Peaux d’lapins/21
CHAPITRE XXI
Mariette avait encore envie de rire toute seule en rentrant au logis par ce pimpant midi tout doré de soleil et de feuilles mortes.
Qu’était-elle allée chercher, la Norvégienne, pour empêcher son modèle de s’endormir ? Mieux valait une belle histoire. Mais, de belles histoires, il n’en existait plus qui pussent valoir celle du Roi des Aulnes, pourtant si mal finie pour la petite poète.
Grand-père n’était pas encore là. Comme tous les jours, elle mit en train l’insuffisant repas quotidien sur le poêle fatigué ; comme tous les jours, Polo revint avec sa pitance mystérieuse à la gueule, et commença de la dévorer.
— Eh bien, cette pose ?… demanda gaiement Marcel Ernée qui surgissait.
Et, pas plus que les autres fois, la fillette ne jugea bon de lui raconter exactement ce qui s’était passé.
Son petit caquet musical continua bientôt sur d’autres sujets, des riens d’enfant, gazouillis informe des gamines quand on les laisse parler à leur aise.
Puis vint, à la fin du repas, un léger battement de mains : « Je reste chez nous, aujourd’hui ! Je vais pouvoir faire une robe à ma poupée avec le beau chiffon que j’ai trouvé l’autre jour ! »
— C’est ça, ma jolie ! Ça va te changer un peu !
— Oh oui ! grand-père !
— Ça ne doit pas t’amuser tous les jours d’être chez ces gens-là !
Pointe de jalousie qui reparaît. Miséricordieuse, la petite se dépêche :
— Oh non ! pas tous les jours, grand-père !
Dans son souci de le rassurer, elle l’a dit sur un ton sans aucun naturel. Il la regarde un instant, se lève brusquement, et déclare :
— Il faut que je m’en aille, maintenant !
Les baisers, les sourires ; il est parti.
✽✽
De se trouver seule sous la bâche avec sa poupée, juste à l’heure où, d’ordinaire, elle se mettait en route pour le cottage, une sorte de malaise singulier la prenait.
S’en rendait-elle compte ? Le cottage, c’était son théâtre. Elle ne devinait jamais quelle pièce s’y jouerait, quelles émotions elle en éprouverait. Le sentiment du vide autour d’elle, parfaitement inconnu jusqu’à sa nouvelle vie, la gêna, lui fit appeler Polo qui refusa de sortir de sous sa voiture, ensuite parler haut à sa poupée. Elle eut de la peine à se mettre sérieusement à coudre. Sans cesse elle tournait la tête, comme en attente de quelqu’un ou de quelque chose.
Il fallut bien que l’après-midi se passât sans rien de plus. Fatiguée, à un moment, de sa couture, elle alla traîner le long du talus du chemin de fer. Pourquoi ne prenait-elle pas son panier pour aller à la chasse aux trésors ? Elle n’y avait seulement pas pensé, tiens ! Ce n’est pas en trois minutes qu’on se remet dans la personnalité quittée un si bon bout de temps. D’ailleurs le panier crevé, le furetage dans les ornières, rien ne cadrait plus avec sa belle robe, ses beaux bas, ses beaux souliers…
Elle soupira sans que ce soupir eût aucun sens déterminé. Triste ? Peut-être qu’elle s’ennuyait, tout simplement.
✽✽
Sitôt la lampe allumée, elle s’était sentie mieux. Maintenant grand-père allait rentrer, la vie allait reprendre un sens. Elle berça gentiment sa poupée. La robe, taillée n’importe comment et cousue à grands points, faisait quand même son effet. « Grand-père va trouver ça bien ! »
Un instant plus tard : « Ah ! ah ?… Voilà Polo qui remue ! »
Et, tout aussitôt, grand-père fut là.
— Alors, ma jolie ? Qu’est-ce que tu as fait de ton après-midi ?
— Eh ben, tu vois, grand-père ! Ma poupée a sa robe !
Elle n’avait pas fini de parler, le chien aboya. Tous deux se retournèrent d’un même mouvement. Knut Peelmann faisait son entrée sous la bâche.
Le « oh ! » de Marcel Ernée fut presque un grondement. Celui de Mariette sonna joyeux. Cela lui faisait-il donc plaisir de voir Knut ? Lui avait-il donc manqué, pour un jour qu’elle passait sans lui ?
Elle n’en sut rien du tout.
— Bonsoir, Canut !
Il serra d’abord la main de l’homme, puis celle de l’enfant, toujours un peu cérémonieux. Et, comme si c’eût été la chose la plus normale, il s’assit tranquillement sur le banc, en familier qui continue ses habitudes.
— Je n’ai pas pris Ping, ce soir. Il dormait si bien dans sa panier !
— Son panier !… corrigea Mariette.
— Oh ! merci ! Son panier ! Oui. Son panier.
— Regardez la robe de ma poupée ! Il examina sans voir, rendit le joujou distraitement, dit :
— Madame Peelmann a de si bonnes idées ! Elle m’a dit. Je suis très intéressé dans ses projets.
— Comment ? fit Marcel Ernée.
Mais Mariette avait compris. Elle s’en tira par un semblant de rire, alors que son cœur battait subitement trop vite.
— C’est ce matin, grand-père ! Madame Peelmann voulait m’emmener en Norvège. Elle me dit n’importe quoi pour que je ne dorme pas en posant, tu sais !
Le petit Peelmann, subtil psychologue, avait, au vol, saisi le sens de la situation. C’est pourquoi, venant au secours de la pauvre gosse :
— Demain matin elle proposera le voyage dans la lune ! enchaîna-t-il. Il faut chaque jour trouver du nouveauté, n’est-ce pas ?
— De la nouveauté… dit faiblement Mariette.
— Oui ! Merci ! De la nouveauté… Dites, Mâcel Ernée, vous aimerez si je vous retrouve le livre dont nous parlions hier ?
Mariette n’écouta pas leur conversation. Knut, informé, consentant, épousait l’idée maternelle. Car c’était bien d’une idée qu’il s’agissait, et non d’une plaisanterie comme elle l’avait cru. « Alors, il veut aussi que je devienne la bonne ? »
Fâchée, froide, elle s’écarta pour jouer dans un coin avec sa poupée. Et, quand enfin le petit Peelmann se retira, ce fut à peine si ses lèvres purent formuler un « à demain » correct.
✽✽
— Alors on va l’avoir comme ça tous les soirs ?… ragea Marcel Ernée sans chercher à se contenir.
— J’espère bien que non !… s’écria Mariette.
Et ce fut lancé si sincèrement qu’un éclair de joie passa dans les yeux du grand-père.
✽✽
Le lendemain matin, contre son attente, Mariette ne fut pas conviée à faire le ménage. Ce fut, au contraire, une séance de pose tout à fait classique. Prudente, Christine Peelmann ne risqua pas même une allusion à ses propos de la veille.
Il en devait être ainsi pendant les trois matinées qui suivirent. Knut ne faisait que de rares apparitions pendant que peignait sa mère. Mais, tous les soirs, il fallut, au campement, subir sa visite. Le grand-père et la petite fille, également animés contre lui, le recevaient de plus en plus froidement. Il ne semblait pas s’en apercevoir.
Le quatrième matin :
— Dis, mon chou ! Ma femme de ménage m’a prévenue qu’elle serait en retard aujourd’hui. Tu vas être gentille et m’aider à faire mon lit !
Après le lit (c’était beau, ces draps tout blancs !) ce fut balayer, épousseter et ranger. « Tu es décidément étonnante, Mariette ! »
La femme de ménage ne fut là que vers midi. Juste le temps de s’occuper du déjeuner. « Redescendons à l’atelier ! »
Là, presque à l’oreille de Mariette :
— Dis, ma mignonne ? Tu veux me rendre un petit service ?
— Mais oui, Madame !
— Comme nos poses sont finies, à partir de demain tu vas te retrouver avec Knut pour les dictées et jouer au jardin. Veux-tu, sans avoir l’air de rien, lui faire remarquer que ses cheveux deviennent trop longs et lui conseiller d’aller en ville les faire rafraîchir ?
Devant le petit museau tout étonné levé vers elle :
— Toi, il t’écoutera, tu comprends ? Tandis que, si c’est moi qui le lui dis, ça suffira pour qu’il n’aille jamais chez le coiffeur.
Elle n’avait pu cacher l’amertume de ses inflexions. Jalouse aussi ? Comme grand-père l’était de Knut. Comme Polo l’était de Ping…
— Madame est servie !… annonça la femme de ménage.
— Oh ! comme il est tard !… Tiens, Mariette, tu vas rester à déjeuner ici. Tu veux ?…
— Mais Madame…
— Ton grand-père comprendra très bien. Et tu fileras sitôt sortie de table.
Knut, prévenu, descendait.
— Bonjour professeur Mariette !
— Elle reste à déjeuner ici !… s’empressa la mère.
Elle appela :
— Joséphine ! Mettez un couvert à côté du vôtre !
— Vous voulez dire à la cuisine ?… demanda lentement le garçon.
— Eh bien, mais…
Joséphine arrivait.
— Un couvert de plus, ordonna Knut, dans la salle à manger !
✽✽
Elle galopait sur la route, anxieuse d’arriver plus tôt pour rassurer son grand-père. Mais cette course folle était également une manifestation de joie.
Non, Knut ne voulait pas qu’elle devint la bonne !
Chien dangereux apprivoisé seulement à moitié, petit étranger trop souvent indéchiffrable, ce rouquin-là, pour finir, ce n’était peut-être pas un camarade ; mais, depuis aujourd’hui, c’était, et, de toute évidence, un allié.