tout en trottinant à ses côtés sans le voir, elle ne cessait de lui parler tant que durait le trajet, ayant conservé de ses silences un souvenir qui pouvait encore la faire frissonner.
De deux sortes étaient ses meilleurs moments avec lui :
L’heure pendant laquelle il l’appelait « Professeur Mariette », était celle où, sous la lampe prématurément allumée, pinçant les lèvres pour ne pas rire, elle lui donnait sa dictée quotidienne. Cette heure paradoxale se passait dans la chambre du garçon, un monde de livres en toutes langues débordant des bibliothèques, traînant sur les tables, les chaises, jusque par terre. Mariette goûtait inconsciemment ce désordre qui sentait le « cassement de tête », inspirait on ne savait quel respect pour le si jeune être capable de créer pareille atmosphère autour de lui.
L’autre moment se déroulait dans le jardin, juste après le coup de sonnette de l’arrivée. Ping en faisait partie de toute son ardeur déchaînée. Mais le bout de l’allée et certains recoins restaient, en dépit de tout, imprégnés des premières terreurs d’une gamine livrée sans protection aux fantaisies inquiétantes d’un petit rouquin mal intentionné. Toujours Mariette essayait d’éviter la région des cachettes et des embuscades, essayait de rester en vue de la maison. Mais quels fous-rires pleins de santé quand Knut, accourant vers elle :
— Venez voir Mariette ! Il y a une crapule sous les feuilles mortes, là-bas !
Elle venait voir, intriguée, et trouvait que la crapule était un crapaud.
Ou bien :
— J’ai vu une corbeille qui se battait avec un pie !
Corneille et corbeau devenus corbeille, et pie au masculin, quel amusement !
— Ah ! Canut, que vous êtes drôle !
Il ne se fâchait pas de ses gaietés. Quand elle avait bien fini de rire, elle expliquait sagement, redevenait Professeur Mariette, et il l’écoutait, dévorant, ses yeux enfoncés dans les siens jusqu’à lui faire détourner la tête.
✽✽
Christine Peelmann semblait avoir abandonné toute idée de faire poser son petit modèle. Mariette ne connaissait plus le chemin de l’atelier. Presque jamais, même, la mère de Knut ne se montrait. Le miracle avait lieu sans elle. Pour rien au monde elle ne fût intervenue, sans doute par crainte de rompre un enchantement.
D’autre part il n’était jamais question de retour à Paris.
✽✽
Novembre venait à peine de commencer. Mariette fut surprise ce jour-là de voir, comme autrefois, Christine Peelmann lui ouvrir la porte au lieu de Knut.
— Bonjour, Mariette ! Il y a longtemps que nous ne nous sommes vues, il me semble !
— Oh ! oui, madame !
— Écoute-moi ! Si ça t’arrange, je demande à ce que tu viennes maintenant le matin, au lieu de l’après-midi. J’aurai à te faire poser, et la lumière devient si ridicule dans la journée qu’il vaut mieux ne pas en parler. Prends l’avis de ton grand-père, bien entendu !
— Bien, madame…
Knut n’était certainement pas au courant de cette nouveauté. Mais rien que de trouver sa mère dans le vestibule alors qu’il se précipitait pour ouvrir lui-même comme d’ordinaire, son visage blafard ne fut plus de nouveau qu’un masque démoniaque. Et le dialogue rapide en norvégien, et les décharges de deux regards aux électricités accumulées. Mariette reprit son tremblement des mauvais jours.
La brève scène se termina par le ricanement maladif, rappel instantané de toutes les terreurs.
Christine Peelmann venait de rentrer dans son studio, frémissante mais sans claquer la porte. La petite suivit Knut qui se dirigeait vers le jardin. C’était facile de comprendre qu’ouvrir la porte à Mariette était un monopole que se réservait Knut ; que mieux, même, ce monopole s’étendait à tout le reste des après-midi ; qu’en somme Knut considérait Mariette comme lui appartenant à lui seul, sitôt franchi le seuil du cottage.
Cette pensée était bien près de lui faire horreur sans qu’elle fût capable de déterminer la cause d’une telle répulsion. Du reste elle n’avait pas le loisir de s’y attarder, prise par autre chose de plus clair. Qu’allait dire Knut quand il saurait les heures de la journée changées pour celles du matin ? C’était supprimer ses visites au campement, ses chères conversations avec Marcel Ernée ; et bien sûr qu’il ne laisserait pas les choses se passer de cette façon sans quelque réaction violente.
Fallait-il l’avertir ? Elle n’osa pas. Nerveusement il faisait déjà jouer son Pékinois ivre de gaieté.
— Nous allons courir après lui !… déclara-t-il.
Et, sans attendre, sans plus s’occuper du chien, il empoigna Mariette par la main, puis par le bras et l’entraîna d’une traite jusqu’au bout de la pelouse, à une allure beaucoup trop rapide pour elle. Ses doigts, durs comme des serres, tenaient le tendre petit bras qui cherchait à leur échapper. Enlève ment. Rapt. Impérieuse prise de possession.
Au bout de la pelouse, stoppée avec lui qui la regardait, Mariette, hors d’haleine, se retint pour ne pas pleurer. Encore une fois elle avait peur. Peur du fils et peur de la mère. Et tout son être pantelait, faible proie que personne ne défend.
✽✽
Grand-père, loin d’objecter, s’écria : « J’aime beaucoup mieux que ce soit le matin ! Au moins, quand je rentrerai je te trouverai chez nous comme autrefois ! »
Pour lui-même il ajouta : « Et ça supprimera les visites du petit monsieur ! »
Dans la lueur bornée de leur pauvre lampe, la petite le dévisagea. Peut-être allait-il expliquer cette remarque pleine de choses. Mais il ne développa pas et dit seulement entre haut et bas : « Quand ils s’en iront, ces gens-là, je pense que tu leur auras largement payé ta robe, ton paletot et le reste. Car on peut vraiment dire qu’ils t’accaparent ! »
Et pour la première fois, Mariette eut vent d’une jalousie qu’elle n’avait pas encore décelée. Son cœur se serra. Comme la vie était compliquée ! Ne sachant par quelles paroles répondre à cette ombre qui passait, elle regarda par terre sans rien dire. Tout un domaine du sentiment venait de s’entrouvrir devant elle ; mais elle se sentait bien trop petite pour y pénétrer.
✽✽
Arrivée de très bonne heure, le lendemain matin, au cottage Peelmann, une surprise l’y attendait. Ni Knut ni sa mère ne lui ouvrirent, mais une femme inconnue en tablier de cuisine et le balai dans la main.
Introduite dans l’atelier et s’attendant à y poser, elle tombait en plein nettoyage, les sièges repoussés, les tapis roulés, les fenêtres ouvertes. Christine Peelmann, outre sa blouse blanche, avait la tête enveloppée d’une serviette, et brossait avec énergie les rideaux de reps.
— J’avais oublié que c’était le jour du ménage à fond, Mariette ! Tu vois, nous n’allons pas pouvoir poser tout de suite. Mais, tiens ! Puisque tu es là, tu vas nous aider !
Mariette n’osait pas demander des nouvelles de Knut. Où était-il ? Où boudait-il ? Ou, plutôt, dans quel coin préparait-il des représailles ? Car, de la fenêtre de sa chambre, il avait dû voir la petite Ernée entrer dans la maison, et compris que les rites n’étaient plus les mêmes.
— Voilà, Mariette ! Avec ce chiffon fin il s’agit d’essuyer tous les bibelots que j’ai réunis là. Nous allons voir si tu sais t’y prendre !
Qu’est-ce qu’on lui voulait, maintenant, dans cette maison ? Sans réplique elle se mit à la besogne. La patronne et la femme de ménage l’observaient, debout l’une à côté de l’autre, avec chacune un demi-sourire qui n’était pas le même. Cette enfant de va-nu-pieds déguisée en demoiselle, la femme de ménage savait bien qui elle était : la gosse au père Ernée, le marchand de peaux de lapins. Dans un instant il y aurait deux ou trois bibelots cassés. Ces vermines-là n’ont jamais manipulé que les ordure des poubelles. Christine Peelmann, peu rassurée, pensait, la malveillance en moins, quelque chose d’équivalent.
Elles ont compté sans l’imprévisible. Mariette a dans les mains, de naissance, toutes les adresses de son grand-père. Ses gestes précis et délicats, la logique avec laquelle elle exécute la besogne demandée, deux étonnements simultanés.
— Comme tu t’y prends bien, Mariette ! Tout à l’heure je te donnerai autre chose à faire !
Dix heures. L’atelier est en ordre. La maritorne est allée à la cuisine préparer le déjeuner.
— Maintenant, mon chou, nous posons !
Alors, pas de Knut, aujourd’hui ? Sur son haut tabouret, Mariette immobile, retient des réflexions. Elle se croit revenue à ses premiers jours dans la maison Peelmann, quand le garçon n’était pas encore arrivé, quand elle faisait des rêves en regardant le tableau qu’elle croyait le représenter. Elle soupire. Du passé, déjà, dans sa vie de petite fille, déjà de la désillusion…
La voix de Christine Peelmann la tire brutalement de ses songes.
— C’était amusant, Mariette, cette expérience de tout à l’heure ! Ça m’a suffi pour te juger. Tu pourrais être, plus tard, une vraie perle dans une maison !
— Oh ! c’est vrai, madame ?
— Mais oui, mon petit !… Ne dérange pas pour ça ta pose. Bon ! Dis-moi donc ? Qu’est-ce que tu comptes faire quand tu seras grande ? Je veux dire quand tu attraperas quatorze, quinze ans ?… Je vois à ton air que tu n’y as jamais pensé. Pourtant il faudra bien que tu gagnes ta vie, un jour !
La Norvégienne ne s’attarda pas aux stupéfactions qu’elle suscitait. Tranquillement elle poursuivit :
— Le mieux sera de te placer. Adroite comme tu l’es, et gentille, et intelligente, quelle bonne petite servante tu feras !
— Moi ?…
Le cri sans force était sorti tout de même. Chiffonnière et princesse, Mariette n’a jamais envisagé d’autre existence que celle qu’elle mène avec son grand-père, loin des gens, en pleine indépendance heureuse, et qui s’ignore riche de dédain.
— Cette idée-là n’a pas l’air de te plaire ! Écoute, pourtant ! Chez nous, dans les pays Scandinaves, il y a quantité de jeunes filles, qui, elles, sont de bonnes familles bourgeoises et qui, pour apprendre le français, ou l’allemand, ou l’anglais, se placent comme bonnes à l’étranger. Curieux, n’est-ce pas ? C’est pourtant comme ça.
Un temps. Le pinceau travaille sur la toile. Christine Peelmann, cligne, recule, et, sans regarder autre chose que son tableau :
— Tu n’aimerais pas, toi, connaître la Norvège et parler le norvégien ?
— Mais, madame…
— D’abord ce ne serait pas tout le temps la Norvège. Ce serait Paris, pour un temps. Et puis, tous les ans, aux vacances, retour à ton pays, ici… Enfin tu ferais ton apprentissage sans que rien soit tellement changé. Tu continuerais à voir Knut tous les jours, puisqu’il est toujours externe, et puis…
Elle s’arrête court. Le rire de Mariette, cette fraîcheur enfantine, l’a coupée dans son rêve monologué. Ne pas aller trop vite. Pour dissimuler sa défaite, elle prend le parti de rire aussi.